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Points de vue - Page 26

  • L'éternel retour d'Evola...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gennaro Malgieri, cueilli sur le site d'Euro-Synergies (qui en a assuré la traduction) et consacré à l'actualité de Julius Evola.

    Journaliste, essayiste et ancien député au parlement italien, Gennaro Malgieri a été un des animateurs de la Nouvelle droite italienne.

     

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    L'éternel retour d'Evola 50 ans après sa mort

    L'oeuvre de Julius Evola se confirme, avec le temps, un demi-siècle après sa mort (en date du 11 juin 1974), comme une aire incontournable au cœur de la modernité. Andrea Scarabelli lui a consacré un livre magnifique et volumineux, Vita avventurosa di Julius Evola, publié chez Bietti (pp.737,39,00 €), dont nous parlerons dans les prochaines semaines, un livre indispensable qui, par sa complexité et son exhaustivité, nous fait découvrir l'un des plus grands penseurs du vingtième siècle.Pour avoir lu et apprécié Evola, bien que sur plus d'un point avec des réserves compréhensibles, il y a cinquante ans, ou même plus tôt quand le débat autour de ses idées faisait rage, en essayant de le sauver d'une diabolisation préventive, c'est comme si on ne l'avait pas connu du tout quand on le relit aujourd'hui, surtout après la publication du livre de Scarabelli, dans le contexte de la révolution la plus subtile et la plus radicale qui ait eu lieu: l'affirmation d'une pensée unidimensionnelle et homologatrice, totalitaire dans son essence et libertaire dans sa forme, qui est à la fois fiction et enveloppe du déracinement des valeurs auquel nous participons, consciemment ou inconsciemment. Evola, paradoxalement, est beaucoup plus notre contemporain qu'il ne l'était à l'époque où son observation minutieuse et son diagnostic précis de la décadence se sont déployés, se projetant dans une dimension qui, seulement des décennies plus tard, comme il l'imaginait lui-même, s'ouvrirait même dans les sphères culturelles qui, de son vivant, tendaient à le marginaliser, voire à le "réduire au silence".

    L'œuvre d'Evola, loin d'être embaumée et conservée dans les recoins d'une aire intellectuelle minoritaire, fréquentée uniquement par des "dévots" sans esprit critique, est surtout aujourd'hui, dans sa complexité, non seulement un formidable réquisitoire, extraordinairement efficace et approprié, contre l'idéologie du déclin sous les différentes formes qu'elle a prises, mais se révèle pour ce que tant de gens ont pu y voir en s'y plongeant au point d'en sortir transformés, comme ce fut le cas par exemple pour le grand poète allemand Gottfried Benn après la lecture de Révolte contre le monde moderne. Et si ce sont les traits stylistiques d'une certaine "révolution conservatrice" que Benn a reconnus dans le livre du penseur italien, qui devait conquérir avec lui une notoriété non éphémère dans les milieux culturels européens, il faut dire aussi que l'analyse profonde et complète de la Tradition par Evola laissait entrevoir un horizon culturel qui, au tournant de la crise continentale, pas encore libéré des affres de la première grande guerre civile européenne, s'apprêtait à se dissoudre dans la crise de l'Europe, se préparait à se dissoudre dans la seconde, comme le prédisait "prophétiquement" un fascinant diagnosticien représentant le "déclin de l'Occident", un peu comme Evola lui-même le fera des années plus tard en entraînant la "prophétie" spenglérienne au-delà des contingences qui l'avaient inspirée pour la fonder dans l'éclipse d'une religiosité, même non fidéiste; la "crise du monde moderne" dont René Guènon avait déjà donné une représentation convaincante au point qu'elle tient encore face aux convulsions qui nous habitent et auxquelles nous avons l'impression de ne pas pouvoir échapper.

    C'est à ce sentiment d'impuissance qu'Evola s'est souvent intéressé, nous invitant à une sorte de révolution spirituelle qui, en ce début du 21ème siècle, nous apparaît comme la seule carte à jouer face aux contradictions de l'égarement intellectuel. Les conséquences politiques sont connues et la crise substantielle de la démocratie, démembrée par les pouvoirs oligarchiques, maîtres absolus du marché, n'est que la dernière étape de la dissolution sociale qui a commencé avec les crimes commis par la Grande Révolution.

    Le "totalitarisme mou", auquel Evola s'est implicitement référé tant de fois, ne s'arrête pas à la prétention d'uniformiser la vie selon l'uniformisation imposée par les potentats transpolitiques et la finance prédatrice à travers les médias, la publicité, l'allégorie fantasmagorique de la liberté exaltée - pour la nier - par les réseaux sociaux, l'apologie de l'homo consumans comme seul être réputé pertinent, la suppression de la souveraineté des peuples, des nations et des Etats en vue de la création d'un Marché Universel dont l'égalitarisme formel devrait être la ligne directrice. Avec pour objectif, de la part des oligarques intellectuels et politiques qui tiennent les ficelles, de transformer, jusqu'à les réduire à néant, les faits et phénomènes de diversité et de catapulter finalement la "théorie du genre" dans l'assimilation pratique de l'unisexe dans une société réduite à un désert de formes et privée de forces vives: bref, la révolution la plus bouleversante qui ait traversé l'humanité.

    La "pensée unique" a hâtivement consumé, dans l'horrible lande des idéologies mortes, ses gloires, renversant le principe d'"universalité" (qui n'est pas l'uniformité) propre aux soi-disant "civilisations traditionnelles" en celui de "collectif" propre à la soi-disant "civilisation moderne". Celle-ci s'oppose à l'"universel" comme la "matière" s'oppose à la "forme", affirme Evola. Et il explique, dans les dernières pages de Révolte contre le monde moderne, que "la différentiation de la substance dans la promiscuité de la collectivité et la constitution d'êtres personnels par l'adhésion à des principes et à des intérêts supérieurs constituent la première étape de ce qui, dans un sens éminent et traditionnel, a toujours été compris comme la "culture". Lorsque l'individu est parvenu à donner une loi et une forme à sa propre nature, de sorte qu'il s'appartienne à lui-même au lieu de dépendre de la partie purement physique de son être, la condition préalable à un ordre supérieur est déjà présente, dans lequel la personnalité n'est pas abolie, mais intégrée: tel est l'ordre même des "participations" traditionnelles, dans lesquelles chaque individu, chaque fonction et chaque caste acquièrent leur signification propre par la reconnaissance de ce qui leur est supérieur et de leur lien organique avec lui. Et, à la limite, l'universel est atteint dans le sens du couronnement d'un édifice dont les solides fondations sont précisément constituées à la fois par les diverses personnalités différenciées et formées, chacune fidèle à sa propre fonction, et par des organismes ou des unités partielles avec des droits et des lois correspondants, qui ne se contredisent pas mais se coordonnent solidement grâce à un élément commun de spiritualité et à une disposition active commune à un dévouement supra-individuel".

    Il en va tout autrement dans la modernité, où s'impose une conception opposée, de type mécaniste pourrait-on dire, visant au collectivisme. Ainsi, comme l'explique si bien Evola, l'individu apparaît de plus en plus incapable de valoir autrement qu'en fonction de quelque chose: dans ce "quelque chose", indéfini, il cesse d'avoir un visage propre; son visage est celui que les autres lui donnent, fruit de l'homologation, du renoncement à être lui-même du moins formellement. Aujourd'hui, on range tout cela sous le titre de "pensée unique", dont le déploiement est une praxis existentielle visant à la construction d'un indifférentisme accepté, presque toujours inconsciemment, comme une valeur apportée par le déploiement de la démocratie la plus accomplie, alors que c'est exactement l'inverse qui est vrai. C'est-à-dire que la régression dans l'indistinct constitue la dissolution non seulement des différences ordinaires et donc des hiérarchies morales, culturelles et civiles, mais aussi d'une démocratie populaire dont l'essence devrait être l'exaltation des pièces individuelles d'une mosaïque communautaire cimentée par la reconnaissance de la dignité.

    À l'époque de la quantification et de l'absolutisme mercantile, il est inévitable que la force du nihilisme devienne un puissant facteur de stabilisation de l'instabilité, avec des conséquences facilement imaginables que nous pouvons déjà voir à l'œuvre autour de nous, massivement présentes dans notre imaginaire culturel et destinées à submerger même les îles isolées que l'on croyait jusqu'à récemment à l'abri des flots de la vulgarité massifiante qui véhicule les modes et les coutumes qui remontent à l'univers de l'unicité de la pensée et donc au triomphe de la modernité. Âge sombre" ou "âge de fer", reprenant l'antique image d'Hésiode: c'est ainsi qu'Evola a défini notre époque. Et lorsque les formulations ont pris des allures de polémiques politiques, il ne s'est pas trouvé un seul homme pour ne pas stigmatiser le "baron noir" par des épithètes irrévérencieuses et pour ne pas considérer ses disciples comme pathétiques. Le temps s'est fait gentilhomme et le néo-totalitarisme, préfiguré et analysé par Evola en des termes on ne peut plus alarmants, bien avant que ses miasmes n'envahissent nos existences, progresse dans l'indifférence de ceux qui ne perçoivent pas les restrictions des espaces de liberté désormais occupés par les cris des multitudes qui réclament l'attention d'on ne sait qui, étant donné que ceux qui tissent les fils de la modernité ont intérêt à faire semblant de donner l'apparence de l'autonomie et de la critique à ceux qui la réclament, à condition, bien entendu, de disposer d'un cadre et d'une structure impénétrables et blindés pour protéger la citadelle du pouvoir qui n'admet aucune contestation, celui de l'argent qui domine les consciences en les achetant avec des gadgets culturels et des croyances nouvellement créées.

