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complot - Page 2

  • Fake news, la grande peur ?...

    Les éditions VA Press viennent de publier un essai de François-Bernard Huyghe intitulé Fake news - La grande peur. Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information et directeur de recherches à l'IRIS, François Bernard Huyghe, auteur de nombreux livres, a récemment publié La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Daech : l'arme de la communication dévoilée (VA Press, 2017).

     

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    " Les « fakes » (fausses nouvelles), les théories du complot, l’intoxication en ligne ou la prolifération des faits dits alternatifs ou de révélations imaginaires..., tout cela mobilise des vérificateurs et dénonciateurs dans la presse, dans les gouvernements et même chez les grands du Net. La montée du faux est sensée expliquer des votes irrationnels (Brexit, Trump), voire annoncer une ère de la « post-vérité » où les masses deviendraient comme indifférentes aux faits vérifiés. Au final, ce seraient autant de menaces pour la démocratie. Chacun peut-il choisir les versions de la réalité conformes à ses préjugés et les communautés en ligne vont elles s’isoler de plus en plus dans des univers imaginaires partagés ? Au détriment de la vérité commune. Si tel est le cas, il faut se demander pourquoi une fraction de la population est devenue si rétive aux évidences que professent médias ou experts, d’où vient ce scepticisme de masse et comment se propage l’affabulation. Prolongeant ses travaux sur la désinformation, l’auteur montre les ressorts culturels, psychologiques et technologiques de la prolifération des impostures et délires. Il analyse aussi la coupure politique entre des élites convaincues que leurs convictions raisonnables ne peuvent être remises en cause que par volonté de manipulation et, d’autre part, des communautés « anti-système » insensibles au pouvoir des médias classiques. Le livre pose la question de l'impuissance idéologique à maintenir un consensus sur le réel. Mais il analyse aussi le pouvoir inédit des technologies de communication et le conflit entre les médias, les vieilles machines à faire-croire et les nouveaux réseaux du croire ensemble. Un monde où personne ne croit plus rien, où chacun croit ce qui lui plaît ou une crise de confiance dans les anciennes machines à faire croire ? "

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  • Tous conspirationnistes ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe consacrée au conspirationnisme... Spécialiste des questions de médiologie et directeur de recherches à l'IRIS, François Bernard Huyghe a publié notamment Les maîtres du faire-croire (Vuibert, 2008), Think tanks - Quand les idées changent vraiment le monde (Vuibert, 2013) ou La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015).

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    Tous conspirationnistes ?

    Huit Français sur dix conspirationnistes ! Telle est la conclusion d’une étude de l’IFOP pour Conspiracy Watch et la Fondation Jean Jaurès. Plus exactement : suivant un sondage, 79% de nos compatriotes adhéreraient à au moins une « théorie complotiste ». Théorie que le fondateur de l’Observatoire en question définit ainsi « tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement historique ou d’un fait social à un inavouable complot dont les auteurs présumés – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité. »
    Quelques exemples pris dans l’étude, d’affirmations qui sont réputées conspirationnistes :
    - La CIA impliquée dans l’assassinat de Kennedy
    - Les Américians n’ont jamais débarqué sur la lune
    - La terre serait plate
    - Dieu a créé la terre et l’homme il y a moins de 100.000 ans
    - Les traînées blanches derrière les avions sont des produits chimiques délibérément répandus
    - etc.

    Nous laisserons de côté la question de la valeur représentative du sondage, pour nous poser la question d’une définition cohérente du conspirationnisme ou de la théorie du complot.

    Il nous semble qu’elle devrait reposer sur au moins trois critères.

    A) Être une théorie, c’est-à-dire un ensemble d’idées prétendant à une cohérence et censé expliquer des faits. On ne peut donc la réduire à la croyance en des faits faux ou mal avérés (même si elle s’appuie souvent sur des carabistouilles). Ne confondons pas avec des rumeurs : les rumeurs sont des informations, pas obligatoirement fausses, mais qui se répandent de personne à personne (ou d’écran à écran), que chacun reprend ou exagère à son tour, et qui ne sont pas répandues par les canaux officiels, médias ou autorités (au moins dans un premier temps, jusqu’au moment où, par exemple, les journaux s’interrogent sur une rumeur persistante).
    Des théories du complot doivent donc prétendre à une certaine rationnalité et à une valeur heuristique en ce qu’elles prétendent aider à découvrir ce qui n’est pas évident ou que ne savent pas la majorité des naïfs. Bénéfice collatéral : le partisan d’une telle théorie a le sentiment d’une supériorité puisqu’il décrypte mieux que les partisans de la « version officielle » (on a compris qu’une théorie de la conspiration n’existe que par contraste avec un discours dominant dénoncé comme faux et trompeur).

    B) Cette théorie doit renvoyer comme cause à l’action organisée d’hommes recherchant leur intérêt en manipulant autrui. C’est d’ailleurs sa faiblesse principale : le complotiste est incapable de croire au hasard, à la bêtise humaine, aux accidents, aux ratages, aux compromis, à la dialectique des volontés et des forces, bref, à tout ce qui forme la trame de notre quotidien. Le complotiste prêt à l’intelligence humaine des pouvoirs qu’elle n’a pas. Il voit des secrets organisés (dont il serait le seul à percer les arcanes) là où il y a les contradictions de la réalité et réduit à une cause unique ce qui est la résultante d’actions divergentes. Pour être conspirationniste, il ne suffit de croire une chose hautement improbable, très minoritaire ou indémontrable, il faut a construire un véritable acte d’accusation.

