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  • L’avenir de la violence...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site 42 Mag pour répondre à des questions sur l'Europe, la mondialisation ou la violence...

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021) ou, dernièrement, L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022) et Nous et les autres (Rocher, 2023).

     

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    L’avenir de la violence ; entretien avec Alain de Benoist

    42MAG : L’Europe a toujours occupé une position phare dans votre pensée. Comment la définiriez-vous ?

    ALAIN DE BENOIST. Comme un continent, une origine, un creuset de culture et de civilisation, une série de paysages qui m’appartiennent et auxquels j’appartiens. Une histoire complexe qui, à partir de racines remontant pour le moins au Paléolithique, n’a cessé d’évoluer et de s’enrichir d’éléments nouveaux. Un continent dont les géopoliticiens font le centre du monde. Et aussi le lieu de naissance de la philosophie, ce qui compte beaucoup pour moi.

    42MAG : Aujourd’hui, n’est-elle pas le joug sous lequel ploient les peuples ?

    ALAIN DE BENOIST. Vous confondez l’Europe et l’Union européenne. Telle qu’elle a été mise en œuvre par ses initiateurs et poursuivie par leurs successeurs, la construction européenne s’est faite dès le début en dépit du bon sens. Elle est partie de l’économie et du commerce, au lieu de se faire à partir de la politique et de la culture. Elle s’est opérée par le haut, sous la férule d’une instance technocratique acquise au centralisme jacobin et au principe d’omnicompétence, la Commission de Bruxelles, au lieu de se mettre en place par le bas, en respectant le principe de subsidiarité ou de compétence suffisante à tous les niveaux, du plus local au plus général. Elle s’est faite en dehors des peuples, sans que ceux-ci soient jamais sérieusement consultés sur sa raison d’être ou sur son mode de fonctionnement. Après la chute du système soviétique, au lieu de chercher à approfondir ses structures de décision politique, elle a choisi un élargissement hâtif à des pays qui ne cherchaient qu’à bénéficier de la protection américaine, ce qui a aggravé son impuissance et paralysé ses institutions. Le problème de ses finalités – Europe-puissance ou Europe-marché – et le problème de ses frontières – géopolitiques – n’ont jamais été clairement posés non plus. La mise en place de l’euro dans des conditions totalement irréalistes a de son côté aggravé l’endettement public, dans le contexte de crise financière mondiale que nous connaissons aujourd’hui. Le résultat est que l’« Europe », qui apparaissait naguère comme une solution, n’est plus aujourd’hui qu’un problème parmi d’autres. Loin d’être une puissance autonome, l’Europe actuelle est politiquement dépendante, financièrement victime des marchés financiers, économiquement mise en concurrence dans des conditions de dumping avec la main-d’œuvre sous-payée des pays tiers, socialement en proie à des programmes d’austérité insupportables, bref affaiblie à tous égards. Non seulement l’Union européenne n’est pas l’Europe, mais aujourd’hui elle travaille clairement contre les Européens.

    42MAG : L’Europe a-t-elle jamais été démocratique ? N’est-elle pas le legs des élites aristocratiques aux élites bourgeoises libérales ?

    ALAIN DE BENOIST. Dans l’histoire de l’Europe, la plupart des régimes ont été des régimes mixtes. Des éléments de démocratie y ont toujours été présents, même là où le pouvoir appartenait à des oligarchies. Cela dit, il faut évidemment nuancer selon les époques et les lieux : la démocratie grecque n’est pas la démocratie islandaise du Moyen Âge ; la cité-État n’a pas fonctionné de la même manière que l’État-nation, qui n’a pas fonctionné lui-même à la façon de l’Empire. Quant au remplacement des élites aristocratiques par des élites bourgeoises, il commence très tôt sous l’Ancien Régime, tout particulièrement en France.

    À la faveur de la crise actuelle, ne s’aperçoit-on pas que c’est toujours la même ligne de clivage, le « limes » romain, qui sépare l’Europe en deux mondes (romanisés/barbares, Réforme/Contre-Réforme, etc.) ?

    Il y a bien sûr un clivage Nord-Sud, qui a pris dans l’histoire diverses formes politiques ou religieuses. Mais on ne peut pas tout ramener à la confrontation du monde latin et du monde celto-germanique. La Grèce, pour ne citer qu’elle, appartient tout autant à l’Europe « orientale » orthodoxe qu’au monde méditerranéen.

    42MAG : Qu’est-ce que cela vous évoque, le fait que l’Europe puisse imploser par la Grèce ?

    ALAIN DE BENOIST. C’est évidemment un symbole. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’Europe est née en Grèce et que c’est également là qu’elle est en train de mourir. J’ai moi-même écrit souvent qu’on meurt de ce qui vous a fait naître. Mais encore une fois, l’Union européenne n’est pas l’Europe. La première doit disparaître, dans sa forme institutionnelle actuelle, pour permettre à la seconde d’émerger à nouveau. La crise grecque peut aussi être un point de départ, l’occasion d’un nouveau commencement.

    42MAG : Dans les années 1980, vous avez publié un livre intitulé Europe, Tiers-monde, même combat. Il était sous-titré « Décoloniser jusqu’au bout ». Pouvez-vous nous rappeler la thèse qu’il défend ?

    ALAIN DE BENOIST. C’est un livre qui a été publié à l’époque de la guerre froide, lorsque le Nomos de la Terre s’identifiait au duopole américano-soviétique. L’idée générale que j’y développais était que la vocation naturelle de l’Europe n’était pas de s’identifier ou de s’aligner sur l’une des deux grandes puissances, mais de rechercher une tierce voie en collaboration avec des pays qu’à cette époque on ne qualifiait pas encore, d’« émergents ». La dette du Tiers-monde, fruit de l’idéologie du « développement », elle-même fondée sur l’ethnocentrisme occidental, l’idéologie du progrès et l’application du principe de Ricardo (la théorie dite des avantages comparatifs, qui pousse un pays à se spécialiser outrageusement et à privilégier ses exportations aux dépens de ses cultures vivrières et de son marché intérieur), y faisait l’objet d’une analyse qui pourrait aussi bien être appliquée aujourd’hui à bien des pays occidentaux.

    42MAG : Peut-on lutter contre la mondialisation ?

    ALAIN DE BENOIST. La mondialisation (ou globalisation) est un fait acquis, mais on ne peut l’analyser et la comprendre qu’en tenant compte de son caractère éminemment dialectique. La mondialisation unifie en même temps qu’elle divise. Elle pousse à l’homogénéisation planétaire mais, par ce fait même, provoque en retour des fragmentations nouvelles. D’autre part, la mondialisation ne veut pas dire grand-chose aussi longtemps qu’on n’en a pas déterminé le contenu actuel et les autres contenus possibles. Aujourd’hui, la mondialisation est avant tout technologique et financière. De ce point de vue, le slogan : « Mondialisez-vous ou il vous en coûtera cher ! » n’est qu’un mot d’ordre terroriste. Toute la question est de savoir si la globalisation débouchera sur un monde unipolaire, inévitablement contrôlé par la principale puissance dominante que restent encore aujourd’hui les États-Unis d’Amérique, ou sur un monde multipolaire, où les grands ensembles de puissance et de civilisation pourront jouer un rôle de régulation dans le processus de mondialisation en cours. C’est évidemment vers un monde multipolaire (un pluriversum, non un universum) que vont mes vœux. Cette alternative conditionne l’avènement d’un nouveau Nomos de la Terre. Elle détermine aussi un clivage d’opinion beaucoup plus important que l’obsolète clivage droite-gauche.

    42MAG : Qu’évoque pour vous le mot « universalisme » ? Le paganisme est-il une alternative ?

