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  • La révolution virale aura-t-elle lieu ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Byung-Chul Han, cueilli sur le site du quotidien Libération et consacré au nouveau pas que va faire franchir à l'Occident un nouveau pas vers la mise en place d'une surveillance généralisée... Philosophe allemand d'origine coréenne, Byung-Chul Han a vu plusieurs de ses livres traduits en français , comme Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015), Le parfum du temps (Circé, 2016), Psychopolitique (Circé, 2016), Sauvons le Beau - L'esthétique à l'ère numérique.(Actes sud, 2016), La société de transparence (PUF, 2017) ou Topologie de la violence (R&N, 2019).

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    La révolution virale n’aura pas lieu

    Le coronavirus est un test système pour le logiciel étatique. Il semble que l’Asie parvient beaucoup mieux à juguler l’épidémie que ses voisins européens : à Hongkong, Taïwan et Singapour, on compte très peu de personnes contaminées et, pour la Corée du Sud et le Japon, le plus dur est passé. Même la Chine, premier foyer de l’épidémie, a largement réussi à endiguer sa progression. Depuis peu, on assiste à un exode des Asiatiques fuyant l’Europe et les Etats-Unis : Chinois et Coréens veulent regagner leur pays d’origine où ils se sentiront plus en sécurité. Le prix des vols explose, et trouver un billet d’avion pour la Chine ou la Corée est devenu mission impossible.

    Et l’Europe ? Elle perd pied. Elle chancelle sous le coup de la pandémie. On désintube des patients âgés pour pouvoir soulager les plus jeunes. Mais l’on constate aussi qu’un actionnisme dénué de sens est à l’œuvre. La fermeture des frontières apparaît comme l’expression désespérée de la souveraineté des Etats, alors que des coopérations intensives au sein de l’Union européenne auraient un effet bien plus grand que le retranchement aveugle de ses membres dans leur pré carré.

    Quels sont les avantages systémiques de l’Asie face à l’Europe dans la lutte contre la maladie ? Les Asiatiques ont massivement misé sur la surveillance numérique et l’exploitation des mégadonnées. Aujourd’hui, en Asie, ce ne sont pas les virologues ou les épidémiologistes qui luttent contre la pandémie, mais bien les informaticiens et les spécialistes du «big data» - un changement de paradigme dont l’Europe n’a pas encore pris toute la mesure. «Les données massives sauvent des vies humaines !» s’écrient les champions de la surveillance numérique.

    Il n’existe chez nos voisins asiatiques presque aucune forme de conscience critique envers cette surveillance des citoyens. Même dans les Etats libéraux que sont le Japon et la Corée, le contrôle des données est presque tombé aux oubliettes, et personne ne se rebelle contre la monstrueuse et frénétique collecte d’informations des autorités. La Chine est allée jusqu’à instaurer un système de «points sociaux» - perspective inimaginable pour tout Européen - qui permet d’établir un «classement» très exhaustif de ses citoyens, en vertu duquel l’attitude sociale de chaque personne doit pouvoir être systématiquement évaluée. Le moindre achat, la moindre activité sur les réseaux sociaux, le moindre clic est contrôlé. Quiconque brûle un feu rouge, fréquente des personnes hostiles au régime, poste des commentaires critiques sur Internet se voit attribuer des «mauvais points». C’est vivre dangereusement. A l’inverse, celui qui achète en ligne des aliments jugés sains ou lit des journaux proches du Parti sera récompensé par des «bons points». Et celui qui a engrangé assez de bons points pourra obtenir un visa de sortie ou des prêts à taux attractifs. Mais celui qui tombe en dessous d’un certain nombre de points pourrait bien perdre son boulot.

    200 millions de caméras

    En Chine, cette surveillance sociale exercée par l’Etat est rendue possible grâce à un échange de données illimité avec les fournisseurs de téléphonie mobile et d’accès à Internet. La notion de protection des données existe à peine, et l’idée de «sphère privée» est absente du vocabulaire des Chinois. La Chine a installé sur son territoire 200 millions de caméras, équipées pour la plupart d’un système de reconnaissance faciale extrêmement perfectionné qui peut déceler jusqu’aux grains de beauté. Personne n’y coupe. Partout, dans les magasins, dans les rues, dans les gares et les aéroports, ces caméras intelligentes scrutent et «évaluent» chaque citoyen.

    Et voici que cette immense infrastructure déployée afin de garantir la surveillance électronique du peuple se révèle d’une efficacité redoutable pour endiguer l’épidémie. Toute personne qui sort de la gare de Pékin est immédiatement identifiée par une caméra. L’appareil mesure sa température corporelle, et il suffit que celle-ci soit anormalement élevée pour que toute personne ayant voyagé dans le même compartiment en soit immédiatement informée par téléphone mobile - car le système sait exactement qui était assis à quelle place. Sur les réseaux sociaux, on parle même de drones utilisés pour surveiller la quarantaine. Dès que quelqu’un tente de rompre le confinement, un drone volant s’approche de lui et une voix automatique lui ordonne de regagner son domicile. Qui sait, peut-être même que ces engins impriment des amendes qui descendent doucement jusqu’aux fautifs. Un tableau dystopique pour les Européens, mais qui semble ne rencontrer aucun obstacle dans l’empire du Milieu.