    Le spenglérien Evola écrit, toujours dans Révolte contre le monde moderne De même que les hommes, les civilisations ont leur cycle, un début, un développement, une fin, et plus elles sont immergées dans le contingent, plus cette loi est fatale. Cela, bien sûr, ne peut impressionner ceux qui sont enracinés dans ce qui, étant au-dessus du temps, ne serait altéré par rien et qui demeure comme une présence éternelle. Même si elle disparaissait définitivement, la civilisation moderne n'est certainement pas la première des civilisations à s'éteindre, ni celle au-delà de laquelle il n'y en aura pas d'autre. Les lumières s'éteignent ici et se rallument ailleurs dans les vicissitudes de ce qui est conditionné par le temps et l'espace. Les cycles se ferment et les cycles se rouvrent. Comme on l'a dit, la doctrine des cycles était familière à l'homme traditionnel, et seule l'insipidité des modernes leur a fait croire un instant que leur civilisation, plongée, plus qu'aucune autre ne le fut jamais, dans l'élément temporel et contingent, pouvait avoir un destin différent et privilégié.

    Mais est-il possible que la fin d'un cycle puisse préluder à l'ouverture d'un autre dans une continuité, certes essentielle et marginale ? C'est un grand thème qui, projeté sur l'immense marécage contemporain, sollicite des considérations anthropologiques par rapport auxquelles tous les domaines de la pensée sont remis en question, à commencer par le religieux (même s'il n'est pas ancré dans une foi donnée) jusqu'à l'économico-social. C'est dans ce contexte que celui que l'on a appelé la "lux évolienne" s'est imposé de manière décisive, surpassant même des théoriciens de la crise et du déclin beaucoup plus acclamés. Evola, contrairement à ce que l'on pourrait penser - et surtout dans les dernières années, bien qu'il n'ait pas cultivé les illusions à court terme d'une possible renaissance (les nombreux articles qu'il a écrits pour Il Conciliatore, L'Italiano et Roma en sont la preuve) - a imaginé la possibilité d'inverser le cours des choses, sans s'attarder à les chercher dans certains renouveaux plus folkloriques qu'autre chose des "traditionalistes" autoproclamés de la dernière heure ou dans une religiosité de seconde main, telle qu'on l'observe dans Masques et visages du spiritualisme contemporain.

    Il a imaginé qu'une minorité active et culturellement consciente de la tâche à laquelle elle doit se consacrer après avoir mesuré les étapes de la décadence et tiré les conséquences de la dissolution des formes même élémentaires inhérentes à une existence à peine ordonnée, pourrait émerger. Il définit les personnalités qui composent ce noyau comme des egregoroi, c'est-à-dire ceux qui regardent. Mais en plus grand nombre, dit-il, "il y a des individualités qui, sans savoir au nom de quoi, ressentent un besoin confus mais réel de libération. Orienter ces personnes, les mettre à l'abri des dangers spirituels du monde présent, les amener à reconnaître la vérité, et rendre absolue leur volonté que certains d'entre eux puissent atteindre la phalange des premiers, c'est encore ce que l'on peut faire de mieux". Et, toujours dans un rigoureux réalisme, il ajoutait: "Mais là encore il s'agit d'une minorité et il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse en résulter une variation appréciable dans l'ensemble des destinées. Telle est donc la seule justification de l'action tangible que certains hommes de la Tradition peuvent encore exercer dans le monde moderne, dans un milieu avec lequel ils n'ont aucun lien. Pour l'action directrice précitée, il est bon que de tels "témoins" soient là, que les valeurs de la Tradition soient toujours indiquées, sous une forme d'ailleurs d'autant plus atténuée et dure que le courant adverse est plus fort. Même si ces valeurs ne peuvent pas être réalisées aujourd'hui, elles ne sont pas réduites à de simples "idées"". Et encore: "Rendre clairement visibles les valeurs de vérité, de réalité et de Tradition à ceux qui, aujourd'hui, ne veulent pas de "ceci" et cherchent confusément "autre chose", c'est apporter un soutien pour que la grande tentation ne l'emporte pas chez tous, où la matière semble désormais plus forte que l'esprit".

    La Tradition, prise non pas comme conatus réactif à la "pensée unique", mais comme véhicule d'affirmation d'une "pensée autre", est donc l'héritage d'Evola pour les "derniers temps". Une Tradition, bien sûr, vécue dans ses valeurs constitutives et non dans les déchets rhétoriques qui lui sont associés, auxquels les attitudes culturelles ont offert un espace pour le moins irrespectueux à l'égard de l'univers traditionnel lui-même. Et qui ne peut devenir "active" qu'en prenant les traits d'une "révolution conservatrice", comme le suggère Evola lui-même dans Gli uomini e le rovine (Les hommes au milieu des ruines), dans Cavalcare la tigre (Chevaucher le tigre) et dans de nombreux autres écrits organiques et occasionnels. La formule met en évidence l'élément dynamique représenté par la "révolution", qui n'a donc pas de valeur subversive ou violente d'un ordre légitime, et l'élément constitutif qui l'étaye, lequel est "conservateur". Mais conserver quoi? La tradition et ce qui en découle, en la faisant vivre - et c'est là la tentative la plus ardue - à travers les instruments de la modernité sans être conditionnée ou même subjuguée par eux. Préserver la Tradition et ce qu'elle signifie est le seul véritable acte révolutionnaire imaginable. Et il est loin d'être irréaliste de croire qu'une réaction loin d'être stérile au totalitarisme de la "pensée unique" puisse en découler.

    Loin de cristalliser l'idée de Tradition, Evola la relance comme proposition culturelle à l'heure de la crise de toutes les croyances et à la veille de l'effondrement d'idéologies élevées au rang de pratiques quasi mystiques. Dans un article paru dans Il Conciliatore en juin 1971, Evola écrit: "L'introduction de l'idée de Tradition vaut pour libérer chaque tradition particulière de son isolement, précisément en ramenant son principe générateur et ses contenus essentiels dans un contexte plus large, en des termes qui soient d'une intégration effective. Seules les éventuelles revendications d'exclusivisme et de privilèges sectaires en pâtissent. Nous reconnaissons que cela peut être dérangeant et créer une certaine désorientation chez ceux qui se sentaient en sécurité dans une zone donnée et clôturée. Mais pour d'autres, la vision traditionnelle ouvrira des horizons plus larges et plus libres, elle ne fera qu'instiller une sécurité supérieure, à condition qu'ils ne trichent pas au jeu: comme dans le cas de ces "traditionalistes" qui n'ont mis la main sur la Tradition que comme une sorte de condiment à leur propre tradition particulière réaffirmée dans toutes ses limites et dans tout son exclusivisme".

    La personnalité multiforme d'Evola se prête, on le sait, à des interprétations diverses, variées, voire contradictoires. Mais sur un aspect de sa pensée, il n'y a probablement pas de différence de jugement. Evola - au-delà de ses propres intentions - est le protagoniste incontesté d'une révolte culturelle contre le conformisme dont la dictature de la "pensée unique" est l'expression la plus macroscopique et la plus meurtrière.

    Evola est en bonne compagnie, bien sûr. Mais la pertinence contemporaine de ses idées est telle qu'il est considéré comme la référence d'une vision du monde qui embrasse, contrairement à d'autres, bien que contigus, les domaines les plus importants de l'esprit et de l'action, du sexe (à la "Métaphysique" duquel, anticipant prodigieusement les résultats de la soi-disant "libération sexuelle", il a consacré des pages qui déboulonnent la théorie du genre et l'unisexisme dominant) à la religiosité dans ses multiples déclinaisons, en passant par la science, la démographie, la contestation de la jeunesse et ses mythes, et les formes de décadence.

    Quelle est sa pertinence aujourd'hui ? Question inutile. La réponse se trouve dans ses livres.

    Gennaro Malgieri (Euro-Synergies, 12 avril 2024)

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  • Face au tout-puissant Conseil constitutionnel, le peuple est-il vraiment souverain ?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christophe Boutin, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la décision du Conseil Constitutionnel d'interdire la proposition des Républicains d’organiser un référendum sur la politique migratoire.