    ALAIN DE BENOIST. Je définis l’universalisme comme une corruption de l’universel. Vous connaissez cette belle formule de l’écrivain portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs. » La singularité est un mode de médiation vers l’universel. L’universalisme consiste à statuer a priori sur la nature de toute réalité particulière, tandis que l’universel part de cette réalité pour s’épanouir et acquérir une portée plus générale. C’est en s’affirmant profondément espagnol, allemand ou anglais, que Cervantès, Goethe ou Shakespeare prennent une dimension universelle. L’universel, pour le dire autrement, ne s’atteint pas par la négation ou le dépérissement des particularités, mais par leur approfondissement. L’universalisme nie l’altérité, il ignore l’Autre en tant qu’Autre. Il considère que les hommes sont en tous temps et en tous lieux les mêmes, et que ce qui vaut pour les uns vaut nécessairement pour les autres. Cette croyance a servi de fondement à l’impérialisme occidental, et on la retrouve aussi au fondement du racisme. Le paganisme est assurément une alternative, d’un point de vue intellectuel et spirituel, puisqu’il se tient par définition à l’écart de l’Unique. Affirmer qu’il y a plusieurs dieux conduit à n’en rejeter aucun. Le « polythéisme des valeurs » (Max Weber) est un principe de tolérance, en même temps qu’une manière de respecter ce qui fait la richesse du monde, à savoir sa diversité.

    42MAG : Il semble que, de la démocratie représentative, il ne reste plus que la représentation. Les représentants sont parfois ouvertement méfiants envers le suffrage populaire. Comment les peuples peuvent-ils reprendre le pouvoir ?

    ALAIN DE BENOIST. Carl Schmitt disait que plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique. C’était aussi l’opinion de Rousseau : lorsque le peuple délègue à des représentants le soin de parler en son nom, il ne peut plus être présent à lui-même. Ce qui fonde la légitimité de la démocratie, à savoir la souveraineté populaire, implique la possibilité donnée à tous les citoyens de participer aux affaires publiques, c’est-à-dire de décider le plus possible par eux-mêmes de ce qui les concerne. La vraie démocratie est donc avant tout une démocratie participative. La crise actuelle de la représentation tient au fait que les citoyens constatent en permanence qu’ils ne sont même plus représentés. La Nouvelle Classe dirigeante redoute de son côté que les classes populaires ne veuillent pas aller dans la direction qu’elle leur assigne. L’idéologie dominante, enfin, place la souveraineté populaire sous conditions : une décision adoptée démocratiquement n’est plus acceptée aujourd’hui que pour autant qu’elle ne contredise pas l’idéologie des droits de l’homme. Un fossé s’est ainsi creusé entre le peuples et les élites. « Reprendre le pouvoir », cela signifie d’abord comprendre que, dans l’espace public, l’individu ne doit pas s’affirmer comme consommateur, mais comme citoyen. Cela signifie ensuite chercher à mettre en place, et d’abord localement, une démocratie de base suffisamment forte pour résister aux injonctions qui viennent d’en haut.

    42MAG : On assiste à des scènes quasi insurrectionnelles en Grèce. La violence est-elle une solution pour les peuples ?

    ALAIN DE BENOIST. Des scènes quasi-insurrectionnelles ? On n’en est pas encore là, malheureusement peut-être. Pour l’instant, ce que l’on voit le plus en Grèce, c’est la misère, le désespoir et bon nombre de suicides. La violence est la solution lorsqu’il n’y en a plus d’autres. On dit souvent que l’État moderne a le monopole de la violence légitime, mais en réalité il n’a que le monopole de la violence légale. Or, légalité et légitimité ne vont pas forcément de pair, sans quoi l’on ne pourrait dire d’une loi qu’elle est injuste.

    42MAG : La décrédibilisation de la violence comme mode d’expression de soi n’est-elle pas l’une des causes de la perte de pouvoir du peuple ? Les dirigeants ne doivent-ils pas avoir un peu peur du peuple pour garder en tête ses intérêts ?

    ALAIN DE BENOIST. Toute société implique un minimum de concorde entre les citoyens. Il s’en déduit que, si violence est parfois légitime, elle ne saurait constituer un « mode d’expression de soi » permanent. Les dirigeants, d’autre part, ne doivent certes pas être préservés de la colère du peuple, mais il y a des institutions qui les obligent plus que d’autres à tenir compte de ses réactions éventuelles. Je pense par exemple au mandat impératif. En cas de conflit, en tout cas, c’est au peuple d’imposer sa loi par tous les moyens qui peuvent le lui permettre.

    42MAG : La violence est-elle un mal en soi ?

    ALAIN DE BENOIST. Je ne sais pas très bien ce qu’est un « mal en soi » rapporté aux affaires humaines. En matière politique et sociale, le bien et le mal sont rarement absolus. Beaucoup de choses dépendent des circonstances. C’est en recourant à la violence que nombre d’anciennes colonies ont recouvré leur indépendance. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Résistance avait elle aussi recours à des moyens violents pour lutter contre l’occupant. Face à la violence d’État, qui peut aussi être une violence impersonnelle ou structurelle (la violence n’implique pas nécessairement la mise en œuvre de moyens violents), le recours à la violence est souvent la seule arme dont disposent ceux qui sont injustement dominés. Mais la violence n’est pas toujours légitime. Dans ses Réflexions sur la violence (1908), Georges Sorel fait l’apologie de la « violence prolétarienne », mais prend soin de la distinguer de la Terreur. La violence ne doit pas non plus être confondue avec la force. Lorsque l’on dit que la force précède le droit, on ne plaide pas pour la « raison du plus fort ». On dit seulement que le droit est impuissant sans la force nécessaire pour garantir son application.

    42MAG : Sommes-nous une société pacifiée, une société de lâches, ou les deux ?

    ALAIN DE BENOIST. La société dans laquelle nous vivons n’est pacifiée qu’en apparence. Derrière le « cercle de raison » cimenté par la pensée unique, elle est au contraire traversée de contradictions profondes qui, à la faveur d’une crise généralisée, éclateront avec d’autant plus de force qu’on aura longtemps tenté de les dissimuler. « Société de lâches » est peut-être excessif. Là encore, ce sont souvent les conjonctures, les circonstances, qui révèlent d’un côté les lâches et de l’autre les courageux. Si nous sommes aujourd’hui dans une « société de basses eaux », comme disait Castoriadis, c’est aussi que nous sommes dans une époque de transition, un Zwischenzeit (en Français, un « intermède » Ndlr). Nous voyons s’effacer un monde qui nous fut familier, mais nous ne percevons pas encore pleinement les enjeux du futur. Plutôt que de lâcheté, je serais tenté de parler de déperdition d’énergie. Amnésiques et culpabilisées, les sociétés européennes actuelles sont comme vidées de leur énergie. À cette fatigue historique s’ajoutent les effets de la « distraction » au sens pascalien du terme, c’est-à-dire les effets de l’industrie du divertissement.

    42MAG : Un petit recueil de Kantorowicz s’intitule Mourir pour la patrie. Y a-t-il quelque chose qui justifie de se sacrifier aujourd’hui ?

    ALAIN DE BENOIST. Il y a toujours quelque chose qui vaut qu’on se sacrifie pour elle, mais cette chose n’est pas forcément perçue dans la claire conscience. Disons qu’il vaut toujours la peine de se sacrifier pour quelque chose qui nous dépasse. La question est de savoir si nos contemporains estiment qu’il y a quelque chose qui excède leur existence individuelle et leurs désirs immédiats ou s’ils jugent que, par définition, rien n’est pire que la mort. Un peuple qui pense que rien n’est pire que la mort est mûr pour la servitude. Le problème est que la notion même de don de soi va totalement à l’encontre d’un climat général dominé par l’utilitarisme, la raison marchande et l’axiomatique de l’intérêt. Anthropologiquement parlant, l’idéologie dominante fait de l’homme un producteur-consommateur uniquement désireux de maximiser son meilleur intérêt. Dans une telle perspective, tout ce qui n’est pas calculable est considéré comme dénué d’intérêt, toutes les valeurs sont rabattues sur la valeur d’échange, et la gratuité ne correspond plus à rien. Réaliser ce pour quoi il vaut la peine de se sacrifier implique une véritable décolonisation de l’imaginaire symbolique.

    42MAG : Georges Sorel, dans ses Réflexions sur la violence, décrit une élite bourgeoise peureuse, qui cède au moindre froncement de sourcil populaire. Est-ce encore vrai ? Et si oui, qu’est-ce qui fait que les peuples soient si sages, finalement ?

