Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à la guerre de l'information autour du coronavirus. Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).
Le virus du faux
Nous vivons dans un monde obsédé par les fausses informations (auxquelles on associe spontanément : complotisme, propagande, désinformation et manipulation en ligne).
Pour au moins deux raisons : a) leur indéniable prolifération sur les réseaux sociaux (symptôme d’une méfiance populaire à l’égard de l’information « mainstream» et d’une certaine réceptivité) et b) la peur éprouvée par les élites après l’élection de Trump, le Brexit, etc. Phénomènes qu’elles tendent à d’attribuer à la désinformation (éventuellement russe et/ou par des communautés en ligne extrémistes) donc à une causalité intentionnelle plutôt qu’à des évolutions profondes des mentalités.
Il est bien connu qu’en cas de guerre, la première victime est la vérité (Kipling). La guerre au virus n’a pas dérogé à la règle. La contamination informationnelle (notamment les fake en ligne) est parallèle à la contamination sanitaire, mais ses formes sont plus variées.
Il y a d’abord le classique mensonge ou silence d’État. La Chine a commencé en tentant de cacher l’épidémie sous le tapis et en faisant taire les lanceurs d’alerte qui en parlaient : si le réel contrevient aux ordres du Parti, le réel a tort. Puis, la chose admise (le réel, c’est ce qui est irrémédiable disait un philosophe), Pékin a opéré un brillant retournement : ses victoires pour confiner puis restreindre l’épidémie sont exploitées pour montrer l’excellence de son modèle confuciano-capitalo-socialo-autoritaire. C’est la Chine qui aide ostensiblement les Occidentaux un peu laxistes et dépassés.
Elle affirme son soft power à mesure de sa prééminence économique et technique et de sa force de résilience. Quand l’épidémie sera finie, sera-t-elle présentée comme la puissance hégémonique qui remplace les USA (et profite de la confusion européenne) ? En tout cas, elle tient à agir sur l’opinion occidentale, ce qui se manifeste notamment par une action croissante de « diplomatie publique » sur les réseaux sociaux (sans oublier ses médias internationaux classiques d’influence).
Voir la virulence avec laquelle la « sinosphère » réagit aux moindres accusations. Le storytelling chinois (une épidémie vite maîtrisée par un peuple discipliné et un système efficace) appelle des messages plus agressifs sur les responsabilités de la pandémie, l’efficacité des réponses occidentales...
Par contraste, les « trolls russes » et médias d’influence idéologique poutiniens semblent dépassés. Dans tous les cas les stratégies d’influence internationales se déploient dans la perspective du chaos - politique, géopolitique, économique, culturel, etc.. - que risque de provoquer la pandémie. Dans les pays autoritaires, il est tentant de doubler le contrôle de l’information disponible pour sa population d’une stratégie d’accusation ou de confusion à destination des publics étrangers.
La position de déni française n’est pas sans conséquences ; l’art de feindre d’organiser les événements qui vous dépassent s’y est déployé : il ne sert à rien de fermer les frontières, de porter des masques si l’on n’est pas malade, de dépister les gens qui ne sont pas gravement atteints, nous dit-on. Mais ces erreurs que l’on appellera par charité de communication ont entretenu une méfiance populaire : on nous cache tout, on ne nous dit rien... D’où la tentation d’adhérer aux explications alternatives, « non officielles ». Ainsi des sondages montrent qu’une proportion remarquable de nos concitoyens est convaincue que le virus aurait pu être fabriqué en laboratoire. D’où il aurait été délibérément répandu ou aurait simplement fuité.
Le coronavirus pose aussi le problème de la vérité idéologique. Son terrible principe de réalité a dissipé quelques illusions : l’Europe qui protège, la mondialisation irrésistible et bonne, l’ouverture et la fin des frontières, la ringardise de l’État-providence, l’inutilité de la Nation qui protège, les flux tendus, la communication de tous avec tous, l’économie avant tout, ... Les dirigeants occidentaux peinent à comprendre qu’un événement (une guerre, une révolte, un virus) soit imprévisible, que le tragique puisse revenir, que les courbes ne se prolongent pas toujours, et que les situations les plus archaïques (grandes épidémies, rupture des flux de circulation) puissent encore se reproduire. Elles tendent à nier ce qui les nie. Mais l’affaire du coronavirus stimule l’opposition idéologique au « système », donc, là aussi, la propension à croire en une réalité différente.
Parallèlement, il est tentant de refuser la vérité du hasard, c’est-à-dire que des événements, parfois d’une importance tragique, adviennent sans cause ou finalité (sauf l’aléa d’une mutation génétique et de quelques voyages de sujets porteurs) : ni puissance obscure, ni dessein caché. Le phénomène n’est pas nouveau : en cas de catastrophe, accident tragique, disette, épidémie, les rumeurs portent vite sur ceux qui en profitent ou ceux qui en sont responsables. Ici, évidemment avec un effet démultiplicateur : la planète est touchée et nous pouvons tous communiquer sur Internet.
Un exemple : en France le risque de mourir du Corona a provoqué des conséquences inimaginables il y a quelques mois (confinement, changement de politique économique et financère) et, paradoxalement, le 1° trimestre 2020 a connu la plus faible mortalité des cinq dernières années.