    Christophe Boutin est docteur en sciences politiques et professeur de droit public à l’université de Caen. Avec Frédéric Rouvillois, il a notamment publié Quinquennat ou septennat (Flammarion, 2000), Les parrainages ou comment les peuples se donnent des maîtres (La Nouvelle Librairie, 2022), La proportionnelle ou comment rendre la parole au peuple (La Nouvelle Librairie, 2022) et Le référendum ou comment redonner le pouvoir au peuple (La Nouvelle Librairie, 2023).

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    RIP sur l'immigration : face au tout-puissant Conseil constitutionnel, le peuple est-il vraiment souverain ?

    Le Conseil constitutionnel intervenait pour la sixième fois dans une procédure de référendum d'initiative partagée (RIP). L'exercice suppose de réunir un cinquième des membres du Parlement, puis un dixième du corps électoral, avant que la proposition ne soit soumise au référendum - à moins que le Parlement ne «l'examine». Mais entre proposition et récolte des signatures intervient aussi le contrôle du juge.

    Aux termes de l'article 11, celui-ci doit d'abord vérifier le nombre de signataires, puis que la proposition n'ait pas pour objet «l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an», ou porte «sur le même sujet» qu'une proposition de RIP rejetée par référendum depuis moins de deux ans. Encore faut-il avoir un effet, et le Conseil a pu estimer en 2023 que deux propositions visant à interdire un âge du départ à la retraite supérieur à 62 ans n'emportaient «pas de changement de l'état du droit» et les écarter.

    Quatrième condition, la proposition doit entrer dans le champ de l'article 11. Si l'on exclut la ratification de traités, ce dernier concerne «l'organisation des pouvoirs publics» et les «réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent». Tous les termes sont importants : en 2022 la création d'une «contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises» est écartée. Parce qu'elle ne concerne pas la politique économique ? Le commentaire de la décision patauge pour justifier d'en exclure les dispositions fiscales, mais la décision sanctionne la proposition comme n'étant pas une «réforme» car n'ayant pas «une ampleur significative».

    Reste enfin le contrôle de constitutionnalité des «propositions de loi mentionnées à l'article 11 avant qu'elles ne soient soumises au référendum» (article 61). Comme le Conseil constitutionnel s'interdit depuis 1962 le contrôle de la loi référendaire adoptée, on veut en 2008 lui permettre de bloquer les choses avant. Mieux, comme le Conseil constitutionnel vérifie «qu'aucune disposition» de la proposition ne soit contraire à la Constitution, cela interdit une séparabilité qui permettrait de laisser prospérer un texte amputé des dispositions jugées inconstitutionnelles. Sur cette base, la proposition de 2021 sur un «service public hospitalier de qualité», touchant à la «politique sociale de la nation», a été jugée inconstitutionnelle comme portant atteinte au pouvoir réglementaire du Premier ministre.

    Cette même logique des cinq lames du rasoir constitutionnel est celle de la décision du 11 avril 2024. Les trois premières conditions factuelles étant remplies, la question sur laquelle les auteurs de la proposition comme le gouvernement se sont focalisés était celle du domaine de l'article 11. Pour éviter une sanction, si le texte se voulait un moyen de faire valider par référendum des éléments écartés par le Conseil constitutionnel lors de son examen de la loi immigration (décision du 25 janvier 2024), les parlementaires le présentaient comme modifiant «certaines aides sociales susceptibles de bénéficier à des étrangers», entrant donc dans la «politique sociale de la nation», et bien comme une «réforme» au vu de l'ampleur de ses conséquences financières.

    Contre l'avis du gouvernement, le Conseil allait leur donner raison… Mais restait la conformité à la Constitution. L'article 1er excluait notamment de certaines aides les étrangers ne bénéficiant pas «d'une durée minimale de résidence stable et régulière en France», chose possible selon le juge tant que cette durée ne prive pas «de garanties légales» les exigences résultant selon lui du préambule de 1946. Or la durée retenue - au moins cinq ans -, leur aurait porté «une atteinte disproportionnée», et avec l'article 1er, c'est toute la proposition qui disparaît.

    Soyons clairs : en confrontant les termes des propositions à son interprétation de la Constitution, le Conseil constitutionnel est aujourd'hui à même d'empêcher la mise en place d'un RIP sur quasiment tous les sujets. Pour prendre le cas d'espèce, si une durée de résidence de cinq ans était une «atteinte disproportionnée», quelle aurait été la bonne ? Nul ne le sait, à part les neuf Sages - pas plus ici que pour d'autres de leurs jurisprudences où se manifeste toute leur subjectivité.

    Conflit d'interprétation contre interprétation donc : a priori, et quoi qu'en disent leurs opposants, les auteurs de la proposition n'avaient pas l'intention de violer la Constitution. Et puisque conflit d'interprétation il y a, entre les parlementaires et le juge constitutionnel, il faut le faire trancher. Qui, du juge ou des représentants du souverain, doit avoir le dernier mot ? La réponse à cette question posera tôt ou tard celle de la révision constitutionnelle, ce «lit de justice» moderne selon le doyen Georges Vedel.

    Une telle révision-arbitrage peut se faire par le Parlement réuni en Congrès, comme en 1993, mais le peuple souverain pourrait de manière tout aussi légitime trancher le débat si on le laissait s'exprimer. En ce sens, nous avons fait avec Frédéric Rouvillois un certain nombre de propositions pour «redonner le pouvoir au peuple», en ouvrant par exemple le champ référendaire - on voit mal au nom de quoi on interdit de soumettre au peuple souverain quelque texte que ce soit - ou en se demandant si l'appréciation du Conseil ne pourrait pas prendre la forme d'un avis plutôt que d'une décision.

    Mais que le juge constitutionnel puisse continuer d'interdire, sur une base aussi floue, que des propositions référendaires puissent être soumises au peuple souverain, et ce quand il écarte en même temps, et de la même manière, les textes parlementaires sur le même sujet, bloque de fait toute possibilité de réforme sur des sujets qui semblent pourtant aux Français bien plus «existentiels» que d'autres. Notre démocratie n'y survivrait pas longtemps. La question n'est plus de savoir s'il faut réviser la Constitution, mais quand.

    Christophe Boutin (Figaro Vox, 12 avril 2024)

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  • « Et nous serons Européens » : Une évidence si simple, une réalisation si complexe...

    Nous reproduisons ci-dessous l'intervention de Benedikt Kaiser au colloque de l'Institut Iliade, qui s'est tenu samedi 7 avril 2024 à Paris sur le thème de l'avenir de notre Europe. Politologue et essayiste allemand, Benedikt Kaiser est un des animateurs de la maison d'édition Jungeuropa.

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    « Et nous serons Européens » : Une évidence si simple, une réalisation si complexe

     

    « Nous étions des Germains, nous sommes des Allemands et nous serons des Européens. »

    Voici ce que disait, il y a un siècle environ, Arthur Moeller van den Bruck, et qui illustre précisément ce devenir que nous envisageons. Pourtant, de nombreux Européens d’aujourd’hui rechignent à s’identifier comme tels, notamment à cause de la facile confusion entre l’Europe et l’UE. Il est alors de notre devoir de construire, à travers une coopération pleinement européenne, une vision du monde solidaire, patriotique et européenne.

    Lorsque Arthur Moeller van den Bruck a réfléchi à l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, il a trouvé cette formule marquante.

    Un siècle plus tard, nous constatons qu’il s’agit d’une évidence, mais que sa réalisation reste plus que jamais complexe.

    Pour beaucoup de nos compagnons de route, s’affirmer en tant qu’« Européen » est bien souvent l’objet d’importantes réticences. Cela s’explique par le fait que l’actuelle Union européenne (UE) forme un projet qui semble justement vouloir nous faire perdre notre européanité.

    « Notre Europe n’est pas leur UE ! » – c’est facile à dire.

    Mais nous devons aussi transmettre une européanité positive. Au sens d’Ernst Bloch, avec de la chaleur – des sentiments –, et de la froideur – des arguments.

    Ces deux éléments – le rationnel tout comme l’irrationnel – doivent aller de concert si nous voulons donner aux générations futures une image de l’Europe à laquelle elles puissent s’identifier.

    Telle est, précisément, notre mission. La mission de l’Institut Iliade en France. La mission du Jungeuropa Verlag, notre maison d’édition, en Allemagne. La mission de tous ceux qui revendiquent leur triple appartenance : une région, une nation, et, nécessairement, l’Europe !

    Pour y parvenir, nous avons besoin de rencontres européennes, d’échanges internationaux, d’un travail de traduction et d’un tissage de réseaux.

    Mais nous avons également besoin d’éléments de réflexion autour desquels les meilleurs esprits de notre camp non conformiste se retrouvent, par-delà les frontières.

    Nous, l’équipe de Jungeuropa, avons le souhait de participer à cette définition d’une ligne générale commune.

    Nous proposons que cette vision du monde propre au xxie siècle soit solidaire, patriotique et européenne.

    La pensée et l’action solidaires, la solidarité pratique et concrète, sont authentiquement « de droite ». Il s’agit d’un devoir vis-à-vis du grand ensemble.