    La Chine n’est pas la seule à avoir banni toute réflexion critique quant à la surveillance numérique ou au big data : il en est de même en Corée du Sud, à Hongkong, à Singapour, à Taïwan et au Japon, des Etats qui s’enivrent littéralement du tout numérique. Cette situation a une cause culturelle précise : en Asie, le collectivisme règne en maître, et l’individualisme n’est que faiblement développé. (L’individualisme et l’égoïsme sont deux choses différentes : il va de soi qu’en Asie aussi, l’égoïsme a de beaux jours devant lui.)

    Or, force est de constater qu’en matière de lutte contre le virus, les mégadonnées semblent être plus efficaces que la fermeture des frontières. Il est même possible qu’à l’avenir, la température corporelle, le poids et le taux de glycémie, entre autres données, soient contrôlés par l’Etat. Une biopolitique numérique qui viendrait renforcer la psychopolitique numérique déjà en place, dans le but d’influer directement sur les pensées et les émotions des citoyens.

    A Wuhan, des milliers d’équipes chargées de la surveillance électronique ont été formées, avec pour tâche de traquer les malades potentiels en utilisant uniquement leurs données spécifiques. L’analyse des mégadonnées leur permet à elle seule d’identifier les personnes susceptibles d’être contaminées, et ainsi de déterminer qui doit rester sous observation et être éventuellement placé en quarantaine.

    A Taïwan ou en Corée du Sud, l’Etat envoie simultanément un texto à tous ses citoyens afin de retrouver des personnes ayant été au contact de malades, ou d’indiquer aux gens les lieux et bâtiments par lesquels sont passées les personnes testées positives au coronavirus. Très tôt, Taïwan a fait coïncider différentes informations afin de retracer les déplacements de malades potentiels. En Corée, il suffit de s’approcher d’un immeuble où a séjourné une personne contaminée pour recevoir une alerte immédiate via l’application de lutte contre le Covid-19. La Corée a elle aussi fait installer des caméras de surveillance dans chaque bâtiment, chaque bureau, chaque boutique ; là aussi, impossible de se mouvoir dans l’espace public sans être visé par l’objectif. Grâce aux données provenant des téléphones mobiles, il est possible de vérifier en un instant les déplacements d’un malade, et les allées et venues de toutes les personnes contaminées sont d’ailleurs rendues publiques. Inutile de dire que les liaisons secrètes ne le restent pas longtemps.

    Pourquoi notre monde est-il pris d’un tel effroi face au virus ? La «guerre» est dans toutes les bouches, et cet «ennemi invisible» dont il faut venir à bout. Nous vivons depuis très longtemps sans ennemi. Il y a exactement dix ans, dans mon essai intitulé la Société de la fatigue (1), je défendais la thèse que nous vivons un temps où le paradigme immunologique reposant sur la négativité de l’ennemi n’a plus cours. La société organisée selon le principe d’immunité est cernée de frontières et de clôtures, comme à l’époque de la guerre froide. Des protections qui empêchent du même coup une circulation accélérée des biens et du capital. Or la mondialisation élimine ces défenses immunitaires pour paver la voie au capital. Il en va de même de la promiscuité et de la permissivité aujourd’hui omniprésentes dans tous les domaines de notre vie : elles annulent la négativité de l’étranger - ou de l’ennemi. Aujourd’hui, ce n’est pas de la négativité de l’ennemi que proviennent les dangers, mais bien de la surabondance positive qui s’exprime sous forme de surproduction, de surcommunication, de surperformance. La guerre, dans notre société de la performance, c’est avant tout contre soi-même qu’on la fait.

    Et voici que le virus s’abat brutalement sur des sociétés à l’immunité gravement affaiblie par le capitalisme mondialisé. En proie à la frayeur, ces sociétés tentent de rétablir leurs défenses immunitaires, elles ferment les frontières. Ce n’est alors plus contre nous-mêmes que nous menons la guerre, mais contre l’ennemi invisible venu du dehors. Et si cette réaction immunitaire face à ce nouvel assaillant est si violente, c’est justement parce que nous vivons depuis très longtemps au sein d’une société sans ennemis, une société du positif. Désormais, le virus est ressenti comme une terreur permanente.

    Mais cette panique sans précédent a une autre cause, qu’il faut, là aussi, chercher dans la numérisation. La numérisation supprime la réalité, et c’est en étant confronté à la résistance qu’on éprouve la réalité, souvent dans la douleur. La «digitalisation», toute cette culture du like, a pour conséquence d’éliminer la négativité de la révolte. C’est ainsi que s’est installée, en notre ère post-factuelle de la désinformation et du deep fake, de l’hypertrucage, une apathie de la réalité. Plongés que nous sommes dans cet état d’inertie, le virus, autrement plus réel qu’un virus informatique, nous assène un formidable choc. Et la réalité, la résistance du réel se rappelle à notre bon souvenir.

    Mais la peur exagérée du virus est avant tout le reflet de notre société de la survie, où toutes les forces vitales sont mises à profit pour prolonger l’existence. La quête de la vie bonne a cédé la place à l’hystérie de la survie. Et la société de la survie ne voit pas le plaisir d’un bon œil : ici, la santé est reine. Soucieux de notre survie menacée, nous sacrifions allègrement tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Ces jours-ci, la lutte acharnée pour la survie connaît une accélération virale : nous nous soumettons sans broncher à l’état d’urgence, nous acceptons sans mot dire la restriction de nos droits fondamentaux. Et c’est la société tout entière qui se mue en une vaste quarantaine. Livrée à l’épidémie, notre société montre un visage inhumain. L’autre est d’emblée considéré comme un porteur potentiel avec lequel il faut prendre ses distances. Contact égale contagion, le virus creuse la solitude et la dépression. «Corona blues», tel est le terme que les Coréens ont trouvé pour qualifier la dépression provoquée par l’actuelle société de la quarantaine.

