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Points de vue - Page 22

  • Ce n’est pas toujours la faute à Rousseau !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Rousseau.

    Pour aller plus loin dans ces réflexions on pourra se reporter :

    - à un article d'Alain de Benoist, intitulé «Relire Rousseau ? », publié dans la revue Études et recherches (n°7, 1989) ;

    - au dossier de la revue Éléments (n°143, avril 2012) consacré à Rousseau;

    - ou encore à un article d'Alain de Benoist , intitulé «Rousseau contre les Lumières », publié dans le numéro de Nouvelle École de l'année 2016.

     

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    Ce n’est pas toujours la faute à Rousseau !

    Littérature et politique. Maurras, à la fois penseur politique et critique littéraire, associait ces deux disciplines pour les fondre dans un même processus de pensée visant à dégager les lignes de force qui innervent le monde moderne. Dans son texte à la fois court et dense consacré à la Révolution et au Romantisme, il s’emploie à montrer l’étroite solidarité de la décadence littéraire et de la décadence politique. Il écrit, à rebours de Taine qui attribuait à l’esprit classique l’élaboration de l’esprit révolutionnaire : « Romantisme et Révolution ressemblent à des tiges, distinctes en apparence, qui sortent de même racine. » Sa critique porte principalement sur trois auteurs, à savoir Rousseau, Chateaubriand – faux allié de l’Ancien Régime, anarchiste authentique, toujours selon Maurras – et Victor Hugo, qui sema la zizanie en divinisant le mot, véritable invitation à la déclamation stérile, ignorante des chaînes logiques, garde-fous qu’impose l’esprit classique. Je vais me borner à examiner quelques aspects de la doctrine de Rousseau, eu égard aux griefs qui lui sont traditionnellement adressés. Il ne s’agit pas ici de soutenir que Maurras avait intégralement tort dans sa critique, mais d’apporter quelques nuances et contrepoints.

    Rousseau, le mauvais sauvage

    Parlant du rôle de Rousseau dans la Révolution, c’est-à-dire dans la subversion, Maurras écrit : « La gloire de la France et l’hégémonie de Paris furent employées à répandre les divagations d’un furieux. Ce sauvage, ce demi-homme, cette espèce de faune trempé de la fange natale, avait plu par le paradoxe et la gageure de son appareil primitif. » En somme, Rousseau est un barbare et il vient secouer le joug de la civilisation pour la faire régresser, critiquant les arts, les lettres, la tradition, le passé, la société, les institutions, la religion – « La profession de foi du vicaire savoyard » se passe bien d’une quelconque médiation ecclésiale –, et la morale hétéronome, qui ne jaillit pas directement de la conscience subjective, leçon que Kant retiendra à sa manière quelque peu rigide, sous la forme de l’impératif catégorique.

    Pour neutraliser les aspects corrosifs de la pensée de Rousseau, il fut de bon ton de considérer en lui le seul artiste. Le style de Rousseau est, certes, enchanteur. Il ne faudrait pourtant pas se laisser abuser par son éclat au point de masquer les qualités spécifiquement intellectuelles, qui, au-delà des habiles paradoxes dont il a le secret, font de Rousseau un dialecticien plus subtil qu’il n’y paraît. La finesse et la complexité de sa pensée ne sont pas celles d’un seul sensitif, d’un primitif mal dégrossi qui n’aurait su se dégager du « bourbier barbare » dont l’art de la dialectique a justement pour tâche, selon Platon, de nous extirper. Quant à faire de lui l’ennemi de toute civilisation, l’apôtre du bon sauvage, il n’est pas inutile de rappeler ce texte décisif où l’auteur évoque le passage de l’état de nature à l’état social, tiré du Contrat social, tant les préjugés ont la vie dure : « Quoiqu’il se prive dans cet état civil de plusieurs avantages qu’il tienne de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

    Pour conclure sur ce point, Ernst Cassirer écrit dans son ouvrage Le problème Jean-Jacques Rousseau : « On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies et replonger l’univers dans sa première barbarie, et il a toujours insisté au contraire sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices et substituer le brigandage à la corruption. »

    Il faut cependant noter qu’il fut le premier à transporter la question classique de la théodicée, à savoir la présence du mal en dépit de la toute puissance et de l’infinie bonté de Dieu, dans le domaine social. En effet, niant que le mal tirât son origine de Dieu ou de l’homme, ce qui est l’alternative traditionnellement posée, il les dédouane tous deux pour accabler la société seule. Ce qui laisse une brèche ouverte à une critique de la société en tant que telle, jusque dans sa légitimité à exister. De là à en faire l’ancêtre des social justice warriors, c’est une audace herméneutique dont nous nous dispenserons. Il n’en reste pas moins que cette critique n’est pas le dernier mot de Rousseau sur cette question et que, s’il prête le flanc à des interprétations anarchisantes, c’est à condition d’occulter une part essentielle de sa pensée.

    La maître et ses (faux) disciples

    Goethe a cette fameuse formule : « Avec Voltaire un monde finit, avec Rousseau, un monde commence. » Rousseau, ayant conscience d’avoir pour tâche d’édifier sur les ruines éboulées à venir d’un monde qui chancelle, déroute par l’originalité de sa pensée. Ernst Cassirer, encore : « En morale, en politique, en religion, en littérature comme en philosophie, Rousseau renie et brise les formes inscrites qu’il y découvre – au risque de laisser le monde sombrer à nouveau dans l’état originaire et informel, l’état de “nature”, et ainsi de le livrer en un certain sens au chaos. Mais c’est au sein de ce chaos, qu’il invoque, que s’affermit sa propre force créatrice. »