    C) Enfin et surtout, une théorie conspirationniste doit pouvoir se distinguer d’une théorie non conspirationniste (qu’elle décrie régulièrement comme « vérité officielle » ou intoxication des masses par les puissants). Et c’est ici que la bât blesse.
    Il y a des « théories » comme celle de l’évolution ou de la rotondité de la Terre qui répondent à des lois du réel scientifiquement établies, appuyées sur de nombreux constats, qui peuvent se soumettre à expérience et vérification. En attendant qu’un génie scientifique les ait remplacées par une thèse plus cohérente, il est absurde de croire le contraire, surtout sur la base de quelques livres ou quelques vidéos en ligne . À moins biens sûr d’opposer une autre autorité que la science à la vérité scientifique, la parole divine, par exemple.
    Bien entendu, il y a un moment où il faut considérer une autorité comme crédible pour des choses que nous sommes incapables de vérifier nous mêmes. Si presque tous les médecins me disent que les vaccins sont bons, je dois finir par m’en persuader. Car la « conspiration » supposerait quelque chose d’indémontrable : par exemple que tous les astronomes et les épidémiologues sont payés pour nous raconter n’importe quoi et fabriquer de fausses preuves depuis des décennies.

    Dans d’autres cas, il s’agit d’un fait historique qui s’est ou pas déroulé. En raison pure, on pourrait supposer qu’un service de renseignement participe à l’assassinat d’un dirigeant, fabrique des virus ou que l’on produise de faux attentats. Simplement la thèse « on nous cache tout, on nous trompe » suppose des conditions beaucoup plus difficiles à réunir, notamment d’impliquer des milliers de complices qui ne se trompent pas ou ne laissent rien fuiter. Si les arguments en faveur du « les choses se sont bien déroulées comme nous les racontent » sont cohérents - par exemple quand des scientifiques nous expliquent pourquoi le drapeau américain a semblé flotter sans vent sur la lune, ou quand des journalistes nous disent qu’il est normal qu’il y ait eu des gens - eux-mêmes reporters de guerre - possédant des gilets pare-balles à quelques mètres de Charlie Hebdo -, bref quand les bizarreries apparentes du réel sont expliquées, il n’y a aucune raison de choisir l’explication alternative. Elle demanderait une mise en scène juste assez diabolique pour tromper la majorité des experts, mais pas le conspirationniste.

    Dans d’autres cas, les théories « complotistes » sont des simplifications idéologiques grossières. Dire que des « sociétés secrètes » sont à l’origine de la révolution de 1789 comme de celle de 1917, c’est accorder aux « sociétés de pensée » du XVIII° siècle ou à des groupes socialistes-révolutionnaires ou autres qui complotaient effectivement dans des caves, une efficacité disproportionnée. Ou ne pas comprendre qu’un projet, d’ailleurs vague mais consumant quelques cerveaux, ne réussit pas s’il ne rencontre pas des conditions historiques. C’est aussi ignorer des effets structurels ou idéologiques : il n’y a pas quelque part une réunion de gros capitalistes qui donnent des ordres aux gouvernements et aux médias, mais il n’est pas absurde de penser que les intérêts financiers jouent un petit rôle dans les affaires du monde. Et si l’on va par là, ceux qui expliquent l’élection de Trump ou le Brexit par l’action de Poutine (qui souhaitait sans doute l’échec de Clinton et a encouragé quelques actions médiatiques ou numériques contre elle) ne sont-ils pas tout aussi complotistes ?

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 8 janvier 2018)

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  • Littérature et conspiration...

    Les éditions Dualpha viennent de publier un essai de Nicolas Bonnal intitulé Littérature et conspiration - Les grands auteurs à l'âge des complots. Chroniqueur et essayiste, Nicolas Bonnal est notamment l'auteur de Tolkien, les univers d'un magicien (Les Belles Lettres, 1998) et de Le salut par Tolkien (Avatar, 2016) ainsi que de plusieurs livres sur le cinéma, dont Ridley Scott et le cinéma rétrofuturiste (Dualpha, 2013), Les mystères de Stanley Kubrick (Dualpha, 2014) ou Le paganisme au cinéma (Dualpha, 2015), et d'un livre sur céline, Louis Ferdinand Céline - La colère et les mots (Avatar, 2017).

     

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    " La théorie de la conspiration est présentée comme une panacée intellectuelle réservée à des esprits grognons et inférieurs. Ce livre démontre exactement l’inverse. Depuis des siècles les grands écrivains ont saisi les prodigieux changements qui ont bouleversé notre époque, et ils les ont dénoncés.

    De Chateaubriand à Chesterton, de John Buchan à Jack London, de Dostoïevski à Céline, tous les grands auteurs (romanciers et essayistes) ont, chacun à leur manière, décrit, romancé, vilipendé la terrible ère des conspirations que nous nommons le monde moderne.

    Ce livre est là pour le rappeler.

    Les grands auteurs à l’âge des complots ? Il s’agit d’une étude des auteurs face à la sensation de complot depuis trois siècles ou plus. Nous sommes dans une civilisation qui est une post-civilisation ou qui veut mettre fin à l’histoire en général (la proclamée fin de l’histoire).

    Tout cela s’est dessiné depuis des siècles sur fond de mondialisation, de culture humanitaire ou de science sans conscience. "

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  • Le cœur du Système...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Slobodan Despot, cueilli dans la lettre d'Antipresse et consacré à ce système dont il est de bon ton de nier l'existence... Ecrivain et éditeur, Slobodan Despot est l'auteur de recueils de chroniques mordantes, comme Despotica (Xénia, 2010) et Nouvelleaks (Xénia, 2015), et d'un merveilleux petit roman intitulé Le Miel (Gallimard, 2014).