    La survie forcenée

    Si nous n’opposons pas la quête de la vie bonne à la lutte pour la survie, l’existence post-épidémie sera encore plus marquée par la survie forcenée qu’avant cette crise. Alors, nous nous mettrons à ressembler au virus, ce mort-vivant qui se multiplie, se multiplie, et qui survit. Survit sans vivre.

    Le philosophe slovène Slavoj Žižek affirme que le virus va porter un coup mortel au capitalisme. Il invoque un communisme de mauvais augure, allant jusqu’à croire que le virus fera échouer le régime chinois. Žižek fait fausse route : il n’en sera rien. Forte de son succès face à l’épidémie, la Chine vendra l’efficacité de son modèle sécuritaire dans le monde entier. Après l’épidémie, le capitalisme reprendra et sera plus implacable encore. Les touristes continueront de piétiner et de raser la planète. Le virus n’a pas fait ralentir le capitalisme, non, il l’a mis un instant en sommeil. Le calme règne - un calme d’avant la tempête. Le virus ne saurait remplacer la raison ; et ce qui risque de nous arriver, à l’Ouest, c’est d’hériter par-dessus le marché d’Etats policiers à l’image de la Chine. Naomi Klein l’a dit : ce «choc» représente un moment propice qui pourrait nous permettre d’établir un nouveau modèle de pouvoir. Le développement du néolibéralisme a souvent été à l’origine de crises qui ont généré de tels chocs. Ce fut le cas en Corée, en Grèce. Mais une fois qu’elle aura encaissé ce choc du virus, on peut craindre que l’Europe adopte elle aussi un régime de surveillance numérique permanente, à la chinoise. Alors, comme le redoute le penseur italien Giorgio Agamben, l’état d’urgence sera devenu le temps normal. Et le virus aura réussi là où le terrorisme islamique semblait avoir échoué.

    La révolution virale n’aura pas eu lieu. Nul virus ne peut faire la révolution. Le virus nous esseule, il ne crée pas de grande cohésion - chacune, chacun ne se soucie plus que de sa propre survie. Au lendemain de l’épidémie, espérons que se lèvera une révolution à visage humain. C’est à nous, femmes et hommes de raison, c’est à nous de repenser et de limiter radicalement notre capitalisme destructeur, notre mobilité délétère, pour nous sauver nous-mêmes et préserver notre belle planète.

    Byung-Chul Han (Libération, 5 avril 2020)

     
    Notes :

    (1) La Société de la fatigue, traduit de l’allemand par Julie Stroz, éd. Circé, 120 pp.

     
     
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  • Feu sur la désinformation... (275)

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un numéro de l'émission I-Média sur TV libertés consacrée au décryptage des médias et animée par Jean-Yves Le Gallou, président de la fondation Polémia, et Nicolas Faure.

    Au sommaire :

    • 1 : L’image de la semaine
      L’appel à la prière musulmane a retenti à Lyon et à Montpellier sous couvert de solidarité durant l’épidémie. Un événement peu commenté par les médias.
    • 2 : Covid-19. Croisade médiatique contre la chloroquine ?
      La chloroquine et le professeur Raoult continuent d’agiter les débats médiatiques ! Les journalistes ont-ils décidé de lancer une campagne contre la chloroquine ? La réponse dans ce I-Média.
    • 3 : Revue de presse
      Dans la revue de presse de la semaine, nous verrons notamment que l’invasion de l’Europe continue pendant la crise sanitaire, couverte ou même promue par les médias.
    • 4 : Les médias et le complotisme autorisé
      Cette semaine, on a pu voir que les médias attaquer les personnes évoquant la possibilité d’un virus créé en laboratoire… tout en remettant en doute la version officielle du nombre de morts en Chine !

                                     

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  • Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon cueilli sur Geopragma et consacré à l'épidémie de coronavirus et à ses conséquences sur les rapports de force mondiaux. Membre fondateur de Geopragma, ancien élève de l'ENA, Jean-Philippe Duranthon est inspecteur général au ministère de l'Ecologie et du Développement durable.

     

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    Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus

    Il est bien sûr un peu tôt pour évaluer toutes les conséquences de la crise du coronavirus, d’autant que celle-ci en est encore à ses débuts. Mais il est possible de réfléchir dès à présent à certaines de ses conséquences, par exemple au positionnement géostratégique de la Chine.

    Jusque-là sûre d’elle, fière d’un système, combinant développement économique et stabilité politique, garantissant l’adhésion de la population, la Chine pouvait adopter une posture conquérante, à l’échelle régionale mais aussi planétaire. L’apparition du virus à Wuhan (ville où, étrange coïncidence, elle avait décidé d’installer son laboratoire P4 spécialisé dans les recherches sur les virus) et sa propagation changent la donne et remettent en cause cette posture. L’absence de maîtrise initiale de l’épidémie montre en effet le manque de réactivité des responsables locaux, les imperfections des processus d’information au sein de l’empire, et les déficiences du système de santé : autant de faiblesses d’importance qu’il faudra corriger, donc de réformes internes qu’il faudra engager. Les dirigeants chinois devront accorder au moins autant d’attention au bien-être de la population qu’à la conquête de marchés ou de verrous diplomatiques. Car même en Chine l’on ne peut pas tout faire en même temps, surtout lorsque la croissance économique est la plus faible depuis trente ans.