    C’est ici que je risquerais une analogie avec la peinture de Tuner qui nous offrait une nouvelle vision du monde à l’ère romantique, dont l’apparent chaos n’était que le reflet d’une nouvelle naissance à son stade inchoatif. John Ruskin l’exprime en toute clarté par ces mots : « Au point de vue technique, toute la puissance de la peinture repose dans notre capacité à retrouver cet état que l’on pourrait nommer l’innocence de l’oeil, c’est une sorte de vision enfantine qui perçoit les taches colorées en tant que telles sans saisir leur signification – tout comme un aveugle les verrait si la vue lui était soudainement rendue. » Au fond, tout grand artiste devrait avoir pour ambition de nous faire assister à la naissance du monde. Et Rousseau fut l’exact contemporain de la gestation d’un nouveau monde. Quoi d’étonnant à ce que l’expression de sa pensée prenne des apparences embrouillées, contradictoires et chaotiques ? C’est une pensée en mouvement, une odyssée dans un monde dont les assises sont en passe d’être ébranlées, où le couchant se distingue malaisément du levant, comme dans tout crépuscule. Rousseau, malgré les tares d’humanité qu’il a lui-même documentées, était conscient de la nécessité d’une refondation. S’il a finalement échoué, et c’est la thèse du grand historien de la philosophie Alexis Philonenko, il n’en a pas moins contribué à exposer les forces contradictoires qui se livreraient bataille au cœur de la sensibilité moderne. Un travail de synthèse intellectuelle qui résorberait ces contradictions est toujours à accomplir. Un Hegel, un Musil n’y ont pas suffi et nous sommes toujours tributaires des apories soulevées par l’auteur de l’Émile, tant elles collent si bien à l’esprit moderne lui-même, dont nous n’avons pas loisir de nous déprendre si facilement, quand bien même le désir en serait vif.

    Il lui est souvent attribué des fautes qui incombent uniquement à leurs auteurs directs : d’avoir inspiré tour à tour le régime de la Terreur, d’être l’inspirateur des hippies et des libertaires ; pour d’autres d’avoir formulé avant l’heure une doctrine fasciste d’absorption de l’individu par l’État, d’avoir prôné une éducation laxiste, véritable forgerie en série d’enfants rois. Rousseau n’a-t-il pas écrit : « Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C’est de l’accoutumer à tout obtenir » ?

    Chesterton disait que le monde moderne était rempli de vertus chrétiennes devenues folles, le monde post-moderne est, lui, rempli de vertus modernes devenues débiles. Rendons grâce à Rousseau, entre autres mérites, d’avoir condamné par avance les fraudes idéologiques qui prétendent nous en imposer : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 21 février 2024)

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  • Théorie et pratique, un divorce irrémédiable ?...

    Dans cette nouvelle vidéo, Ego Non nous fait découvrir la pensée d'August Wilhelm Rehberg, l’un des plus éminents disciples d’Edmund Burke en Allemagne, qui a affronté intellectuellement Kant et Fichte.

     

                                               

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  • Pourquoi l'oligarchie s'attaque-t-elle à la liberté d'expression ?...

     

    Pourquoi l'oligarchie s'attaque à la liberté d'expression

    L’union des oligarques contre la liberté d’expression

    L’Union européenne mène l’offensive contre les médias alternatifs : Twitter (X) et les réseaux sociaux, avec son règlement DSA, après avoir fait fermer les médias russes pour imposer le discours atlantiste et otanien sur la guerre en Ukraine.

    En France, les initiatives liberticides s’accumulent sous la présidence Macron : dissolution de mouvements identitaires, assimilation de la critique de l’immigration à un « discours de haine », interdictions préfectorales de manifestations ou de colloques, offensive du gouvernement des juges contre CNews, loi sur les dérives sectaires sanctionnant la contestation des politiques sanitaires…
    Pendant qu’à l’Assemblée nationale on ne débat plus mais on invective l’opposition à la macronie, accusée de collusion avec Poutine, avec le Hamas, ou de sortir de l’arc républicain.
    Pourquoi tant de haine de la liberté ?

    L’oligarchie a peur

    D’abord, l’oligarchie veut restreindre la liberté d’expression parce qu’elle a peur de la révolte des peuples.
    Les oligarques sentent bien que la situation est en train de leur échapper, que ce soit sur le plan mondial avec l’envol des BRICS et l’échec ukrainien, ou sur le plan européen, puisque notre continent est la principale victime de leurs folies.
    Les oligarchies voient bien que leur verbiage, leur propagande, a de moins en moins d’effets sur l’opinion. Cela se traduit notamment par l’usure de plus en plus rapide de l’image de marque des dirigeants, malgré la surprotection médiatique dont ils font l’objet. Sans même évoquer les manifestations périodiques de protestation qui secouent désormais les pays européens.

    Alors que les élections européennes se profilent, il devient urgent de diaboliser les thématiques des oppositions, pour tenter de les neutraliser une fois encore.

    Donc on s’attaque aux critiques des politiques migratoires (assimilées au racisme), des politiques sanitaires (assimilées à du complotisme sectaire), des politiques sociétales (assimilées à de l’homophobie ou à de la transphobie), de l’insécurité (assimilées à de la récupération d’extrême droite), ou encore du bellicisme européen (ce serait faire le jeu de Poutine).
    Ainsi l’oligarchie n’entend-elle pas débattre mais seulement invectiver ses contradicteurs et assimiler les opinions divergentes à des délits.

    La postdémocratie en marche

    Cette tactique basique s’inscrit dans un mouvement plus profond consistant à dénaturer le sens réel de la démocratie en Occident.
    À la suite de l’Américain Fareed Zakaria, le théoricien de l’illibéralisme, l’oligarchie veut en effet imposer l’idée que la démocratie se définirait non plus par l’exercice de la volonté majoritaire du peuple, mais par l’existence d’un juge « indépendant », supérieur au législateur et garant des « droits des minorités ».
    Voilà qui est bien commode quand on perd le soutien de la majorité du peuple ! Et voilà qui permet de gouverner contre le peuple en s’appuyant sur la dictature des minorités et des lobbies, sanctifiée par des juges non élus. C’est d’ailleurs bien comme cela que fonctionne désormais l’Union européenne.

    Voilà pourquoi nous entrons progressivement en Europe dans une postdémocratie totalitaire où les gouvernants proclament haut et fort leur volonté de ne pas prendre en compte la volonté populaire sous prétexte de respecter « l’État de droit », comme en matière d’immigration par exemple.

    La censure est dans les gènes de la gauche

    Ensuite, il faut se rappeler que la censure est dans les gènes de la gauche, donc de la bourgeoisie dirigeante qui a, depuis toujours, la haine du peuple et des identités nationales.
    « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » : la formule terroriste de Saint-Just reste valable au temps de la gauche macronienne ralliée au néo-capitalisme mondialiste et qui fait du sociétal pour cacher le fait qu’elle sacrifie le social et le peuple qui va avec.