     

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    Le cœur du Système

    «La propagande sert davantage à nous justifier nous-mêmes qu’à convaincre les autres; plus nous avons de raisons de nous sentir coupables, et plus fervente sera notre propagande.» (Eric Hoffer, The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements)

    Dans Le Maître et Marguerite, le chef-d’œuvre de Mikhaïl Boulgakov, le Diable apparaît en personne sous la cape du magicien Woland. Le Diable est joueur: il s’amuse à tester la vanité et la crédulité des hommes. Et il sait qu’il n’est d’humains plus crédules que les incrédules de métier. C’est ainsi que son premier interlocuteur, Berlioz, vedette littéraire du Moscou soviétique et athée militant, finira décapité par un tramway, exactement comme le magicien le lui a prédit. Ah! S’il avait un seul instant pris au sérieux l’existence du Tentateur qui venait, justement, de lui offrir une cigarette…

     

    Des blagues à ne pas faire en société

    «Qu'est-ce que le Système?» me demandent sans cesse les idiots utiles du Système. (Tweet, 5.2.2017)

    Nous sommes témoins d’une plaisanterie semblable lorsque nous parlons du «Système». Il m’arrive ainsi de lancer des aphorismes à ce sujet dont les échos sont connus d’avance: «Complotiste!», me répliquent aussitôt des sceptiques venus de divers horizons culturels et politiques, mais qui ont généralement en commun un binôme de caractéristiques paradoxal: d’un côté, la foi dans le rationalisme et le «fact-checking», et de l’autre des convictions morales et politiques d’une naïveté extrême. Ils s’attribuent à la fois une haute capacité de discernement, une mission de «vigilance citoyenne» et une position critique vis-à-vis du pouvoir. Dans le langage ras-du-sol des services, ce sont de parfaits idiots utiles.

    L’idiot utile est celui qui croit qu’il ne croit pas ce qu’il croit, mais qu’il le sait. Que sa subjectivité n’y est pour rien. Que sa connaissance ne lui vient pas par un quelconque canal d’influence ou d’endoctrinement, mais de la vérité des choses elle-même. Sans filtre. Sans intermédiaire. Sans diable ni système.

    Le Système, selon eux, n’existe pas. Ou, s’il existe, il n’a ni malice ni intention particulière. Il fait partie du paysage comme le climat ou la course des astres et obéit aux décrets des institutions comme la charrue au laboureur. Ce qui existe, pour cette catégorie d’esprits, c’est l’«Antisystème», à savoir tous ces milieux étranges et «sulfureux» qui, sous couvert de «résistance» contre un spectre de leur invention, complotent pour renverser la démocratie. Quelquefois, souvent même, ces innocents décrètent que le Système, c’est justement ça: l’Antisystème. Tout comme les étiquettes, les causes et les effets s’intervertissent facilement. Pour que l’«Antisystème» soit moralement condamnable, pour qu’on puisse le censurer et le liquider sans états d’âme, il est nécessaire que sa cause soit une illusion. Mais entre ces deux termes, lequel découle de l’autre? La nécessité de bâillonner l’opposition à cause de ses mensonges, ou la nécessité de prouver que ses vues sont des mensonges afin de la bâillonner?

     

    C’est celui qui dit qui est!

    Les comploteurs dénoncent les complotistes. Quoi de plus normal? (Tweet, 31.1.2017)

    Et de même: où se situe le crime de complot, si complot il y a? La divulgation massive, par WikiLeaks, des e-mails de Mme Clinton et de son entourage montre que la direction du parti Démocrate avait été accaparée par des gens qui, littéralement, passaient leur temps à comploter en coulisses: contre la Libye, pour la destruction de l’enseignement et de la conscience civique, pour les intérêts du complexe militaro-industriel, et j’en passe. Le déchaînement même du milieu médiatico-politique face à cette divulgation montre que les tractations secrètes avec des agents d’influence sans investiture démocratique sont un mode de gouvernement admis et protégé. Ainsi le complot a-t-il été attesté comme une réalité indiscutable et omniprésente par ses protagonistes et défenseurs mêmes! Mais par un extraordinaire renversement rhétorique, le crime de complot a été rejeté sur ceux qui, justement, le dévoilaient au grand jour — ainsi que sur leurs hypothétiques alliés russes (car le mot «russe» est un utile déclencheur réflexe qui associe immédiatement à l’espionnage, à la propagande et à la désinformation). En effet, le seul moyen de berner le public et de détourner son attention du complot indiscutable qu’il avait sous les yeux était de pointer du doigt un complot bien plus menaçant, d’autant plus menaçant qu’on ne pouvait en montrer qu’une ombre: celui liant Poutine à Trump via Julian Assange!

    Et voici donc les comploteurs devenus complotistes à leur tour en dénonçant le complot des complotistes visant à faire éclater leur propre complot!

    On pourrait étendre ce jeu de miroirs à l’infini. Ce qu’il reflète fondamentalement est très simple et vieux comme le monde: les rapports de force entre l’ordre établi et l’opposition, entre le discours du pouvoir et sa contestation. Selon que vous serez puissant ou misérable,/Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, résumait sobrement La Fontaine dans «Les Animaux malades de la peste». Ou Blaise Pascal, dans ses Provinciales, s’adressant à ses adversaires jésuites d’une mauvaise foi criante: «Vous êtes quatre-vingt docteurs, mes bons Pères, et je suis seul. Vous avez forcément raison!» (Je cite de mémoire.)

    Voilà donc le billard à mille bandes réduit à un vulgaire jeu de quilles: celui qui tient en main la grosse boule est en position de faucher les autres, un point c’est tout. Or, quoi qu’il arrive, la main qui tient la boule est celle du Système. Les quilles peuvent être blanches, jaunes, vertes ou rouges, elles peuvent être «de gauche» ou «de droite», mais le choix à l’échelon des existences se ramène à cela: il y a ceux qui lancent la boule et ceux qui attendent d’être fauchés ou épargnés par le projectile.