    A l’échelle internationale, l’isolement dans laquelle la Chine est depuis peu plongée, à la fois volontairement du fait de la fermeture des régions contaminées, et malgré elle, parce que la plupart des pays ou des compagnies aériennes ont rompu leurs liaisons avec elle, interroge.

    Mais, au-delà de ces décisions emblématiques, c’est surtout la mise à l’arrêt d’un appareil de production dont des pans entiers sont conçus pour l’international qui importe : elle remet en effet en question l’habitude prise par la plupart des entreprises occidentales de réaliser une large part de leur activité en recourant à la sous-traitance dans des pays à faibles coûts de production, en particulier la Chine. Si ces entreprises ont aujourd’hui pour priorité de parer au plus pressé en recherchant, vaille que vaille, des palliatifs leur permettant de continuer leur activité, il est certain qu’elles réexamineront, dès que cela leur sera possible, l’ensemble de leurs processus de production et leur analyse des risques : elles pondéreront davantage leur dépendance à l’étranger, surtout l’étranger lointain, et considéreront que les risques de la délocalisation des processus industriels deviennent, surtout lorsqu’il s’agit d’approvisionnement en source unique, plus importants que les écarts de coût horaire qui les compensaient, et au-delà, jusqu’alors. Il est donc très probable que la crise du coronavirus modifiera de manière importante la division internationale du travail et sera un facteur de ré-internalisation de l’activité industrielle. La Chine, à l’instar de ses voisins, en sera pénalisée, d’autant plus que sa part dans l’activité manufacturière mondiale a cru fortement ces dernières années.

    Il faut donc s’attendre à deux évolutions qui se combineront : d’une part un repli sur soi pour donner la priorité aux réformes internes nécessaires, d’autre part une moindre appétence des pays occidentaux pour les usines chinoises.

    Mais il serait illusoire d’imaginer que cette évolution sera durable. La Chine a l’habitude de donner du temps au temps mais conserve ses objectifs, surtout quand le symbole du centenaire de la création de la Chine Populaire approche. Pas question donc que la Chine ne cherche plus à prendre la place des Yankees dans le contrôle de la région, qu’elle ne revendique plus d’être l’alter ego des Etats-Unis, voire l’alter ego dominant, qu’elle n’utilise plus ses avantages économiques (énorme marché, faibles coûts de production, main d’œuvre docile) et les réserves financières qu’elle a accumulées pour être un acteur incontournable, voire dominant, de la vie économique de la planète. Pas question qu’elle ne cherche plus à combiner ces atouts pour se doter d’un complexe militaro-industriel de tout premier niveau au service de sa politique de puissance.

    Le coronavirus va donc certainement ralentir quelque temps la montée en puissance de la Chine sur le plan mondial, mais il ne lui donnera pas un coup d’arrêt. Il est même probable que les entreprises chinoises, qui auront besoin d’accroître leur présence sur les marchés mondiaux pour compenser le ralentissement de la croissance en Chine, chercheront à compenser la désaffection relative de leurs partenaires occidentaux en se montrant encore plus agressives à l’étranger.

    Il est donc peu probable que le coronavirus soit pour la Chine ce que Tchernobyl a été pour l’URSS.

    Mais les interrogations d’ordre géostratégique soulevées par l’épidémie/pandémie de coronavirus concernent désormais aussi d’autres pays que la Chine. Comment l’Iran, déjà affaibli par les sanctions américaines, son étrange modèle économique et ses contestations internes, pourra-il surmonter un désastre sanitaire auquel il n’est pas préparé et quelles en seront les conséquences au niveau régional et pour sa confrontation avec les Etats-Unis ? Quelles seront les conséquences de l’épidémie sur l’équilibre des forces dans les régions qui connaissent des conflits armés ou latents et sur ces conflits eux-mêmes : au Moyen-Orient (Syrie), dans le Golfe (Yémen), en Afrique du Nord (Lybie)… ? Les forces militaires françaises pourront-elles continuer leur action protectrice an Afrique lorsque les déficiences du système de santé de la plupart des pays subsahariens, dès à présent connues, seront manifestes ? Verra-t-on apparaître, après les réfugiés politiques, économiques, climatiques, des réfugiés sanitaires et quel accueil devra et pourra-t-on leur réserver ?…

    Il est également difficile de savoir si l’inévitable ralentissement économique mondial et la chute des marchés financiers se traduiront par une crise économique majeure et si les Etats ainsi que les banques centrales trouveront les moyens d’y faire face alors qu’ils ont déjà créé des liquidités considérables pour remédier à la déprime de la croissance.

    L’épidémie de coronavirus ne va pas changer les objectifs ni les stratégies des grandes puissances. Mais elle va modifier de manière non négligeable les possibilités d‘action des différents protagonistes et, sans doute, à brève échéance, certains rapports de force.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 2 mars 2020)

     

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  • L’Eurasie : le nouveau Far East économique et stratégique pour la France et l’UE ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la question de l'Eurasie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    L’Eurasie : le nouveau Far East économique et stratégique pour la France et l’UE ?