    La gauche dénonce l’extrême droite ou les médias du groupe Bolloré car elle ne supporte pas de perdre le monopole qu’elle exerçait sur l’information et la culture depuis la fin de la guerre froide.
    Elle prétend en effet incarner le camp du Bien, du Progrès et, désormais, de la Planète et ne saurait par conséquent s’abaisser à débattre avec les « salauds » sartriens qui ne partagent pas son idéologie.
    Elle ne conçoit donc la discussion que comme une mise en accusation et, si possible, une mise à mort médiatique du dissident, de préférence sans que celui-ci puisse se défendre, comme au temps de Fouquier-Tinville, l’accusateur public.
    Car la bourgeoisie de gauche (c’est un pléonasme en France) n’hésite jamais à envoyer sa police et ses juges contre le peuple récalcitrant : rien n’a changé depuis 1793, 1848 ou 1871.

    La censure, arme des nuls

    Enfin, la censure se développe en raison de la nullité croissante de notre classe gouvernementale.
    Nos élites dirigeantes se caractérisent en effet par une inculture abyssale, une profonde méconnaissance du monde réel et un mépris de classe total.

    Pour le président chinois, la culture doit « à la fois, à l’intérieur, arrimer le peuple au destin national et construire une communauté de destin à l’extérieur ». Pour Emmanuel Macron, la culture française n’existe pas car elle serait « diverse[2] ». On ne saurait mieux résumer l’insignifiance de nos élites dans cette approche opposée de la culture nationale.

    La plupart de nos dirigeants ne gouvernent pas car ils n’ont plus les moyens de gouverner : alors ils se bornent à communiquer – c’est-à-dire à mentir – devant des médias complices, donc sans contestation réelle. En outre, ils ne connaissent pas en général les secteurs qu’ils sont censés diriger : ils se bornent alors à réciter, avec plus ou moins de conviction, les fiches qu’on leur a préparées. Ou bien, tel Emmanuel Macron, ils ne tolèrent les questions des journalistes qu’à la condition de les avoir sélectionnées avant…

    Mais comment espérer s’imposer dans un vrai débat quand on ne connaît pas grand-chose aux questions évoquées et quand on ne défend plus des arguments rationnels. Qui peut en effet sérieusement de nos jours continuer d’affirmer, comme le font nos dirigeants, que l’immigration serait une chance pour la France, que la mondialisation serait heureuse, que l’UE nous apporterait la paix ou que l’économie française se porterait de mieux en mieux ? Et imagine-t-on comment tournerait un vrai débat sur la politique étrangère de la France avec le malheureux ministre Séjourné ?

    L’empire occidental du mensonge

    Nos oligarques censurent toute parole dissidente parce qu’ils savent bien au fond d’eux-mêmes que la raison n’est plus leur apanage : qu’au sens propre ils ont perdu la raison à force de mensonges et d’idéologie. Alors il ne leur reste que la répression, la censure et l’invective pour tenter de s’imposer.

    C’est pourquoi l’Occident devient de plus en plus, aux yeux du monde entier, l’empire du mensonge. L’empire du deux poids deux mesures permanent et des pseudo-valeurs, ajustables en fonction des intérêts nord-américains. Aristote définissait l’oligarchie comme une aristocratie qui avait perdu le sens de la vertu et du bien commun : une belle définition de la macronie ?

    Malheureusement pour l’oligarchie, la vérité finit toujours par triompher.

    Michel Geoffroy (Polémia, 20 février 2024)

     

    Notes :

    [1] Le Nouvel Économiste, Newsletter économie et politique du 9 février 2024.
    [2] Déclaration à Lyon lors de la campagne présidentielle de 2017.

     

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  • Relations Europe / Etats-Unis : de l’alignement stratégique au « découplage » économique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré au jeu de dupes des relations Europe/États-Unis qui allie vassallisation politique et affaiblissement économique. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

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    Relations Europe / Etats-Unis : de l’alignement stratégique au « découplage » économique

    Sur le dossier ukrainien, l’Union Européenne (UE), après quelques velléités de discours nuancé, a vite endossé les raisonnements et la stratégie des Américains ; au Moyen-Orient, après quelques ratages matamores d’Ursula von der Leyen, l’Europe s’est vite retirée du jeu, laissant les Etats-Unis seuls à essayer de calmer les ardeurs guerrières des uns et des autres ; en Afrique, après le départ des troupes françaises, l’Europe n’a plus guère d’influence et s’en remet aux Etats-Unis pour tenter de réduire les tensions internes et contrecarrer les immixtions russes ou chinoises. L’énumération pourrait continuer, et montre que, sur le plan géopolitique, l’UE, tout en revendiquant haut et fort son « autonomie stratégique », s’est totalement alignée sur les Etats-Unis, leader incontesté du « camp occidental ». Ce n’est bien sûr pas nouveau, voilà longtemps que l’Europe confie sa sécurité à une OTAN contrôlée par les Etats-Unis et accepte que ces derniers, grâce à l’extraterritorialité de leur droit, dressent la liste des pays avec lesquels elle-même a ou n’a pas le droit de commercer.

    Dans le domaine économique le contraste est au contraire flagrant entre des Etats-Unis qui connaissent une belle prospérité et une Europe qui essaie difficilement d’éviter une récession. Alors que le PIB des premiers a cru de 2,5 % en 2023, celui de la zone euro a stagné (1) et l’écart continuera à s’accroître en 2024 puisqu’on prévoit des augmentations de, respectivement, 2,1 % et 0,8 %. Le chômage a été ramené à 3,5 % aux USA mais à 6,5 % dans la zone euro (7,5 % en France). L’inflation, aujourd’hui, à peu près identique dans les deux zones, est montée aux USA à 6 % mais à près de 9 % en Europe. Au total, le PIB aura augmenté, depuis 2013, de 17 % dans la zone euro mais de 54 %, soit plus du triple, aux USA ; en conséquence le PIB des USA, qui excédait alors celui de la zone euro de 32 %, le dépasse aujourd’hui de 74 % : l’écart a plus que doublé (2).

    Bien sûr les causes de cette divergence, de ce « découplage » (3), sont multiples. Depuis 2002 la productivité par tête a cru de 43 % aux USA mais de seulement 10 % dans la zone euro. Les Américains, attirés par l’innovation et les ruptures technologiques, acceptent de prendre des risques et trouvent aisément les financements pour leurs projets novateurs ; les Européens, au contraire, font preuve d’un conformisme technologique, financier et social peu propice aux initiatives susceptibles de générer des gains de productivité. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les investissements dans les nouvelles technologies, les dépenses pour la recherche & le développement et le nombre de brevets déposés soient bien supérieurs aux USA qu’en UE, que les magnificient seven (4) américaines n’aient pas d’équivalentes en Europe ou que l’IA générative et le new space aient prospérés plus vite de l’autre côté de l’Atlantique.