    S’y ajoute le patriotisme en tant qu’approche de la politique qui passe par le peuple, en tant qu’affirmation d’un soi identitaire que l’on souhaite défendre.

    En étant solidaire et patriotique, la vision du monde à venir constitue un appel aux forces de tous bords, pour peu qu’elles soient raisonnables et soucieuses de l’intérêt général.

    En tant que démarche « de droite », elle intègre inévitablement des éléments « de gauche » – supposés et réels – là où cela s’avère utile.

    Car seule « une pensée qui affirme la synthèse entre les deux tendances et qui l’a réalisée en elle est en mesure d’accéder aux problèmes que l’avenir nous posera et face auxquels le présent se désespère », comme l’a montré le penseur conservateur révolutionnaire Hans Zehrer dans un de ses essais.

    Comme l’article de Zehrer « La confusion des concepts » a plus de 90 ans et que la situation de l’Allemagne, de la France et de l’Europe a fortement évolué, la vision du monde que nous défendons est non seulement solidaire et patriotique, mais aussi européenne.

    À cet égard, il convient d’inclure autant la sphère politique réelle que la sphère métapolitique dans notre argumentation.

    Car l’UE a un impact réel sur tous les domaines de notre vie : environ soixante-dix pour cent de toutes les lois adoptées dans les États membres sont lancées au niveau de l’UE.

    Au plus tard avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, le processus législatif s’est « européanisé » et le citoyen de Paris doit désormais s’y soumettre au même titre que celui de Berlin.

    Si une force politique s’obstine à n’attaquer qu’au niveau national sans trouver des partenaires européens qui partagent sa vision du monde, elle est condamnée à l’impuissance en matière de politique réelle.

    Mais il ne faut pas moins tenir compte du monde métapolitique. Les évolutions et les changements culturels ne s’arrêtent pas aux frontières nationales – les évolutions intellectuelles à l’œuvre dans la politique non plus.

    Celui qui accorde de la valeur à sa région, à son peuple et à sa nation et qui souhaite préserver leurs particularités ne peut y parvenir que s’il est capable de conclure des alliances solides avec des acteurs qui travaillent à des objectifs similaires dans leurs pays.

    À cette dimension de raison politique s’ajoute la composante sentimentale d’une européanité positive. Pour ce dernier, l’Europe n’est pas déterminée à partir des frontières de l’UE.

    L’européanité positive a pleinement conscience que le cœur de l’Europe bat aussi bien à Belgrade, Oslo et Berne que dans les capitales des États membres de l’UE.

    « La clé d’une reconstruction véritable et fondamentale de nos sociétés », comme le décrit l’historien David Engels dans Que faire ?, « ne se trouve pas au niveau national, mais au niveau européen. »

    C’est vrai, si l’on considère la situation dans son ensemble.

    Mais l’Europe actuelle sous la forme de l’UE ne nous y aide pas.

    L’Europe de l’UE est un marché commun avec des centaines de millions d’acteurs – mais elle n’est pas un bouclier pour les peuples, elle est incapable d’agir et de maîtriser le désordre. Outre les conflits ethno-culturels inévitables, ce désordre s’annonce avant tout être de nature sociale.

    Dans la mesure où c’est un auteur allemand qui parle des questions sociales à l’époque de l’européanisation basée sur l’UE, il convient de rappeler que les acquis de l’État social des 150 dernières années restent aujourd’hui pertinents pour la majorité de la population. Ils confèrent à la RFA une réputation mondiale de principe d’assistance et de solidarité fondées sur la responsabilité de l’État. Et ce en dépit de toutes les critiques sur les graves dysfonctionnements actuels.

    Le constater ne signifie pas qu’il faille se fermer à l’idée que le XXIe siècle apporte des exigences sensiblement différentes de celles des deux siècles passés.

    Si l’Europe était une île, on pourrait partir du principe que la division en États-nations classiques perdurerait telle quelle.

    Mais l’Europe n’est pas une île, elle occupe une place centrale dans des constellations mondiales qui agissent sur les pays européens.

    Une Europe morcelée et davantage divisée n’est pas viable sur le plan économique, technologique et social. Du moins pas en tant que bloc de puissances souveraines et autonomes dans leurs décisions. Les peuples européens se trouvent ainsi confrontés à des conflits d’intérêts renforcés de l’extérieur.

    De telles contradictions extérieures doivent être tenues à l’écart du continent dans l’intérêt même de son autosuffisance. L’Europe est déjà riche en contradictions internes, il s’agit donc de les surmonter.

    Le « front intérieur » se complique toutefois lorsque les slogans classiques : « L’Allemagne d’abord ! » ou « La France d’abord ! », ne sont pas seulement utilisés comme mobilisation électorale populiste. Lorsqu’ils constituent l’unique programme. On se contente trop souvent du « d’abord ! » à la droite du centre, sans réfléchir à la nécessité d’un « après ».

    À cela s’ajoute le fait que la persistance des ressentiments favorise le retour des chauvinismes, car les arguments néo-libéraux sont combinés avec les passions patriotiques, qui peuvent toujours être mobilisées en bien ou en mal.

    Ces jalousies réciproques devraient s’effacer au profit d’une idée solidaire étendue à toute l’Europe, qui ne peut toutefois se développer « organiquement » que si des objectifs et des projets communs sont élaborés, dont tous les peuples européens peuvent profiter – pas seulement les classes dirigeantes, pas seulement les secteurs de l’économie orientés vers l’exportation, pas seulement l’appareil bureaucratique.

    Dans les conditions actuelles de l’UE, cela ne sera pas réalisable, ne serait-ce que parce que les couches sociales supérieures des différents pays profitent des disparités actuelles en leur sein.

    La solidarité patriotique à l’échelle européenne à laquelle il faut aspirer – la dimension sociale de l’européanité positive – exige donc de reconnaître que la fracture principale n’est pas celle qui existe entre les peuples européens. Mais celle qui sépare les besoins sociaux et identitaires des peuples, d’une part, et les besoins du capital, souvent transnational, et de ses mandataires politiques, d’autre part.

    Ces fractions du capital et leurs collaborateurs ont pour objectif idéologique de créer un « One World », et pour objectif économique la maximisation de leurs profits.

    Pour une politique patriotique et solidaire sur une base européenne, il s’agit au contraire de préserver les peuples autochtones. Pour ces derniers, il s’agit de trouver une forme d’unité dans la diversité proprement européenne, dans laquelle les différentes forces sociales et économiques de chaque région et de chaque nation sont rassemblées, et les faiblesses ainsi atténuées.

    La vision du monde à venir se réclame donc de l’Europe, tout en critiquant les prémisses de l’Union européenne :

    • car notre Europe est plus qu’un simple ensemble de traités, plus que des frontières ouvertes, des marchés ouverts, des sociétés ouvertes;
    • une Europe qui n’oppose pas les régions, les nations et les peuples les uns aux autres, mais qui fait appel à une conscience commune ;
    • c’est une Europe qui protège ses cultures et ses peuples divers, qui ne les dissout pas ; une Europe qui n’a donc pas besoin de la prétendue diversité imposée en son sein par l’UE, là où elle recèle une véritable diversité ; une Europe qui offre à ses citoyens la plus grande sécurité intérieure et sociale possible.
    • c’est une Europe qui parle d’une seule voix à l’extérieur, car cela exige autant de raison que d’émotion ;
    • une Europe solidaire, sûre d’elle-même et souveraine.

    Cette Europe serait différente de l’Europe telle que la conçoit aujourd’hui l’Union européenne.

    Qu’il s’agisse des migrations internes à l’Europe ou de la perte de la jeunesse diplômée des plus petits pays au profit des « nations industrielles » plus puissantes, ceux qui veulent stopper de telles évolutions pour le bien de tous, mais qui tiennent à une voie commune parce que faire cavalier seul est devenu anachronique…, ceux qui savent en outre que l’affirmation de soi des petites nations d’Europe centrale et orientale comme la Hongrie continue à être difficile, car les puissances financières de l’Occident peuvent les soumettre à un chantage économique et politique…, ceux qui reconnaissent cela ne peuvent pas passer à côté d’une approche paneuropéenne.

    Cette dernière pourrait développer une stratégie plus efficace en matière de migration, qui doit s’orienter vers l’intérêt de l’autosuffisance des peuples et prendre en compte le fait que – malgré toute l’hétérogénéité du continent – une certaine harmonisation socio-économique des conditions de vie devrait aussi progressivement s’affirmer comme le cœur de la question sociale.

    Il y a exactement trois décennies, le penseur conservateur Rolf Peter Sieferle osait prédire dans son livre Epochenwechsel (1994) que « l’État social n’aurait d’avenir que dans une Europe unie et une Europe unie que dans un État social » :

    « Un futur État social européen pourrait s’imposer comme une vision forte, dans laquelle la tradition continentale de la “primauté du politique” s’allierait aux intérêts élémentaires de la majorité de la population. […] Un État social européen offrirait certainement des perspectives plus favorables que ne le peuvent les vieux États-nations. »

    Un penseur des grandes époques historiques tel que Sieferle conçoit cette idée d’une Europe solidaire et patriotique sur le temps long. Elle devrait servir de feuille de route pour les futures discussions sur l’Europe.

