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Points de vue - Page 21

  • Souveraineté versus identité : une opposition factice...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue, cueilli sur le site de la revue Éléments, de Pierre-Romain Thionnet, directeur national du Rassemblement national de la jeunesse (RNJ), conseiller régional Île-de-France et ex-secrétaire général de la Cocarde étudiante, qui évoque les liens indispensables entre identité et souveraineté. Pas de souveraineté sans identité, pas d’identité sans souveraineté. 

     

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    Pierre-Romain Thionnet : « Souveraineté versus identité : une opposition factice. L’apport théorique du général Poirier »

    « Comme les civilisations, les stratégies qui les reflètent sont mortelles » (Lucien Poirier).

    Par textes ou vidéos interposés, le choc des représentations entre souverainistes et identitaires connaît un regain d’intensité. Le débat est loin d’être nouveau, mais il se déroule dans une atmosphère viciée qui tend davantage à séparer deux blocs qu’à rapprocher deux sensibilités. Des initiatives visant à rendre moins irréconciliables ces deux visions du monde ont même abouti, pour le moment en tout cas, à l’effet inverse.

    L’actualité y est pour beaucoup, entre accélération des effets visibles du changement de peuple et accaparement croissant de compétences par l’Union européenne aux dépens des États-nations. Alors les esprits s’échauffent, et devant l’urgence, on est sommé de choisir : « À quoi bon être souverain si l’on est dépossédé de son identité ? » jettent les uns. « À quoi bon cultiver son identité si l’on n’est plus libre de ses actions et de ses décisions ? » répondent les autres.

    Il ne s’agira pas de dire à quelle urgence il faut répondre et consacrer son énergie, non pas par peur de froisser, mais parce qu’il semble que cette opposition entre souveraineté et identité est parfaitement factice sur un plan théorique, et que l’énergie gaspillée à démontrer que l’un des enjeux est prioritaire – voire exclusif de l’autre – pourrait être mise ailleurs. Nous nous proposons de recourir à une discipline intellectuelle assez particulière afin de poser les bases d’une proposition dans laquelle partisans de la souveraineté et partisans de l’identité sont susceptibles de se retrouver : la stratégie.

    Les vertus oubliées de la stratégie

    Selon la définition donnée par le général André Beaufre et qui a l’avantage d’être adoubée par les meilleurs spécialistes de la question, la stratégie est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflits1 ». Le choix de la stratégie comme théâtre d’expérimentation d’une ébauche théorique en vue de proposer un terrain d’entente aux vérités respectives des « identitaires » et des « souverainistes » ne va pas de soi. A priori, il s’agit d’un domaine très spécifique, réservé à quelques militaires ou civils experts de la question, et qui n’a que peu d’intérêt hors des revues spécialisées ou des cabinets d’état-major. En vérité, la stratégie est un champ de réflexion et d’action qui touche à l’essence même du politique car c’est par elle que les groupes humains organisés à travers le temps et l’espace ont assuré (ou tenté d’assurer) leur survie et mis en œuvre leurs actions. Si le critère fondamental du politique est, selon Carl Schmitt ou Julien Freund, la distinction de l’ami et de l’ennemi, on peut dire que le facteur constitutif de la stratégie, à un niveau supérieur, est la distinction et la relation entre le Même et l’Autre (nous y reviendrons plus loin en nous appuyant sur la pensée d’un théoricien militaire qui nous semble fournir les pistes essentielles pour associer souveraineté et identité dans un ensemble cohérent).

    Pénétrer dans le domaine de la stratégie, ce n’est donc pas s’égarer dans un champ d’étude hyper-spécialisé qu’il est impossible de convoquer hors d’un cadre très précis, l’étude des conflits armés. C’est se réapproprier une pensée qui, en France et en Europe, n’a été reléguée hors du politique que depuis la fin de la guerre froide et la croyance dans la disparition de la figure de l’ennemi, et donc de la nécessité de penser et organiser les voies et moyens de sa propre survie. C’est à l’occasion de cette redécouverte des vertus de la stratégie que l’indissociabilité de l’identité et de la souveraineté peut s’apprécier.

    Mais avant d’aller plus loin, il est nécessaire de nous arrêter sur ce qui oppose ceux qui sont désignés ou qui se présentent comme « souverainistes » à ceux qui sont désignés ou qui se présentent comme « identitaires », et cela au regard des questions stratégiques.

    Deux visions du même monde

    D’emblée, la stratégie est un domaine qu’affectionnera plutôt le souverainiste. Celui-ci entend notamment la souveraineté comme la liberté d’action et de décision d’une entité politique, à l’intérieur de ses frontières (démocratie), mais aussi sur la scène internationale (indépendance nationale). Penser la souveraineté implique de penser la diplomatie, de connaître et de défendre les intérêts stratégiques de l’entité politique à laquelle on appartient. Il faut étudier de près la politique de défense, les moyens de l’action extérieure de l’État, les enjeux industriels, s’intéresser à la composition des forces armées et leur adéquation avec la politique extérieure que l’on se donne.

    À l’inverse, un identitaire aura tendance à accorder une importance secondaire, voire négligeable, aux questions stratégiques, et plus généralement à ce qui touche à la politique étrangère ou de défense, à la diplomatie, aux forces armées ou à l’industrie de défense. Lorsque l’identitaire s’intéresse aux rapports de force mondiaux, ce n’est pas d’abord afin de mesurer le degré d’indépendance et de puissance de son pays – ce que fait le souverainiste – mais afin de déceler ce qui met en péril l’identité du groupe auquel il appartient. L’identitaire affectionne particulièrement relever les tendances civilisationnelles lourdes dans l’Histoire (le sac et le ressac des combattants des empires musulmans en Europe par exemple), et c’est d’abord par ce prisme qu’il frôlera la stratégie en pensant à la manière de réaliser son objectif supérieur : la défense de son identité.

    Ce n’est donc pas par manque de travail – comme le lui reprochent souvent les souverainistes – que l’identitaire consacre relativement peu de production intellectuelle aux affaires stratégiques. C’est tout simplement en raison d’une différence d’approche, de ce qui précisément distingue souverainistes et identitaires.

    Pour un identitaire, l’identité est à la fois un préalable et une fin, tout doit partir d’elle et tout doit y aboutir. C’est à l’aune de cette question que tous les autres problèmes sont pesés et hiérarchisés. Si le souverainiste ne balance pas l’identité par-dessus bord, il n’en fait pas l’alpha et l’oméga de sa vision du monde. Celle-ci est beaucoup plus « politique » au sens où il s’intéresse d’abord aux rivalités, aux affrontements, aux alliances entre entités organisées sur la scène mondiale. D’un point de vue critique, nous pourrions dire que l’identitaire néglige la dimension relationnelle et politique du monde, faisant parfois trop facilement fi des entités constituées pour se focaliser sur les groupes humains, leurs passions, leurs instincts, leurs comportements. D’un autre côté, le souverainiste aura tendance à considérer les entités politiques comme des acteurs quasiment impersonnels de la scène internationale, négligeant ce qui compose ces acteurs, leur « matière humaine » si l’on veut, ce dont ils sont la représentation ou l’incarnation.

    En ayant conscience des limites d’un tel raccourci et de l’existence de pensées plus nuancées, l’on peut dire que l’identitaire s’intéresse d’abord à ce que les peuples sont tandis que le souverainiste s’intéresse d’abord à ce que les peuples font. Est identitaire celui qui fait primer l’être sur l’agir. Est souverainiste celui qui fait primer l’agir sur l’être.

    Faut-il donc décréter l’incompatibilité irréversible de ces deux visions du monde ? Est-il nécessaire de procéder à un mariage forcé pour associer souveraineté et identité au sein d’une même pensée ? L’œuvre théorique du général Lucien Poirier nous semble être à même d’être convoquée pour démontrer qu’il n’en est rien, et que non seulement souveraineté et identité sont compatibles, mais indissociables.

    Au commencement était l’identité

    Ce n’est pas l’objet de cet article de revenir en détail sur l’itinéraire du général Poirier (1918-2012), qui fut à la fois soldat, stratège et stratégiste. Rappelons simplement que, lieutenant-colonel, il a directement influencé l’élaboration de la doctrine de dissuasion française, raison pour laquelle François Géré a fait de lui l’un des « quatre généraux de l’apocalypse » aux côtés de Charles Ailleret, André Beaufre et Pierre-Marie Gallois2. C’est à Lucien Poirier en effet que l’on doit les formules telles que celles du « faible au fort », de la « limitation d’emploi », de l’« ultime avertissement », du « seuil d’agressivité critique » ou de « concept d’emploi minimum » ainsi que la représentation stratégique des « cercles » (France, Europe, Monde) pour localiser les intérêts-enjeux de la France3.

    Mais pour le sujet qui nous intéresse ici, qu’a donc à nous dire ce militaire qui se fit volontiers philosophe et amateur de prospective ? Nous nous appuierons principalement sur deux ouvrages essentiels de son œuvre, Les Voix de la stratégie4, manuscrit érudit consacré à Guibert et Jomini, et La Crise des fondements5, réflexion stimulante publiée en 1994 à propos des implications stratégiques pour la France de la disparition de la figure de l’ennemi désigné (Union soviétique) sur le continent européen.

    Poirier nous rappelle des choses élémentaires : la politique et la stratégie ne tombent pas du ciel, elles sont produites par des acteurs identifiables. En ce qui nous concerne, il s’agit de l’« acteur-France6 ». Il faut se le représenter interagissant (de manière hostile ou pacifique) avec d’autres acteurs sur la scène mondiale, possédant ses facteurs de puissance et ses vulnérabilités. Nous sommes ici dans un schéma relativement classique et dans lequel le souverainiste aime évoluer. Mais Poirier nous proposer d’aller plus loin, ou plutôt de ne pas oublier ce qui précède et ce qui fonde : la question du « qui », qui n’est autre que celle de l’identité.