    Mais les décisions prises par l’Europe après le déclenchement du conflit en Ukraine expliquent aussi ce « découplage ». En obligeant les entreprises européennes à se retirer de Russie, où elles étaient bien plus nombreuses que les américaines, et en leur interdisant, par des « paquets » successifs de sanctions dont l’efficacité reste à démontrer, de commercer avec ce pays, l’UE leur a imposé des charges considérables dont le financement aurait pu être consacré à des investissements d’avenir et à la transition climatique. Les entreprises européennes ont dû, pour leur approvisionnement en gaz, remplacer la Russie par les Etats-Unis auxquels elles ont multiplié par trois leurs achats, faisant d’eux le premier exportateur mondial de GNL (5) ; elles ont de surcroît dû accepter que ce gaz leur soit vendu à des prix nettement supérieurs à ceux du marché intérieur américain, et de ce fait ont dû affronter la concurrence de leurs homologues en payant leur énergie trois fois plus cher. Compte tenu de l’absurde politique énergétique menée précédemment par l’UE sur la pression de l’Allemagne, reposant sur un mix gaz/ENR (6) excluant le nucléaire, ce bouleversement du mode d’approvisionnement en énergie a contribué fortement à aviver les tensions inflationnistes et dégrader la croissance en Europe. Par ailleurs, les Etats européens ont engagé une politique de réarmement mais la plupart d’entre eux ont préféré acheter du matériel américain plutôt qu’européen (et particulièrement français). Au total, les décisions prises par l’UE et ses membres ont pesé négativement sur les entreprises européennes et positivement sur les entreprises américaines.

    Les différences entre les politiques climatiques menées des deux côtés de l’Atlantique sont également frappantes. Alors que les USA cherchent à favoriser les technologies nouvelles susceptibles de contribuer à terme à la décarbonation de l’économie, l’Europe préfère agir en imposant des interdictions ou contraintes d’usage réduisant le recours aux énergies carbonées. Elle en détermine le calendrier d’application sans se préoccuper de savoir si elle dispose en interne des technologies alternatives, ce qui fait dire à certains (7) que les grands plans européens pourraient s’appeler Buy China Act. Elle pousse le paradoxe jusqu’à présenter son « excellence normative » comme un instrument de soft power. La comparaison entre les grands plans gouvernementaux (IRA (8) et Chips Act (9) aux Etats-Unis, Fit for 55, Green Deal et Net Zero Industry Act (10) en Europe) est éclairante. Les premiers sont décidés rapidement par une administration réactive alors que les seconds ne voient le jour qu’après un délai de prise de conscience, de fastidieuses concertations avec les groupes de pression et la « société civile » et enfin de longues procédures entre les Etats et les instances communautaires du Trilogue. Les dispositifs américains privilégient des aides financières rapides à mobiliser, en particulier les crédits d’impôt, alors que les européens préfèrent l’octroi de subventions qui nécessitent un long processus bureaucratique, l’accord de nombreuses instances puis la mise à disposition de fonds budgétaires dont on connaît la rigidité des procédures. La pression mise en Europe par les pouvoirs publics surprend compte tenu de ce que l’UE n’est à l’origine que de 6,7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (11) (les USA de 11,2 %) et les diminue d’environ 1,5 % en moyenne par an (les USA de 0,4 %) (12).

    Le « découplage » économique entre les Etats-Unis et l’Europe est donc important. Est-il possible qu’à l’avenir l’écart se stabilise, voire se réduise ? La prospérité des USA recèle une fragilité bien connue : le déficit public. Mais cette fragilité n’est pas propre aux Américains. La planète entière, et particulièrement l’Europe, n’a fait face aux crises économiques récentes qu’en s’endettant massivement, grâce à la politique de quantitative easing menée par les banques centrales, la FED américaine comme la BCE européenne. Surtout, si la dette américaine est plus importante que celle de la zone euro (123 % du PIB contre 90 %) (13), le Trésor américain n’a aucune difficulté à se financer sur les marchés mondiaux parce que le dollar reste la seule monnaie de réserve mondiale ; le mouvement de « dédollarisation » est encore limité et ne profite pas à l’Euro, dont la part dans les réserves des banques centrales varie peu, mais à l’or, dont les banques centrales sont acheteuses nettes depuis 2010.

    Les menaces les plus importantes pèsent autant sur l’Europe que sur les Etats-Unis. Les montagnes de dettes qui conditionnent la prospérité économique de la planète peuvent à tout moment transformer la défaillance d’un acteur économique mineur en crise systémique mondiale. Rien ne garantit qu’on parviendra à maîtriser les conflits en cours, aujourd’hui en Ukraine ou au Moyen Orient, peut-être demain en Asie, susceptibles de s’étendre et de dégénérer, mettant en péril l’économie mondiale. La façon dont les pays gèrent le changement climatique relève davantage de l’affichage à court terme que de la volonté d’affronter réellement les défis à relever.

    Cependant se pose pour les Etats-Unis une question spécifique : leur futur président sera-t-il en mesure de gérer les crises déjà ouvertes et les nouvelles qui surviendront ? Pourra-t-il sauvegarder les conditions de la prospérité économique actuelle des Etats-Unis ? L’on ne peut qu’être inquiets, compte tenu de l’âge et de la personnalité des candidats probables.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 19 février 2024)

     

    Notes :

    1. En rythme annualisé la croissance américaine a été de 3,3 % au dernier trimestre 2023 et la croissance européenne nulle. Le Royaume-Uni est officiellement entré en récession, l’Allemagne ne l’a évitée que de justesse.

    2. Source : FMI reprise dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_PIB_nominal

    3. Le terme a plusieurs acceptions. On l’utilise ici pour illustrer le fait que les deux membres du « couple » formé par l’Europe et les Etats-Unis ont des évolutions économiques très différentes, voire divergentes.

    4. Appellation ironique, utilisant le titre originel du film Les sept mercenaires pour parler des Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla, qui tirent la croissance aux USA.