    ALAIN DE BENOIST. Je n’ai pas l’impression que Sorel décrive une bourgeoisie si craintive. Il la décrit plutôt comme prête à tout, y compris à la guerre, pour défendre ses intérêts. Il n’en est pas moins vrai que les élites redoutent le peuple, et qu’on peut s’étonner de voir ce dernier accepter si facilement de vivre dans les conditions qui sont les siennes aujourd’hui. La raison principale en est la relative abondance matérielle que nous connaissons. La vie devient de plus en plus difficile, le travail de plus en plus précaire, mais il y a toujours de l’essence à la pompe et les rayons des centres commerciaux sont pleins. Il n’en ira pas toujours ainsi. L’épuisement des ressources naturelles, la détérioration objective des conditions de la croissance, la suppression de fait des acquis sociaux obtenus en un siècle et demi de luttes sociales, aboutiront peu à peu à une prise de conscience qui mettra fin à la « sagesse » – en fait à l’apathie, à l’aliénation du « spectacle » et à la fausse conscience généralisée – dont vous parlez.

    42MAG : Vous avez dans votre jeunesse été très à droite, vous dites désormais n’être ni de droite ni de gauche. Comment avez-vous dépassé ce clivage ? Pourquoi luttez-vous aujourd’hui ?

    ALAIN DE BENOIST. Je n’emploie pas la formule « ni droite ni gauche », qui ne veut pas dire grand-chose. Je dis seulement que le clivage droite-gauche, qui a depuis deux siècles renvoyé aux oppositions les plus différentes, n’a plus guère de sens aujourd’hui. Il devient obsolète. Les notions de droite et de gauche, nées avec la modernité, s’effacent avec elle. Elles ne survivent, péniblement, que dans la sphère étroite du jeu parlementaire, mais tous les sondages montrent qu’elles perdent chaque jour un peu plus de leur clarté. Les grands événements de ces dernières décennies ont fait de nouveaux clivages qui, chez moi, ont stimulé un désir de synthèse. Dans mon livre de mémoires, Mémoire vive, j’explique dans le détail comment je suis parvenu à ce constat que les notions de droite et de gauche ont cessé d’être opérationnelles pour analyser sérieusement le moment historique que nous vivons. Je dis aussi que je me considère plutôt comme un « homme de droite de gauche » ou un « homme de gauche de droite ». Au lecteur de décider par lui-même ce qu’il peut ou doit en tirer !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Simon Bornstein (42 Mag, 16 janvier 2023)

     

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  • Vivre en Européens !...

    Le 3 avril 2023, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Georges Guiscard pour évoquer avec lui le prochain colloque de l'Institut Iliade qui se déroulera le 15 avril prochain à la Maison de la Chimie à Paris et qui sera consacré aux voies de résistance face au déclin anthropologique et civilisationnel de l'Europe.

    Porte-parole de l'Institut Iliade, Georges Guiscard a déjà publié un essai intitulé Le privilège blanc - Qui veut faire la peau aux Européens ? (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

                                         

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  • Russie-Ukraine : splendeur et misère du Grand Jeu...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Oswald Turner, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré au conflit russo-ukrainien et à ses implications...

     

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    Russie-Ukraine : splendeur et misère du Grand Jeu

    L’Ukraine est de facto en guerre contre la Russie depuis 2014. Il n’est pas inutile de le rappeler. L’invasion russe en février 2022 ne fut aucunement un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il y eut d’abord, en février 2014, l’invasion et l’annexion de la Crimée par les « petits hommes verts », ces soldats russes dépourvus du moindre insigne. Pour Moscou, ce coup d’éclat tactique, assorti d’un « référendum » populaire, n’avait qu’un seul objectif : ravir la très symbolique et stratégique péninsule criméenne à l’Ukraine en la rattachant à la Russie. En parallèle, à partir d’avril 2014, le Donbass, région orientale ukrainienne à majorité russophone, sombrait dans une guerre civile opposant le nouveau gouvernement ukrainien et des milices séparatistes. L’Ukraine, tout juste ébranlée et métamorphosée par les manifestations pro-occidentales de Maïdan, plonge dans une guerre civile ouverte et une guerre larvée avec la Russie.

    Une guerre dans la guerre

    Depuis 2014, les morts ukrainiens, civils et militaires, se comptent par milliers. Les exilés et les déplacés dépassent les deux millions de personnes. Cette guerre civile n’a pas eu lieu en Afrique, mais bien en Europe. Pour autant, jusqu’en 2022, les événements paraissaient lointains, comme le sont d’ordinaire les conflits africains. Certes, de façon ponctuelle, par exemple lors du crash du vol MH17, abattu par un missile sol-air, le conflit ressurgissait dans les médias occidentaux. Il devait cependant rester aux yeux de l’opinion un événement éloigné aux enjeux méconnus. Il était d’ailleurs d’usage de parler de crise plutôt que de guerre, marquant ainsi une forme d’éloignement et de détachement vis-à-vis de ce conflit.Et pourtant, la guerre civile ukrainienne a revêtu d’emblée un caractère fortement international. D’un côté, les milices séparatistes furent soutenues et encouragées par Moscou, bien décidé à avancer ses pions en jouant la carte du pourrissement de la situation et du grignotage territorial. De son côté, le gouvernement ukrainien s’est tourné, par volonté et par nécessité, vers l’Occident, États-Unis en tête. L’annexion de la Crimée a également débouché sur les premières sanctions européennes aux effets mitigés. Le Donbass est quant à lui devenu une affaire internationale, prise dans le redoutable Grand Jeu, cette partie géopolitique jouée par les grandes puissances de ce monde. L’Europe a été confrontée à la « question ukrainienne », comme naguère la « question d’Orient » accaparait les chancelleries.

    Un petit air de XIXe siècle

    Pour l’historien, en effet, le conflit ukrainien a quelque chose de familier. Il lui rappelle ces conflits du long XIXe siècle, de la guerre d’indépendance grecque aux conflits balkaniques. Des conflits marqués par les réveils et les appétits nationaux, volontiers nationalistes, qui ébranlèrent et façonnèrent l’Europe. Or, aujourd’hui même, nous assistons en Ukraine à la (re)naissance d’une nation, à l’histoire riche, mais souvent tragique. Aux yeux des Ukrainiens, la guerre fait incontestablement figure de guerre d’indépendance et de libération. Il faut dire aussi que l’Ukraine aura toujours été coincée entre les grands empires et royaumes : Polonais, Austro-Hongrois, Russes ou encore Allemands furent autant de voisins puissants et souvent encombrants.Pour l’historien, les négociations de Minsk et le dialogue dit « Format Normandie », parfaitement infructueux et vains aujourd’hui, ont également eu des allures de grandes conférences, à l’instar de celles ayant jalonné les XIXe et XXe siècles, de Vienne (1815) à Yalta (1945). Le sort de l’Europe s’est en effet souvent joué sur un coin de table. À Minsk, François Hollande, Angela Merkel, Vladimir Poutine et Petro Porochenko se sont inscrits dans cette grande tradition diplomatique européenne des rencontres et des conférences. À leur époque respective, Talleyrand, Bismarck et Staline ont usé de ce procédé avec succès. La « question ukrainienne » nous rappelle que l’ordre géopolitique européen est historiquement façonné par les rapports de force entre les puissances.Pour Zelensky, tout l’enjeu de cette guerre est d’assurer la survie de l’Ukraine contre la Russie, mais aussi, de façon plus générale, contre toute puissance extérieure. Rien ne serait plus dangereux effectivement pour l’Ukraine que de devenir un généreux gâteau dans lequel chaque puissance finirait par se servir une part. La Pologne du XVIIIe siècle fit les frais de l’appétit de ses voisins. Aussi, il serait périlleux pour les Ukrainiens de déléguer à quiconque, y compris les Baltes, les Polonais ou les Américains, leur place à la table des négociations. Les absents, on le sait, ont toujours tort… En l’état, le pire scénario pour l’Ukraine d’un démembrement « à la polonaise   apparaît cependant peu probable, sauf victoire militaire russe ou, pire encore, funeste entente entre les grandes puissances qui ne voulant pas sacrifier Paris, Moscou ou Washington dans une guerre nucléaire se résoudraient à crucifier l’Ukraine. L’exemple des Kurdes n’illustre que trop bien le redoutable jeu des grandes puissances dont certains peuples font les frais, sacrifiés sur l’autel du grand échiquier. Si l’Ukraine doit encore gagner la guerre, il lui faudra donc aussi gagner la paix. Il en ira de même pour la Russie. Un empire a besoin de grands maréchaux, mais aussi de grands diplomates.