     

    Pourquoi tous ces faisceaux?

    «Une intelligentsia dominante, que ce soit en Europe, en Asie ou en Afrique, traite les masses comme une matière première qu’on peut soumettre à expérimentation, manipuler et gaspiller à volonté.» (Eric Hoffer, The Temper of Our Time, 1967)

    Le mot système vient du verbe grec systeô, qui signifie attacher ensemble, entrelacer. En politique, le système est souvent représenté par des faisceaux: les convergences d’énergies tenues ensemble par le pouvoir central. On pense machinalement à Rome ou au fascisme italien. On oublie que ces mêmes faisceaux sont aussi sur les armoiries de la présidence française. Le Système, c’est le fascisme absolu, l’ordre en soi, tel qu’il se maintient et se perpétue, abstraction faite de l’idéologie et des justifications qu’il se donne. Il prend de plus en plus d’autonomie à mesure que la société humaine se technicise et se complexifie, en cela même qu’il exclut les impondérables du facteur humain tels que le libre arbitre, le bon vouloir, la vindicte ou la clémence.

    La meilleure définition du mot tel qu’il nous intéresse ici a été donnée par Pontus de Thyard au XVIe siècle: «Ensemble dont les parties sont coordonnées par une loi». La loi est au centre. Le Système règne quand aucune volonté humaine, aucune loi morale ne peut se hisser publiquement au-dessus de la loi écrite. Sur le plan officieux, il en va tout autrement: plus la loi publique est rigoureuse, et plus les dérogations octroyées aux satrapes sont généreuses. Plus le commun est jugulé, et plus la nomenklatura s’auto-absout. Il suffit d’observer la classe politique pour s’en convaincre.

    Encore faut-il que ce que nos yeux voient puisse — ose — remonter jusqu’au cerveau et que celui-ci en tire des conclusions. C’est une étape que le Système s’emploie à désactiver en criblant de tabous le discours public avec l’aide cruciale du dispositif de l’instruction et des médias. Il aura fallu un dressage rigoureux pour enseigner aux consciences contemporaines à craindre l’invocation même du «Système» et à censurer ceux qui en parlent. La crédulité est l’un des éléments clefs de ce dressage. On apprend à admettre n’importe quelle affirmation, pourvu qu’elle vienne d’une source autorisée. Par exemple, qu’une simple grippe saisonnière est une menace pour l’humanité ou qu’un avion de ligne détourné par des pilotes amateurs peut faire crouler un gratte-ciel sans même le toucher. Cette crédulité implique à la fois de l’ignorance (en matière scientifique et logique) et de l’obéissance. Ce qui, à l’aube de la conscience éclairée, était considéré comme des tares à déraciner est devenu aujourd’hui des vertus «démocratiques» que les ingénieurs sociaux entretiennent.

    «Nous avons tous été assez satisfaits de dégrader le gouvernement, de laisser tomber le civisme et en général de conspirer à produire des citoyens ignares et obéissants» écrivait ainsi en mars dernier Bill Ivey, le «monsieur Culture» de Bill Clinton, à John Podesta, le chef de campagne de Mme Clinton. Ces agents d’influence étaient encore, en mars 2016, ceux qui tenaient la boule du jeu de quilles. Ils étaient au cœur du système, si certains de leur domination qu’ils se permettaient des aveux écrits qu’une personne avisée hésiterait à livrer même à l’oreille d’un ami. Ils ne pouvaient imaginer que, huit mois plus tard, ils se retrouveraient à la place des quilles.

    Ils n’y sont pas du reste, le Système ayant engagé une guerre totale contre ce président indésiré que les médias ne nomment jamais «l’homme le plus puissant du monde» ainsi qu’ils le faisaient avec tous ses prédécesseurs.

    Le Système est impersonnel, même s’il a un ample personnel à son service et même s’il confère à l’élite de ce personnel des pouvoirs dont les rois et les tyrans de jadis ne disposaient pas. L’erreur de ceux qui le contestent (et la technique de ceux qui veulent en détourner l’attention) est de le personnaliser: de réduire des lois générales et des mécanismes à des individus et à des traits de personnalité. Les gouvernements combattus par le Système sont systématiquement réduits à des régimes, et les régimes eux-mêmes à la seule figure de leur chef (Kadhafi, Saddam, Assad, Poutine…); cependant que les «Antisystème» s’acharnent à identifier derrière le mécanisme des «tireurs de ficelles» dont l’existence ou non n’a aucune importance.

    Lorsque l’action personnelle commence à compter réellement, c’est qu’on se trouve dans un système de pouvoir individualisé et donc, déjà, en marge du Système. La personnalité de l’ivrogne Juncker n’a pas plus de poids dans l’Union soviétique européenne que celle de l’ivrogne Eltsine n’en avait dans l’URSS finissante, deux systèmes inhumains en fin de course. L’opposition sourde et poltronne du pauvre Obama aux agissements de son propre appareil n’a en rien freiné l’emballement général. Mais le fait même que la personnalité de Vladimir Poutine infléchisse le cours de son histoire montre que la Russie est sortie, en partie, de l’orbite du Système.

    Une autre erreur courante consiste à prêter au Système une idéologie. Le Système n’a pas d’idéologie: il se sert en opportuniste de celle qui, à un moment donné, le plus à même de consolider et d’étendre son empire. Il optera naturellement de préférence pour des idéologies collectivistes, globalistes et légiférantes. Le Système est en soi un appareil de soumission. Il exige de chaque individu, à tous les échelons, une soumission plus ou moins étendue et accorde en échange la protection, la sécurité et des privilèges. D’où son alliance naturelle avec l’Islam, qui est la Soumission, si l’on peut dire, à l’état natif. D’un côté comme de l’autre, la Loi balaie les particularités humaines, les raisons individuelles et surtout ces «lois non écrites» d’Antigone qui, à travers les siècles, ont toujours dissuadé notre propre civilisation de se transformer en un mécanisme totalitaire.