    Elle est le premier pas sur la voie de la renaissance continentale qui, pour s’épanouir durablement, « a besoin d’une idée européenne très différente de celle qui anime aujourd’hui les institutions européennes ».

    David Engels, déjà cité, a ainsi esquissé l’une des tâches urgentes de la vision du monde à élaborer. Celle-ci sera solidaire, patriotique et européenne ! Ou bien l’annihilation face au rouleau compresseur du mondialisme sera inévitable, tôt – comme en Europe occidentale – ou tard – comme en Europe centrale et orientale.

    Mais alors, la formule de Moeller van den Bruck : « … et nous serons Européens », sera également défaite. Nous serions ainsi condamnés au rôle de citoyens du monde dépourvus d’identité. Et c’est précisément ce que nous ne voulons pas. Nous nous y opposons – vous vous y opposez. Nous ferons face ensemble.

    Salutations cordiales à Paris !

    Benedikt Kaiser (Institut Iliade, 6 avril 2024)

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  • Pologne : un deux poids, deux mesures assumé par nos médias...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'analyse par l'Observatoire du journalisme du traitement par les médias du muselage progressif des médias de droite en Pologne par le gouvernement autoritaire de Donald Tusk...

     

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    Pologne : un deux poids, deux mesures assumé par nos médias

    En Pologne, le journal d’extrême-centre Gazeta Wyborcza qui coche toutes les cases de la bien-pensance (pro-UE, pro-immigration, pro-LGBT, etc.) faisait pleurnicher dans les chaumières des équipes de rédaction des grands médias français quand le gouvernement du PiS, issu des élections de l’automne 2015, lui avait retiré la manne des annonces de l’État et des sociétés publiques. Son cas était avancé comme un exemple des supposées attaques du gouvernement conservateurs contre le pluralisme médiatique en Pologne.

     

    L’extrême-centre polonais persécute les médias conservateurs

    Aucun de ces médias ne vient aujourd’hui pleurer sur le sort des journaux de droite auxquels le nouveau gouvernement Tusk retire aujourd’hui de la même manière la manne des annonces publicitaires de l’État et des sociétés publiques. Pas plus qu’ils ne s’offusquaient quand ces mêmes médias de droite étaient déjà privés de publicités sous les gouvernements précédents de Donald Tusk. Et aucun d’entre eux ne s’offusque non plus de la campagne menée en ce moment par Gazeta Wyborcza pour exiger des annonceurs qu’ils retirent leurs publicités de la télévision privée TV Republika. Seule chaîne d’information de droite restant en Pologne, TV Republika a récupéré une large partie des téléspectateurs de la chaîne d’info en continue publique, TVP Info, après la reprise en main musclée des médias publics polonais par le gouvernement de Donald Tusk.

    Le parti-pris des grands médias français n’est plus à prouver, mais les événements en Pologne nous en donnent un exemple flagrant et nous montrent bien ce que valait toute la rhétorique sur les atteintes à l’État de droit et aux valeurs démocratiques en Pologne jusqu’à décembre dernier et en Hongrie jusqu’à aujourd’hui.

    Janvier 2016/janvier 2024, changement de ton

    Alors que la prise de contrôle des médias publics par le PiS en janvier 2016, en passant par une loi votée au parlement, avait suscité une levée de boucliers à Bruxelles et le début des critiques des médias français contre ces vilains « populistes de droite », la prise de contrôle des mêmes médias par le gouvernement de Donald Tusk en violant la loi en vigueur et en utilisant la force, avec l’aide d’agences de sécurité privées recrutées pour l’occasion, suscite des commentaires beaucoup plus compréhensifs. Et cela même si la cour constitutionnelle polonaise a mis en avant la violation de la Constitution que représentait cette prise de contrôle des médias publics et même si les tribunaux chargés de la tenue du registre des sociétés en Pologne ont refusé d’inscrire à ce registre les nouveaux dirigeants nommés par le ministre de la Culture, du fait du caractère illégal et inconstitutionnel flagrant de ces nominations.

    Le Figaro au diapason de l’extrême-centre

    Ainsi, pour Le Figaro, « quinze jours après son retour à la tête du gouvernement polonais en décembre dernier, qui mettait fin à huit ans de pouvoir aux mains des populistes conservateurs du parti Droit et justice (PiS), Donald Tusk s’en était pris de façon spectaculaire aux médias publics polonais qu’il accusait d’être à la solde du gouvernement déchu. Ce sont désormais les juges du Tribunal constitutionnel polonais qui s’en mêlent, jugeant cette réforme des médias publics «illégale» — ces juges étant eux-mêmes soupçonnés par l’Union européenne d’être sous l’influence du PiS. »

    On remarque que le mot « illégale » est mis entre guillemets et la légitimité du Tribunal constitutionnel polonais est mise en doute (« soupçonné d’être sous l’influence du PiS »). On lit d’ailleurs plus loin dans le même article : « En réalité, le Tribunal constitutionnel lui-même est perçu par les pro-européens et adversaires du PiS comme une instance sous l’influence de l’ancien pouvoir populiste. »

    En 2016, les mêmes médias n’avaient pas remarqué que, après huit ans de gouvernements de la Plateforme civique de Donald Tusk, le Tribunal constitutionnel était sous l’influence de l’ancien pouvoir libéral. Forcément, les juges de ce tribunal sont chacun élu pour neuf ans à la majorité simple de la chambre basse du parlement, et donc une majorité qui se maintient au pouvoir pendant huit ans a une majorité de juges de son bord au Tribunal constitutionnel. Est-ce si étonnant et si scandaleux que cela ? Le Figaro n’est-il pas au courant du mode de nomination des « sages » du Conseil constitutionnel en France ainsi que de sa composition actuelle ?

    « Après les médias publics, c’est donc aux juges constitutionnels que Donald Tusk devra s’attaquer s’il veut poursuivre sa reprise en main du pays », nous dit Le Figaro. On l’imagine donc écrire sur le même ton approbateur, si jamais Marine Le Pen et le Rassemblement national remportent les prochaines élections présidentielles et législatives en France, « après les médias publics, c’est donc aux juges constitutionnels que Marine Le Pen devra s’attaquer si elle veut poursuivre sa reprise en main du pays ».

    Manifestation de protestation sous-estimée

    Et quand des dizaines de milliers de Polonais ont manifesté à Varsovie contre la méthode utilisée pour prendre le contrôle des médias publics, mais aussi pour le pluralisme médiatique (largement amoindri à la télé par le passage forcé des médias publics dans le camp gaucho-libéral) et la remise en liberté de deux députés du PiS (dont le vice-président du parti) arrêtés en violation d’une décision de la Cour suprême (cour de cassation) polonaise qui invalidait l’extinction de leur mandat de député par le président de la Diète, et donc maintenait leur immunité parlementaire, Le Figaro titrait : « Pologne : l’opposition manifeste à Varsovie contre les réformes de l’administration pro-UE ». Et il évoquait des milliers de manifestants là où ils étaient de toute évidence des dizaines de milliers.

    Un relais d’Adam Bodnar issu de la galaxie Soros

    Le Figaro, toujours, avait relayé les avertissements du Médiateur polonais des droits civiques, Adam Bodnar, dans un article de mai 2021 intitulé « La Pologne vire à l’État ‘non démocratique’ prévient son Médiateur des droits. » Adam Bodnar est un militant de gauche, pro-LGBT, ce qu’il a prouvé en tant que médiateur des droits nommé par la majorité libérale sortante juste avant les élections de 2015. Auparavant, il était à la tête de la Fondation Helsinki des droits de l’homme, une ONG financée, entre autres, par l’Open Society Foundations de George Soros. Comme les autres grands journaux français, Le Figaro ne dit toutefois pas mot de la grave crise de l’État de droit déclenchée par le ministre de la Justice Adam Bodnar, en poste depuis le 13 décembre, quand il a décidé à la mi-janvier de limoger le procureur national sans demander son avis au président de la République Andrzej Duda, issu du PiS. La loi polonaise régissant les rapports du ministre de la Justice avec le parquet exige l’aval du président pour le limogeage du procureur national et l’aval du procureur national pour le limogeage des procureurs des niveaux inférieurs. Qu’à cela ne tienne, le ministre de Donald Tusk a d’abord exigé que lui soient confié toutes les enquêtes qui venaient d’être ouvertes par le parquet sur les agissements du ministre de la Culture vis-à-vis des médias publics avant de remplacer le procureur national et de limoger les procureurs par dizaines sans se soucier de la loi.