    Une guerre d’images, une guerre des récits

    Néanmoins, pour le moment, l’Ukraine parvient toujours (?) à tenir le terrain militaire ainsi que le très précieux terrain médiatique. Le président Zelensky, ancien comédien et humoriste, parvient ainsi à capter l’attention des médias et des opinions occidentales. Pour l’Ukraine, la médiatisation du conflit est absolument nécessaire. Face au Goliath russe, le David ukrainien doit en effet user autant de sa fronde que de sa voix, car, pour les médias occidentaux, Poutine restera toujours un personnage et un sujet plus « vendeur » que Zelensky. Dans l’imaginaire occidental, le maître du jeu demeure au Kremlin. Poutine est le méchant russe par excellence. Il renvoie à un imaginaire cinématographique puissant dont on aurait tort de sous-estimer la portée. C’est vers lui que les médias regardent, saturant d’ailleurs l’espace médiatique d’analyses et de conjonctures sensationnelles et volontiers contradictoires : le président russe étant tantôt un brillant stratège, tantôt un piètre joueur, tantôt un cancéreux en phase terminale, tantôt un homme plein d’énergie, tantôt un dictateur isolé au point d’être potentiellement assassiné, tantôt un président populaire soutenu par une large partie de l’opinion russe…Pour les Ukrainiens, en tout cas, il est essentiel que leur narratif s’impose face à celui des Russes qui excellent dans la guerre informationnelle. Pour le gouvernement ukrainien, la parole de Volodymyr doit prendre le dessus sur celle de Vladimir. On notera au passage l’extraordinaire personnalisation de ce conflit, incarné par les deux chefs d’État. La médiatisation des généraux et des stratèges est ainsi minime. Les visages de la guerre sont avant tout incarnés par la barbe de trois jours de Zelensky et le regard perçant et intimidant de Poutine. Le conflit ukrainien est une guerre médiatique, une guerre d’images, une guerre des récits.

    États-Unis-Russie : la Mer contre la Terre

    La grande tragédie pour l’Ukraine est d’être prise dans le Grand Jeu. Cette guerre civile ukraino-ukrainienne est devenue un enjeu majeur de rivalité entre les grandes puissances qui avancent leurs pions respectifs. Sur le grand échiquier international, la case ukrainienne est devenue une case clef, le lieu d’un affrontement indirect entre États-Unis et Russie. Une guerre dans la guerre, donc. Tout cela rend l’équation de la paix singulièrement difficile à résoudre, d’où l’absence de véritable médiation réussie, en dépit de quelques efforts menés notamment par les Turcs ou les Israéliens au début du conflit.Le malheur de l’Ukraine est d’être à la frontière de deux blocs géographiques : le monde occidental (Europe et États-Unis) et le vaste et profond monde eurasiatique. À certains égards, l’Ukraine constitue une marche, au sens médiéval du terme, c’est-à-dire un espace frontalier à vocation militaire, essentiellement défensive. En des termes plus antiques, on pourrait qualifier la région du Donbass de limes impérial. De façon nettement plus contemporaine, l’Ukraine peut être qualifiée de« pivot stratégique », pour reprendre l’expression de Zbigniew Brzezinski, ce formidable « stratège de l’empire » (Justin Vaïsse), qui a consacré de nombreuses pages au cas ukrainien. Pour la Russie, l’Ukraine est une pièce maîtresse de son « étranger proche », tant pour des raisons stratégiques que culturelles. De tous les pays voisins de la Russie, l’Ukraine est indéniablement celui dont l’importance symbolique est la plus forte.Une lecture schmittienne du conflit permet aisément de comprendre que l’Ukraine se trouve coincée entre la Mer et la Terre, entre le rivage atlantique (le « grand large » churchillien) et les profondeurs continentales eurasiatiques. Carl Schmitt évoquait à propos de l’affrontement entre la Russie et l’Angleterre une « lutte entre l’ours et la baleine », entre le Béhémoth et le Léviathan. De nos jours, on pourrait évidemment remplacer l’Angleterre par l’Amérique.

    Marche vers l’Est ou vers l’Ouest

    Dans cette analyse internationale du conflit, il convient d’insister sur l’ampleur géostratégique de l’affrontement. Si la guerre se joue d’abord dans les champs de tournesol et dans la raspoutitsa de l’Est ukrainien, elle se pense et se mène avant tout dans les salons et les bunkers où les joueurs avancent leurs pions sur le grand échiquier. Une partie décisive se joue sur la case ukrainienne.Les États-Unis, thalassocratie de premier plan et donc puissance de la Mer par excellence, ne peuvent que s’intéresser à l’Ukraine. Zbigniew Brzezinski, que nous citions plus haut, la percevait comme un pivot amené à former un grand axe Paris-Berlin-Varsovie-Kiev destiné à stabiliser l’architecture de sécurité européenne au profit naturellement de l’alliance euro-atlantique. Pour les États-Unis, l’Ukraine s’avère être également une formidable porte d’entrée dans l’étranger proche de la Russie. Pour fragiliser l’Empire russe, rien de mieux en effet que de mordiller son talon ukrainien. La Russie le sait. Elle, dont la marine reste très inférieure à celles de l’OTAN, ne peut pas se permettre de perdre son flanc occidental. Si elle perd l’Ukraine, elle pourrait bien perdre la Biélorussie, déjà secouée par des manifestations populaires faisant craindre pour Moscou un nouveau Maïdan. Et puis, le sort de la fragile Transnistrie pourrait également basculer. Enfin, la volonté de la Finlande et de la Suède d’adhérer à l’OTAN constitue un autre péril. De la Baltique à la mer Noire, tout le flanc européen de la Russie deviendrait hostile.Insistons sur le fait que le Grand Jeu actuel est aussi affaire de perception et d’imaginaire. La Russie se sent menacée depuis près de vingt ans par une espèce de « Drang nach Osten » (« marche vers l’Est ») otanien. A contrario, du côté de l’Europe de l’Est, on craint une poussée occidentale de la Russie, un « Drang nach Westen » russe si l’on peut dire (« marche vers l’Ouest »). Deux narratifs géostratégiques s’opposent. Les deux sont vrais, en ce sens qu’ils fondent la vision stratégique et même idéologique de chacune des deux parties. Chacune est en effet convaincue que l’autre constitue une menace. De toute évidence, il ne saurait y avoir de dialogue sincère et apaisé entre une OTAN issue directement de la guerre froide et une Russie post-soviétique animée par la volonté de puissance et le ressentiment, et même, pourrait-on dire, par la puissance du ressentiment. Le drame de la guerre en Ukraine est peut-être d’avoir été le fruit d’une paix infructueuse issue d’un dialogue de sourds, en bref, d’un Grand Jeu interminable et impitoyable, une impossible entente entre la Terre et la Mer.

