Europe : fusion des Etats, fission des sociétés ?
À court terme, vers quelle Europe se dirige-t-on ?
La question est loin d'être académique. Effondrement de l'UE ou raidissement sous forme d'une fédéralisation forcée ? A priori les deux options sont envisageable dans le climat actuel, cependant la seconde hypothèse me semble la plus vraisemblable compte tenu de la dynamique générale qui s'est enclenchée avec la crise de l'euro.
En effet, si l'on suit les explications de l'historien britannique Niall Ferguson, spécialiste de la monnaie, il est plus facile de sortir de l'UE que de l'euro. Si le Traité de Lisbonne prévoit la possibilité pour un État de quitter l'Union, ce n'est pas le cas pour l'euro où aucun mécanisme n'est prévu en la matière ; un peu comme les conquistadores des Grandes Découvertes, l'UE a semble-t-il brûlé ses vaisseaux et rendu un retour en arrière quasi impossible. De plus, matériellement une sortie de l'euro signifierait pour les États fortement endettés que leurs actifs seraient libellés en (nouvelle) monnaie nationale (drachme, lire, pesetas, etc.) tandis que leurs passifs resteraient libellés en euro : donc banqueroute assurée pour ces pays. À cette première explication touchant la quasi-impossibilité de sortir de la monnaie unique tant institutionnellement que concrètement, Ferguson en ajoute une deuxième : une monnaie nécessite impérativement un système fiscal et budgétaire unifiés, c'est la condition fondamentale de son fonctionnement à moyen et long terme.
À mon avis, ce sont ces deux éléments structurels qui imposent une fédéralisation forcée de l'UE : une monnaie et l’appareil fiscalo-budgétaire l’accompagnant. L'euro a créé ainsi une dynamique débordant largement la capacité de décision des gouvernements, sans parler des réactions des populations. Il y a là un « moteur » au sens macro-historique, qui dicte le développement des sociétés en fonction de la logique défi-réponse. On l'a d'ailleurs déjà vu à l'œuvre avec les changements de gouvernement en Italie et en Grèce, changements intervenus non pas suite à une élection mais sous la pression des marchés financiers.
Ouvrons brièvement ici une parenthèse pour rappeler les trois moyens dont dispose un État pour faire face au surendettement public : 1) l’inflation ; 2) la mise en faillite ; 3) la confiscation de la fortune privée. Dans le cas présent, les deux premiers sont exclus. Car la monnaie unique rend impossible toute politique inflationniste nationale. Il en va de même d’une mise en faillite autoproclamée (comme le fit l’Argentine il y a une dizaine d’années) ; la simple velléité de l’ancien Premier Ministre grec de soumettre à référendum le plan de renflouement proposé par le couple franco-allemand a conduit à sa démission immédiate. Ceci indique également que pour se mettre en faillite, un État doit pouvoir s’appuyer sur l’accord ou le consentement tacite d’une large majorité de sa classe politique et de la population ; l’exemple grec et dans une moindre mesure italien tendent à montrer que c’est loin d’être le cas en Europe pour l’instant. Il ne reste donc que la confiscation de la fortune privée. À cet égard, les pressions exercées sur les banques suisses en vue de taxer par tous les moyens l’épargne qui s’y trouve, conjuguées à la propagande visant à dénoncer les « profiteurs » qui chercheraient par ce biais à ne pas payer l’impôt, tout ceci témoigne que c’est bel et bien cette troisième voie – la confiscation de la fortune privée – qui est envisagée pour faire face au surendettement public.