    Car l’acteur-France, c’est le « comment » de la France, c’est son action extérieure visible. Mais cela ne nous dit pas « comment les Français, substance vive de la France et lui conférant être et forme, perçoivent et intériorisent leur appartenance » à la France comme communauté socio-politique7. On touche là un point essentiel : ce qui est à la base de tout, ce n’est pas l’acteur-France, mais l’« être-France ». La question première est ontologique : quelle conscience les Français ont-ils de la France ? Qu’est-ce qui caractérise et définit la « substance vive » de la France, comme l’écrit Poirier, à savoir les Français ?

    Toute réflexion et toute action politico-stratégique possède donc une condition absolument nécessaire : la conscience identitaire. Lucien Poirier est on ne peut plus clair à ce sujet : « la conscience de l’identité nationale et l’affirmation du Même devant les Autres […] constituent encore le socle primaire de toute pensée politico-stratégique, dont la nôtre8 ». L’identité nationale (Poirier utilise l’expression) est ni plus ni moins que l’« axiome fondateur ». Le terrain d’entente théorique entre souveraineté et identité peut et doit s’élargir encore, bien qu’il autorise déjà, il nous semble, quelques manœuvres communes.

    Être ou Faire : faut-il vraiment choisir ?

    En plus d’attribuer à l’identité une fonction matricielle – ce qui ne peut que plaire à l’école identitaire et convaincre certaines chapelles souverainistes de l’importance tous azimuts et non pas sectorielle de cette dimension –, Poirier montre que l’identité n’est pas une chose passive que l’on ne fait que proclamer, revendiquer ou agiter tel un trophée. Certes, « chacun veut durer, persévérer dans son être, se conserver comme légataire d’une histoire unique », mais cela ne va pas sans « exprimer sa volonté de création collective, sans quoi cette histoire n’aurait ni avenir, ni sens9 ». En clair, pour qu’une communauté humaine existe pleinement et survive, il faut « se conserver et faire ».

    Se conserver et faire, c’est le diptyque qui nous semble devoir former la base théorique commune aux partisans de l’identité et de la souveraineté. Il permet d’éviter deux écueils : n’accorder de l’importance qu’à la conservation de l’« être-France » en oubliant que celui-ci est dans une relation dynamique avec les Autres et qu’il est donc vital de s’assurer de sa liberté d’action et de décision ; ou n’accorder de l’importance qu’à la liberté d’action et de décision de l’« acteur-France » en oubliant que celui-ci n’est que la « substance vive » de la France en action, et qu’une altération de son identité ferait de lui un autre acteur, l’acteur d’une autre communauté humaine.

    Il n’y a plus d’opposition ou de gêne qui tienne entre identité et souveraineté dès lors que l’on pose cette double dimension d’intériorité et d’extériorité et qu’on en a démontré le lien indéfectible. C’est même une nouvelle définition du politique que nous propose Lucien Poirier, aux accents schmittiens et freundiens, mâtinés des apports de la stratégie théorique. La relation qui constitue le politique, c’est celle entre le Même et l’Autre. Une communauté humaine doit prendre conscience de son identité unique (le Même) et vouloir la défendre, et elle va donc faire et agir en fonction de cet impératif. Ainsi voit le jour la stratégie : elle naît avec « la conscience introvertie d’une identité à affirmer et défendre » et procède de « l’inévitable concurrence et compétition à l’extérieur, pour le partage et le travail des instruments de la création continuée sans laquelle l’énergie de l’unité collective, fermée sur elle-même, se dégraderait entropiquement jusqu’à l’inéluctable mort historique10 ».

    Ne plus opposer « l’intérieur » et « l’extérieur », l’être et le faire, et in fine l’identité et la souveraineté, mais les relier et comprendre leur interdépendance vitale, voilà ce que les orientations du général Poirier permettent. Cela nécessite de poser un même regard sur le monde afin de voir qu’il se caractérise sans cesse par une coexistence conflictuelle d’unités sociopolitiques. Au sein de cet environnement, chaque unité a le devoir, pour survivre, « de préserver, devant les Autres, son identité, sa souveraineté et les conditions de développement original ; c’est-à-dire, instaurer, défendre et consolider son autonomie de décision et sa liberté d’action11».

    À l’aune de ces pistes, la distinction entre primauté-exclusivité de la souveraineté et primauté-exclusivité de l’identité nous apparaît moins comme une ligne de front que comme la promesse d’une entente stratégique. La stratégie théorique, ici du général Poirier, nous paraît susceptible de mettre souverainisme et identitarisme au diapason. L’idée n’est pas de dire à chacun de jouer la partition de l’autre, encore moins d’abandonner son instrument, mais de montrer qu’il leur est parfaitement possible de s’accorder dans ce qui est l’une des plus belles réalisations du génie européen, la symphonie.

    Pierre-Romain Thionnet (Site de la revue Éléments, 5 janvier 2023)
     
     
    Notes :
     
    1. Général André Beaufre, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963, p. 16.

    2. François Géré, « Quatre généraux et l’apocalypse : Ailleret-Beaufre-Gallois-Poirier », Stratégique n° 53, 1992/1.

    3. Pour plus de détails sur la pensée stratégique du général Poirier, voir François Géré, La Pensée stratégique française contemporaine, Economica, 2017.

    4. Lucien Poirier, Les Voix de la stratégie, Fayard, 1985.

    5. Lucien Poirier, La Crise des fondements, Economica, 1994.

    6. Ibid., p. 19.

    7. Ibid., p. 176.

    8. Ibid., p. 185

    9. Lucien Poirier, Les Voix de la stratégie, op. cit., p. 11.

    10. Ibid., p. 12-13.

    11. Lucien Poirier, « Quelques questions de stratégie théorique », Naçao E Defesa, n° 41, 1987, p. 119.

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  • Plus d'immigration contre la baisse de la population : le fatalisme aveugle de l'Institut Montaigne...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune de l'Observatoire de l'immigration et de la démographie consacrée aux positions favorables à l'immigration prises par l'Institut Montaigne au prétexte de la baisse de la natalité en France...

     

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    Plus d'immigration contre la baisse de la population : le fatalisme aveugle de l'Institut Montaigne

    Le lundi 28 août, l’Institut Montaigne publiait une note intitulée « Démographie en France : conséquences pour l'action publique de demain », signée par le politologue Bruno Tertrais.

    Partant du constat selon lequel notre pays s’installe dans une phase durable de vieillissement en ce début de XXIe siècle, le think tank y défend un postulat destiné à trouver des oreilles attentives (car déjà convaincues) dans certains médias comme dans la sphère politique : « La France s'apprête à connaître un déclin de sa population que seule l'immigration pourrait combler à court et moyen termes », en particulier pour le renouvellement de la force de travail dans de nombreux secteurs.

    Ce diagnostic fataliste semble n’admettre aucune alternative. Pourtant, nombreux sont les faits objectifs à notre disposition pour venir contredire la pertinence d’un recours soutenu à l’immigration comme palliatif à la réduction projetée de la population active. La reconstruction de politiques familiales ambitieuses, notamment, donnerait à notre pays les moyens d’une relance efficace de sa natalité, tout en préservant sa cohésion sociale et culturelle.

    État des lieux : des constats connus mais euphémisés

    Les observations démographiques sur lesquelles l’Institut Montaigne fonde sa réflexion sont certes admises de longue date : « La France est entrée dans une phase de ralentissement démographique », avec une « situation devenue préoccupante depuis le début des années 2000 » par le ralentissement de notre natalité. En effet, le solde naturel (constitué de la différence entre les naissances vivantes et les décès survenus sur le sol national) s’est établi difficilement à + 56 000 personnes pour l’année 2022, soit un résultat quasiment nul. Le nombre de naissances enregistrées l’année dernière est au plus bas depuis 1946. Cet affaissement de la fécondité se poursuit en 2023, avec un nombre de naissances inférieur de 7 % au premier semestre par rapport à la même période en 2022. Notre pays semble être entré dans « l’hiver démographique européen », concept forgé par le professeur Gérard-François Dumont (démographe et membre du conseil d’orientation de notre Observatoire de l'immigration et de la démographie). Comme d’autres nations du Vieux Continent, il est probable que la France aura bientôt besoin de « plus de cercueils que de berceaux », avec un solde naturel prêt à basculer en négatif.

    Dans l’analyse de ce phénomène, l’Institut Montaigne insiste cependant trop peu sur l’une de ses dimensions essentielles : les dynamiques contraires de natalité entre Français et étrangers sur notre territoire. En vingt ans, entre 2001 et 2021, le nombre de naissances issues de deux parents étrangers a augmenté de 45,3% ; dans le même temps, le nombre de naissances issues de deux parents français diminuait de 17,5%. En 2021, près d’un tiers des enfants nés en France (31,4%) avaient un, au moins, de leur parent né à l’étranger. Parmi ceux-ci, 9 naissances sur 10 d’enfants dont les deux parents étaient nés à l’étranger concernaient des parents nés hors de l’Union européenne. De telles données illustrent toute la part que les phénomènes migratoires prennent déjà dans la croissance naturelle de la population de la France.

    Bruno Tertrais ne nie cependant pas le basculement quantitatif généré par l’accélération de l’immigration au cours des dernières décennies : « Il n’y a jamais eu autant d’étrangers en France depuis le Second Empire. La France comptait environ 1 % d’étrangers sur son sol en 1851. Cette proportion dépasse aujourd’hui le maximum enregistré en 1931 (7 %) pour atteindre 7,7 % en 2021, soit 5,3 millions de personnes ». Il convient toutefois de souligner que 4 millions de personnes ont acquis la nationalité française depuis 1982, dont 2 millions depuis 2005 – ce qui fait « fondre » mécaniquement le nombre et la part des étrangers recensés dans les statistiques.