    « Celui qui domine le Heartland commande « l’ile-monde » (l’autre nom de l’Eurasie) ; celui qui domine « l’ile-monde » commande le monde. » 

    Ainsi parlait le géographe- stratège britannique Mackinder …en 1904 ! L’Amérique a fait son mantra géopolitique de cet oracle et le grand Z. Brezinski conseiller de bien des présidents américains jusqu’à Barack Obama, l’a candidement expliqué dans son remarquable « Grand échiquier » en 1997.

    Eh bien nous y sommes ! La hantise de la géopolitique américaine a toujours été l’unification de l’Eurasie et l’émergence d’une puissance continentale la contrôlant. Les Etats-Unis s’appliquent à dominer cet espace géopolitiquement concurrent par l’éparpillement et l’affaiblissement des souverainetés étatiques européennes et eurasiatiques. Via l’embrigadement otanien, l’extraterritorialité juridique, les sanctions contre la Russie, les intimidations et chantages de tous ordres, etc… Divide et impera. C’est la raison de toute la pression exercée depuis 60 ans sur l’UE – comme de toutes les politiques antirusses -, afin que jamais l’Europe de l’Ouest n’ose se tourner vers l’est du continent. Car, sans même parler d’union ou d’intégration, un simple rapprochement tactique assumé entre l’UE et l’Eurasie amoindrirait mathématiquement l’influence américaine globale et régionale, y compris face désormais à la puissance chinoise.  

    A l’autre bout du monde, le nouveau « deuxième Grand » du duopôle stratégique, la Chine, via les Nouvelles routes de la Soie, cherche à prendre l’Europe en sandwich. Et que dit la malheureuse proie ? Elle s’insurge mollement, se laisse faire et se croit même maligne en jouant la Chine contre la Russie. La tenue en 2016 du Forum de « l’initiative des Trois mers » (Baltique, Adriatique, Mer noire) a vu s’ébaucher le raccordement de 12 pays d’Europe centrale et orientale au projet des Routes de la Soie…mais contre la Russie. En 2020 doit se tenir 1er forum UE-Asie centrale, qui sera lui aussi dirigé indirectement contre la Russie. L’UE veut donc bien collaborer avec l‘Asie centrale…. Mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie…. à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    Pourtant, si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendaient compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recelait, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine et constituerait une masse stratégique-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. 

    Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est totalement absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  

    Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont les 2 plus grandes économies mondiales : UE et Chine. Pour ne parler que de l’UEE  -pendant de l’UE- : un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) représente 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du 21 siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    L’Eurasie est donc l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme.Bref, c’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devons nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. 

    On retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée ? C’est faux ! Ce sont des freins largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse. Ce syndrome de Stockholm nous affaiblit et justifie les sanctions interminables pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience d’une communauté d’intérêts et d’une urgence à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE dans les projets de la Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands avec l’OBOR et au sein de l’OCS pour contrôler l’Asie centrale, pré carré russe, puis se projeter vers l’UE.

    Nous avons en commun avec la Russie tant de choses, mais certainement une commune crainte d’un engloutissement ou du dépècement chinois. Ainsi, l’Eurasie est prise entre deux poids lourds et promise à la dévoration si UE et Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. 

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit devenir une priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure, face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 3 février 2020)

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  • Feu sur la désinformation !... (260)

    Vous pouvez découvrir ci-dessous, dans son nouveau format, un numéro de l'émission I-Média sur TV libertés consacrée au décryptage des médias et dirigée par Jean-Yves Le Gallou, président de la fondation Polémia, avec le concours de Nicolas Faure.

    Au sommaire :

    • 1 : L’image de la semaine
      En Chine, les chaînes d’Etat ont diffusé des images de nombreux attentats commis par des Musulmans. Les médias occidentaux sont restés muets sur ces documentaires.
    • 2 : Brexit : les médias se prennent une claque
      Malgré toutes les prédictions médiatiques d’un duel serré et même d’une possible victoire de Jeremy Corbyn, c’est bien le camp conservateur qui est sorti éclatant vainqueur des élections britanniques.
    • 3 : Revue de presse
      Une journaliste de Quotiden qui part à Médiapart, France Inter qui vous aide à passer un Noël anticapitaliste et, bien sûr, Christophe Barbier dans ses œuvres ! Les médias étaient en forme cette semaine !
    • 4 : Le Mans saccagé par l’extrême droite ? Un gros bobard médiatique
      Le centre-ville du Mans a-t-il été mis à feu et à sang par une horde de militants d’extrême droite ? C’est ce qu’ont annoncé de nombreux journalistes ces derniers jours. Pour finir notre émission, nous reviendrons sur cet énorme bobard.

     

                                               

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  • " L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine "...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros à l'hebdomadaire Marianne à l'occasion de la sortie de son recueil de chroniques Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Macron et l’Otan : “ L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine ”

    Marianne : La Chine et les Etats-Unis nous mènent-ils à une nouvelle Guerre froide ?