    5. Gaz naturel liquéfié.

    6. Energies renouvelables.

    7. Christian Saint-Etienne et Philippe Villin : https://www.lefigaro.fr/vox/economie/les-agriculteurs-sont-les-lanceurs-d-alerte-sur-le-declin-auto-impose-de-l-europe-20240204

    8. Inflation Reduction Act. Voir mon billet du 5 février 2023 : https://geopragma.fr/ce-que-lira-nous-dit/

    9. Crédit d’impôt en cas d’implantation aux USA d’usines de semi-conducteurs.

    10. Procédures accélérées pour l’octroi de subventions intéressant les technologies vertes produites en Europe.

    11. La France 0,8 %.

    12. https://www.touteleurope.eu/environnement/union-europeenne-chine-etats-unis-qui-emet-le-plus-de-gaz-a- effet-de-serre/

    13. Mais 112 % pour la France.

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  • Russie-Ukraine : Maintenant, la paix...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Julien Rochedy consacré à la guerre russo-ukrainienne et diffusé sur Twitter. Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuelL'amour et la guerre - Répondre au féminisme, Philosophie de droite et dernièrement Surhommes et sous-hommes - Valeur et destin de l'homme (Hétairie, 2023).

     

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    Russie-Ukraine : Maintenant, la paix.
    Appel au réalisme
     
    Notre ami Antoine Dresse vient de sortir un petit livre fort intéressant sur le réalisme en politique. Je crois que c’est exactement ce dont nous avons besoin à présent. Regarder la réalité telle qu’elle est et non comme on aimerait qu’elle soit, et ce faisant, en tirer les plus évidentes conclusions pour l’intérêt de tous. En particulier pour nous, Européens.
    Reprenons donc les faits.
     
    En 2014, les Ukrainiens voulurent se débarrasser d’une tutelle russe insupportable incarnée par le très corrompu président Viktor Ianoukovytch. Ceux qui déclarent que les évènements du Maïdan ne furent qu’une révolution colorée instruite par la C.I.A et les services Allemands mentent ou plutôt ne disent pas toute la vérité.
    Que des services secrets aient agi en sous-main, comme dans toutes révolutions, c’est certain ; que cela discrédite entièrement un mouvement, cela est irrecevable. Au même moment, les services russes agissaient à fond pour maintenir l’Ukraine dans leur giron. Quelles que furent les actions des uns et des autres, il faut convenir qu’une grande partie des Ukrainiens souhaitèrent se rapprocher de l’Europe et plus généralement de l’Occident afin de tourner la page d’une vassalisation qui leur avait coûté très cher dans l’Histoire.
     
    En tant qu’Européens – et pour peu qu’on se soucie un tantinet de l’Europe – nous ne pouvions pas rester insensibles à pareille volonté d’un peuple de notre continent de nous rejoindre et d’être prêt à se battre pour cela.
    Depuis l’invasion de leur territoire de février 2022, les Ukrainiens ont montré toute leur détermination à devenir une nation indépendante de la Russie tournée plus volontiers vers l’Ouest. Ceci, personne ne peut désormais leur enlever : Même les pro-russes les plus acharnés ne peuvent plus nier cette farouche volonté ukrainienne (ils diront peut-être : « cette volonté des ouest-ukrainiens seulement », mais qu’importe). La résistance militaire ukrainienne a surpris tout le monde, Russes comme Occidentaux ; elle a confirmé une nation.
     
    Une véritable nation. Une nation encore imparfaite, certes, mais une nation en armes, et nous Français savons tout particulièrement ce que cela signifie. Une nation qui veut rejoindre l’Europe, et une nation souhaitant – on le comprend – être protégée par l’Alliance Atlantique (OTAN), à défaut d’autre chose. Ceci est un fait qu’absolument personne ne peut nier. Bien sûr, les pro-russes peuvent le déplorer, mais à moins d’écraser pour de bon l’Ukraine, ils doivent à présent faire avec. S’ils ont des reproches à émettre, qu’ils se les servent d’abord à eux-mêmes.
     
    Premièrement, tandis qu’ils étaient si proches ethniquement et culturellement des Ukrainiens, ils ont réussi, par leurs méthodes de gouvernance brutales, à se les aliéner. La C.I.A est puissante mais il ne faut pas toujours tout lui mettre sur le dos pour se dédouaner de ses propres impérities : non, si les Ukrainiens ont voulu regarder vers l’Ouest, ce n’est pas seulement en raison de manipulations diaboliques et de propagande insidieuse. En réalité, les Russes avaient toutes les cartes en main pour faire en sorte que leurs anciens satellites, et plus encore leurs nations sœurs comme l’Ukraine, restassent attachés à leur ancien hégémon. Pourtant, beaucoup de ces pays voulurent prendre le large. Les Russes doivent se demander pourquoi et ne pas toujours se cacher derrière le méchant Occident.
     
    Deuxièmement, si les Russes voulaient à tout prix que les Ukrainiens demeurassent leurs vassaux, ils n’avaient qu’à parvenir à les soumettre militairement. À défaut de ne pouvoir les gagner par leur économie et leur culture, ils pouvaient en effet s’en remettre à la guerre. C’est d’ailleurs ce qu’ils décidèrent de faire. Mais voilà : ce qu’ils pensaient n’être qu’une promenade de santé se révéla être un bourbier, c’est-à-dire un revers. Il s’agit là encore d’un fait, d’un implacable fait que les plus obstinés des pro-russes refusent pourtant d’admettre. Or, si l’on évalue les objectifs initiaux des Russes en février 2022 (à savoir l’effondrement rapide de Kiev et une déroute complète des armées ukrainiennes), nous sommes forcés d’admettre que la guerre d’Ukraine est un échec pour la Russie.
     
    Une fois tout ceci établi, il faut toutefois aussi écouter ce que les Russes ont à nous dire, et surtout prendre en compte les réalités stratégiques. Malheureusement, c’est ce que ne font pas les plus fanatiques des pro-ukrainiens et des américanophiles zélés qui existent, hélas, sur notre continent.
     
    Pour les Russes, nous le savons, la Crimée est essentielle. Les populations vivant dans le Donbass sont, elles, majoritairement russophiles, en tout cas russophones, et ont été bombardées pendant des années par les Ukrainiens. Je le sais car j’ai été dans le Donbass et même si nos amis ukrainiens nient cela ou le relativisent en arguant que le Donbass n’avait pas le droit, légalement parlant, de faire sécession, il faut dire la vérité. J’ai entendu et vu ces bombardements ; qu’ils fussent légitimes ou non n’est pas la question, ou plutôt elle ne l’est plus. La réalité, c’est qu’ils ont participé à creuser un fossé entre l’ouest et l’est ukrainien, autrement dit entre l’Ukraine et la Russie. Ce fossé est très vite devenu une tranchée et c’est à partir de cette dernière que nous devons émettre à présent des propositions réalistes.
     