    La coalition dirigée par Donald Tusk sait qu’elle n’a pas la majorité des trois cinquièmes nécessaires pour renverser un éventuel veto du président Duda et elle ne perd donc pas son temps à voter des lois. Mais du coup, en termes de violations de l’État de droit, entre la prise de contrôle des médias, l’arrestation de deux députés du PiS et la prise de contrôle du parquet, le gouvernement de Donald Tusk est sans conteste allé beaucoup plus loin en un mois que le PiS en huit ans de pouvoir.

    Libération et Le Monde d’accord avec l’extrême centre liberticide

    « De fait, depuis l’intronisation du nouveau gouvernement en décembre, la Pologne vit une crise institutionnelle », explique gentiment Libération.

    « Un nouveau paroxysme a été atteint ce mardi 9 janvier. La police a fait irruption dans le palais présidentiel pour arrêter Mariusz Kamiński et Maciej Wąsik, deux anciens ministres du PiS, qui avaient tenté d’y trouver refuge pour éviter d’être conduits en prison où ils doivent purger une peine de deux ans pour abus de pouvoir. L’épisode a mis en lumière la concurrence de légitimité entre les institutions toujours aux mains de fidèles du PiS et celles loyales au nouveau gouvernement, ou en tout cas à l’État de droit. »

    En 2016, de nombreuses institutions étaient toujours aux mains des fidèles des libéraux et cela ne choquait personne. C’est assez normal dans une démocratie qu’il faille gagner plusieurs élections de suite pour étendre progressivement son contrôle sur les institutions et c’est aussi le cas en France. Il n’y a qu’à voir l’influence des socialistes sur nos institutions françaises alors qu’ils ne représentent plus rien électoralement. Mais quand ce sont les conservateurs qui perdent des élections, il faudrait apparemment purger immédiatement toutes les institutions au nom du rétablissement de la démocratie et de l’État de droit, y compris en violant les lois et la constitution.

    Dans un « décryptage » publié le 31 janvier, Le Monde, explique justement à ses lecteurs que « le premier ministre polonais, Donald Tusk, s’emploie à rétablir l’État de droit depuis son arrivée à la tête du gouvernement, en décembre 2023. Un combat de tous les jours dans ce pays où le parti nationaliste populiste Droit et justice (PiS), au pouvoir durant huit ans, continue de disposer de solides relais. » Et Le Monde nous explique cela sous un titre plutôt inquiétant pour la démocratie : « La Pologne refait sa révolution, trente-cinq ans après sa sortie du communisme. »

    Le journal cite plus loin « Adam Michnik, qui joua un rôle de premier plan dans l’élaboration de la feuille de route de 1989 et observe, à 77 ans, cette deuxième transition inédite depuis son bureau débordant de livres au siège de Gazeta Wyborcza, le journal qu’il a fondé, en mai 1989, pour faire tomber le communisme » (en fait Michnik ne l’a pas fondé, mais en a rapidement pris le contrôle à la chute du communisme en roulant dans la farine le syndicat Solidarność, qui en était propriétaire à l’origine).

    Rares auront donc été, dans les médias français, les articles critiques des manières de Donald Tusk et de sa coalition des libéraux, du centre et de la gauche.

    Observatoire du journalisme (OJIM, 3 avril 2024)

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  • Odessa mon amour ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Ghislain de Castelbajac cueilli sur Geopragma et consacré à une analyse lucide des envolées lyriques et martiales de notre président...

    Membre fondateur de Geopragma , Ghislain de Castelbajac est spécialiste des questions d'intelligence économique et enseigne à l’École de Guerre Economique.

     

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    Odessa

     

    Odessa, mon amour ?

    Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

    Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

    Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

    L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

    Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

    De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

    Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

    Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relai fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

    Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

    Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

    Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

    Stratégie du fou au fort ?

    En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

    Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

    Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

    Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

    Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

    La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

    Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

    Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

    Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

    La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

    Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

    Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

    Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

    Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

    La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

    Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

    Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

    L’impossibilité d’un lac ?

    Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

    S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

    Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

    C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

    Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

    Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sebastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

    A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

    La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

    Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

    Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

    Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

    Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

    Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

    Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…

    Ghislain de Castelbajac (Geopragma, 25 mars 2024)

     

    Notes :

    1 - https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
    2 - C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
    3 - C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
    4 - https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/
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  • Comment le libéralisme est devenu un « anti-conservatisme »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré aux mécanismes du « néo-libéralisme » contemporain et de son aboutissement, l’État autoritaire et policier.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan, qui vient de publier Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, est également l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

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    Comment le libéralisme est devenu un « anti-conservatisme »

    Depuis les années 1970, on parle volontiers de néo-libéralisme. On désigne généralement par là un nouvel âge du libéralisme qui apparaît avec les gouvernements Thatcher en Grande Bretagne, et la présidence Reagan aux EUA. Ce néo-libéralisme prend une dimension particulière en Europe, et singulièrement en France.  Il s’agit de réduire la part du secteur public et de diminuer la place des services publics, d’introduire partout la concurrence du privé, de dénationaliser (surtout en France), et de « responsabiliser » (sic) les citoyens en mettant fin à l’État-providence (en fait un État protecteur). Il s’agit aussi, en France, de sortir de la planification, pourtant indicative, de l’époque gaulliste et pompidolienne, et d’en finir avec toute politique forte de l’État comme l’aménagement du territoire. La philosophie de ce néo-libéralisme se résume fort bien par la formule de Thatcher : « La société n’existe pas ». Il n’y a donc que des individus. Et de ce fait, il n’y a qu’une politique possible, celle qui prend seulement en compte les intérêts des individus. « There is no alternative » (TINA). 

    Les analystes sont désorientés par rapport à ce néo-libéralisme. S’agit-il d’un durcissement du libéralisme ? De la conséquence de sa mondialisation ? Ou d’un dévoiement du libéralisme ? En ce sens, le libéralisme serait globalement bon, mais c’est l’ultra-libéralisme qui serait critiquable.   Reste que le constat quant aux mesures de recul des services publics et de désengagement de l’État est exact et que le néo-libéralisme s’est senti pousser des ailes à partir du moment où le bloc soviétique s’est effondré en 1989-90. Donc  à partir du moment où le monde est devenu unipolaire, ce qui est de moins en moins vrai depuis les années 2010 et plus encore depuis que Russie et Chine ont été poussées à se rapprocher face à la stratégie agressive des EUA et de leurs satellites (dont, très regrettablement, notre pays).

    Un libéralisme 2.0

    Pour autant, les explications sur la nature de ce néo-libéralisme ne sont pas pleinement satisfaisantes.  L’hypothèse que nous formulons est que le libéralisme n’a pas changé de paradigme mais affronte la réalité de manière différente. En ce sens, il nous parait pertinent de parler, plutôt que de néo-libéralisme, de passage d’un libéralisme de type I à un libéralisme de type II. Le libéralisme de type I postulait, avec Adam Smith, que l’individu recherche naturellement son intérêt et que cette recherche aboutit au bien commun sans que l’individu ait à chercher ce dernier. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Certes. Mais les libéraux ont constaté que les hommes ne se contentent pas de rechercher leur intérêt individuel. Ils aiment à se regrouper, à défendre ensemble non seulement leurs intérêts mais leur façon de voir, leur conception du travail bien fait, leurs idéaux, leur façon de vivre, etc. Les gouvernements ont du reconnaître cette aspiration, sans quoi ils se coupaient des forces vives du pays. Napoléon III reconnaît le droit de grève en 1864, la IIIe République reconnaît le droit de créer des syndicats en 1884.  Une partie du patronat s’occupe du logement ouvrier, notamment avec le 1% patronal devenu le 1% logement (réduit à 0,45% de la masse salariale depuis la vague du néo-libéralisme). Surtout, un compromis social se développe dés les années trente et pendant les trente glorieuses. C’est ce que l’on a appelé le « fordisme ». Il s’agit, sans remettre en cause le capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production, d’aller vers un partage du produit national plus favorable aux salariés, et d’introduire des protections sociales. Aussi bien le Front populaire que, en partie, le régime de Pétain (dans des circonstances évidemment peu favorables au progrès social), et ensuite le Conseil National de la Résistance s’inscrivent dans cette perspective (retraite des vieux travailleurs, sécurité sociale, congés payés, accords collectifs par branche économique, etc). Ce « fordisme » (dont le principe était que les employés de Ford puisse s’acheter une voiture Ford pour développer le marché) s’accompagne d’une politique économique dite keynésienne (ou néo-keynésienne) que l’on peut résumer par l’existence de forts investissements publics et un État stratège. Industrie forte, développement du marché intérieur, situation proche du plein emploi (donc favorable aux hausses de salaire) caractérisent ce fordisme.

    La fin du compromis social ?