     

    L’humain contre l’androïde

    Ne jamais nommer le Système: c'est le meilleur service à lui rendre. Persée ne pouvait croiser le regard de Méduse. (Tweet, 10.12.2015)

    Or ce que nous observons aujourd’hui dans nos aires est un bouleversement tectonique. L’évolution tranquille du Système vers ce mécanisme parfait via le perfectionnement technique couplé à la régression de l’humain a été bouleversée par une série d’événements politiques, mais aussi de prises de conscience psychologiques. Aux États-Unis, pour parler schématiquement, un outsider a réussi à prendre à revers le Système. Certes, M. Trump était une «huile» de premier plan de l’oligarchie américaine, mais le Système n’est pas réductible à l’oligarchie. Dans le cadre du Système, un juge vénal ou un journaliste illettré a la faculté de faire trébucher l’oligarque le plus puissant pour peu que son action serve le Système. Et non seulement Trump a-t-il réussi à enlever la présidence des États-Unis, mais encore s’emploie-t-il, depuis le premier jour de son mandat, à faire passer en force toute une série de mesures aussi perpendiculaires à la marche du Système que les bâtons qu’on met dans une roue.

    Pour le dire encore plus schématiquement: l’administration Trump, comme l’État de Poutine, comme nombre d’autres insurrections décriées comme «populistes», s’emploie à enrayer la stratégie du Système dans son cœur même, laquelle consiste à abattre toutes les frontières établies par des communautés humaines conscientes (et donc des souverainetés volontaires) pour les remplacer par de nouveaux cloisonnements hermétiques dont lui seul, le Système, aurait les clefs: systèmes de sécurité et de contrôle total, omnisurveillance, dématérialisation documentaire et monétaire, puçage et traçage. Ce n’est pas un hasard si les milliardaires de la Silicon Valley — qui sont pourtant de sa classe sociale — montent en première ligne contre le nouveau président américain, aux côtés des patrons des médias de masse et des vedettes du show-biz, principaux organisateurs du décervelage et de la régression de masse.

    L’enjeu de la lutte qui se développe aujourd’hui sous nos yeux dépasse les visions et la mission de tous les gouvernants de ce siècle et du précédent. Cette lutte est l’aboutissement d’une longue évolution de la civilisation européenne, qui a mis entre les mains de l’humanité les outils de sa libération en même temps que ceux de son anéantissement. L’enjeu est le choix entre une société encore calquée sur des destinées humaines ou une «entité» gérée par un Système anonyme épaulé par la mince élite gérant l’ensemble des banques et des médias et les prêtres informatiques de la post-humanité.

     

    Coda

    En ouverture de son ouvrage posthume (inédit en français), La fourmilière globale, Alexandre Zinoviev proposait au tournant du XXIe siècle une «fiction» terrifiante, qui pourtant paraît presque banale aujourd’hui:

    «Notre XXe siècle aura peut-être été le siècle le plus dramatique de toute l’histoire humaine du point de vue de la destinée des gens et des nations, des idées, des systèmes sociaux et des civilisations. Mais, toutes ces choses étant posées, ce fut aussi un siècle de passion et d’aventure: siècle d’espoirs et de désespoirs, d’illusions et de visions, d’avancées et de déceptions, de joies et de malheurs, d’amour et de haine… Ç’aura été, peut-être, le dernier siècle humain. A sa suite se profile une masse de siècles d’histoire suprahumaine ou posthumaine, une histoire sans espoirs ni désespoirs, sans illusions ni visions, sans avancées ni déceptions, sans joies ni chagrins, sans amour ni haine…»

    Bref, nous voici aux portes d’une masse de siècles où le Système aura éradiqué l’Homme. Ou pas?

     

    Slobodan Despot (Antipresse n° 63, 12 février 2017)

     

     

     

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  • L'âge des ombres...

    Les éditions Les Belles Lettres viennent de publier un essai historique de Jean-Noël Tardy intitulé L'Âge des ombres - Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle. Jean-Noêl Tardy est agrégé d'histoire et enseigne à l'Institut d'études politiques de Paris.

     

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    " De la Seconde Restauration à la répression de la Commune de Paris, la vie politique française présente l'étrange paradoxe d’une instabilité extrême, entre révolutions et coups d’état, qui n’entrave pas la diffusion d’une certaine modernité politique, celle du régime représentatif, du suffrage universel masculin et du respect des libertés politiques.
    Dans l’histoire de la politique moderne, les improbables conspirations tramées par de petites minorités organisées contre un État de plus en plus puissant apparaissent bien étranges. Pourtant elles passaient pour des événements importants, déplorables ou héroïques, relevant pleinement du politique comme le démontrent la popularité des quatre sergents de la Rochelle ou d’un Armand Barbès, les carrières d’un Philippe Buonarroti ou d’un Louis-Auguste Blanqui, l’équipée de la duchesse de Berry ou les tentatives malheureuses de Louis-Napoléon Bonaparte avant qu’il ne devienne Napoléon III.
    Événements mystérieux – dans tous les sens du terme – les complots, imaginés, espérés ou redoutés, quelquefois menés à exécution, coïncident avec le succès du Romantisme et la relance d’une politisation populaire favorisée par la mémoire de la Révolution française. C’est à l’exploration d’un monde délégitimé, largement tombé dans l’oubli, que ce livre est consacré.
    Il retrace le parcours comme les aspirations de ces acteurs particuliers que sont les conspirateurs et les replace au sein de l’imaginaire politique de leur époque. La conspiration y tient une place essentielle mais fondamentalement bifide : héroïsée, son histoire rejoint les mythes révolutionnaires, diabolisée, son récit se raffine jusqu’aux plus noires théories du complot qui prolifèrent aujourd’hui. "

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  • Conspirationnisme et idéologie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site et consacré au conspirationnisme.

    Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François Bernard Huyghe a récemment publié Think tanks - Quand les idées changent vraiment le monde (Vuibert, 2013).

     

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    Conspirationnisme et idéologie

    Le développement du phénomène dit conspirationniste comme sa dénonciation ne datent pas d'hier ; ces dernières années, il s'est écrit force livres sur les théories délirantes qui expliquent les malheurs du monde par le protocole des Sages de Sion, le retour des Illuminati, les services secrets qui ont mis en scène le onze septembre, la Trilatérale ou la réunion de Bilderberg.
    Par ailleurs, des sites (type hoaxbuster ou conspiracywatch) traquent l'apparition des rumeurs en ligne, trucages, "hoaxes", légendes urbaines et de ce qui les accompagne presque automatiquement, une explication, opposée à la "version officielle", et qui suppose l'action de forces cachées et groupes occultes capables de tromper les masses (sauf, bien sûr, les malins qui ont détecté le trucage). Les travaux qui démontent les mécanismes du démontage conspirationniste ne manquent donc pas et personne ne peut plaider la surprise.

    Alors où est le problème ? Il est d'abord dans la capacité de résilience dudit conspirationnisme, capacité nourrie par le scepticisme de masses (ce que nous avons appelé la mentalité X Files : la vérité est ailleurs) : aucune tentative de réfutation de la réfutation ne vient à bout du soupçon. Les livres, émissions ou sites tentant de démontrer que l'homme a vraiment débarqué sur la lune et que le onze septembre a bien été provoqué par des avions détournés sont sans effet sur des millions de gens. Au contraire les efforts des autorités scientifiques ou a fortiori politiques renforcent la conviction que les soupçons sont justifiés puisque le système fait de tels efforts pour les éradiquer.
    De plus, les réseaux sociaux sont intrinsèquement favorables à l'éclosion des théories du complot : chacun peut y jouer au détective, rencontrer des milliers de gens qui cherchent dans le même sens (et trouvent forcément des bizarreries et coïncidences troublantes dans la "version officielle"). Il va ainsi s'isoler avec ses nouveaux amis pour ne se confronter qu'aux arguments qui vont dans son sens en ignorant les autres (c'est ce que l'on nomme biais de confirmation).

    Conspirationniste toi-même !

    Mais le problème pourrait aussi naître des stratégies "anti-conspirationnistes" et de politiques de réfutation qui finissent par nourrir (voire imiter) ce qu'elles combattent.
    Dans le conflit ukrainien les pro-russes expliquent que les tireurs de la place Maïdan ont tiré sur les deux camps pour provoquer un affrontement et que les activistes dits pro-Européens étaient formés par une aide étrangère comme les "tech camps" pour activistes subventionnés Département d'État. Côté pro Maïdan on soutient que Poutine avait des plans pour l'invasion de la Crimée, et que tous les comptes pro-indépendantistes sur les réseaux sociaux sont manipulés par les services de propagande du Kremlin. Dans l'affaire de l'avion malaisien abattu au dessus de l'Ukraine, les théories ont fleuri. Les deux camps (ou plutôt des gens dans les deux camps) se sont mutuellement accusés de ce crime sur la base de documents falsifiés (conversations radios remontés pour les pro Maïdan, fausse photo satellite pour les pro-indépendantistes). Qui fait de la théorie du complot dans cette affaire et comment réfuter l'une sans prendre un peu de l'autre ?
    D'autant que l'État s'en mêle. Comme le fait remarquer une récente et excellente note de la fondation Jean Jaurès sur le conspirationnisme "Les attentats de Paris des 7 et 9 janvier ont eu un effet collatéral inattendu : la désignation de la part des plus hautes autorités l'Etat du conspirationnisme comme problème public." De fait l'accusation de conspirationnisme rentre dans l'arsenal idéologique, à la rubrique armes de réfutation massive. Les déclarations présidentielles et ministérielles se sont multipliées. Elles s'expliquent par des sondages inquiétants. Ils disent qu'environ 17% de la population croit que les massacres de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher dissimulent un complot, sur la base d'indices plus que ténus (des rétroviseurs qui semblent avoir changé de couleur ou une vidéo presque illisible ou Coulibaly abattu par la police paraît avoir les mains jointes ce qui fut aussitôt interprété comme la preuve qu'il était menotté et que tout était mis en scène). Pour autant suffira-t-il d'opposer la "force lumineuse de la vérité" à ces pauvres gens dans l'erreur ?