    Caroline Galactéros : Il me semble que poser la question en ces termes nous fragilise et nous empêche – nous, Européens, mais aussi les autres parties du monde, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine -, de voir la réalité dans sa complexité et ses opportunités. Cela nous emprisonne dans une prétendue alternative où nous n’aurions le choix qu’entre un “maitre” et un autre. Certes, le nouveau duo-pôle stratégique de tête entre Washington et Pékin – qui est autant un duel qu’un duo -, surdéterminera de plus en plus la vie internationale comme les chaines d’influence, d’intérêts et de dépendances. Cependant, le nombre des acteurs, comme l’intrication des intérêts et des enjeux font que le paysage international a profondément changé par rapport à celui qui prévalait durant la Guerre froide jusqu’au tournant du XXIe siècle, avec les attentats du 11 septembre 2001.

    D’un point de vue stratégique, cette tragédie fut un coup de semonce aux dimensions telluriques. L’étoile américaine a dès lors commencé à pâlir en termes de crédit moral (discrédit aggravé à partir de 2003 et de l’invasion de l’Irak), mais aussi en termes de suprématie militaire et de crédibilité perçue. On a assisté à l’émergence de nouveaux modèles de puissance et de nouvelles ambitions jusqu’alors bridées, qui se consolident depuis, à la faveur des calculs hasardeux de l’Occident en matière d’intervention (Libye, Syrie, Yémen), de fiascos sécuritaires (Afghanistan, Irak), de nos graves inconséquences ou complaisances catalysées en terreur islamiste menaçant la cohésion des sociétés européennes. Sans parler des ingérences vécues comme de moins en moins justifiables, quelles que soient les parties du monde ciblées comme devant bénéficier de notre martiale bienveillance démocratique.

    Le Sahel est un autre de ces théâtres immenses où se répand le désordre du monde et révèle notre difficulté croissante à y faire converger développement et lutte contre le terrorisme. Dans cette immensité, la France porte quasi seule le fardeau d’une mission retardatrice de la déstabilisation djihadiste sur fond d’États faillis et de menace migratoire. Elle vit, dans la chair de ses enfants tombés au combat, une impuissance structurelle que masquent de moins en moins l’excellence et l’héroïsme de nos armées. Ce drame se noue tandis que l’Amérique, avec l’Otan, y est en embuscade, et lorgne ce considérable marché sécuritaire et d’armements, et tandis que la Chine et la Russie sont elles aussi en lice. Moscou notamment, forte de ses succès syriens dans la lutte anti-djihadiste, commence à trouver un écho à ses propositions d’appui auprès de populations qui se sentent abandonnées, quand ce n’est pas flouées, par leurs pouvoirs comme par l’approche militaire française qui leur semble insuffisante face à la recrudescence de la violence et des effectifs des groupes armés. Ici comme ailleurs, l’urgence s’impose d’une réflexion désinhibée et sans tabous sur la sécurité de la région, loin des pressions américaines pour y installer l’Alliance ou de celles de Pékin. Seul un tel effort nous permettra de défendre notre crédibilité militaire, mais aussi nos intérêts et nos principes démocratiques.

    Quoi qu’il en soit, pour l’heure, mis à part en Europe, qui peine décidément à sortir de sa gangue et à grandir enfin, il n’existe plus de réflexe ni de volonté de s’aligner sur l’un ou l’autre “camp”, même si Washington comme Pékin essaient évidemment, chacun à leur manière, de rallier des clientèles anciennes ou nouvelles et de sécuriser leur contrôle politique, militaire ou économico-financier sur le maximum possible d’acteurs. Des puissances régionales telles que la Turquie, l’Iran, ou même l’Inde, poussent chacune leur agenda. C’est évidemment aussi le cas de l’ancien deuxième “Grand”, la Russie, qui est toujours demeurée une puissance globale, mais peut désormais le réaffirmer pleinement depuis ses succès militaires et diplomatiques en Syrie et dans tout le Moyen-Orient. Plus généralement, le caractère totalement décomplexé des actes comme des paroles de tous ces acteurs illustrent les effets délétères de la destruction méthodique des règles et structures du multilatéralisme et le boomerang de la promotion détabouisée de l’intérêt national, grand vainqueur de ce jeu de massacre. Les Etats-Unis eux, ne se résolvent pas à voir émerger un autre empire et menacer leur préséance. D’où les crispations au sein de l’ONU, de l’OMC, la remise en cause de presque tous les accords et traités multilatéraux (et bilatéraux comme avec la Russie en matière de désarmement), et naturellement la crise de l’Otan, qui n’est pas en état de mort cérébrale mais souffre de fortes migraines depuis que certains alliés ont réalisé, à la faveur des agissements turcs en Syrie avec aval américain, que leur avis comptait décidément pour du beurre. Ce n’est pourtant pas un scoop !

    Avec la Russie, n’existe-t-il finalement pas une tripolarisation ?

    La Russie est une puissance globale qui a subi depuis 30 ans des coups de boutoir incessants de la part de l’Occident. Mais elle en a vu d’autres… Moscou a parfaitement mesuré, au contraire de l’Europe qui veut ignorer qu’elle est un simple outil d’affaiblissement de l’Eurasie voire une proie industrielle et technologique pour son grand Allié, qu’elle devait consolider sa puissance et son influence sous peine d’écrasement progressif entre la vindicte américaine et le “baiser de la mort” chinois. Puissance eurasiatique par excellence elle est plus que jamais l’acteur pivot de cet immense espace. Elle y poursuit méthodiquement l’intégration économique culturelle et sécuritaire autour de l’Union économique eurasiatique (l’UEE) et de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) notamment. L’UE ignore superbement (comme elle le fit pour les Nouvelles routes de la Soie chinoises) cette dynamique florissante à ses portes. Pourtant, l’UEE est la matrice d’un pendant à l’UE.