    L’axe Moscou, Téhéran et Pékin

    Sur le grand échiquier, un acteur incontournable a désormais son mot à dire : la Chine. Cette dernière soutient incontestablement la Russie, contrairement aux illusions de certains hommes politiques et de certains analystes occidentaux. L’apparente prudence chinoise, toute diplomatique, car non moins finement calculée et réfléchie, ne doit pas tromper : une défaite russe n’est pas intéressante pour Pékin. Certes, on peut soupçonner un réel appétit chinois pour la Sibérie, mais tout de même : une défaite, voire un effondrement russe, n’est pas dans l’intérêt de la Chine. Un allié est toujours plus utile vivant que mort… Si la Chine évite de s’engager trop ouvertement en faveur de Moscou, et ce afin d’éviter d’éventuelles sanctions occidentales, elle n’en reste pas moins une alliée importante et de plus en plus influente. Le fleuve Amour séparant Chine et Russie continuera à bien porter son nom, au moins pendant un temps. Il conviendra à l’avenir d’observer l’évolution des relations russo-chinoises, marquées par une nette asymétrie en faveur de Pékin.Un troisième acteur stratégique est également à considérer : l’Iran. Le pays est impliqué indirectement dans le conflit, puisqu’il fournit des armes, surtout de précieux drones, aux Russes. Moscou, Téhéran et Pékin forment ainsi un puissant axe anti-occidental, donnant à cette alliance une tonalité résolument eurasiatique.En s’attaquant indirectement, mais de façon suffisamment explicite à la Russie, les Etats-Unis envoient donc un signal à l’Iran et plus encore à la Chine. Disposés à briser les pattes de l’ours russe, les Américains n’hésiteront pas à terrasser le dragon chinois le moment venu. Kiev a tenu, il en sera de même pour Taipei. Les Taiwanais, d’ailleurs, regardent avec angoisse, mais aussi espoir les événements ukrainiens, bien conscients qu’un jour, sans doute, leur île sera au centre du monde. L’armée taiwanaise se prépare déjà. Le Grand Jeu se joue aussi là-bas.Enfin, un dernier élément témoigne de l’œuvre du Grand Jeu dans le conflit : la tentative d’assassinat d’Alexandre Douguine dont sa fille, Daria, fut la victime collatérale. Nous savons désormais que l’attentat fut l’œuvre des services ukrainiens. Une telle opération n’est pas anodine. Les Ukrainiens n’ont pas en effet visé un général ou un homme politique russe, mais bien un intellectuel et un géopoliticien, c’est-à-dire un cerveau, mais pas celui de Poutine contrairement aux insanités professées par certains médias. Mais pourquoi une telle opération d’assassinat ? En l’état, celle-ci reste encore trop obscure. D’un point de vue symbolique cependant, la tentative d’assassinat constitue un signal clair de rejet de tout projet eurasiatique ou du moins de tout retour aux yeux des Ukrainiens à une espèce d’impérialisme russe dont Kiev cherche à se défaire. L’attentat contre Douguine symbolise ce changement de cap (et donc de camp) de l’Ukraine. Elle quitte la sphère russe pour rejoindre la sphère occidentale. Elle fuit la Terre pour la Mer, elle fuit l’eurasisme pour l’euro-atlantisme. Outre la dimension résolument nationaliste de l’attentat, on peut donc y voir aussi une portée géostratégique plus vaste.
    On peut se demander si la vision d’une Ukraine équilibrée entre deux mondes est fondée. N’est-elle pas condamnée, faute d’être suffisamment puissante et vaste, à être étouffée ou brinqueballée entre le rivage euro-atlantique et l’hinterland eurasiatique ? La « finlandisation » de l’Ukraine relève de la gageure, car le pays penchera toujours plus d’un côté que l’autre.Toujours est-il que la Russie, elle, n’a pas d’autre choix que de se penser comme un acteur eurasiatique, à la lisière de deux blocs, l’occidental et le chinois. Un choix pragmatique et même nécessaire au regard des dimensions gigantesques du pays qui l’obligent à se soucier des glaces arctiques, des montagnes caucasiennes, des steppes centre-asiatiques et de la profondeur sibérienne et mongole. Mais la Russie aura-t-elle les moyens de garder son empire intact ? Les discours ou les analyses évoquant un « démembrement » de la Russie illustrent ce souhait d’un éclatement russe qui reste pour l’heure un vœu pieux, et c’est sans doute heureux, car les empires se cachant rarement pour mourir, et leur agonie étant souvent bruyante, une telle perspective n’aurait rien de séduisant pour l’Europe. Les ambiguïtés de Viktor Orbán sur le dossier ukrainien ou encore la volonté d’Emmanuel Macron de ne pas « humilier la Russie » doivent ainsi être replacées dans cette perspective. Qu’elle soit blanche ou rouge, alliée ou hostile, puissante ou faible, la Russie reste dans l’architecture géostratégique européenne un acteur clef, a fortiori avec près de 6 000 ogives nucléaires… La géopolitique des États reste avant tout liée à leur géographie, ne l’oublions jamais. Avec la guerre en Ukraine, la Russie s’est imposée comme une puissance disruptive dans l’ordre géopolitique européen. Elle a réintroduit le rapport de puissance et la conquête territoriale dans une Europe globalement stabilisée depuis 1945 et surtout 1991.

    Vae victis

    Finalement, l’aspect le plus inquiétant de cette guerre – mais c’est probablement là un aspect commun à presque toutes les guerres – est l’impossibilité pour les deux parties de perdre. Il y a d’abord les centaines de milliers de tués et de blessés. Il serait inconvenable de part et d’autre de croire que le sacrifice de tous ces soldats ait été vain. Ensuite, la Russie ne peut plus se permettre de perdre. Une défaite entraînerait vraisemblablement une intégration, au moins à moyen terme, de l’Ukraine à l’OTAN. Le pari stratégique de Poutine aurait alors tourné au fiasco. L’étranger proche russe serait enfoncé. La « démilitarisation » aurait produit les effets tout à fait inverses avec une Ukraine désormais surarmée. La Russie perdrait une cruciale partie du Grand Jeu, d’autant que d’autres endroits de son étranger proche sont instables, en particulier la zone arméno-azerbaïdjanaise. Quant à l’Ukraine, une défaite aboutirait au mieux à une amputation, au pire à une décapitation. Cette guerre semble confirmer le vieil adage : « Vae victis ! ». Pour l’heure, nous ne pouvons que nous demander comment une paix territoriale pourrait germer et prospérer entre les deux pays. Que les tragiques leçons de la sévérité des traités de Versailles (1919) et de Trianon (1920) et de la lâcheté des accords de Munich (1938) soient en tout cas sagement méditées.Les Américains, enfin, ne cessent de revendiquer et de renforcer leur soutien moral, financier et militaire à l’Ukraine. Ils déroulent avec assurance leur jeu. Ils ont le matériel, l’argent et plus encore la volonté pour jouer sur le grand échiquier. Le tout est consolidé et encadré par une vision géopolitique claire et élaborée. Depuis 2014, l’armée ukrainienne est ainsi soutenue par les États-Unis qui ont contribué à son impressionnante montée en puissance. De fait, la fragile et post-soviétique armée ukrainienne de 2014 est devenue au fil des aides et du temps une armée plus moderne, s’alignant progressivement sur les critères occidentaux et les normes OTAN. L’armée ukrainienne fait office de « proxy » idéal pour l’armée américaine. À coup de milliards de dollars, Washington peut compter sur une armée disposée à se battre jusqu’au bout, à la différence de l’expérience tragi-comique de l’armée afghane en 2021. Dans l’immédiat, toute reculade américaine serait perçue comme un renoncement et enverrait un signal inquiétant aux alliés européens et asiatiques. Or, pour une Amérique gendarme du monde, un tel retrait pourrait favoriser les appétits des puissances montantes, à commencer par la Chine. Il est à craindre que le conflit s’installe dans la durée. Le Grand Jeu est une affaire de temps. Sur l’échiquier international, le sablier est indiscutablement maître du jeu.

    L’Europe : réveil ou impuissance ?

    Et l’Europe dans tout cela ? Force est d’admettre l’ambivalence du rôle européen dans cette guerre. D’abord, les Européens, y compris d’ailleurs les Ukrainiens eux-mêmes, ne croyaient pas au conflit. Les mises en garde américaines furent ainsi accueillies avec scepticisme, le précédent de 2003 ayant sans doute joué. Poutine, pensait-on, ne serait pas aussi fou pour attaquer.Et puis, il y a ces fameuses sanctions européennes contre la Russie qui laissent un goût amer. D’une part, leurs effets sont moins violents que prévu et surtout moins visibles : si des secteurs russes ont été très touchés, notamment l’automobile, la communication russe, à grands coups de rayons de supermarchés remplis – symbole moderne d’abondance et de prospérité –, est parvenue à semer le doute dans les opinions européennes et à garder la face. D’autre part, l’Europe, en sanctionnant la Russie, vise un marché économique et énergétique qui lui était pourtant précieux et même profitable. À cela, il convient d’ajouter les gesticulations diplomatiques pour remplacer le gaz russe par d’autres fournisseurs. Le Qatar et l’Azerbaïdjan se sont imposés comme une alternative énergétique importante, quitte à s’asseoir sur les droits de l’homme dont l’Europe ne cesse pourtant de se faire l’inénarrable avocate. Une hypocrisie teintée d’une forme d’amateurisme qui risque de souligner moins les convictions idéologiques de l’Europe que sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur et sa capacité à renier ses « valeurs » dès lors que ses intérêts vitaux l’imposent. Sur ce très épineux dossier énergétique, l’Europe aura finalement montré qu’elle était capable de faire preuve d’un nécessaire cynisme au mépris de son idéalisme souvent béat et hors-sol. Un bien pour un mal ? Lâcheté ou pragmatisme ? Question de point de vue.