    Soutenus par les Occidentaux, les Ukrainiens ont fait face héroïquement à ce qu’on prenait il y a peu pour la deuxième armée du monde. Ils ont non seulement stoppé l’invasion, mais ils ont même repris des territoires perdus au début du conflit. Il s’agit d’une prouesse exceptionnelle réalisée au prix d’un immense sacrifice. Ceci est encore un fait.
     
    À deux reprises, en septembre 2022, et au moment de la rocambolesque histoire du groupe paramilitaire Wagner, l’Ukraine et ses alliés crurent même possible une débâcle de l’armée russe, suivie, peut-être, d’un revirement (renversement) politique à Moscou. Ceci aurait rendu possible une reprise par les Ukrainiens des territoires perdus en 2014-2015, le Donbass et la Crimée.
    Ceci n’est pas arrivé. L’armée russe a tenu. Poutine n’a pas été renversé. Le front s’est enlisé. Encore des faits, rien que des faits.
     
    Venons-en donc à l’analyse.
     
    1. Il fallait sans conteste soutenir l’Ukraine économiquement et militairement. Écrasée facilement par la Russie, le message envoyé aurait été terrible : Celui que la Russie pouvait encore faire ce qu’elle voulait avec ses anciens satellites, l’encourageant dès lors dans un impérialisme qui existe bel et bien (seuls ceux qui ne connaissent pas la Russie – ou sont payés par elle – nient que cet impérialisme existe), et celui que l’Occident/Europe abandonne volontiers ses alliés, ses frontières, et même, selon moi, son avenir – tant je crois qu’une grande partie du futur de la civilisation européenne est à l’Est. Que l’Ukraine ait résisté a permis de montrer aux Russes que toute volonté belliqueuse en Europe leur coutera très cher. Que même des victoires ne seraient que des victoires à la Pyrrhus. La résistance ukrainienne, doublée des problèmes internes à la Russie (comme la démographie en berne), pourrait avoir mis enfin fin aux velléités impérialistes russes, et ce pour le plus grand bénéfice des Européens… et en vérité des Russes eux-mêmes.
     
    2. Les Américains ont joué la partie dans leurs propres intérêts (et c’est normal) : si l’armée russe s’effondrait ou même rencontrait d’immenses difficultés sans avoir à se battre directement sur place, cela permettait de réaffirmer leur domination sans pareille et envoyer un message très sérieux à la Chine. D’un autre côté, depuis Obama et confirmés par Trump, de nombreux signaux laissent à penser que les Américains veulent se dégager progressivement de l’Europe afin de se déployer plus tendanciellement dans la Pacifique. Pour ce faire, il fallait que les Russes cessassent de faire peur aux pays de l’Est européen, ceux-là même qui réclament à cor et à cri une présence toujours plus accrue de l’OTAN sur notre continent. Une défaite russe, ou en tout cas des difficultés russes, étaient donc la condition d’un apaisement des Européens de l’Est, atlantistes à l’extrême. Je pense que c’est la raison pour laquelle les Américains ont consenti à l’effort de guerre ukrainien (et Trump le premier en armant l’armée ukrainienne, ce qu’Obama avait refusé de faire) : pouvoir, par un proxy, frapper durement la Russie afin de pouvoir justifier demain un repliement tendanciel tout en ayant convaincus le monde (et en particulier leurs alliés) que leur puissance demeurait intacte. La résistance ukrainienne a plus ou moins accompli cet objectif américain.
     
    3. La Russie n’abandonnera ni la Crimée ni le Donbass. Les armées russes se renforcent à l’aide d’une industrie de plus en plus transformée en une économie de guerre. Après l’échec de la dernière contre-offensive ukrainienne, il faut admettre que les Ukrainiens ne parviendront pas à reconquérir entièrement leurs territoires à l’Est. Dès lors, continuer cette guerre éternellement pour un objectif devenu aujourd’hui largement illusoire – quel que soit son bien-fondé moral, légal, humain etc. – ne sert désormais plus ni l’Ukraine, ni l’Europe. Seuls les Américains peuvent éventuellement bénéficier d’un embourbement persévérant du conflit en séparant pour longtemps l’Europe de la Russie. Et encore, ce conflit leur coûte très cher et il n’est pas certain que le contribuable yankee veuille encore payer longtemps pour une guerre si loin de chez lui. La Russie elle-même, quoiqu’elle en dise, souffre énormément de la continuation de « l’opération spéciale » : son économie rencontre de grosses difficultés à cause des sanctions et une partie de sa jeunesse meurt tragiquement dans des batailles atroces. En tout état de cause, cette guerre coûte aujourd’hui à tous beaucoup et les gains à encore obtenir de part et d’autre sont désormais si faibles et si incertains qu’il est enfin temps à se montrer réalistes et sages, c’est-à-dire enfin parler de paix.
     
    Alors, comment faire cette paix ?
     
    Encore une fois, essayons d’être réalistes – de n’être que réalistes.
     
    Les Russes ne peuvent pas soumettre militairement l’Ukraine. Les Ukrainiens ne peuvent pas récupérer le Donbass et la Crimée. Les Américains ont réalisé une partie de leur objectif en montrant au monde la faiblesse de l’armée russe et la force du soutien à ses alliés, il ne sert plus à rien d’en vouloir davantage – et s’ils en veulent davantage, il faudra que les Européens aient le courage de s’opposer à eux. Les Européens ont besoin d’être partenaires et amis de la Russie. Mais d’une Russie qui aurait renoncé à tout impérialisme suranné. Il y a tout lieu de croire (et en tout cas d’espérer) que la guerre en Ukraine l’ait enfin convaincue qu’elle n’a plus les moyens de ses anciennes ambitions et que des solutions autres que militaires seront préférables à l’avenir.
     
    Partant de là, je crois que nous n’avons pas d’autres choix que d’avaliser l’annexion territoriale de la Russie en Crimée et dans le Donbass. Je sais ce que cela signifie au niveau du droit international, au regard des Ukrainiens et de tous leurs sacrifices, et en vertu de l’histoire du XXème siècle.
     