Du coup, se développent des théories dite complotistes, surtout relatives à l’origine de la pandémie. Ainsi :
- Les Chinois auraient fabriqué le virus dans un laboratoire militaire et l’auraient laissé s’échapper
- Le virus aurait été fabriqué par les Américains pour déstabiliser la Chine
- Ce sont des militaires américains qui ont contaminé la Chine à l’occasion de jeux
- Le virus a été fabriqué par l’institut Pasteur comme le prouverait un brevet (en réalité, ancien, portant sur une autre variété du virus, et destiné à trouver un vaccin, pas un virus tueur).
- Vient récemment de s’ajouter la thèse d’une manipulation du virus HIV un laboratoire chinois suivi d’une fuite accidentelle de SARs-CoV-2 (prof. Montagnier)
Des contre-vérités relèvent du mécanisme ancien de la rumeur ou désinformation. Il suffit de consulter la rubrique fake news de son navigateur : fausses photos de morts, fausses informations sur les horreurs qui se produisent là ou là, faux remèdes de bonnes femmes pour se guérir ou se préserver, fausses révélations sur des plans secrets... Et bien entendu, faux espoirs et solutions miraculeuses.
Le phénomène n’est pas nouveau et on devait en raconter de rudes dans les tavernes au moment de la peste antonine ou du choléra. Plus un sujet touche à nos vies et nos passions - ici la peur- plus nous avons envie d’échanger à son propos, plus nous sommes ouverts à l’information alternative (et donc méfiants à l’égard de l’information venue d’en haut), plus nous nous intéressons aux révélations sensationnelles, plus nous les diffusons... Avec, évidemment, l’effet multiplicateur des réseaux sociaux...
Dernier paradoxe : le virus médical favorise le virus informatique : les cyberattaques opportunistes se multiplient basées sur le principe que, si l’on envoie un message piégé qui porte dans son titre quelque chose en rapport avec le coronavirus (un appel urgent de l’OMS, une demande d’aide, des instructions importantes), les
destinataires vont plus facilement cliquer, être moins vigilants, et introduire plus facilement des logiciels malveillants dans leur système.
D’autres éléments :
Tout cela s’ajoute à des phénomènes déjà repérés : doute sur l’efficacité des vaccins, la dangerosité de tel ou tel produit, le réchauffement climatique, les médecines alternatives. Il s’agit, sinon d’une remontée d’obscurantisme, du moins d’une dévaluation de l’autorité scientifique. En principe, celle du vérifiable. L’époque permet à chacun – surtout s’il pioche des révélations de « gens comme lui » sur les réseaux sociaux – d’étendre le champ de son opinion et de fantasmer son expertise.
Il n’y a rien de mal, en démocratie, à ce que nous divergions sur ce qui est souhaitable et probable demain. Mais il faut s’entendre pour parler du même monde des événements avérés et principes démontrés (dans 1984 d’Orwell, le héros réclame la liberté de dire que 2+2=4, pas le contraire).
On a vu des sondages sur la chloroquine. Que l’on interroge le public sur une question sur laquelle les experts se disputent est en soi comique. Nous sommes (moi en tout cas) incompétents pour en trancher. Que veut le peuple en physique quantique ? Il y a des domaines où la logique libérale du choix individuel doit connaître des limites. Le recours aux experts et aux comités ne garantit en rien l’autorité de la science.
Ici, elle a d’autant plus de mal à apporter preuves et vérifications qu’il s’agit souvent de projections et anticipations (par exemple de taux futurs de contaminations, d’immunité, de létalité, etc.). De nombreux biais cognitifs bien repérés nous empêchent comprendre des raisonnements basés sur les probabilités. D’où la tentation d’une « autre » explication ou interprétation des risques, de leurs causes et de l’efficacité de leurs remèdes. Ou la confusion : voir les débats sur l’efficacité de la chloroquine et sa vérification (représentativité des échantillons testés, par exemple). Le fait que les professeurs Raoult ou Montagnier (prix Nobel) émettent des thèses controversée et qu’une partie de la communauté scientifique se dresse contre eux n’aide pas le citoyen moyen à bien distinguer ce qui est scientifique et ce qui est fake news. Cette complexité n’excuse pas la prolifération des thèses douteuses, mais l’explique en partie.
Dernier élément : il y a une base sociologique et culturelle indéniable à l’adhésion à la version « officielle » ou « alternative ». Un indice entre cent : il y a une forte corrélation statistique entre le vote anti-système (RN, LFI, blanc ou nul + abstention) et le scepticisme à l’égard du « discours officiel », l’adhésion aux thèses alternatives de type « le virus s’est échappé d’un laboratoire », etc. Le bloc populiste, qui ne profite pas de la mondialisation, celui qui a le plus besoin de l’État protecteur et qui appartient souvent aux professions les plus exposées en cas d’épidémie, a déjà accumulé de la colère au moment des Gilets jaunes et de la réforme des retraites. Et comme ce sont les populations qui souffriront le plus des conséquences économiques et sociales du « jour d’après »…, ce seront les plus persuadées qu’on leur a menti, que les services publics ont été démantelés, que la Nation a besoin de frontières et de souveraineté, que la mondialisation est une folie, que l’Europe ne peut rien pour nous.
Il y aura donc, après l’épidémie, des tensions entre les protestataires (par ailleurs divisés), le parti de la colère, et les partisans d’un retour à l’ordre fût-il agrémenté de considérations sur une nécessaire gouvernance ou une économie de l’humain (cf. Attali). Tout le monde proclame que « plus rien ne sera comme avant », mais chacun y met ce qu’il croyait auparavant. Et l’Histoire nous enseigne que d’effroyables épidémies n’ont pas forcément bouleversé l’ordre politique. Le pouvoir peut se renforcer du chaos.François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 16 avril 2020)