    Or, depuis le tournant des années 1970-80, cette tendance s’est inversée. Les dépenses publiques pour la collectivité décroissent, se concentrant sur des aides aux entreprises pour compenser la baisse de leur taux de profit, aux nationalisations succèdent les privatisations, les salaires sont désindexés par rapport à l’inflation, à l’aide à la pierre (à la construction de logement) succède l’aide personnalisée (individualisée) au logement (APL), dont la conséquence est que le logement social devient le logement des très pauvres et non plus celui de l’ensemble des classes populaires et moyennes, etc. La monnaie nationale a disparue. Privé de politique monétaire, l’État est aussi interdit de tout protectionnisme par l’Union européenne. Chômage de masse et désindustrialisation se développent jusqu’à ce que l’industrie passe du quart de notre PIB il y a 40 ans à moins de 10 %.  Sans être la seule cause de l’échec de l’intégration, cette désindustrialisation y contribue fortement. Aux ateliers ont succédé les « barber shop » et autres « nails » (ongleries). L’immigration est de plus en plus massive, et largement extra-européenne, et  son imaginaire est colonisé par la sous-culture américaine, celle-ci prenant aussi, au final, possession du cerveau des autochtones. Et cette immigration pèse sur les salaires à la baisse tout en favorisant par les aides sociales une consommation de produits bas de gamme importés. Si la part des prélèvements publics dans le produit intérieur brut atteint des niveaux-records, cela est constitué en bonne part de prélèvements et redistribution faits par un État obèse plus que stratège.   Signe qui ne trompe pas : le partage des revenus entre le capital et le travail se déplace de quelque 10 % du PIB en faveur du capital.  C’est l’inversion du modèle fordiste.

    Une dérive autoritaire et coercitive

    Dans le même temps, depuis Hollande et Macron (qui était un des proches collaborateurs du précédent), les lois liberticides et les mesures arbitraires du même ordre se sont multipliées à un degré étonnant. Criminalisation de spectacles humoristiques (Dieudonné), lois anti-terroristes au nom desquelles de multiples attentes aux libertés sont possibles, interdiction non seulement de meeting, mais de colloques ou d’hommages, suppression d’aides à la presse pour des journaux qui ne plaisent pas au pouvoir, interdiction d’événements en fonction des propos qui « pourraient être tenus », toutes mesures extravagantes au regard des principes généraux du droit, mais qui passent dans la mesure où l’éducation a parcellisé les savoirs et rendu rare la culture historique et toute vision d’ensemble au profit de la « cancel culture » et du « wokisme ». 

    La dernière en date de ces mesures liberticides est la criminalisation de propos privés (cf. Eric Delcroix, « Une nouvelle loi liberticide contre l’identité française », Polémia, 12 mars 2024).  Nombre de ces mesures ont été  expérimentées grandeur nature à l’occasion de la crise si bienvenue du Covid (couvre-feu, confinement, assignation à résidence, obligation de pass vaccinal pour la plupart des activités, flicage généralisé de la santé). Le prétexte climatique, la guerre à nos portes servent de prétexte pour amplifier toujours plus ces privations des libertés essentielles, notamment d’expression. On peut parler d’une véritable éducation à la privation des libertés. Un seul droit tend à subsister : la liberté de consommer.  Le lien entre ces mesures et le libéralisme n’est, pour beaucoup, pas évident. Dérapages de Macron ? Acharnement liberticide passager ?  C’est pourtant bien dans la logique du libéralisme qu’elles s’inscrivent. Explications.

    Le libéralisme a été bousculé dans les années trente. Apparition de nouvelles valeurs autres que le progrès matériel, telles le patriotisme social et la solidarité nationale, néo-corporatisme, réflexions sur la nécessité d’une économie dirigée, tentations et tentatives planistes, plafonnement des dividendes dans l’Allemagne nationale-socialiste, création de l’Institut pour la Reconstruction Industrielle en Italie fasciste (1933), New Deal américain (mais il échoue en grande part, et les EUA ne sortiront de leur grave crise économique que par la guerre de 1941), de nombreuses politiques sont menées, partout dans le monde, qui rompent avec l’orthodoxie libérale.

    Les théoriciens de libéralisme réagissent très mal à cette tendance. Ils analysent les mises en place de l’économie dirigée, organisée (sinon organique, avec de nouvelles corporations) comme quelque chose de proche du socialisme, qui constitue pour eux l’abomination absolue. En 1938, à Paris, salle du Musée social se tient le colloque Lippmann. Des économistes tels l’Autrichien Ludwig von Mises ((1881-1973), l’américain Walter Lippmann (1889-1974), le Français Louis Rougier, épistémologue et historien, critiquent radicalement l’intervention de l’État dans l’économie. Fascisme, national-socialisme et socialisme bolchévique dont pour eux des formes du totalitarisme. Seule la plus complète liberté économique garantit contre ce totalitarisme. L’Américain Milton Friedman (1912-2006), Friedrich von Hayek (1899-1992), un Autrichien comme Mises, font partie de ce courant d’idées, Wilhelm Röpke (1899-1966), père de l’ordo-libéralisme, est quelque peu en marge de ce courant mais il partage son hostilité au nationalisme économique.

    D’un totalitarisme, l’autre…

    Von Mises est en pointe. Auteur d’un livre sur Le socialisme (1919), et de nombreux livres après la guerre, sur Le chaos du planisme (1947), sur La mentalité anticapitaliste (1956), il critique le nationalisme économique, les socialismes et l’école historique allemande (l’ancienne, inspirée de Friedrich List, et la jeune école historique allemande, dont le plus éminent représentant est Werner Sombart, auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont Le socialisme allemand, 1934). Après la défaite des régimes de troisième voie, c’est encore autour de Ludwig von Mises que se créera la Société du Mont Pèlerin en 1947. Les thèses de ces libéraux vont aller très loin. Ils partent d’une critique du totalitarisme. Leur analyse va toutefois mener à un autre totalitarisme que celui des années trente. Le néolibéralisme débouche sur un néo-totalitarisme. Nous allons voir comment.

    Walter Lippmann fait le constat que nous nous sommes d’abord situés dans un cosmos, avec les Grecs. Ensuite, nous nous sommes vus comme habitants  un monde créé par Dieu, dans un état de dépendance par rapport à une loi qui nous dépasse. Ensuite, et c’est l’époque actuelle, nous nous voyons comme créateur de nous-mêmes. Or, notre espèce n’est pas adaptée à l’environnement que nous avons-nous-mêmes créé, le monde de la concurrence de tous avec tous, le monde de la compétition mondiale. Dans ce monde, il faut viser l’efficacité maximum. Problème : Walter Lippmann pense que cela n’est possible que par un gouvernement des experts. Tout le contraire de la démocratie. C’est ici que se trouve la genèse du libéralisme de type II.

    Socialisme, économie dirigée, existence des syndicats, avancées sociales collectives, tous ces phénomènes enjambent la deuxième guerre mondiale et s’amplifient après 1945. S’ajoute l’impact de l’existence de pays « socialistes » à l’est de l’Europe (même si leur capacité de séduction s’avère vite limitée, voire devient un repoussoir – Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968).  Dans tous les cas, cela montre que les peuples ne sont pas murs pour une société saine, vraiment libérale, sans béquilles sociales, sélectionnant les meilleurs sans état d’âme quant aux sorts des moins performants. Les peuples veulent une société plus solidaire. Il va falloir que cela change.

    Ainsi, le libéralisme de type I a cru qu’il suffisait de faire comme si l’homme était mu par ses intérêts pour que la société évolue dans le bon sens. Mais des réflexes collectifs resurgissent. L’homme est incorrigible. La notion même de peuple, du reste, est anti-libérale. Le libéral dit : il n’y a pas de peuple, il y a des gens qui contractent librement entre eux. Ainsi raisonnent les libéraux. Il faut donc changer l’homme. Il faut que l’homme devienne strictement un individu, et cesse d’être une personne encastrée dans un monde commun. Il faut libérer l’économie de la société, et faire le contraire de ce que préconise Karl Polanyi. La « société » doit devenir un marché. Ce qui se déploie est alors, au nom du libéralisme, un projet de transformation anthropologique. L’homme doit devenir « entrepreneur de lui-même ». C’est ce qu’a bien vu Michel Foucault en 1979 (cours « Naissance de la biopolitique »). Ce projet va au-delà de la marchandisation du monde, note Michel Foucault d’une manière d’autant plus convaincante qu’il n’est pas un critique acharné de cette évolution qui lui parait, à certains égards et sous certaines conditions, émancipatrice. Il s’agit de faire fructifier son « capital humain », comme l’explique Gary Becker (1930-2014). Les compétences de chacun sont vues comme un capital, de même que le capital relationnel de chacun (Bourdieu ne dira pas le contraire). Optimisation requise de notre capital humain, de notre temps (plus le temps de flâner et de méditer), de nos relations. Il faut s’adapter (Barbara Stiegler) « dans un monde qui bouge ». Il faut « avancer » (vers l’arrière ?) et ne pas rester accroché à de « vieux schémas ». Il faut être compétitif « à l’international ».  