    Je sais. Je sais et pourtant, devant l’impossibilité immédiate d’une débâcle totale de l’armée russe (qui ne serait d’ailleurs pas souhaitable tant la fédération de Russie pourrait devenir une poudrière – notamment terroriste – en cas d’effondrement de son armée qui conduirait inévitablement à celui de son État), toute continuation de la guerre équivaut à la continuation des sacrifices humains ukrainiens pour désormais presque rien. La prouesse a déjà été accomplie par l’Ukraine : avoir résisté à l’invasion. Regagner les territoires perdus est aujourd’hui une gageure, qu’on le veuille ou non.
     
    La Russie, s’étant assurée de la Crimée et du Donbass, pourrait tonitruer de sa victoire ; son orgueil en a besoin pour accepter la paix. Comme avec la bataille de la Moskova, elle transformera ce qui fut plutôt un échec en grande réussite. Grand bien lui fasse, car secrètement, elle saura qu’il lui est maintenant extrêmement difficile de vouloir davantage, et que le destin de l’Ukraine s’inscrira dorénavant du côté de l’Europe et de l’Occident. Elle aura donc gagné la Crimée, mais elle aura perdu l’Ukraine et plus généralement l’Est de l’Europe. Le deal, je crois, est acceptable.
     
    Car il faudra une compensation à l’Ukraine pour accepter de perdre ses territoires à l’Est. Celle-ci prend le visage d’une évidence : elle doit entrer dans l’Europe et, en attendant d’avoir une véritable alliance militaire indépendante des Etats-Unis (celle à laquelle je crois et espère de tous mes vœux), d’entrer dans l’OTAN. Les Russes ne seront certes pas heureux, mais ce sera le prix à payer pour la Crimée, le Donbass, la fin des sanctions et surtout la fin de la guerre. Puisqu’ils doivent savoir que l’Ukraine ne se rendra pas et qu’en vérité elle fait déjà pratiquement partie de l’OTAN, il faudra qu’ils avalisent, eux-aussi, en grands réalistes, ce fait pour de bon.
    Aujourd’hui, seuls des idéalistes des deux côtés s’imaginent, au choix, que la Russie finira par triompher sur l’Occident en Ukraine, ou que les Occidentaux triompheront des méchants Russes en récupérant tous les territoires ukrainiens et, pourquoi pas, en renversant Poutine. Pendant que ces idéalistes des deux côtés rêvassent, des milliers de jeunes meurent dans une guerre tragiques et deux civilisations sœurs, l’Europe et la Russie, se tournent violemment le dos alors qu’elles auraient tant à faire ensemble.
     
    Je le répète alors : soyons donc réalistes, rien que réalistes. C’est dans le seul réalisme que se trouve la voie vers la paix, et c’est pourquoi il faut désormais faire taire les idéalistes des deux côtés.
     
    Être réalistes, rien que réalistes : être donc pour la paix, le plus vite possible.
     
    Julien Rochedy (Twitter, 9 février 2024)
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  • Fight club, vingt-cinq ans plus tard...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Bernard Van Beuseghem, consacré au film Fight Club, que son auteur a publié dans la revue flamande TeKoS et qui a été traduit par le site Euro-Synergies.

     

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    25 ans plus tard - "Notre grande guerre est une guerre spirituelle. Notre grande dépression est notre vie" (Tyler Durden - Fight Club)

    Il y aura 25 ans cette année que Fight Club, adaptation cinématographique du roman culte de Chuck Palahniuk, est sorti en salles. Le film a suscité une énorme controverse en raison de sa violence, de la subversion du machisme par l'acteur principal Brad Pitt et de son humour noir déconcertant. L'un des éléments les plus choquants de cette grandiloquence cinématographique est sans aucun doute la provocation narrative dans laquelle l'excès de graisse des femmes aisées, aspiré par liposuccion, renaît sous la forme d'un rituel grotesque, celui des savons précieux. Satire macabre de la culture de consommation et de l'obsession de la perfection extérieure, le corps lui-même devient une marchandise, une sculpture d'autoglorification dans le temple dystopique du capitalisme. Des critiques influents comme Roger Ebert, lauréat du prix Pulitzer, l'ont qualifié de "film de stars le plus direct et le plus joyeusement fasciste depuis Death Wish". Alexander Walker l'a qualifié d'attaque intolérable contre la décence personnelle et la société elle-même.

    Malgré la déception financière au box-office, Fight Club est devenu, grâce aux ventes de DVD, un film culte, une symphonie subversive qui, 25 ans plus tard, résonne encore dans les sombres cavernes de l'esprit cinéphile.

    L'histoire

    Même dans ce crépuscule contemporain, Fight Club conserve son pouvoir inéluctable, en tant qu'artefact d'une époque particulière: les années 1990. Une période imprégnée de "fin de l'histoire", où les idéologies ont très vaguement subsisté comme des graffitis effacés sur les murs de la conscience collective. L'apogée du capitalisme, sans contrepoids, s'est répandu à travers le monde comme une ombre imparable, et Fight Club est devenu un écho de cette époque, un reflet brut du vide existentiel qui s'est manifesté au milieu de la façade clinquante de l'excès consumériste.

    L'œuvre de Palahniuk et son pendant cinématographique pénètrent le cœur sinistre d'une époque où l'individu est pris dans les paradoxes de la liberté et de l'aliénation, dans un monde où le seul "club" qui sévit est celui des consommateurs. À la fin des années 1990 aux États-Unis, le consumérisme semble proliférer comme un cancer, une entité globale qui imprègne le tissu de la civilisation occidentale au point que la publicité ne se voit plus, mais qu'elle est devenue un élément incontournable de l'atmosphère, aussi invisible et omniprésent que l'air que nous respirons sans y penser. Le narrateur, un trentenaire anonyme, dépourvu d'identité et empêtré dans les réseaux de ce qu'il décrit cyniquement comme son "cocooning Ikea", lutte contre les nuits blanches, au cours desquelles l'obsession de la multinationale suédoise pour les meubles domine ses pensées comme un mantra irrésistible. Il chuchote au spectateur la vacuité désespérante de son existence, dans laquelle l'ombre de la superficialité agit comme un compagnon constant. Le narrateur, interprété par Edward Norton, travaille comme coordinateur de "rappel" et s'occupe des réclamations, ce qui l'oblige à beaucoup voyager professionnellement. Le spectateur assiste à une succession d'aéroports, de chambres d'hôtel et de bars. Tout se ressemble. Le lecteur attentif devrait regarder le début du film et lire les premières pages de ce livre-culte que fut Le Système à tuer les peuples de feu Guillaume Faye. On y trouve de fortes et curieuses similitudes (1).