    L’Institut Montaigne reconnaît que l’octroi de premiers titres de séjour est déjà « en augmentation constante depuis trente ans ». Néanmoins, il doit être relevé que la présidence d’Emmanuel Macron marque une accélération notable dans cette direction. En 2022, 316 175 primo-titres de séjour ont été accordés à des immigrés extra-européens (hors UE / Suisse / Royaume-Uni) en métropole. Il s’agit là d’un record absolu, ce volume n’inclut d'ailleurs pas les déplacés d’Ukraine – lesquels disposent d’un statut européen de « protégés temporaires ».

    Le nombre de premiers titres délivrés durant l’année 2022 a été supérieur de 153% à celui accordé durant l’an 1999, sous le gouvernement de Lionel Jospin. 1,6 million de premiers titres de séjour ont été accordés au total depuis 2017 à des immigrés extra-européens, soit en moyenne 267 000 par an sous la présidence d’Emmanuel Macron, contre 189 000 durant le mandat de Nicolas Sarkozy (+ 41%) et 217 000 pendant celui de François Hollande (+ 23%).

    Certains de ces titres peuvent certes concerner des séjours temporaires – en particulier pour les étudiants. Au-delà de la question de l’effectivité des études poursuivies et des abus associés, l’Insee nous apprend toutefois que pour 1 immigré quittant le territoire national, ce sont plus de 4 immigrés qui s’y installent en moyenne sur la période 2006-2021 (1 pour 5 en 2021).

    Sur le plan qualitatif, Bruno Tertrais relève à juste titre « une évolution significative de la composition de l’immigration : entre le milieu des années 1970 et aujourd’hui, les proportions d’immigrés venant d’Europe et du reste du monde se sont inversées ». Près de la moitié des immigrés résidant en France sont aujourd’hui d’origine africaine (environ 30 % du Maghreb).

    Bilan économique de l'immigration : l'Institut Montaigne bat en retraite

    Ayant admis que l’immigration en France a d’ores et déjà atteint une ampleur inédite, l’Institut Montaigne s’intéresse ensuite à l’impact des flux migratoires sur la richesse nationale, les comptes publics, l’emploi et les salaires. Une remarque saute alors aux yeux du lecteur : même un laboratoire d’idées tel que celui-ci, historiquement favorable à l’ouverture migratoire et culturelle, initiateur de la Charte de la Diversité à destination des entreprises et importateur majeur du concept de discrimination positive dans notre pays, n’est plus en mesure de soutenir l’idée selon laquelle l’immigration bénéficie à l’économie française.

    Pour ce qui est de la richesse nationale, tout en mentionnant un « impact économique relativement marginal de l’immigration sur l’économie », Bruno Tertrais avance le constat d’un « effet positif moins sensible que dans certains autres pays développés du fait de la structure de notre immigration – souvent peu qualifiée et avec un taux de chômage important ». Il est vrai que 37,2% des immigrés vivant en France en 2021 et ayant terminé leurs études initiales n’avaient aucun diplôme ou seulement un équivalent brevet / CEP selon l’INSEE. Ce taux de non-diplômés était 2,5 fois supérieur à celui des personnes sans ascendance migratoire. Il était de 42,2% parmi les immigrés originaires du Maghreb, 51,4% parmi ceux d’Afrique sahélienne et 61,7% chez les immigrés originaires de Turquie.

    Les constats dressés apparaissent donc justes, mais devraient conduire à une lecture hélas plus sévère que celle d’un « effet positif moins sensible ». Prenons l’exemple des immigrés algériens, les plus nombreux parmi l’ensemble des origines migratoires recensées en France :

    - 41,6% des Algériens de plus de 15 ans vivant en France étaient chômeurs ou inactifs (ni en emploi, ni en études, ni en retraite) en 2017 selon les données INSEE analysées par le ministère de l’Intérieur, soit un taux trois fois plus élevé que celui des Français (14,1%) ;

    - Seuls 30,6% de ces mêmes Algériens étaient en emploi, contre 49,7% des ressortissants français – soit un taux d’emploi inférieur de près de 20 points.

    - La moitié (49%) des ménages d’origine algérienne vivait en HLM en 2018, soit presque quatre fois plus que les ménages non-immigrés (13%).

    Ce faisant les Algériens sont structurellement sous-contributeurs à la richesse nationale en moyenne, et surconsommateurs de différents dispositifs de solidarité collective en vigueur dans notre société.

    Cela se retrouve nécessairement dans l’impact de l’immigration sur les finances publiques, dont l’Institut Montaigne avance désormais qu’il est « légèrement négatif », s’appuyant sur des travaux publiés par le CEPII (service rattaché au Premier Ministre) en 2018 et par l’OCDE en 2021. Il importe toutefois de remarquer que les résultats repris dans la note de Bruno Tertrais (un coût net de -0,2 à -0,5% du PIB pour le CEPII), ne correspondent pas aux scénarios les plus complets présentés dans cette étude. En effet, lorsque la « deuxième génération » – celles des descendants directs de parents immigrés – est prise en compte dans les estimations réalisées par ces mêmes institutions, il est évalué que l’immigration représente un coût net situé entre 1,41% (OCDE) et 1,64% de PIB (CEPII sur la dernière année évaluée), soit entre 35 et 40 milliards d’euros par an.

    Malgré le fardeau financier conséquent que représentent de telles sommes (trois fois supérieures par exemple aux gains attendus de la dernière réforme des retraites), soulignons que les approches méthodologiques de ces études conduisent souvent à le sous-estimer encore, par exemple dans la façon dont l’OCDE ventile le coût de certains bien publics (comme la police ou la justice) entre natifs et immigrés – qui tend à majorer artificiellement la contribution de ces derniers.

    Pour ce qui est de l’emploi et des salaires, l’Institut Montaigne affirme que « les synthèses internationales montrent un très faible impact de l’immigration sur le marché du travail ». Or l’étude académique la plus récente sur le cas français, publiée en 2021 par l’OFCE-Sciences Po, bat clairement en brèche ce constat en établissant qu’une augmentation de 1% du nombre de travailleurs liée à l’immigration fait baisser de presque 1% en moyenne le salaire des ouvriers « natifs » non-qualifiés. Elle pèse aussi à la baisse dans une moindre mesure sur le salaire des techniciens et employés, ainsi que celui des ouvriers qualifiés, et ne bénéficie qu’aux seuls managers – aux emplois peu concurrencés.

    Face au fatalisme migratoire, l'alternative des politiques familiales

    Devant des faits aussi clairement établis et malgré les euphémisations relevées, il aurait pu apparaître cohérent que l’Institut Montaigne se prononce en faveur d’une approche plus prudente des flux migratoires que celle pratiquée aujourd’hui. Or il n’en est rien, puisque Bruno Tertrais affirme dans sa note : « comme pour la plupart des autres États européens, la croissance de la population française se poursuivra désormais essentiellement via l’immigration ». Le message sous-tendu est que cette accélération de l’immigration comme palliatif au vieillissement démographique constitue une voie sans alternative pour renouveler la force de travail dans notre pays, quels que puissent être ses effets induits – en particulier ses bénéfices économiques incertains. L’hypothèse d’une relance de la natalité est écartée comme peu réaliste : « La chute de l’excédent naturel est inévitable. »

    À rebours d’un tel fatalisme, une autre option existe pourtant, que notre pays a déjà expérimentée favorablement par le passé : la mise en œuvre de politiques familiales ambitieuses visant à faire remonter le taux de fécondité en France au-delà du seuil de renouvellement des générations (2,05 enfants par femme). Notre pays a été à l’avant-garde en Europe sur ce sujet : prenant la suite des caisses de compensation mises en œuvre par des entreprises, l’État a posé les bases des politiques familiales dès les années 1930, avec un premier Code de la famille adopté par la Chambre issue du Front populaire, puis en 1945 avec l’instauration du quotient familial.

    Cette avance française en la matière a suscité l’intérêt de nombreuses nations européennes pendant des décennies, dont les gouvernements envoyaient des délégations d’étude pour comprendre comment la natalité française se maintenait globalement au-dessus de la moyenne européenne après les Trente Glorieuses. Le consensus transpartisan autour de ces questions a été mis en cause pour la première fois dans les années 1990, lorsque le gouvernement de la gauche plurielle envisagea de renoncer à l’universalité des allocations familiales. Ce fut alors le Parti communiste qui obtint la suppression de cette mesure, au nom de ce qui était perçu comme un élément essentiel du contrat social entre les Français.

    Les années 2010 ont hélas marqué une remise en cause effective et durable. En 2014, le gouvernement de François Hollande fit adopter pour de bon Parlement la suppression de cette universalité des allocations familiales, réduisant la politique familiale à une simple logique de politique sociale – alors que leurs objectifs ont toujours différé sensiblement. Outre cette décision à fortes conséquences, les « coups de rabot » se sont multipliés simultanément : diminution du complément du mode de garde (CMG) destiné aux parents employant une nourrice ou une assistante maternelle, report de deux ans de la majoration des allocations familiales, multiples abaissements du plafond du quotient familial générant une hausse notable de la fiscalité pour les familles… Les résultats de cette approche sont aujourd’hui frappants: le solde naturel de notre pays (différence entre les naissances vivantes et les décès sur le territoire) a été divisé par cinq entre 2006 et 2022.

    Pourtant, à rebours de l’attention démesurée accordée au phénomène des no kids, le désir d’enfants des Français se situe bien au-delà du taux de fécondité constaté de 1,8 enfant par femme. Selon les différentes enquêtes menées à ce sujet (par LES Eurobaromètres et le Réseau national des Observatoires des familles), le nombre idéal d’enfants souhaités par nos compatriotes se situe entre 2,3 et 2,7.

    Il importe donc de concevoir la politique familiale pour ce qu’elle est vraiment : non pas un dirigisme rétrograde qui prétendrait imposer aux femmes de procréer à tout prix, mais une politique de liberté dont l’objectif est d’établir les conditions permettant aux Français des deux sexes d’avoir les enfants qu’ils souhaitent avoir. Le devoir des décideurs politiques consiste à poser les bases de ce printemps démographique français. Face au déclin redouté de notre population, le recours toujours accru à une immigration dont l’impact négatif sur les performances économiques et la cohésion sociale est désormais solidement établi n’a donc rien d’inéluctable – au contraire des conclusions apparentes de l’Institut Montaigne.