    L’individualisation de tous les enjeux

    Cette évolution, qui fait que nous devons nous mettre en valeur et nous vendre nous-mêmes sur le marché, y  compris le marché des désirs (Michel Clouscard), Michel Foucault l’appelle nouvelle « gouvernementalité ». C’est le gouvernement par l’individualisation de tous les enjeux. C’est ce qui explique que tout se traduit dans le langage des droits.  L’avortement, qui est une question morale, mais aussi démographique car il en va de la natalité de la nation, est considéré sous le seul angle d’un droit individuel, et d’un droit de la femme, comme si l’homme n’était jamais concerné (quid de l’avortement dans un couple marié ?). De même, la société de surveillance, l’installation de caméras et la reconnaissance faciale sont présentés non comme des mesures totalitaires mais comme un « droit à la sécurité ». Habile processus d’inversion.

    Le libéralisme classique, de type I,  consistait à exploiter ce que le travailleur a, ce qu’il possède, sa force de travail avec un certain niveau de qualification et d’énergie, le libéralisme de type II consiste à exploiter et à transformer ce que le travailleur est. Nous sommes passés de la domination du Capital sur l’avoir à la domination sur l’être. Le libéralisme classique est donc devenu un libéralisme de transformation anthropologique. L’aliénation par la marchandise est le vecteur de cette transformation dont le but est de transformer l’homme en auto-entrepreneur de lui-même se vendant comme marchandise. « Avec le néo-libéralisme, il s’agit de transformer ce que nous sommes », note Barbara Stiegler. Auto-entrepreneur cherche preneur. Transformer ce que nous sommes, c’est nous rendre toujours plus liquides et toujours plus interchangeables. Il s’agit de transformer le rapport que l’individu entretient avec lui-même, indique Pierre Dardot (P. Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009 et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, 2016). Mais ce « néo-libéralisme » n’est que le libéralisme reprenant son projet, voyant les résistances de l’homme à l’individualisation totale et rehaussant ses ambitions jusqu’à vouloir changer l’homme lui-même pour le rendre conforme à la théorie.  C’est ainsi qu’il faut voir le projet wokiste de suppression de toutes les essences (héccéité = ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et pas autre chose) de genre, d’ethnie, de métier, etc. C’est pourquoi le wokisme, avec la cancel culture  est un marqueur du libéralisme de type II. Rendre liquide l’homme, le fluidifier, c’est expliquer que l’homme auvergnat peut devenir une femme birmane, voire quelque chose de plus flou puisqu’il n’y a pas de frontière d’espèce entre l’homme et les animaux. Dans cette perspective, la notion d’origine, de racines, d’identité n’a plus aucun sens, et il devient évidemment inimaginable de trouver un seul argument contre l’immigration de masse et plus généralement l’uniformisation du monde. Un déracinement ? Mais puisqu’on vous dit que l’homme est ce qui n’a pas de racine et pas de substance (ce que les Grecs appellent ousia). Le néolibéralisme isole et autonomise en même temps. C’est pourquoi il amène non pas à l’adhésion à une communauté nationale, à un partage du sens, à un horizon de projet,  mais aux communautarismes repliés sur eux-mêmes.

    Le libéralisme ultime

    Tel est donc le néolibéralisme ou bien plutôt le libéralisme de type II. On peut aussi parler  de libéralisme ultime. C’est le libéralisme du « dernier homme » (Nietzsche). Ce n’est pas seulement une doctrine économique visant à supprimer les services publics et le secteur public. Ce n’est pas seulement une doctrine visant à diminuer les interventions de l’État dans l’économie. Du reste, l’État ne cesse d’intervenir dans l’économie pour soutenir les très grandes entreprises et les banques. Ce qui a disparu, c’est l’État stratège au service d’objectifs nationaux et plus généralement d’une certaine idée du bien commun. La seule stratégie de l’État consiste à sauver un capitalisme de plus en plus financier (fusion du capital bancaire et du capital industriel, le dernier étant sous la domination du premier), et à faire remonter son taux de profit. C’est une opération vitale car le capitalisme est de moins en moins lié à des activités productives, et dépend de plus en plus d’activités parasitaires (production de vaccins inutiles et mêmes dangereux, viande artificielle, etc).

    En ce sens, le capitalisme est devenu une entrave à une autre orientation, à un autre développement possible des forces productives – contradiction qu’avait vu Marx dans ses grandes lignes. C’est pour sortir de cette contradiction  d’un système qui est devenu de plus en plus parasitaire (d’où le déclin de l’industrie dans la « richesse » nationale, « richesse » de plus en plus factice) que le libéralisme ultime, de type II a entrepris, jusqu’ici avec succès, une révolution anthropologique parfaitement diagnostiquée par Jean-Claude Michéa, et déplorée, dans un registre plus sensible et esthétique, par Pier Paolo Pasolini (Écrits corsaires) dés la fin des années 1960, alors que pourtant, l’opération néolibérale de mutation de l’homme n’en était qu’à ses débuts.

    L’État fort quant à ses fonctions régaliennes disparaît donc, et c’est moins une impuissance subie qu’une stratégie. Car, dans le cadre de sa volonté de révolution anthropologique, l’État n’a jamais été aussi présent et, pour être précis, aussi inquisiteur. Comme l’avait fort bien vu Carl Schmitt (Légalité et légitimité, 1932), seul un État fort peut éviter un État total. C’est l’État faible qui s’étend à tous les domaines de la vie, supprime la distinction vie privée/vie publique et devient un État total. Cet État total peut aussi être dit  État totalitaire. Les lois récentes de l’État français et les discours officiels de tétanisation des oppositions – discours qui, malheureusement, ne fonctionnent pas si mal – le montrent : il s’agit d’instaurer un régime de la peur couplé à un régime de délation de tous par tous (vis-à-vis des supposés pro-Poutine, des non vaccinés et non vaccinolâtres, de ceux qui, tout en refusant le racisme, ne le poussent pas jusqu’à la haine de soi, ce qui est un auto-racisme, etc).

    Interventionnisme étatique et insécurité culturelle

    L’État du libéralisme est donc plus interventionniste que jamais (Dossier « Macronisme autoritaire : la dictature en marche », Éléments 206, février-mars 2024). S’il n’est pas stratège au bon sens du terme, au sens où plaident Henri Guaino ou Jacques Sapir dans le domaine économique, l’État du libéralisme ultime a bel et bien une métastratégie. C’est la transformation de l’homme en individu liquide, dans une société elle-même liquide (Zygmunt Bauman), totalement manipulable par le Capital. Un individu soumis en outre à de perpétuelles accélérations sociétales.  L’individu ainsi façonné est l’opposé de la personne humaine considérée dans ses appartenances et ses héritages culturels. L’un des moyens de cette révolution anthropologique libérale est la colonisation des imaginaires (Naomi Klein, Serge Latouche). Aussi, cette révolution libérale est-elle un anti-conservatisme radical. Imposé de manière totalitaire. L’insécurité culturelle est la méthode du libéralisme pour prendre l’homme dans ses phares aveuglants, tel un lapin au bord d’une route. Il faut  opposer à l’entreprise néolibérale non pas un impossible « libéralisme conservateur » mais une révolution conservatrice. Celle-ci, pour être efficace, ne peut être seulement antilibérale. Elle doit être anticapitaliste et donc viser à la socialisation des grands moyens de production et d’échange. On aura remarqué que la logique de la société actuelle est de rendre impossible toute propriété privée (de son logement, de sa voiture, d’un terrain, etc). En dehors des biens mobiliers de l’oligarchie, l’objectif du libéralisme ultime est de ne garder que la propriété  privée des moyens de production et d’échange. C’est bien entendu le moyen d’empêcher les classes populaires d’accéder à la classe moyenne et de détruire cette même classe moyenne.

    Il faut faire tout le contraire. Permettre l’accession à la propriété de ce qui permet une transmission culturelle (maisons, logements, livres papier et non tablettes numériques…) et socialiser les grands moyens de production et  d’échange.  Si le pouvoir appartient pour l’heure à l’État du libéralisme liquidateur, il faut tout faire pour que le peuple comprenne que la puissance lui appartient. La source durable de tout pouvoir, c’est la puissance populaire. Si l’État est légal, seule la puissance populaire est légitime. Mais une révolution économique, sociale et politique, aussi nécessaire soit-elle, prend toute sa force en fonction d’une vue du monde. C’est aussi le sens du beau qui doit nous guider. La beauté peut avoir plusieurs visages mais certainement pas n’importe lesquels. Konrad Lorenz remarquait :  « Le devoir vital de l’éducation est de fournir à l’être qui se développe un fond suffisant de données factuelles qui lui permette de juger des valeurs du beau et du laid, du bon et du mauvais, du sain et du pathologique et de les percevoir. La meilleure école où l’enfant peut apprendre que le monde a un sens est le contact direct avec la nature. Je ne peux pas imaginer qu’un enfant normalement constitué qui a la chance d’être en contact étroit et familier avec les êtres vivants, autrement dit avec les grandes harmonies de la nature, puisse ressentir le monde comme dénué de sens». On ne saurait mieux dire.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 19 mars 2024)

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