    Un incident récent nous montre comment la catégorie "conspirationniste" peut fonctionner de façon autonome et passablement contre-productive.
    Un fait simple au départ : lors de son accrochage verbal avec Marion Maréchal Le Pen 10 mars, le Premier ministre est saisi d'un irrépressible tremblement de la main gauche. C'est du moins ce que montre la caméra de l'Assemblée Nationale. Le site Panamza de Hichem Hamza relaie la vidéo qui devient virale. Sur ce tremblement naissent les commentaires que l'on peut imaginer, notamment sur des sites proches de Soral ou Dieudonné qui spéculent sur l'état mental ou l'Alzheimer de Valls. Avant que la classe politique ne s'en empare et que Philippot et Sarkozy n'ironisent à leur tour sur une nervosité qui colle mal avec la fonction.
    Et les médias de réagir le Huffington Post suivi par l'Express, etc. s'empressent de révéler qu'une cassette sur la fatale tremblotte circule et de dénoncer "la thèse complotiste et dieudonniste que le FN récupère".
    Le problème étant précisément qu'il n'y a pas de thèse. Le fait de dire que quelqu'un perd ses nerfs peut être insultant mais ne présuppose aucune théorie du complot. Que, par ailleurs Hamza ou Dieudonné soient obsédés par une gigantesque machination sioniste n'a aucun rapport, du moins tant qu'ils ne mettent pas Nethanyaou ou les extra-terrestres en cause dans l'état neuro-musculaire du premier ministre. Si des trotskystes ont constaté que Sarkozy est de petite taille et souvent agité de tics, il est permis de s'offusquer que l'on se moque du physique de l'ancien président, mais pas d'y voir une preuve automatique d'allégeance à la quatrième internationale.
    Et dans l'affaire de la main révélatrice, à suggérer que Sarkozy imite Philippot qui prend ses sources sur un site dieudonniste qui s'est renseigné sur un site anti-sioniste et donc, CQFD, qu'il faut être antisémite pour rire de cette pauvre mimine, que fait-on d'autre que du complotisme à l'envers ?
    Qualification ("conspirationnistes!") n'est ni réfutation ni explication. Faute de rigueur dans l'usage des mots, ils deviennent des armes idéologiques pour se rassurer et pour disqualifier (à ce compte quelle critique du système, du capitalisme, de l'influence internationale de tel ou tels pays ou du lobbying de tel ou tel groupe n'est pas une théorie du complot ?).

    Qu'est-ce que le conspirationnisme ?

    Comment s'accorder sur une définition du complotisme ou conspirationnisme ?
    On ne peut les réduire à la croyance qu'il existe des conspirations (après tout, il doit quand même y avoir de véritables conjurations, des gens qui discutent la façon d'atteindre leurs buts politiques, économiques ou autres, à travers des relais et réseaux plus ou moins discrets, en usant de manœuvres et stratagèmes, le tout sans convoquer BFM TV).
    Le conspirationnisme comme système suppose :
    - la croyance que lesdites conspirations (ou au moins une) réussissent et qu'une poignée d'hommes jouit d'un pouvoir immense puisqu'ignoré, provoquant les événements en cascade et maniant les foules à sa guise ;
    - la conviction que le hasard ne joue guère de rôle dans les affaires humaines et qu'une logique occulte explique en quoi elles se conforment à ce dessein unique ;
    - la méfiance à l'égard de la réalité telle qu'elle est présentée par les médias ou les élites autorisées à s'exprimer, méfiance qui amène à déceler systématiquement des contradictions, bizarreries et coïncidences troublantes dans la "version officielle". Corolaire : un discours si hypercritique et hyper-rationnel qu'il résiste à toute argumentation adverse (comprenez : toute affirmation que la réalité pourrait bien être comme l'ont constaté des milliers de gens) au profit du mécanisme plus rassurant du plan caché. Au cours de son développement et en dépit de sa monstrueuse puissance, la conspiration laisserait filtrer toutes sortes de signes, perceptibles par les esprits démystificateurs, et il y aurait des indices évidents pour qui regarde bien. Du coup les conspirationnistes développent l'art de la réinterprétation : il y a des contradictions (ou au moins des coïncidences troublantes) donc la contre-explication, par un plan caché, s'impose.
    La démarche du complotisme pousse le culte de l'unité à l'extrême : un dessein se réalise, un plan se développe sous les apparentes contradictions des événements, une réalité seconde transparaît sous l'accumulation des trucages, mensonges et leurres.
    Cette trilogie - pouvoir des volontés, plus rationalité des événements, plus intelligibilité des ressorts par la critique- apporte à celui qui la pratique à la fois le sens d'une supériorité - il a déchiré les voiles de l'illusion - et une certaine espérance - si tout le mal vient de causes mauvaises, elles-mêmes réductibles à des volontés perverses, il lui est permis d'espérer renverser un jour les imposteurs-. Au pire il pourra nommer la cause de son malheur.

    On comprend la difficulté qu'il y a à réfuter une thèse conspirationniste
    - Si vous vous attaquez à l'affirmation de fond - l'omnipotence des conjurés - vous devez démontrer un fait négatif et hypothétique. Ainsi vous devez faire admettre au conspirateur qu'il est impossible que des milliers de gens aient participé au trucage du onze septembre par exemple, en truffant les immeubles d'explosifs, en manipulant des dizaines de jihadistes inconscients et en détruisant des milliers de traces, le tout sans se faire prendre, sans que personne n'avoue, sans qu'il y ait un Whistelblower etc. Bref qu'il y a peut-être des conjurations, mais que, comme toute action stratégique, elles se heurtent aux aléas, aux faiblesses des acteurs, à la résistance du réel... Le conspirationniste vous prendra pour un naïf, au mieux il en retira une conviction supplémentaire que le système trompe même les gens intelligents : il lui apparaît si évident que les événements ont unanimement servi des intérêts cachés et qu'avec les moyens que possèdent ces gens là....
    - Si vous lui dites qu'il surinterprète et qu'il y a vraiment du fortuit dans la vie - par exemple, il est possible que quelqu'un qui mitraille au hasard un musée juif tombe sur deux citoyens israéliens ayant eu des rapports avec le Mossad - il vous regarde avec consternation. Et essayez de suggérer qu'un ministre et un journaliste célèbres, fréquentant le même milieu social, s'informant aux mêmes sources et ayant la même formation idéologique peuvent défendre les mêmes causes parce qu'ils sont formatés pour cela et pas parce qu'un groupe qui organise un dîner mensuel leur en donne la consigne ! Le refus de croire aux coïncidences voire aux probabilités, l'intentionnalité étant présumée omniprésente et omnipotente, renvoie à un monde sans hasard. Mais aussi un monde sans lois générales : pourquoi faire une analyse des causes géopolitiques, économiques, sociales, culturelles, etc. des actions humaines et de leur interaction puisqu'il suffit de nommer des coupables ?
    - Si vous essayez d'attaquer sur le troisième point - la surabondance de témoignages et d'indices montrant que les choses se sont passées comme il a été dit - vous vous exposez à une rafale de contres. Consacrant un énorme temps de cerveau humain à cette tâche, et soutenus par les idées mijotées en vase clos de leurs semblables, les complotistes ont développé une capacité à douter de tout et à repousser tout argument que ce soit en raison de sa source, de ses conséquences, de son incapacité à tout expliquer, de son obligation de s'appuyer sur des sources externes (elles mêmes discutables en vertu du même principe). Et comme vous ne pouvez pas vous engager dans une argumentation à l'infini - la preuve de la preuve de la preuve - vous ne pouvez jamais certifier la thèse dite "officielle", ce qui est aussitôt interprété comme la démonstration qu'il n'y en a que deux et que la thèse inverse, complotiste, est prouvée ipso facto et a contrario sans qu'il faille davantage argumenter. Difficile, en effet, de contredire la contradiction : la thèse conspirationniste s'octroie à elle-même une indulgence - des indices deviennent des preuves, des hypothèses ne sont pas soumises à réfutation - qui fait contraste avec sa façon de démolir la croyance commune en la soumettant à des exigences probantes impossibles à satisfaire.