    Observatoire de l'immigration et de la démographie (Observatoire de l'immigration et de la démographie, 22 novembre 2023)

     

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  • Les « sages » du Conseil constitutionnel et le projet de loi immigration...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Johan Hardoy, cueilli sur Polémia et consacré au Conseil constitutionnel qui est en charge d'étudier la constitutionnalité de la loi immigration...

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    Les « sages » du Conseil constitutionnel et le projet de loi immigration

    Après des débats houleux à l’Assemblée nationale, le projet de loi immigration a finalement été voté. Pourtant, de leur propre aveu, Emmanuel Macron et Élisabeth Borne misent sur le Conseil constitutionnel pour censurer certaines dispositions d’un texte pourtant approuvé par leur propre majorité !
    Il reviendra donc aux « sages » de la République – comme les appelle la presse de grand chemin – de légitimer ou non un texte suspecté en haut lieu de contenir des dispositions inconstitutionnelles.

    Une création de la Ve République

    Depuis la rébellion de la Fronde (1648-1653), la monarchie française avait été confrontée à une opposition des tribunaux culminant avec la Révolte des Parlements qui avait considérablement affaibli l’autorité royale de Louis XVI. Les parlements ou hautes cours de justice de France revendiquaient alors le droit d’examiner et d’enregistrer les lois et édits que le roi souhaitait adopter, l’obligeant en cas de refus à passer en force par le biais d’une procédure contestée, le « lit de justice ».

    Par la suite, les républiques parlementaires, qui se souvenaient de la méfiance des révolutionnaires à l’égard des juridictions d’Ancien Régime, n’avaient jamais accepté la création d’organes juridictionnels susceptibles de faire échec aux assemblées parlementaires.

    C’est la Ve République qui a donné naissance au Conseil constitutionnel, dont l’une des prérogatives consiste à se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois et des règlements, après saisine du Président de la République, du Premier ministre, des présidents de l’Assemblée ou du Sénat, ou encore de 60 sénateurs ou députés.

    Au fil du temps, cette institution aux pouvoirs au départ limitée à un contrôle formel s’est transformée en un authentique juge constitutionnel et en protecteur des droits fondamentaux, bien que, contrairement à d’autres juridictions telles que la Cour suprême américaine, elle ne se situe au sommet d’aucune hiérarchie de tribunaux judiciaires ou administratifs.

    Concernant l’immigration, rappelons qu’en 2018, le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du principe de fraternité en se basant sur la devise de la République, le préambule de la Constitution (relatif aux « territoires d’outre-mer ») et l’article 72-3 de la Constitution (idem), affirmant dès lors le principe de la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national, à charge pour le législateur d’assurer la conciliation entre ce principe et la sauvegarde de l’ordre public.

    Qui sont les « sages » de la République ?

    Ses neuf membres, auxquels s’ajoutent les anciens Présidents de la République, sont nommés pour neuf ans et désignés par tiers par le Président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale, après avis des commissions parlementaires qui peuvent s’y opposer à la majorité qualifiée des trois cinquièmes. Nicolas Sarkozy n’y a plus siégé depuis 2013 et François Hollande ne l’a jamais fait.

    Un tiers de ces « sages » sont des politiciens chevronnés, extérieurs au monde juridique, dont les orientations ne devraient pas trop décevoir Emmanuel Macron :

    * Laurent Fabius a été Premier ministre sous François Mitterrand.

    Il est l’auteur d’une formule restée fameuse : « le Front national pose les bonnes questions, mais leur donne de mauvaises réponses. »

    * Alain Juppé a été Premier ministre de Jacques Chirac.

    Sa nomination au Conseil constitutionnel par Emmanuel Macron a fait de lui le premier membre de cette institution à avoir été condamné par la justice (en 2004, 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêts dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris).

    Ses positions à l’égard de l’immigration ont largement fluctué au cours des ans. Tenant d’une ligne considérée comme dure dans les années 1970 (en 1977, il souhaitait que « les emplois traditionnellement abandonnés aux étrangers puissent être occupés par des Français »), il déclarait plus tard qu’il fallait « accueillir de nouveaux immigrés » à la suite de la publication d’un rapport du Medef allant dans ce sens. Ses positions ultérieures sont à l’avenant : hostilité à la suppression du droit du sol, critique d’une possible suspension du regroupement familial, etc.

    * Jacqueline Gourault, qui était enseignante d’histoire et géographie avant sa carrière politique au sein de l’UDF puis du MoDem, a été sénatrice de 2001 à 2017, vice-présidente du Sénat de 2014 à 2017, ministre auprès du ministre de l’Intérieur, puis ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales dans les gouvernements d’Édouard Philippe et de Jean Castex.

    Sa nomination au Conseil constitutionnel, sur proposition d’Emmanuel Macron, a suscité la polémique en raison de son absence de qualification juridique, mais le parlement l’a validée par 41 voix pour, 31 contre et 4 abstentions.

    En 1998, elle était l’une des rares élues du Loir-et-Cher à refuser toute alliance avec le Front national au conseil régional.

    Deux autres membres ont été nommés par la Macronie :

    * Jacques Mézard est diplômé en droit privé et avocat. Il a été sénateur dans le Cantal en 2008, puis ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation et ministre de la Cohésion des territoires du gouvernement d’Édouard Philippe.

    * Véronique Malbec est une magistrate expérimentée qui a débuté sa carrière comme juge d’instruction, avant de devenir procureure générale, Secrétaire générale du ministère de la Justice de 2018 à 2020, puis directrice du cabinet du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti.

    En 2017, en tant que procureure générale de Rennes, elle a supervisé (sans donner d’instruction) le classement sans suite d’une plainte de l’affaire des Mutuelles de Bretagne dans laquelle Richard Ferrand était mis en cause. C’est d’ailleurs ce dernier qui l’a nommée au Conseil constitutionnel en 2022, ce qui a soulevé des questions au sein même du monde judiciaire, bien que l’intéressée soit réputée indépendante d’esprit.

    L’intéressée vit en couple avec le Directeur général de la police, Frédéric Veaux.

    La suivante présente un profil plus neutre :

    * Corinne Luquiens, nommée en 2016 par le socialiste Claude Bartolone, est diplômée en droit public. Elle a effectué toute sa carrière à l’Assemblée nationale, tout d’abord en tant qu’administratrice au service des affaires sociales puis comme secrétaire générale de 2010 à 2016, sur proposition du Bernard Accoyer (alors UMP, devenu LR).

    Il est moins probable que les trois derniers, nommés au Conseil constitutionnel par Gérard Larcher participent à la censure du texte :

    * Michel Pinault est licencié en droit, diplômé d’HEC et énarque. Il a siégé au Conseil d’État de 1976 à 1992 et de 2004 à 2008. Entretemps, il a travaillé chez les assureurs UAP et AXA pendant treize ans. En 2014, il a été élu président de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers.

    * François Pillet, diplômé en droit privé, a exercé pendant 38 ans à la cour d’appel de Bourges. Ancien membre de la Cour de justice de la République, il a été président du comité de déontologie parlementaire de la chambre haute, et sénateur divers droite rattaché au groupe LR entre 2007 et 2019.

    En tant que membre de la commission des Lois au Sénat, il est intervenu dans la commission de l’affaire Benalla. Il a auditionné Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée et bras droit d’Emmanuel Macron, avant de déclarer que les manquements de l’intéressé étaient très clairs. Par ailleurs, il a soutenu François Fillon durant la primaire présidentielle des Républicains de 2016.

    * François Seners, qui est énarque, a été conseiller au tribunal administratif de Nice de 1993 à 1996, puis au Conseil d’État de 1997 à 2008. Ancien directeur de cabinet de Rachida Dati pendant six mois entre 2008 et 2009, il a été secrétaire général du Conseil d’État entre 2012 et 2014, puis directeur du cabinet de Gérard Larcher entre 2014 et 2017.

    Par ailleurs, il a été Chef du centre de prospective de la gendarmerie nationale de 1999 à 2002, et membre du conseil de l’Ordre des médecins jusqu’à sa nomination en 2022.

    ***

    La composition actuelle du Conseil constitutionnel rend donc probable que le souhait présidentiel de censurer une partie du projet de loi sur l’immigration sera satisfait, sauf à ce que ses membres montrent une indépendance d’esprit digne des « sages » qu’ils sont censés être.

    Quelle que soit leur position sur ce texte, il va de soi que tant que la France n’aura pas recouvré sa pleine souveraineté, l’impact de cette trentième loi sur l’immigration restera cosmétique.

    En conséquence, la récente proposition de Marion Maréchal d’organiser un « Comité pour un référendum sur l’immigration », en invitant les partis attachés à la sauvegarde de la civilisation française à soutenir cette initiative en vue d’organiser un référendum d’initiative partagée (RIP), prend tout son sens. Le RIP, encore jamais organisé en France, doit préalablement réunir les paraphes de 185 parlementaires et d’environ 4,8 millions d’électeurs.

    Pour mémoire, ainsi qu’il l’a rappelé à propos de l’élection du Président de la République, en 1962, et du traité de Maastricht, en 1992, le Conseil constitutionnel ne contrôle pas la décision du peuple souverain, mais la régularité des conditions de sa consultation.

    En cas de validation finale du RIP et de la possibilité enfin donnée aux Français de se prononcer en faveur d’une législation moins laxiste sur l’immigration, la question de la prédominance des lois et conventions européennes, de même que des traités internationaux ratifiés par la France, resterait pendante, mais l’expression populaire, si elle était manifeste, pèserait indéniablement en faveur de la promotion des choix politiques nécessaires à la maîtrise des flux migratoires.

    Johan Hardoy (Polémia, 29 décembre 2023)

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  • Le Grand Échiquier : le Nouvel ordre mondial Échec et Mat...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré aux bouleversements provoqués par le conflit russo-ukrainien dans les rapports de force géopolitiques.

    Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

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    Le Grand Échiquier : le Nouvel ordre mondial Échec et Mat

    Churchill et Staline disaient que la guerre résout les problèmes ; un autre échange en 1973 entre le Secrétaire général du Parti Communiste de l’URSS, Léonid Brezhnev, et le Secrétaire d’état américain Kissinger sur la guerre du Yom Kippour : « Il ne faut pas rentrer dans l’exagération » ; ils n’avaient collectivement sans doute pas tort.

    Nous assistons à de grands bouleversements et d’évolutions sur le Grand Échiquier de la géopolitique mondiale qui s’accélèrent de manière évidente depuis quelques années. Trouver la juste mesure entre les dimensions des guerres d’un point de vue de la Realpolitik : les faits, rien que les faits.

    Il n’existe plus de « Blocs » tels comme nous les avons connus entre 1945 – 1991, mais dorénavant des Alliances (souvent opportunistes et non-dogmatiques) mondiales ou régionales, et fait nouveau depuis le mouvement non-Aligné datant de 1956 – poussé à l’époque par Nasser, Tito, Soekarno et Nehru — nous assistons à l’émergence de nouvelles puissances régionales telles que l’Iran et la Turquie ; les non-alignés d’alors sont des miroirs des BRICS actuels, voire des BRICS+ à venir.

    Militairement, les États-Unis avaient dessiné un nouvel ordre mondial en 1945 qui n’est plus d’actualité – peut-être serait-il plus judicieux de l’appeler « caduque ». Non seulement sur les rapports de force milliaires – avec l’OTAN entre autres – mais aussi au niveau des nouvelles instances économiques alors : le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, … Elles mêmes le deviendront dans les années à venir.

    Ceci complexifie totalement la lecture géopolitique de notre nouveau monde dans son contexte actuel, mais par ailleurs le rend encore bien plus riche, et l’ouvre à d’innombrables possibilités, peu subodorées auparavant. Ces plaques tectoniques qui commencèrent à bouger il y a quelques décennies s’emballent. La « Bascule » vers ce Nouveau Monde multipolaire est objectivement en marche, s’accélère, et laisse poindre ses premières esquisses qui nous impacteront toutes. Sur le plan géopolitique et donc forcément économique.

    Le Soft Power occidental est en déclin. La dynamique hégélienne bouge, mais c’est aussi une opportunité pour nous Français et Européens, si nous savons prendre ce taureau par les cornes.

    Pour commencer, le conflit entre l’Ukraine et la Russie.

    Les trois facteurs déterminants d’un point de vue militaire depuis plus de 200 ans ont toujours été : la profondeur stratégique [géographique], la taille de la population, et le nombre de munitions produites / à disposition. Nous comprendrons que les Russes ont un avantage certain sur les Ukrainiens. Selon les généraux le plus au fait d’une contre-offensive ukrainienne, il ne faudrait rien qu’en armement, 4 à 5 millions d’obus de 155mm pour les 12 mois à venir pour l’armée ukrainienne, alors que l’Occident n’en n’a livré en 2023 que 300 mille sur le million promis …

    Et ce sont des fadaises de penser que Putin voulait conquérir toute l’Ukraine ; en surface 20% supérieure à celle de la France. En mai 1940, la Wehrmacht allemande envoya 2.5 millions d’hommes pour conquérir notre Gaule et laissa cinq cent mille hommes derrière pour l’occupation d’abord partielle jusqu’en 1944. Pensez-vous honnêtement que Vladimir Putin avait ces ressources humaines pour le faire ? Jamais de la vie. Où sont les cerveaux analytiques et peut être bien-pensants ? Je regarde toujours à l’horizon mais comme le disait la blague soviétique dans les années 1970s : « plus tu t’approches de celui-ci, plus il s’éloigne » … Pourquoi nos « grands analystes occidentaux et les blondes ukrainiennes » qui se pavoinnent sur les plateaux, s’épuisent-ils à tort sur des positions militaires et intellectuelles perdues d’avance ?

    Les indices objectifs pointent vers une victoire de la Russie sur l’Ukraine. La Russie maintient le contrôle des 20% de terres occupées depuis le printemps 2022, a construit une défense sur 6 rideaux, et l’Ukraine n’a aucune chance de reconquérir ses territoires perdus – rappelons-nous que ce sont les accords abandonnés de Minsk par l’Allemagne et la France, de l’aveu de leurs propres chefs d’état en décembre 2022, qui ont remobilisé les Russes pour contrecarrer les intentions otaniènnes hostiles dès 2014.

    N’en déplaise à nos « experts » – généraux, spécialistes des relations internationales / au sujet de la Russie, la plupart n’ayant pas sérieusement étudié la Russie et son Histoire – ils mangent leurs chapeaux aujourd’hui… Les gens intelligents réfléchissent-ils et regardent-ils de manière objective et dépassionnée l’Histoire, et de ses enseignements ? La Russie ne veut pas contrôler géographiquement l’Europe ; la Russie, comme tout Hégémon, voudra bâtir et influencer son espace européen et eurasiatique. Nos « opérations » sont-elles tellement différentes de celles de la France napoléonienne et de l’empire britannique naguère ?

    Vous avez appelé les numéros abrégés « 1812 » et «1941 » ? Servez-vous à votre guise. La Russie a gagné ce conflit.

    Et force est de constater que c’est « Échec et Mat » pour ce Nouveau Monde multipolaire.

    A croire que les sanctions ont marché alors que tout semble être est son contraire.

    Sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine, rappelons-nous des « vérités » de l’Occident il y a presque deux ans : « l’Ukraine vaincra, la Russie est perdue, son économie sera à plat. »  La Russie qui était apparemment sur son lit de mort en mars 2022 grâce aux onze trains de sanctions (bientôt douze) votées par l’Union européenne à date ; alors que les prévisions convergent pour une croissance du PIB russe de plus 1.5% en 2024, versus plus 0.5% en Union Européenne en 2024 (source : OCDE novembre 2023) … Et en conclusion sur ce sujet, l’économie russe se porte très bien, et n’aura pas besoin de relais commerciaux ou monétaires. Au contraire, la Russie tisse de nouveaux réseaux avec les BRICS+, les nations de l’Asie Centrale, et en Afrique.

    Il est vrai que trois secteurs de l’économie russe sont principalement touchés :

    Les restrictions d’exportations imposées par l’Union européenne touchent différents domaines (biens de consommation finale comme les parfums, produits intermédiaires comme les huiles pour l’aviation, matériel de pointe, produits bruts) et sont inégalement réparties. Parmi les produits sanctionnés, plus de 20% d’entre eux ont un usage à la fois civil et militaire (hélicoptères). Ces restrictions ont pour objectif de limiter l’accès aux technologies européennes pouvant être exploitées militairement par la Russie. Les restrictions d’exportations ciblent essentiellement trois domaines qui représentent à eux seuls 82% du commerce faisant l’objet de sanctions :

    • Le matériel de transport (premier secteur d’exportation vers la Russie) ;
    • La chimie (26% des exportations françaises à destination de la Russie dont 554 entreprises sont sanctionnées) ; 
    • Les machines (21% des exportations françaises et 809 entreprises sanctionnées). 

    D’autres secteurs comme ceux du matériel optique, médical et du caoutchouc sont également concernés par ces mesures, dont plus de la moitié des exportations sont soumises à des restrictions.

    Les diverses séries de sanctions mises en place en réponse à l’attaque militaire de la Russie contre l’Ukraine ne sont pas sans conséquences pour le commerce français. La valeur des exportations françaises à destination de la Russie est passée de 6,4 milliards d’euros en 2021 à 3,1 milliards d’euros en 2022. Si une diminution des exportations est observée, certaines entreprises françaises maintiennent l’exportation de leurs produits vers la Russie., s’expliquant par trois facteurs : 

    • La mise en place de paquets de sanctions répartis sur le temps long expliquant que certaines entreprises continuent d’exporter ;
    • Les exceptions sur certains produits en raison de leur prix ou de la signature du contrat antérieure aux restrictions ;
    • Le non-respect des restrictions par certaines entreprises.

    Restreintes par les sanctions imposées à la Russie, les entreprises françaises se sont dirigées vers d’autres partenaires commerciaux afin de contourner les sanctions occidentales. Fin 2022, les exportations à destination des voisins de la Russie dans un effort de contournement ont fortement augmenté, interrogeant sur « l’efficacité des sanctions commerciales« . Alors que les exportations françaises ont baissé de 52% avec la Russie entre 2021 et 2022, des importations ont connu une hausse de :

    • 85% avec le Kazakhstan ;
    • 62% avec l’Arménie ;
    • 44% avec le Kirghizistan.

    L’essentiel des exportations vers la Russie proviennent de l’Allemagne : machines-outils et véhicules de toutes sortes. Dans le onzième paquet de sanctions mis en place par l’UE, le « contournement potentiel » des sanctions contre la Russie a ainsi poussé l’UE à les étendre aux pays tiers pour certains produits.  

    Le Président Poutine est passé à autre chose : entre autres, les enjeux mondiaux et eurasiatiques, beaucoup plus importants et impactants pour sa nation …

    L’Occident a fait un pari qu’il a perdu : « Never Say Never » … la Russie et le Nouveau Monde redessinent leur nouveau « Yalta », carte et échiquier à l’appui. Bien au-delà des rives du Dniepr…

    La diplomatie russe n’est pas restée inactive ces dernières semaines :  par exemple le voyage du président russe en Arabie Saoudite et aux Émirats le 6 décembre. Le président russe ne se déplaçant pas pour rien, il a pu sans doute échanger avec les responsables du Hamas, d’Hezbollah, et renforcer la position de la Russie au Moyen-Orient. Et semer les graines pour l’influence des BRICS+ à venir.