Revenons au moteur évoqué plus haut à propos du rôle de la monnaie unique. Si une telle dynamique est à l’œuvre, vers quelle Europe fédérale se dirige-t-on : un « gouvernement européen » à Bruxelles comme semble le dire les décisions du dernier Sommet européende décembre 2011 (pacte budgétaire), ou bien une autre forme plus ad hoc. Là aussi, je vois plutôt la seconde possibilité. Les réunions à répétition du G20 à l'instigation principale de la France et de l'Allemagne, les rencontres entre chefs d'État et de gouvernement et les premiers mécanismes régulateurs créés en dehors du cadre de la Commission européenne, les invitations contraignantes adressées à ces occasions aux responsables des gouvernements concernés (Grèce, Italie, etc.), le leadership assumé en la matière par la France (en apparence) et par l'Allemagne (réellement), tout cela indique une voie probable, à savoir non pas un fédéralisme dans le cadre institutionnel bruxellois mais une formule plus empirique dans laquelle, sous couvert intergouvernemental (Sommets, conférences ministérielles, réunions restreintes, etc.), l'Allemagne laisserait la France jouer le rôle de « puissance invitante » (afin de lui permettre de sauver la face) mais déterminerait le contenu de l'agenda réel. Outre les réunions en cascade précitées, un autre argument plaide en faveur d'une telle évolution : l'Allemagne connaît déjà au niveau national un système fiscal pouvant préfigurer celui d'une Europe fédéralisée « par contrainte ». Car, d'ores et déjà dans l'Allemagne des 16 Länder, il n'y a qu'un seul système fiscal au niveau fédéral ; contrairement aux cantons suisses les Länder ne disposent pas de compétences fiscales propres, ils ne lèvent pas l'impôt eux-mêmes. L'argent est collecté de manière centrale par le Bund et redistribué ensuite aux Länder au prorata de leur taille et de leur population.
Un tel système peut donc très bien s'adapter à un cas de fédéralisation forcée. Et en tenant ainsi les impôts, on peut ensuite dicter les priorités des politiques budgétaires nationales ; un peu comme le FMI et la Banque mondiale ont imposé, dans les années 90, des ajustements budgétaires aux États africains en contrepartie des prêts accordés. Au passage, on retrouve donc la préoccupation actuelle de plusieurs historiens d'une africanisation de l'Europe (Cosandey, Attali).
Comment cette centralisation pourrait-elle se dérouler concrètement ? Les populations rempliraient-elles des déclarations fiscales « allemandes » qu'elles enverraient ensuite à Berlin ? Peu réaliste. En revanche, la formule du pot commun est utilisée de longue date dans l'UE pour différents programmes allant de la Politique agricole commune à la Recherche scientifique. Il est ainsi possible d'imaginer grosso modo un vaste pot commun rassemblant les finances des États européens en difficulté, pot commun géré par l'Allemagne (et sous présidence honorifique française) dictant la rigueur budgétaire nécessaire en contrepartie des plans de sauvetage octroyé à ces pays. À partir de là, la fédéralisation se réalise de fait, de manière pragmatique et empirique, sous la pression financière mais sans réforme institutionnelle de l'UE (que l'on sait voué à l'échec depuis les référendums sur le projet de constitution européenne) - l'UE se trouvant en corollaire vidé, également de fait, de sa substance (Ferguson providebit).
Conséquences d'une telle évolution : 1) fusion étatique accrue et accélérée sous leadership monétaire et financier franco-ALLEMAND ; 2) manifestations, émeutes et révoltes se développant de manière endémique en réaction aux politiques d'austérité ; 3) militarisation exponentielle des polices nationales en réponse aux émeutes et révoltes ainsi que recours croissant aux sociétés de sécurité privée pour faire face à l'ensemble des besoins. Il faut en outre supposer que, d'une part, les mouvements de type Wikileaks et Indignés auront d'ici là suffisamment discrédité les classes politiques nationales et que, d'autre part, le spectre du chaos et de l'anarchie aura été suffisamment agité, pour permettre à cette fédéralisation de ne pas se heurter à un obstacle démocratique trop important !
Il est intéressant de relever que les trois conséquences susmentionnées correspondent presque trait pour trait à celles de la Grande Dépression médiévale des XIVe et XVe siècles. Cette dépression intervient en effet avec la saturation de l'économie féodale et débouche sur un renforcement du pouvoir des classes dominantes, sur des révoltes urbaines (Ciompi à Florence, Jacques à Paris, etc.), ainsi que sur la militarisation accrue en raison des guerres endémiques et du recours à des mercenaires (les routiers).
Bernard WICHT (Le Polémarque, 21 février 2012)