    C’est évident. C’est en cours. Moscou recherche “l’intégration des intégrations” et à terme, souhaite inscrire son rapprochement avec l’Europe communautaire dans un schéma très gaullien d’une Europe l’atlantique à Vladivostok voire au-delà. Au lieu de persister dans notre sidération et notre complexe de l’orphelin transatlantique, nous aurions tout intérêt à inscrire le futur de l’Europe dans cette nouvelle dimension eurasiatique. Les opportunités économiques industrielles de coopération mais aussi sécuritaires nous donneraient une masse critique incontournable entre Chine et Etats-Unis. L’Eurasie est pour moi la « Nouvelle frontière » de l’expansion vers l’Est de l’ensemble européen. Et la prise de conscience de cette évidence pourrait permettre à la France de jouer un rôle moteur dans cette projection d’influence et de puissance.

    Ce n’est pas pour rien que Zbigniew Brezinski dans Le Grand échiquier, a ingénument rappelé l’obsession américaine d’une fragmentation de l’Eurasie et d’une division de l’Europe de l’Ouest avec l’instrumentation de la “menace russe” comme vecteur d’un affaiblissement durable de l’ensemble européen. Cette ligne stratégique américaine est toujours à l’œuvre et totalement transpartisane. La pression pour l’élargissement de l’UE et de l’Otan à tous les anciens satellites soviétiques, la guerre contre la Serbie, la déstabilisation de la Géorgie et de l’Ukraine, la diabolisation de plus en plus ridicule de la figure de Vladimir Poutine : tout cela vise à rendre impossible – car dangereux pour la domination américaine sur le Vieux Continent -, un rapprochement de l’Europe avec la Russie qui signifierait la fin de la vassalisation pour nous et l’émergence d’un ensemble centrasiatique intégré selon des cercles concentriques et des coopérations sectorielles multiples, à géométrie variable, plus à même de résister aux offensives commerciales ou normatives américaines et chinoises. Seul peut-être Donald Trump avait-il compris l’intérêt de se rapprocher de Moscou contre Pékin et contre l’Europe. On sait ce qu’il lui en a coûté politiquement avec un Russia gate interminable et désormais la curée pour l’impeachment

    Quel rôle peut jouer l’Union européenne dans tout cela ?

    L’Europe demeure mentalement, plus encore qu’économiquement, sous tutelle américaine. Elle peine à sortir de son immaturité stratégique consentie. Elle a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même. Trump ou pas Trump, les fondamentaux de la puissance et de l’impérialisme américain n’ont de fait pas bougé d’un iota. C’est la méthode qui a changé, et le gant de velours qui s’est simplement transformé en gant de crin…. Nous devons en tirer les conséquences et saisir cette opportunité pour nous penser en temps qu’ensemble de nations souveraines ayant des intérêts économiques, sécuritaires migratoires, stratégiques, technologiques, industriels et de défense propres. Il nous faut redéfinir l’intérêt national, ne plus opposer la souveraineté des nations européennes à la sauvegarde de l’ensemble européen, oser désobéir, refuser l’imposition destructive pour nos sociétés et nos économies d’une extraterritorialité injustifiable, et ne pas craindre de riposter. Le temps est venu d’une rébellion concrète non pour plastronner mais pour survivre. La France semble en passe de prendre, pour l’heure encore bien seule, la tête de cette croisade salutaire. Il faut juste du courage et tenir, car les représailles, pressions, chantages, intimidations vont pleuvoir pour tester notre détermination. Mais il en va de notre avenir commun.

    L’OTAN nous range-t-elle forcément dans le camp des Etats-Unis ? 

    Le sommet des soixante-dix ans de l’Alliance a mis en valeur l’ampleur de la discorde interne des visions, et surtout la prise de conscience française qu’il est temps de regarder la réalité en face. L’OTAN est en échec sur tous ses théâtres d’action. Nous ne contrôlons ni ne décidons rien en cette enceinte. Notre président a le courage de le dire et de briser une omerta embarrassée qui n’a que trop duré. L’OTAN, de fait, entretient les tensions et n’a à son bilan que des échecs à mille lieues de l’effet stabilisateur annoncé. Car son rôle est de persister dans l’être, de justifier un contrôle politique américain sur ses membres, de geler l’Europe au plan stratégique et de vendre des armes. Elle empêche structurellement l’Europe de s’émanciper alors que celle-ci en a les moyens, et que les “garanties otaniennes” -notamment le fameux « parapluie nucléaire américain »- ne sont plus crédibles à l’heure d’un pivot décisif et durable des préoccupations stratégiques américaines vers l’Asie et la Chine. Washington ne veut simplement plus payer pour la sécurité des Européens ni intervenir à leur profit, mais entend continuer à les diriger et à leur faire rendre gorge au nom du “partage du fardeau” … et au profit des marchands d’armes américains. Le reste est du decorum. Comment faire sans l’OTAN ? C’est assez simple en fait : commencer par renforcer considérablement notre “outil militaire” pour faire face au spectre élargi des menaces qui pèsent sur la sécurité de nos concitoyens et de nos intérêts, au loin comme sur le territoire national ; élargir notre vision à la dimension eurasiatique en termes sécuritaires et de défense ; initier des coopérations avec ceux qui le souhaitent sans exclusive ni naïveté ; enfin appuyer les efforts de ceux des États que l’unilatéralisme américain cible et affaiblit. Ils sont extrêmement nombreux. Alors le leadership français rêvé prendra corps et inspirera confiance et espoir.