    Ceci suivi dans la même logique au travers de la réception du président Iranien Raïssi à Moscou le 7 décembre ; une réunion dans la foulée de l’OPEP+ qui a signé la fin du pacte du « Quincy » datant de 1944. Les prix du gaz pourraient doubler et celui du pétrole par quatre suivant les baisses de production envisagées par le consortium. Ces trois états étant candidats aussi « par hasard » à l’élargissement des BRICS aux BRICS+ à partir de janvier 2024…

    Après le Kosovo, la Serbie, l’Iraq, l’Afghanistan, la Syrie et le Yémen, l’Occident peut-il donner des leçons de Droit international ou de l’Homme à quiconque ?

    Puisque nous vivons dans des démocraties où nous pouvons au moins débattre et être autocritique, ayons au moins l’honnêteté intellectuelle de le reconnaître. Pour citer le General de Gaulle, « nous reconnaissons les pays mais nous ne reconnaissons pas les régimes ».

    Le sujet n’est pas de savoir qui a tort ou a raison ; le sujet de manière désintéressée et neutre, est de lire la situation actuelle dans son contexte objectif et basé sur les faits. La Realpolitik.

    Nous marchons sur la tête ; sur des bases factuelles et objectives, l’Europe et l’Occident sont plus largement à la peine.

     Les États-Unis et l’OTAN s’emballent sur les menaces militaires russes à venir sur les pays Baltes et la Moldavie. Pensez-vous une seconde que la Russie risquerait un ou plusieurs conflits nucléaires avec des pays otaniens ?

    La Russie est en train de supplanter le rôle joué en monopole par les USA entre 1945 et 2003 au Moyen-Orient : acteur et « deal broker » incontournable et historique dans la résolution des conflits entre les Israéliens et les peuple arabes – en 1979 entre Sadat et Begin, et à bout de doigts en 1993 avec les Accords d’Oslo …  Les rôles émergents chinois et russes dans les Accords d’Abraham et du rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite en sont la preuve. Et la Chine et la Russie jouent leur rôle de « parrain » sur les développements balistiques et nucléaires nord-coréens.

    Nous assistons à une reconfiguration profonde et mondiale des relations internationales méconnues depuis 1945.

    La péninsule arabique et l’Iran essayent de s’en affranchir, mais ce n’est pas non plus copernicien, ils jouent leur rôle existant(iel), l’Iran peut prétendre à un rôle au Liban, en Iraq, en Syrie, et au large des rives du Golfe Persique et du Yémen, et ainsi de suite, mais l‘Arabie Saoudite émerge comme puissance régionale, allant au delà de son rôle historique qui reposait principalement jusqu’à maintenant sur ses richesses d’hydrocarbures.

    Joe Biden est en difficulté face à la montée en puissance de Donald Trump. Alors que Vladimir Poutine a annoncé son intention de concourir aux élections en Russie en mars 2024, Wolodymyr Zelenskyy a repoussé sa candidature prévue au printemps 2024 … démocratie aussi (?) même si les conditions ne sont pas objectivement réunies pour un scrutin sûr et serein.

    Les élections présidentielles à venir en 2024 aux États-Unis et en Russie – en passant, 67 des 193 membres des Nations-Unies organiseront des élections nationales ou locales en 2024 seront déterminantes ; c’est donc une année pivot pour la démocratie et l’expression des sentiments ou ressentiments nationaux.  Nous connaîtrons donc beaucoup de tremblements de terre dans les 12 mois à venir.

    Les nations jouent toutes sur le Grand Échiquier ; à la France et l’Europe de renverser les tendances qui ne leur sont pas favorables aujourd’hui. Un des atouts de la France serait de faire un virage géographique et une projection d’influence efficace vers l’espace Eurasiatique et Indo-pacifique ; rappelons-nous que la France détient plus de 90% de l’espace océanique grâce à ses territoires polynésiens et antillais– ne serait-ce que l’attractivité de la Nouvelle Calédonie grâce à ses importantes réserves d‘uranium, que la Chine lorgne patiemment.

    Enfin, après le vote au Conseil de sécurité le 9 décembre 2023, et le véto des USA au Conseil de sécurité des Nations-Unies contre a résolution sur le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas / Palestiniens, nous Français nous retrouvons bien faibles. Sachant que l’Europe va se retrouver seule face à ce Nouvel ordre mondial, car il est fort à parier que le prochain président des USA sera isolationniste et tourné vers une rivalité avec la Chine ; ayant eu du mal à soutenir l’Ukraine, ce sera à l’Europe de remplir le fossé, mais elle ne pourra pas le faire dans les mêmes proportions.

    Les USA et l‘Union européenne sont tous simplement inaudibles ; pas étonnant car l’eau est passée sous ce pont.

    Le Grand Échiquier s’est déjà refaçonné.

    Christopher Coonen (Geopragma, 18 décembre 2023)

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  • Guerre en Ukraine : une histoire, une géopolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous une analyse du conflit russo-ukrainien par Michel Leblay cueilli sur le site de Polémia. Michel Leblay est économiste et politologue et dirige une émission sur Radio Courtoisie.

     

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    Guerre en Ukraine : une histoire, une géopolitique

    Loin d’avoir été la marque d’une « fin de l’histoire », la dissolution de l’URSS en décembre 1991, négociée par trois partenaires (les dirigeants de la Fédération de Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine) pressés d’être les chefs d’Etats nouvellement indépendants, ouvrit la voie à des tensions tournant à la belligérance. Déjà, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’étaient opposés (1988) avant même la fin de l’État créé par le pouvoir communiste. En 2008, l’armée russe envahit la Géorgie. En Asie centrale des négociations plus ou moins difficiles sur les frontières furent menées entre les anciennes républiques socialistes soviétiques de la région. Il n’y eut pas d’issue favorable entre le Tadjikistan et le Kirghizistan par rapport à une frontière difficile à délimiter dans la vallée de la Ferghana et des affrontements entre les deux pays débutèrent en mai 2021.

    Le heurt majeur est intervenu en Ukraine, considérée par les Russes comme la source de leur histoire. En s’appliquant par des actions subreptices à détacher définitivement Kiev de Moscou, l’Amérique y a vu le moyen d’affaiblir définitivement la puissance russe.

    Les Russes, après l’effondrement subi dans les années 1990, élirent à leur tête un dirigeant soucieux de rétablir la position d’un pays au passé prestigieux dont les frontières avaient été réduites à celles qui prévalaient avant l’accession au trône de Catherine II, voire même de Pierre le Grand. Vladimir Poutine avait, notamment, pour ligne que la Russie conserve une emprise sur son « étranger proche », constitué par l’essentiel des anciennes républiques socialistes soviétiques. Tout ceci dans une reconfiguration de la géopolitique mondiale où ont émergé de nouveaux pôles de puissance et où les Etats-Unis ont pour objectif d’assurer leur primauté.

    La guerre engagée par l’armée russe

    Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine, son armée attaquant sur quatre axes, au nord, à l’est et au sud. L’action principale au nord, marquée par la tentative de prise de l’aéroport d’Hostomel et destinée à la prise de Kiev échoua rapidement. Si aucun objectif assigné à son armée par le président de la Fédération de Russie ne fut annoncé, à l’évidence, au vu de la tournure des combats, ce premier engagement fut un échec. Il est possible que les concepteurs du plan se référèrent pour son élaboration à l’occupation de la Tchécoslovaquie en août 1968 et à la prise de Kaboul en décembre 1979 : maîtrise rapide de la capitale du pays et de ses différents centres de direction et neutralisation des dirigeants politiques.

    Comme dans toutes les guerres, les informations fournies par les belligérants sont soumises au préalable à la censure et elles relèvent pour beaucoup d’entre elles de la propagande. Néanmoins, des experts reconnus ont offert, au fil des semaines, des études qui, au vu de leurs précisions et de leur maîtrise du domaine de la guerre paraissent correspondre à la réalité des combats en cours. Insuffisante en effectifs face à un adversaire nettement mieux préparé que prévu, l’armée russe a montré des failles au moins en termes d’organisation (déficience du commandement, graves défauts de l’encadrement…) et de logistique, difficultés déjà rencontrées durant la première guerre mondiale et lors de l’offensive allemande de 1941. Par ailleurs, elle n’a pas réussi à obtenir la suprématie aérienne, indispensable à la conduite d’une action en profondeur.

    Face à cette armée russe, l’armée ukrainienne qui, à l’origine, n’était qu’un démembrement de l’Armée rouge de l’ancienne URSS, a bénéficié, au moins depuis 2014, sinon antérieurement, d’une assistance conséquente des puissances anglo-saxonnes, les États-Unis et le Royaume-Uni.

    Malgré les revers des premières heures, l’armée russe a avancé en territoire ukrainien, s’emparant au sud de la rive occidentale de la mer d’Azov avec la prise de Marioupol puis franchissant le Dniepr pour prendre Kkerson. A l’est cette armée progressait dans la région du Donbass et au nord, elle s’implantait autour de Kharkiv.

    L’armée ukrainienne qui a bénéficié dès le début d’importantes livraisons d’armes, en premier lieu des États-Unis mais aussi du Royaume-Uni, a été considérablement renforcée en matériels tout au long du printemps de l’année 2022, ce qui lui a permis d’éviter toute rupture du front et de préparer une contre-offensive pour le début de l’automne. En termes de planification, elle aurait bénéficié pour celle-ci des conseils d’experts américains hors d’Ukraine. Cette armée a ainsi pu reprendre au nord la région de Kharkiv, à l’est des portions de territoires du Donbass, occupées après le 24 février et, au sud, rejeter les troupes russes sur la rive orientale du Dniepr.

    Face à cette situation, le commandement russe fut réorganisé. Une ligne de défense en profondeur dite « ligne Suvorikine » du nom du général qui commandait alors en Ukraine fut aménagée. Pour reprendre le territoire initialement perdu et franchir les défenses adverses, l’armée ukrainienne a bénéficié de la part des pays occidentaux et, en premier lieu, des États-Unis d’importantes quantités de munitions et de matériels, chars, artillerie, blindés de transports de troupes… Il s’agissait de préparer une contre-offensive déterminante. Engagée au début du mois de juin 2023, celle-ci n’a permis à l’automne suivant aucune avancée significative. Dans les semaines précédentes de violents combats avaient débuté autour de la ville de Bakhmount. Les forces russes, principalement composées, en ce lieu, par la milice Wagner, ont fini par s’emparer de cette ville. Comme dans le reste des opérations, les taux de perte, de part et d’autre, ont été fort élevés.