    Il y règne un individualisme pathologique, où les émotions authentiques se noient dans un océan d'aliénation. Pour le narrateur, le réveil n'est pas une transition en douceur, mais plutôt une confrontation brutale avec la réalité déchirante d'un monde où les sens sont enivrés par l'odeur enivrante de la superficialité. Son voyage commence dans l'ombre de l'anonymat, là où les autres malades du cancer des testicules s'unissent comme des guerriers silencieux dans une guerre contre un ennemi invisible. Une métaphore, implacable et tranchante comme un couteau chirurgical, de la castration que subissent les hommes dans cette société contemporaine. À l'époque, la "masculinité toxique" n'avait pas encore été élue terme hipster de l'année.

    Les rencontres avec ces guerriers anonymes constituent un rituel de renaissance, une initiation à un monde où les émotions brutes de l'existence humaine ne sont plus étouffées par le capitalisme. En embrassant des étrangers, le narrateur découvre une humanité perdue, une rébellion subtile contre l'isolement qui maintient l'homme moderne dans la prison qu'il s'est lui-même créée.

    La conscience naissante de sa propre aliénation, comme un voile qui se lève lentement, prend vie. Son alter ego, Tyler Durden (Brad Pitt), prononce des mots qui résonnent comme un écho dans les cavernes de son âme: "Les objets que nous possédons nous possèdent en fin de compte". Une révélation qui dénoue les chaînes de la possession et de la consommation, dans laquelle le narrateur se reconnaît comme une marionnette entre les mains d'un jeu capitaliste qui détermine ce qu'il possède et, en fin de compte, ce qui le possède.

    Dans ce cauchemar éveillé, le narrateur réalise que la véritable liberté ne réside pas dans l'accumulation de biens matériels, mais dans la libération de l'âme de l'emprise étouffante du culte de la consommation. Il s'agit d'une quête d'authenticité dans un monde imprégné d'illusions, où l'étreinte d'un étranger peut avoir plus de sens que le confort apparent des possessions. Face à son propre démantèlement, le narrateur commence enfin à découvrir ce que signifie être vraiment humain, dans toute sa vulnérabilité et sa beauté.

    Dans l'ombre d'un monde imprégné de dogmes capitalistes, le désir de libération germe comme une graine qui attend le bon moment pour pousser. La prise de conscience s'impose: l'identité, telle une marionnette suspendue aux ficelles des multinationales, doit être détruite pour laisser place à l'émergence d'une réalité nouvelle et brute. Mais l'esprit, englué dans l'alliance toxique du consumérisme et des antidépresseurs, se révèle un guide peu fiable dans cette quête d'une existence éveillée.

    Ce n'est donc pas sur l'esprit qu'il faut agir en premier lieu, mais sur le corps prisonnier du cocon étouffant de la consommation et de l'apathie. C'est là que commence la catharsis de la chair, une renaissance radicale qui se déploie sous la forme du Fight Club. Le refoulement de pulsions longtemps cachées devient un volcan d'émotions brutes, où le narrateur et ses compagnons brisent les normes d'une civilisation occidentale dominée par le contrôle de soi et la retenue.

    Le claquement des poings, le bruit des corps qui s'entrechoquent comme une symphonie de chaos non censuré, deviennent des rituels de rébellion contre les limites rigides d'une société qui étouffe la liberté individuelle. Dans la violence apparente du Fight Club, le narrateur découvre une forme paradoxale de maîtrise de soi, un retour aux instincts primitifs qui définissaient autrefois les humains avant qu'ils ne soient étouffés par les chaînes de la civilisation.

    La phase du Fight Club est considérée comme une auto-inflammation rituelle qui réveille le corps et le libère des entraves qui le maintenaient en cage. Mais ce n'est qu'un prélude, un prélude à un projet plus vaste, le projet "Chaos". Ici, le corps est transformé en arme, un instrument qui suscite l'émotion et transcende la raison. Dans cette révolte de la chair et des sentiments, un nouvel ordre naît, non pas de la raison, mais des forces primitives qui sommeillent dans l'ombre de l'âme humaine.

    Analyse et critique

    Inévitablement, au fil des années, nous avons eu droit à d'innombrables analyses du livre et du film. Le philosophe et sociologue Herbert Marcuse (1898-1979) et même Friedrich Nietzsche (1844-1900) y ont été mêlés comme si de rien n'était. Certains l'ont qualifié de film contre la société de consommation et ont cité le philosophe français Jean Baudrillard (1929-2007). D'autres ont qualifié le film de nihiliste, de carrément fasciste et de reflet d'un national-socialisme "à venir". Bon, mais qu'est-ce qui ne l'est pas de nos jours ?

    Ce que Fight Club nous apprend finalement, selon d'autres, c'est qu'un projet révolutionnaire sans vision réelle de ce que serait une société post-capitaliste est voué à l'échec. On fait souvent le parallèle avec le magistral Joker de Todd Philipps, sorti 20 ans plus tard. Après tout, le monde dépeint dans les deux films est aussi celui des masses à la recherche d'un leader autoritaire en temps de crise. Il est d'ailleurs frappant de constater qu'à la sortie de Joker, les opinions ont soudain commencé à changer. Soudain, il s'agissait d'un film "dangereux, sombre", etc.

    Fight Club, dans toute sa gloire sardonique, embrasse la folie comme une rencontre avec l'essence brute et non polie de l'existence. Tyler Durden, tel un mentor démoniaque, chuchote des suggestions à l'oreille du narrateur, braquant les projecteurs sur l'hypocrisie de la façade humaine. "Soyez authentique dans le monde déshumanisant du capitalisme", peut-on lire dans la philosophie intrépide qui serpente dans le film comme un œil qui cligne de l'œil. Une philosophie qui semble moins destinée à plaire qu'à provoquer. Restons-en là.

    Bernard Van Beuseghem (Euro-Synergies, 3 février 2024)

     

    Notes:

    (1) Guillaume Faye, Le Système à tuer les peuples, Editions Copernic 1981, Paris, 189 pp.

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