    L’Europe jardin dans un monde jungle

    Plus inquiétant, l’Europe apparaît en retrait par rapport aux États-Unis qui, en qualité de première puissance mondiale, sont à même de s’engager puissamment face à la Russie. Le Vieux Continent est contraint de suivre cette dynamique américaine. Même la Pologne, très proactive dans le conflit, n’en reste pas moins tributaire des décisions venant des États-Unis. La bonne volonté de certains Européens doit nécessairement composer avec celle des Américains qui, ne nous faisons pas d’illusions, pensent d’abord à leurs intérêts, ce qui est parfaitement légitime pour une grande puissance. En vérité, l’ennui ne vient pas tant du jeu stratégique redoutable mené par les Américains que de… l’absence de jeu de la part des Européens. L’Europe apparaît coincée entre le coup de poker russe et le jeu d’échecs américain. Elle ne peut ni infléchir Poutine ni contredire Biden.Coincée, l’Europe l’est aussi au sens figuré du terme. Il aura fallu attendre ce conflit pour qu’enfin les chancelleries européennes redécouvrent la guerre et ses réalités. À force de côtoyer la douceur de Vénus, les Européens en ont oublié la fureur de Mars. Ce n’est pourtant pas faute pour certains états-majors, surtout français, d’avoir alerté les décideurs politiques sur le retour de la « haute intensité » et donc sur l’impérieuse nécessité de réévaluer à la hausse les budgets militaires. Avec la crise sanitaire, l’Europe a pris conscience de la fragilité de ses services de santé et de sa dépendance au reste du monde dans la quasi-totalité des domaines (électronique, médicaments, etc.). Avec la guerre en Ukraine, elle vient de découvrir que l’époque où les dividendes de la paix justifiaient un relâchement militaire est révolue.Le jardin européen – pour reprendre une belle expression de Josep Borell – découvre donc que la jungle qui l’entoure est non seulement étrangère et hostile, mais aussi expansionniste. Dans le doux jardin européen, où les roses n’ont même plus de pointe, voici que des lianes étrangères s’imposent en franchissant ses frêles murets. Le temps des naïvetés est terminé, le « temps des prédateurs » (François Heisbourg) s’est imposé.

    Le parapluie n’est pas un paratonnerre

    Certes, l’Europe, au vu de l’état de préparation de ses armées, peut se consoler d’être protégée par l’OTAN. L’Europe de la défense n’étant pour l’heure qu’un serpent de mer, les Européens se satisfont de la présence américaine en Europe, d’autant plus qu’elle leur permet de limiter leurs propres dépenses militaires. Le parapluie américain s’avère commode, puisque les Européens n’ont quasiment pas à en assumer le poids financier et militaire. Mais cela n’en reste pas moins problématique, car tant que les Européens ne tiendront pas en personne leur parapluie, celui-ci sera toujours soumis à la volonté du porteur. Or, l’Oncle Sam pourrait se lasser ou se fâcher, comme ce fut le cas sous Barack Obama avec l’amorce d’un pivot asiatique ou bien sous Donald Trump avec un vigoureux rappel à l’ordre envers des Européens intimés de rehausser leurs dépenses militaires à hauteur de 2 % de leur PIB respectif.Du reste, rien ne garantit vraiment qu’en cas d’averse violente, par exemple une frappe nucléaire, le parapluie américain s’ouvrira pour les Européens. Les Américains ne se mouilleront sans doute pas complètement pour l’Europe, au risque d’être eux-mêmes trempés. Enfin, en cas de tempête mondiale, les Américains pourront-ils vraiment s’occuper à la fois du typhon asiatique et de l’ouragan atlantique ? L’incertitude de la réponse impose un nécessaire sursaut européen vers, au moins, une plus grande autonomie, au mieux, une indépendance militaire et stratégique. Voilà assurément l’un des grands défis du XXIe siècle européen. Les discours sur le réveil de l’Europe, volontiers laudateurs et consolants, ne doivent donc pas faire illusion sur l’état réel du Vieux Continent. Coincée entre les États-Unis et la Chine, l’Union européenne doit aller plus loin dans son affirmation si elle veut réellement peser dans le monde. Les communiqués et les bonnes intentions de Bruxelles ou des chancelleries européennes ne suffiront pas.

    Sur terre, sur mer, mais aussi sous la mer

    Le sabotage de Nord Stream 2, événement marquant de cette guerre en Ukraine, illustre d’ailleurs toute l’impuissance de l’Europe. L’impossibilité, au moins officiellement, de désigner un responsable est en réalité moins inquiétante que l’acte lui-même. Au fond, qu’il soit l’œuvre des Russes (ce qui serait pour le moins surprenant) ou plus vraisemblablement des Américains (ou d’un groupe pro-ukrainien, selon des sources américaines), qu’importe. Ce sabotage est un coup sérieux infligé à l’Europe. Une infrastructure critique a été touchée et neutralisée. Voilà qui devrait rappeler, s’il le fallait, que les profondeurs sous-marines sont et seront des espaces de conflictualité, songeons notamment aux très indispensables câbles sous-marins. Il serait bon que les Européens ne négligent pas la Mer comme espace géostratégique, eux qui en furent les maîtres pendant plusieurs siècles. Que l’Europe retrouve ainsi l’esprit de Magellan. À notre époque hypermondialisée, le Grand Jeu terrestre se joue aussi dans le Grand bleu océanique.Un dernier aspect à prendre en compte dans l’analyse de cette guerre ukrainienne, le plus important sans doute, est le signal envoyé par la Russie. En attaquant un pays européen, candidat à l’entrée dans l’UE et dans l’OTAN, a-t-elle ouvert une boîte de pandore ? Après la Russie, faut-il craindre le passage à l’acte de la Chine ou de la Turquie, par exemple ? S’il fallait au fond trouver une raison légitime pour l’Europe de s’engager, indirectement au moins, dans ce conflit, ce serait bien celle-ci. Une absence de réaction risquerait bien d’envoyer un déplorable et dangereux signal de faiblesse et de passivité. Or, il faut rappeler qu’aux yeux de nombreux pays non européens, l’Europe est une puissance déclinante, voire décadente, ce qui peut justifier, a fortiori au regard du passif colonial et impérial, une attitude revancharde et hostile. En cela, il faut prendre très au sérieux l’attaque russe en Ukraine. Elle pourrait bien annoncer une offensive, pas nécessairement militaire d’ailleurs, contre l’Europe. Le sort de la pauvre Ukraine illustre finalement l’impuissance d’une Europe qui subit bien plus qu’elle n’impose.

    « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau »

    Assurément, il existe des puissances que l’on pourrait qualifier de révisionnistes, en ce sens qu’elles aspirent à un nouvel ordre international dégagé des aspirations hégémoniques occidentales. En d’autres termes, elles souhaitent désoccidentaliser le monde, provincialiser l’Occident. Or, si un affaiblissement de l’hégémonie américaine et une plus grande multipolarité sont parfaitement souhaitables et même absolument nécessaires pour l’Europe, il ne faudrait pas non plus que le continent européen soit la victime collatérale, voire directe, des prétentions anti-occidentales des puissances émergentes. Dit autrement, il ne faudrait pas que faute de pouvoir s’attaquer frontalement aux États-Unis, des puissances étrangères s’attaquent à l’Europe, perçue comme le ventre mou du monde occidental. Pour l’Europe, la marge de manœuvre est donc formidablement complexe et réduite. Dans un contexte de rivalité systémique sino-américaine, il lui faut en particulier ménager la chèvre américaine et le chou chinois. Il lui faut s’émanciper des États-Unis tout en veillant à ne pas être dévorée par les nouvelles puissances montantes. La voie de l’équilibre, qui n’est possible que sous réserve de puissance, apparaît comme une évidence pour une Europe à même de proposer au monde un ordre multipolaire et donc la capacité à ne pas s’aligner systématiquement sur l’un des deux blocs. La guerre en Ukraine a d’ailleurs démontré l’aspiration au non-alignement chez les puissances émergentes et les pays africains.Il importe donc de rappeler que si penser l’Europe-puissance est une chose, la faire en est une autre. Quoi qu’on en dise, c’est là l’unique solution satisfaisante pour peser dans le monde. Quelle que soit, au fond, la forme que prendrait l’Europe, le refus de toute idée de puissance rendrait de facto cette Europe inopérante. La respectabilité du Vieux Continent ne peut pas uniquement passer par des valeurs abstraites, a fortiori lorsqu’elles sont universalistes et impersonnelles, et qui plus est appliquées avec ambivalence et hypocrisie selon les intérêts et à la tête du client. Face à la Russie, la Turquie, la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Brésil et bien autres, l’Europe doit s’armer, au sens propre comme figuré, pour faire face à la réalité d’un monde qu’elle ne contrôle plus et qui ne lui veut pas toujours, voire rarement du bien. L’avenir dira si le conflit ukrainien fut l’amorce d’un projet européen enfin ambitieux ou s’il ne déboucha sur rien d’autre qu’un vif mais éphémère frémissement. La guerre en Ukraine ne doit pas être pour l’Europe le prétexte à un renfermement mortifère sur elle-même. Le Vieux Continent ne peut pas se résoudre à n’être qu’un petit Finistère marginalisé. Il lui faut penser à la fois la Terre et la Mer, a fortiori dans ce contexte de rivalité sino-américaine de plus en plus forte.Avec cette guerre, l’Europe s’est certainement réveillée. Mais s’est-elle levée ? En ces temps troublés, la grasse matinée n’est pas une bonne idée. Que l’Europe se lève donc promptement, car pendant qu’elle sommeille dans son lit douillet, le monde, lui, s’active. Que l’Europe se lève, et du bon pied de préférence ! Mais quand l’Europe se relèvera, le monde tremblera-t-il ? Ce qui est certain, en tout cas, c’est que si l’Europe ne se réveille pas, son lit deviendra son cercueil. Mais Nietzsche nous l’avait dit, « l’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau ». Tâchons d’y voir un signe d’optimisme en ces temps pessimistes. Faisons, en conclusion, le vœu que l’Europe ressorte et dépoussière ses pions, car sur l’échiquier international, le Grand Jeu s’active déjà ! Pour la survie de notre continent, l’échec et mat ne peut être que proscrit.
     
    Oswald Turner (Site de la revue Éléments, 20 mars 2023)
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  • La décadence...

    Les éditions du Cerf viennent de rééditer un essai important de Julien Freund intitulé La décadence.

    Philosophe et sociologue, Julien Freund (1921-1993), qui a été le principal introducteur de la pensée de Carl Schmitt en France, est l'auteur de plusieurs ouvrages fondamentaux comme L'essence du politique (1965), Sociologie du conflit (1983) ou La décadence (1984). On trouve une magnifique introduction à sa pensée dans le recueil de textes intitulé Le Politique ou l'art de désigner l'ennemi (La Nouvelle Librairie, 2020) ou dans Les lettres de la vallée (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

    Freund_La décadence.jpg

    " L'Europe est sur le déclin. Est-elle appelée à disparaitre où à se réinventer ? Le texte de Julien Freund trouve aujourd'hui toute son actualité et son acuité. Aux rodomontades et aux provocations, il oppose la réflexion. Aux défaitistes, un avenir.

    L'Europe serait-elle sur le déclin ? Fragilisée par la montée des nationalismes, ébranlée par une profonde dépression spirituelle, affaiblie par l'émergence de nouvelles puissances qui l'ont reléguée au second plan des relations internationales, elle semble avoir perdu son ancienne splendeur. Mais s'agit-il d'un épuisement fatal ou bien d'un accomplissement annonciateur d'un autre style de civilisation ?
    L'histoire est riche d'exemples d'empires florissants qui ont connu un brusque crépuscule, de l'Égypte antique aux Incas en passant par Athènes ou Rome. Toutefois, alors que les autres peuples n'ont pas eu conscience de la chute qui les menaçait, la force et l'originalité de la civilisation européenne résident dans la crainte, depuis toujours, d'une possible décadence.
    Face aux menaces qui pèsent de manière croissante, Julien Freund exhorte les Européens à retrouver leur grandeur, leur fierté et leurs valeurs.
    Un ouvrage fondateur, une analyse d'une surprenante actualité, un livre d'espérance contre tout défaitisme. "

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  • Christian Harbulot : "Les USA profitent de la guerre et l’Europe en pâtit !"

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'entretien donné par Christian Harbulot à Régis Le Sommier sur Omerta, dans lequel il évoque la complexité des intérêts économiques qui guident la guerre en Ukraine.

    Introducteur en France, au début des années 90, de l'intelligence économique et fondateur de l’École de Guerre Économique, Christian Harbulot a notamment  publié Fabricants d'intox (Lemieux, 2016) et Le nationalisme économique américain (VA Press, 2017).

     

                                               

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  • Derrière la Guerre...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au monde de l'Inde...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

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    Derrière la Guerre

    Pendant que les nouvelles du front occupent l’attention, le monde bouge. Son mouvement s’accélère, à la faveur d’une guerre qui a pour sérieuse conséquence de rendre les Nations européennes aveugles à ses enjeux. Qu’ils soient régionaux, continentaux, ou mondiaux, ces enjeux sont pourtant d’une immense importance. D’abord, parce qu’ils déjouent bien des vérités acquises et des principes établis. Ensuite, parce qu’ils réécrivent la carte des puissances, que ce soit au niveau régional, en Europe, au niveau continental, en Eurasie, ou dans le monde, entre aires de civilisation. Enfin, et surtout, parce qu’ils font éclater des vérités cachées depuis la fondation du monde — de ce monde qui est né en 1944, et qui s’achève sous nos yeux grands fermés.

    La Pologne, la Lithuanie, l’Estonie, la Lettonie, ont-elles pris le pouvoir au sein de l’Union européenne ? 

    La rhétorique anti-russe de rigueur, comme l’engagement illimité derrière l’Ukraine, comme les prises de parole imposées, facilite un déplacement majeur du pouvoir et de l’influence en Europe. Tout se passe comme si l’Allemagne et la France avaient perdu cette capacité d’entraînement qui a permis à leur accord de diriger l’Union — et de la maintenir en vie. Tout se passe comme si la fin du pari allemand — unir sa technique et ses capitaux aux ressources de la Russie pour bâtir une puissance continentale mondiale à l’abri du parapluie américain — laissait la première puissance européenne désemparée, sans plan de rechange et sans projet national — subir l’occupation américaine n’y suffit pas. Et comment reconnaître une ambition ou un projet dans les errements de la France ? En quelques mois, voilà son Président passé d’une posture de recherche d’autonomie stratégique sans les moyens de celle-ci, et d’abord l’indépendance financière, et d’abord un modèle national-européen de réindustrialisation, de maîtrise des mouvements de capitaux et de protectionnisme éclairé, à un alignement sur la stratégie anglo-américaine dont l’histoire dira si elle est de conviction, d’opportunité ou d’obligation…

    L’obsession britannique de toujours — bloquer l’accès de la Russie aux mers chaudes, interdire toute alliance continentale qui menacerait la supériorité maritime et le commerce anglais — s’accorde avec l’intérêt américain — désigner un ennemi, mobiliser contre l’ennemi et défaire l’ennemi pour oublier le désordre intérieur… rien de nouveau. Et rien de nouveau non plus dans une tactique éprouvée qui consiste à faire faire les guerres par les autres, à laisser les autres s’épuiser sous les encouragements, pour mieux partager la victoire sans avoir combattu, relever les ruines et dominer vainqueurs et vaincus également ruinés.