    Le Moyen-Orient est-il encore au centre de l’attention ? 

    Il semble en effet sorti du scope en ce moment, mais c’est l’effet déformant du zapping médiatique et politique comme de la densité de l’actualité internationale. Je pense aussi que l’on se tait car on n’a plus grand-chose à dire ni de discours victorieux ou seulement martiaux à mettre en scène sans rougir. Les masques sont tombés. La France a été progressivement sortie du jeu moyen-oriental. Nos calculs politiques indéfendables moralement ont de plus échoué pratiquement. La Syrie a échappé au démembrement et est en passe de recouvrer son intégrité territoriale. Mais ce n’est pas fini pour autant. Les Etats-Unis nous ont laissé, avec la Turquie autorisée à agir à sa guise dans le Nord-Est syrien, une bombe à fragmentation redoutable. Grand allié du flanc sud de l’Alliance c’est-à-dire de Washington, Erdogan la représente de fait sur le théâtre syrien. Il sait à merveille jouer de son double positionnement stratégique pour Washington contre Moscou, et tout aussi important pour Moscou contre Washington…

    Les Kurdes ont parié et perdu, mais leur sens pratique et leur instinct de survie les rallient à la cause syro-russe qui seule peut leur épargner la fureur ottomane. L’Iran, essaie en dépit de toutes les pressions de consolider son arc d’influence régional. Quant à Israël, il vient, après Jérusalem, de récupérer le Golan avec la bénédiction américaine (ce qui, au passage, remet la question de la Crimée en perspective) : Une provocation considérable pour les Libanais comme pour les Jordaniens et un nouvel encouragement à la déstabilisation régionale.

    Et puis il y a le Yémen. L’inhumanité de cette guerre ingagnable où nous avons si coupablement joué les utilités et la folie saoudienne sont en passe de lasser même le parrain américain. Les Emirats Arabes Unis adoptent une attitude prudente…. Peut-être une brèche vers la sortie d’un conflit désastreux pour l’image moderniste du royaume wahhabite ? Rien n’est réglé et il est à parier que des scénarii guerriers occupent des centaines de planificateurs militaires au Pentagone.

    Le “processus de Genève”, dédié à la sortie politique du conflit syrien et vicié dans son essence, est un échec flagrant. Mais la Russie, pragmatique et habile, a admis son “couplage” symbolique avec le Processus d’Astana dirigé par Moscou et bien plus efficace. Peut-être l’embryon d’une solution politique acceptable pour ce pays martyr qui a échappé à l’emprise islamiste radicale ? Les anathèmes contre « Bachar bourreau de son peuple » et les accusations d’usage d’armes chimiques de moins en moins étayées contre le régime syrien, tout cela doit nous faire réaliser que nous l’avons échappé belle. Que serait aujourd’hui le Moyen-Orient s’il était passé sous la coupe des Frères musulmans en Égypte, en Syrie avec les parrains qataris et turcs et les innombrables surgeons terrifiants d’Al-Qaida ? La France doit sortir de cette compromission criminelle et si dangereuse pour son propre équilibre national.Notre président pourrait exprimer, au nom de la France, un mea culpa sincère pour nos errements passés. Ce serait un coup de tonnerre diplomatique. Une renaissance. Un geste d’honneur que seul un homme d’État ayant une hauteur de vue et de cœur suffisantes peut faire sans crainte.

    Un geste qui change la donne, libère les consciences. Rien à voir avec la repentance ridicule, tout avec l’honneur d’un chef d’Etat capable de reconnaitre que son pays s’est trompé, qu’il l’a lui compris et que tout peut être différent à l’avenir. Nous ne sommes pas frappés à jamais d’une malédiction et il est grand temps pour notre pays de définir une nouvelle politique étrangère indépendante et libre, qui nous sorte des fourvoiements moraux, des complaisances électoralistes ou des préoccupations mercantiles si peu à la hauteur des enjeux du monde et de ce que nous voulons être. Nous vendons des armes certes, et elles sont excellentes. Parmi les meilleures au monde. Notre industrie de défense est un pan important de notre socle d’emploi et d’excellence technologique. Mais nous ne devons plus être des proxys américains ou saoudiens qui vendent leur âme pour quelques contrats. Nous pouvons vendre à des Etats qui se défendent, plus à ceux qui mettent la planète à feu et à sang.

    Sur tous ces sujets, l’inflexion présidentielle sensible, observable depuis quelques mois doit être saluée, car elle rompt avec des années de servitude volontaire à contre-emploi de nos intérêts comme de nos principes. Il faut réinventer notre politique étrangère, introuvable depuis 15 ans au moins, et prendre nos distances à l’intérieur ou en dehors s’il le faut, d’une Alliance atlantique dont le bilan est catastrophique mis à part celui de sa persistance dans l’être et de l’entretien de menaces inexistantes.

    Caroline Galactéros, propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire (Marianne, 5 décembre 2019)

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