    La réfutation du conspirationnisme oblige à lutter non seulement contre des raisonnements douteux (mais séduisants par leur supposée valeur éclairante) mais aussi contre une communauté de croyants qui soutiennent l'interlocuteur d'un flux incessant de confirmations supplémentaires (particulièrement sur les réseaux sociaux où toutes les inventivités peuvent se coaliser).

    Pas un complot, mais des stratégies d'influence

    Ce n'est pas une raison pour faire du «conspirationnisme» une sorte d'injure ou de catégories politique ("les éternels obsédés du complot") qui psychiatrise quasiment l'opinion suspecte. Et qui sous-entend que les niais qui s'y rallient ne relèvent pas de la dialectique mais du diagnostic : on ne combat plus leurs opinions, on les qualifie. Elles traduiraient par exemple des "réflexes de peur", une paranoïa ou des "crispations" et haines face à un monde changeant et complexe.Ce qui n'explique rien et surtout permet tout, y compris de censurer. À considérer le complotiste comme un débile (avec parfois des connotations de mépris antipopuliste ou antipopulaire : il faut être un peu primitif pour croire de telles calembredaines), ou comme une conséquence négative de l'Internet sur les masses incultes, on se rassure d'abord sur sa propre intelligence. Mais on suggère aussi implicitement que la pensée s'inscrit dans les limites d'un cercle du pensable : il y aurait un certain ordre des choses, donc des interprétations, donc des contestations admissibles. À pousser par là, c'est être complotiste que de supposer derrière les débats médiatiques la propagation de thèmes par des groupes intellectuels, de prêter du pouvoir d'influence à tel pays dans les affaires d'un autre ou de supposer que des forces politiques puissent obéir à des puissances financières et que des choix puissent refléter des intérêts qui se présentent sous le masque de valeurs ou nécessités techniques.
    Bref l'accusation de complotisme peut servir d'arme du paresseux contre toute critique générale du système en termes de rapports de force et d'influence, ou contre toute tentative,justifiée ou pas, d'analyser le jeu des intérêts, solidarités et des alliances derrière les comportements publics.
    Sans compter que l'on finit par toujours être le complotiste de quelqu'un. Qui est complotiste ? Poutine qui pense que les Occidentaux ont conspiré produire Maïdan et pour tenter de le renverser ? Ou ceux qui pensent que Poutine trompe le peuple russe qui le soutient à 85% en manipulant les médias à sa botte relayés par des complices occidentaux stipendiés ? Ceux qui croient que le Front National est persécuté et caricaturé par les médias pleins de bobos gauchos ? Ou ceux qui attribuent la montée du FN à la complaisance des mêmes médias ? Ceux qui pensent que Patrick Buisson, en tant que gourou de Sarkozy, a déterminé les orientations idéologiques d'un quinquennat, ou ceux qui croient qu'il est un épouvantail destiné à culpabiliser la droite ?
    Ce n'est pas parce qu'il y a des allumés qui croient que les extra-terrestres ou une secte d'origine médiévale nous manipulent dans l'ombre que toute accusation d'influence ou de concertation est forcément idiote. Or, par glissement progressif, le mot "complotisme" peut finir par s'interdire de déceler un effet de domination ou de critiquer l'explication prédominante de la réalité (en gros la thèse la plus répandue par les médias et les élites). Ceux qui pensent que tout relève d'une stratégie unitaire, que tout se justifie d'une explication unique et que tout est truqué sont effectivement délirants. Pour autant inspirations et propagations, falsifications et dominations existent, certes multiples, contradictoires, imparfaites, aléatoires, échouant souvent et produisant des effets inattendus. Entre croyance en un plan caché et conviction que tout résulte du jeu transparent des institutions et des intérêts individuels, il y a la place de la stratégie.
    Nous ne préconisons pas une position "centriste" (rire des théories énormes sur les templiers ou les extra-terrestres, accorder un moment d'attention aux accusations plus raisonnables), mais il nous semble indispensable de distinguer les thèses complotistes trop "irréfutables", celles qui fonctionnent trop bien puisque toute contre-argumentation vient les renforcer, de l'hypothèse - difficile à démontrer matériellement mais quand même pas délirante- que certains groupes sociaux ou organisations spécialisées dans l'influence (d'un lobby à un service secret) défendent des intérêts par des solidarités discrètes et des actions concertées sur l'opinion.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 16 et 25 mars 2015)

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