    Il faut souligner, du côté de l’Ukraine, certaines faiblesses militaires inhérentes à sa situation :

    • le matériel livré, d’une technique avancée, nécessite un temps de formation qui ne peut être accompli dans sa totalité, vu les circonstances et sa disparité complique la chaîne logistique ;
    • outre l’emploi direct du matériel, les unités sont insuffisamment formées à la manœuvre d’ensemble ;
    • le rapport démographique est défavorable à l’Ukraine.

    Ce premier constat militaire ainsi fait, il importe d’analyser les origines de ce conflit avant de pouvoir en mesurer les conséquences et en entrevoir les solutions. Il est un aboutissement d’un processus qui a débuté après la chute de l’URSS, fruit, d’une part, d’une volonté américaine de reconfigurer la géopolitique mondiale aux bénéfices des États-Unis et, d’autre part, du président de la Fédération de Russie, élu en mars 2000, de maintenir une zone d’influence exclusive à l’intérieur des frontières qui constituaient l’URSS, héritière de l’empire des tsars, patiemment construit au fil des siècles, bordant la mer Baltique, la mer Noire et l’océan Pacifique.

    La « fin de l’histoire » et l’exercice du « hard power » américain

    A la dissolution de l’URSS, le 26 décembre 1991, l’Amérique apparue comme le vainqueur de « la guerre froide » sans avoir eu à combattre son adversaire. Celui-ci s’effondra de son seul fait, incapable de répondre aux défis des temps et aux aspirations d’une population frustrée de ne pouvoir jouir des mêmes libertés et des mêmes richesses qu’en Occident qu’elle percevait à travers un monde de communication de plus en plus ouvert.

    Vainqueur sans le sacrifice du sang, l’Amérique dans les décennies mille neuf cent quatre-vingt-dix, sous la présidence de Bill Clinton, s’imagina que ses valeurs faites de démocratie et d’un libéralisme économique parfois effréné (pourvu qu’il soit à l’avantage de l’Amérique, protectionniste pour sa part lorsqu’elle considère qu’un quelconque de ses intérêts est menacé) devaient être diffusées à travers la planète sous son égide bienveillante. Ce fut le mythe de la fin de l’histoire. A côté de cet envol idyllique qui forgea pour partie la doctrine des néo-conservateurs, il y eut l’approche plus géopolitique incarnée par Zbigniew Brzeziński, exprimant sa vision dans son livre Le grand échiquier, paru en 1997. Là, au-delà des observations du moment, se trouve toute la filiation de la géopolitique anglo-saxonne, héritière d’Halford Mackinder. Thalassocratie plus encore que la Grande-Bretagne car séparés de l’immense ensemble eurasiatique et son prolongement africain par deux vastes océans, l’Atlantique et le Pacifique, les États-Unis ne pouvaient admettre qu’un quelconque équilibre puisse s’y former à leur détriment mettant alors en péril la primauté de leur puissance. Autre pilier qui allait guider l’action des néo-conservateurs.

    Si Joseph Nye a théorisé, là aussi, dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix le concept de soft power comme facteur de diffusion de la puissance, les États-Unis, première puissance militaire du monde, ont largement usé de leur hard power dans les vingt années qui suivirent.

    Alors que les États européens tentaient par des interventions sous l’égide de l’ONU de rétablir une paix dans une Yougoslavie à l’agonie où se déchiraient les entités qui l’avaient constituée autour d’une Serbie dominante, les États-Unis entrèrent dans la partie, d’abord diplomatiquement (accords de Dayton du 14 décembre 1995) puis militairement. En 1999, sans l’accord de l’ONU, les États-Unis et leurs alliés, engagèrent, au titre de l’OTAN, des opérations contre la Serbie pour l’obliger à évacuer sa province du Kosovo où la population d’origine albanaise devenue majoritaire à la suite des migrations du XXe siècle s’était insurgée pour exiger une séparation. Le Kosovo était le berceau de l’identité serbe. Les Serbes, peuple slave orthodoxe, avaient depuis longtemps une relation privilégiée avec les Russes ce qui fut l’une des causes de la première guerre mondiale. Mais cette fois le frère russe trop affaibli ne pouvait être d’aucune aide, il n’en fut pas pour autant indifférent. La Serbie après une vague de bombardement se soumit à la volonté américaine.

    Puis survinrent les attentats du 11 septembre 2001. Coup d’éclat, opération de terreur sans stratégie de support, ayant pour objectif l’humiliation de l’Amérique, l’effondrement spectaculaire des deux tours du World Trade Center offrit l’occasion aux néo-conservateurs d’imposer leurs vues dans cette Amérique qui n’avait jamais été attaquée sur son sol depuis 1812.

    Alors débuta un enchaînement guerrier. Par sa résolution 1368 du 12 septembre 2001 qui se référait à l’article 51 de la charte des Nations Unies sur le droit à la légitime défense des États, le Conseil de sécurité reconnut aux États-Unis le droit de répondre par une action militaire à l’acte terroriste dont ils avaient été la victime. Fort de cette résolution votée à l’unanimité du Conseil, les États-Unis entamèrent, dans la nuit du 7 au 8 octobre 2001, une campagne de bombardements à l’encontre d’Al Qaida et de ses hôtes talibans au pouvoir à Kaboul. Le 13 novembre suivant, les troupes de l’Alliance du Nord, appuyées par les Américains entrèrent dans la capitale afghane. Le 20 décembre 2001, le Conseil de sécurité adopta la résolution 1386 autorisant dans son premier article « la constitution pour six mois d’une force internationale d’assistance à la sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire afghane et le personnel des Nations Unies puissent travailler dans un environnement sûr ». Le commandement de la force internationale fut confié à l’OTAN. La présence des forces occidentales dura près de vingt jusqu’à l’évacuation calamiteuse de Kaboul, le 15 août 2021, après la reprise de la capitale afghane par les Talibans.

    S’inscrivant dans un projet de reconfiguration du « Grand Moyen-Orient », l’armée américaine envahit l’Irak le 20 mars 2003, violant la charte des Nations Unies. Le Conseil de sécurité avait refusé de donner son aval à cette opération militaire, l’intervention du ministre français des Affaires Étrangères, Dominique de Villepin, le 14 février 2003, restant l’évènement marquant des débats. Là aussi ce fut l’échec (voir Le Monde « Liberté en Irak », retour sur le fiasco de l’invasion américaine – 14 juin 2014). Les troupes américaines se retirèrent d’Irak, le 15 décembre 2011, sur la décision du président Obama.

    Autre revers, l’intervention en Libye, cette fois menée par la France et le Royaume-Uni avec l’appui des États-Unis. Outrepassant les autorisations accordées par la résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011, notamment dans ses articles 4 et 6, Français et Britanniques permirent l’élimination physique du chef d’État libyen. A ce jour, cet État n’existe plus, le pays est divisé, livré aux milices avec un gouvernement à Tripoli et un parlement à Tobrouk. La France a payé lourdement au Sahel le prix des erreurs commises.

    Loin d’apporter une quelconque justification à l’invasion de l’Ukraine par l’armée de la Fédération de Russie, le rappel des principales interventions militaires occidentales depuis la chute de l’URSS est un facteur indispensable pour comprendre et juger des positions des États du « reste du monde », ou du « Sud global » selon l’expression, face à cette invasion. Lors des votes à l’Assemblée générale des Nations-Unies, la condamnation de cette invasion fut certes majoritaire, en nombre d’États (vu sous l’angle démographique, le rapport est différent, la Chine, l’Inde, le Pakistan s’abstenant notamment), en revanche l’application de sanctions (ce qui pèse dans la réalité) est pratiquement limitée aux pays occidentaux. Hors de cette aire, non seulement les sanctions ne sont pas appliquées mais certains pays permettent de les détourner (voir ELUCID Guerre en Ukraine : comment la Russie parvient à détourner les sanctions – Marco Cesario 22 mars 2023 ; Le Monde Les Émirats dans le camp russe face à l’Ukraine – Jean-Pierre Filiu 2 avril 2023).

    Les États-Unis vis-à-vis de la Fédération de Russie

    Après avoir situé l’action internationale des États-Unis et de leurs alliés occidentaux dans leurs différentes interventions militaires menées depuis trois décennies, bien évidemment, il faut se pencher sur la relation entretenue avec la Fédération de Russie.

    Dès les années qui suivirent le démembrement de l’URSS et l’indépendance des quinze républiques qui la constituaient, Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la Sécurité du président Carter a défini une forme de cadre conceptuel dans son livre Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde, publié en 1997. Il y écrit : « Pour l’Amérique, l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie. Depuis cinq siècles, les puissances et les peuples du continent qui rivalisent pour la domination régionale et la suprématie globale ont dominé les relations internationales. Aujourd’hui, c’est une puissance extérieure qui prévaut en Eurasie. Et sa primauté globale dépend étroitement de sa capacité à conserver cette position. » Il ajoute : « L’Eurasie demeure, en conséquence, l’échiquier sur lequel se déroule le combat pour la primauté globale… Le « jeu » se déroule sur cet échiquier déformé et immense qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok. » La vision de Brzezinski se place ainsi dans l’héritage de MacKinder.