    À cet égard, l’affrontement entre la Russie et la Grande-Bretagne reproduit un agenda historique bien connu. Comme toujours il ne manque pas de Nations européennes assez naïves ou assez confuses pour servir la logique britannique. Comme toujours, la Pologne s’empresse de se donner une importance que la suite dramatique de ses échecs historiques ne lui donne pas. Le très intéressant papier de M. Potocki (publié dans Le Figaro, 25 février 2023), proposant à la France une alliance stratégique, révèle une ambition inédite — ou une prétention injustifiée. Et comme toujours, il ne manque pas de bons apôtres pour expliquer que cette fois, c’est différent — en oubliant l’histoire, et les morts. Il est plus nouveau que l’Allemagne et la France soient les deux grandes perdantes d’un jeu dont elles n’ont pas pris la mesure — parler d’indépendance sans en avoir les moyens n’est pas un crime, mais c’est une faute que la France paie, comme elle avait payé son refus justifié de participer à l’invasion de l’Irak. L’Empire punit ses tributaires insolents.

    Reclassement du monde

    Pas de semaine, de jour même, où le reclassement du monde ne fasse entendre son fracas aux oreilles attentives. Un jour, de grandes manœuvres maritimes réunissent en Afrique du Sud la Chine, la Russie, et l’Afrique du Sud — avec essai annoncé d’un missile hypersonique sans concurrent ni parade connus. Un jour, l’Iran est admis dans les Brics, et le surlendemain, c’est l’Arabie Saoudite qui demande à adhérer à l’Organisation de Shanghai. Un jour, c’est le Bangladesh qui est célébré comme l’économie connaissant la plus forte croissance au monde, et annoncé comme plate-forme de services et de production incontournable dans la décennie qui vient — capitale de 25 millions d’habitants qui ne menace personne, Dacca deviendrait-elle capitale de l’Indo-Asie sans que nul ne l’ait vue venir ?

    Encore un pays où le dividende démographique, mis en valeur par une politique volontariste de formation des jeunes, joue et va jouer à plein… Un jour, la Chine annonce l’émission d’obligations d’État, en renminbi, à des conditions qui devraient attirer les capitaux de toute l’Asie hors des T-bonds américains, après que la Russie et l’Iran aient annoncé mettre en œuvre un système interbancaire de paiements hors SWIFT qui suscite un intérêt régional marqué. Un jour encore, le Mexique confirme son refus de s’associer aux sanctions contre la Russie, rejoignant ainsi les grands pays d’Amérique du Sud. Et le lendemain, se dévoile une nouvelle organisation des Routes de la Soie, qui ouvre un corridor de communication partant de Khashgar, au Sing Kiang, pour déboucher à la fois par le CPEC sur le port de Gwadar au Pakistan, et sur le port de Chababar, en Iran, à 80 km de là — deux ports en eau profonde, ouverts sur l’Océan Indien et le golfe Persique, deux ports connectés à la Russie et à l’Asie centrale aussi bien qu’à la Chine, au cœur de cette zone qui, des Émirats et de l’Iran à l’Inde, avec la Chine et la Russie en arrière-cour, devient l’un des centres du monde. Le 20 février, le Ministère chinois des affaires étrangères a publié un document historique sur lequel nous reviendrons — « US hegemony and its perils ». Et le G20 de Bangalore a échoué dans sa prétention à « weaponizer » la politique économique — de quoi se mêlent-ils ?  

    Bien sûr, le nouveau Président du Brésil, Lula, se révèle collaborateur dévoué des États-Unis, comme ses confrères socialistes et verts européens. Bien sûr, les populations de l’Est européen, y compris en Moldavie, y compris en Biélorussie, et bien sûr dans la majeure partie de l’Ukraine, regardent vers l’Ouest comme vers un conte de fées — et non sans raisons ni sans illusions. Bien sûr, le soft power américain demeure, voire se nourrit d’un conflit qui envoie chacun à son intime conviction — non pas ; qui souhaite vraiment être gouverné par Moscou, ou Pékin ? Mais ; qui veut vraiment se gouverner soi-même, et en payer le prix ? Dans la poussière de faits, de traités, d’alliances stratégiques et de circonstance, une réalité devrait alerter l’Europe. Le monde s’organise pour ne plus subir la loi des intérêts stratégiques, financiers et écologiques des pays du Nord. Entendre les ONG faire la leçon à la Chine, comme j’ai dû le subir la semaine dernière, n’est plus seulement ridicule. C’est dangereux. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

    Lire tout cela en fonction des seuls intérêts des parties en présence serait sacrifié à cet économisme qui fait tant de ravages.

    Car bien plus que de l’argent est en cause. Des économistes indiens ont chiffré, paraît-il, à 45 000 milliards de dollars les coûts de la colonisation britannique. La Grande-Bretagne, responsable entre autres des millions de morts et personnes déplacées lors de la partition de l’Inde, mesure-t-elle l’arrogance qui lui fait accuser dans un reportage de la BBC Narendra Modi de ne pas avoir protégé les musulmans de l’État qu’il dirigeait, le Gujarat, voici vingt ans ? Les Bangladeshis n’oublient pas que leur industrie textile florissante a été brutalement détruite par une colonisation qui en a fait un atelier à bas prix, bas salaire et sous-développement, comme elle a détruit le luxe indien, le premier au monde avec celui de la Chine. Le Pakistan, par sa ministre de la lutte contre le changement climatique, nous disait en novembre ce que tous là-bas savent ; avec 0 ; 2 % des émissions mondiales de CO2, le Pakistan est victime du développement inconsidéré que l’Occident a imposé au reste du monde, pour l’intérêt de la ploutocratie qui le dirige. Qui a parlé du commerce anglais comme crime contre l’humanité ? 

    Nous ne referons pas l’histoire. Mais il nous coûtera cher de l’avoir oubliée. Car eux ne l’ont pas oublié, ni les Palais pillés, ni les trésors volés au profit du British Museum — quand leurs voleurs rendront ils les frises du Parthénon ? —, ni les populations appauvries, dépossédées, réduites au sous-développement. Ils l’oublient d’autant moins que les États-Unis, la Grande-Bretagne, et la France hélas, continuent de se poser en donneurs de leçons, continuent de se comporter en maîtres du monde, continuent d’adopter des postures naturelles aux géants violents et géniaux qui ont assuré leur fortune, de Cécil Rhodes à Théodore Roosevelt, sans en avoir ni le génie, ni la force. Les États-Unis et leurs collaborateurs sont près de se trouver bien seuls. Seuls, face à un monde qui les supporte de moins en moins, qui assiste avec un mélange d’amusement et de dégoût à la décadence de l’Amérique Woke, et qui est décidé à ne plus écouter ses leçons, sa morale à sens unique et les beaux principes qu’elle trahit si bien.

    La guerre livrée contre la Russie en Ukraine est-elle le moment de ce renversement du monde qui s’est joué lors du traitement inique de la crise de 2007-2008 par les autorités américaines qui ont fait payer au monde les turpitudes de la tribu financière qui les gouverne ? Semaine après semaine, les enjeux montent, et aussi les risques. Seules face à l’Asie, face à l’Afrique, seuls même face à une Amérique du Sud qui sait ce qu’elle a payé pour la doctrine Monroe, et qui attend moins de la Chine sa liberté qu’un contrepoids face à l’étouffement américain, les Nations que les États-Unis croient leurs alliés, et qui leur sont seulement soumises, doivent se livrer à un salutaire exercice pour distinguer l’ennemi principal, les adversaires et les concurrents.

    La désinformation qui sévit ne les aide pas à y voir clair, par exemple sur la pauvreté que subit la population russe aux mains des oligarques milliardaires qui forment l’entourage du Président Poutine, comme celui du Président Zelensky, et qui se ressemblent au point de suggérer que cette guerre est aussi un affrontement d’intérêts privés. Derrière la scène, les mêmes se réjouissent qui gagnent à la victoire comme à la défaite – et font se battre les autres.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 10 mars 2023)

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