    Dans cette Eurasie de la fin du XXe siècle, Brzezinski distingue, d’une part, cinq acteurs qu’il nomme géostratégique : la France, l’Allemagne, la Russie, la Chine et l’Inde [1] ; et cinq « pivots géopolitiques » : l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l’Iran. S’agissant de l’Ukraine, il écrit : « L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. »

    Bien sûr, à l’époque où il a publié son livre, Brzezinski n’occupait plus de fonction officielle ce qui a conduit certains à limiter la portée de son essai, n’y voyant que le fruit d’un commentateur d’une nouvelle configuration géopolitique. Il n’empêche qu’il conservait une forte influence dans le milieu des décideurs américains. Il était membre du Council on Foreign Relations et Barack Obama le désigna durant sa campagne électorale comme son conseiller aux Affaire étrangères.

    Ainsi, après la politique d’endiguement (« containment ») de l’URSS conceptualisée par George Kennan [2] dans son télégramme de février 1946 et exprimée par Harry Truman dans son discours du 12 mars 1947 devant le Congrès, la pensée de Zbigniew Brzezinski, celle d’une politique de refoulement (« Roll back »), devint l’axe de la politique étrangère américaine face à la Fédération de Russie.

    Tout commence lors de l’entretien à Moscou entre Mikhaïl Gorbatchev, président de l’URSS, et le secrétaire d’État américain James Baker, le 9 février 1990, sur la réunification allemande. Selon les témoignages et les procès-verbaux respectifs, il apparait bien qu’il y eut un engagement américain verbal par rapport à ce que devait être la position de l’OTAN. Cet engagement était propre à la réunification allemande (venu à Moscou, le lendemain, 10 février 1990, Helmut Kohl déclarait « que l’OTAN ne devrait pas élargir sa portée [3] »). Il s’agissait pour les États-Unis de renoncer à toute présence de forces de l’OTAN au-delà de la ligne qui séparait les deux Allemagnes. En 1990, si l’URSS avait perdu le glacis que Staline avait obtenu à Yalta, elle demeurait, au moins dans les apparences, l’une des deux grandes puissances dont la dislocation prochaine était encore difficilement prévisible.

    L’URSS disparue après la décision de son démembrement prise le 8 décembre 1991 à Minsk par les dirigeants des trois Républiques socialistes soviétiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine alors que certaines des quinze républiques de l’Union dont l’Ukraine avait déjà proclamé leur indépendance, la nouvelle Fédération de Russie se présentait en héritière de celle-ci. Juridiquement, elle reprenait le siège permanent de l’URSS au Conseil de sécurité (il faut noter que du temps de l’URSS, la Biélorussie, nouvellement appelée Bélarus et l’Ukraine étaient déjà membres de l’Organisation des Nations Unies) et sa place dans d’autres organisations internationales. Héritière de l’URSS mais aussi de l’empire tsariste auquel la première s’était substituée, la Fédération de Russie conservait un immense territoire, le plus grand de tous les États de la planète, mais sensiblement réduit puisque ses frontières étaient en deçà de celles laissées par Catherine II et Pierre le Grand. Pour autant, à travers la création de la Communauté des États Indépendants, elle aspirait à conserver une prépondérance dans l’ancien espace territorial de Nicolas II et Staline.

    La Fédération de Russie de Boris Eltsine

    Près d’une décennie allait s’écouler avant que la situation ne se stabilise dans la nouvelle Fédération de Russie avec l’arrivée de Vladimir Poutine d’abord comme Premier ministre puis comme Président. S’il y eut un chaos économique et social interne, la position internationale du pays n’a pas été sans évolution du fait de celle des États-Unis à son égard. Deux ministres des Affaires étrangères successifs incarnent cette évolution : Andreï Kozyrev (titulaire du portefeuille du 11 octobre 1990 au 5 janvier 1996) puis Ievgueni Primakov (10 janvier 1996 – 11 septembre 1998). Ce dernier fut Premier ministre du 11 septembre 1998 au 12 mai 1999. Libérée de soixante-dix ans de collectivisme, soucieuse d’un développement économique, la Fédération de Russie au temps de Kozyrev fut marquée par une volonté de proximité avec l’Occident et les États-Unis, recueillant un avis favorable dans la    société. La réponse de l’Occident ne fut pas à la hauteur de l’attente ni dans l’aide accordée ni dans la position internationale reconnue. Si bien que lors des élections législatives de 1995, le Parti communiste remporta 157 sièges sur les 450 que comptait la Douma, permettant avec les partis alliés de faire élire un député communiste à la présidence de cette Douma. Cependant, Boris Eltsine fut réélu le 3 juillet 1996 pour un second mandat de quatre ans. Suivant les élections législatives, Ievgueni Primakov fut donc nommé ministre des Affaires étrangères le 10 janvier 1996. Ayant occupé de haute fonction au sein du KGB, ce spécialiste du monde arabe dont il parlait couramment la langue, eut pour ligne de conduite la défense de l’intérêt national. Or, pour la Russie, durant la période où Primakov exerça sa fonction ministérielle puis celle de Premier ministre, cet intérêt national fut mis à mal par les décisions et les actions entreprises par l’OTAN. Ce fut, d’une part, un premier élargissement, en 1999, à d’anciens membres du Pacte de Varsovie, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque et les bombardements contre la Serbie au printemps 1999. Avant même ces évènements et comprenant ce qu’était la vision des États-Unis d’un ordre mondial et leur volonté de dominer celui-ci sans partage, Primakov avait une conception de ce que devait être la politique étrangère de son pays et les bases d’un équilibre des relations internationales sans que celles-ci ne furent jamais formalisées. Ce qui fut appelée la « doctrine Primakov » reposait sur un ordre international multipolaire au sein duquel la Russie opérerait sur plusieurs axes en s’intégrant économiquement dans la mondialisation en cours [4].

    Après un intermède de trois mois où Sergueï Stepachine remplaça Ievgueni Primakov comme chef du gouvernement russe (12 mai – 9 août 1999), Vladimir Poutine fut nommé Premier ministre le 9 août 1999. Désigné, en vertu de la Constitution Président de la Fédération de Russie, le 31 décembre 1999, après la démission de Boris Eltsine, il fut élu officiellement président le 26 mars 2000. Il s’agissait d’abord de rétablir l’ordre intérieur miné par un effondrement économique, la corruption et la sécession tchéchène. A l’extérieur, cet ancien officier du KGB, chef de l’antenne de Dresde au moment de la chute du mur de Berlin, avait pour ambition de restaurer une puissance russe. Elle impliquait plusieurs regards : celui porté sur les liens entre la Fédération de Russie et les anciennes républiques qui constituaient l’URSS, devenues indépendantes ; la relation avec l’Occident et, avant tout, avec les États-Unis ; puissance eurasiatique, la Russie ne pouvait que développer ses rapports avec la Chine en pleine ascension économique ; enfin, membre permanent du Conseil de sécurité, soucieuse de son statut international, elle se devait d’être un acteur de la scène mondiale.

    La Fédération de Russie et son « étranger proche »

    Dans la foulée de la dissolution de l’URSS programmée par l’accord signé le 8 décembre 1991 dans une résidence située dans la forêt de Belovej, proche de Minsk, les trois signataires décidèrent la création de la Communauté des États Indépendants, la CEI. Elle regroupait, à l’origine, douze des quinze anciennes républiques socialistes soviétiques. Les trois États baltes, annexés par l’URSS, en juin 1940 refusèrent de s’y joindre. La Géorgie, le Turkménistan et l’Ukraine quittèrent par la suite l’organisation.

    Dans cet « étranger proche » selon l’expression de la diplomatie russe, outre les pays baltes, à l’histoire particulière, qui avait conquis une première indépendance en 1918, trois ensembles géographiques doivent être distingués. A l’ouest, la Biélorussie et l’Ukraine, au sud, les républiques du Caucase avec la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan et les Républiques d’Asie centrale (le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan). Situées au centre de l’Eurasie, disposant pour certaines d’entre elles d’importantes ressources en hydrocarbures, principalement le Kazakhstan, la création des Nouvelles routes de la soie, traversant cet espace eurasiatique en fait un enjeu de la géopolitique régionale sinon mondiale. Le sud du Caucase ou Transcaucasie, carrefour de civilisations et lieu d’affrontement entre celles-ci est un espace permanent d’instabilité où la Fédération de Russie maintient une présence en Arménie qui subit la conquête territoriale progressive de l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie en quête de pénétration dans l’espace turcophone de l’Asie centrale. A l’ouest de la région, bordant la mer Noire, se situe la Géorgie, pour partie tournée vers l’Occident qu’illustre sa relation avec l’OTAN sans pour autant être détachée de son ancien maître russe. En témoigne l’ambivalence au sommet de l’État entre une présidente de la République pro-occidentale, Salomé Zourabichvili (ancienne ambassadrice de France) et un gouvernement, appuyé sur une majorité parlementaire, qui tient un discours favorable à l’OTAN et à l’Union européenne mais qui n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine. Si les États-Unis aspirent à s’y implanter au moins par une alliance dûment scellée et peut-être par des bases, l’avenir est encore incertain.

    Les États-Unis, la Russie et l’Ukraine

    Tout en observant que l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le 24 février 2022, est un acte d’agression en violation du droit international, l’analyse oblige aussi à en examiner les ferments qui tiennent à l’évolution de la relation avec les Etats-Unis et le jeu de ceux-ci par rapport à cette « petite Russie ». Il ne s’agit nullement de justifications par rapport à ce qui apparaît comme une erreur politique de la part de la Russie présidée par Vladimir Poutine mais de montrer que l’Amérique ne peut se prévaloir d’une quelconque incarnation de la vertu et du bien. Depuis les années quatre-vingt-dix, elle a eu pour objectif d’assurer une domination planétaire et une prééminence économique nécessaire à son confort matériel. Empreinte aussi d’un sentiment messianique, elle a pensé pouvoir modeler le monde à des valeurs qui lui sont propres, indifférente à la réalité des diverses aires de civilisation et des cultures et des mœurs qui les sous-tendent.

    Face à une situation intérieure désastreuse et certainement décidé à rétablir une puissance russe qui avait atteint son apogée au temps de l’URSS, Vladimir Poutine s’est montré, dans les premières années, plutôt bien disposé à l’égard des Etats-Unis. Il leur apporta son appui après les attentats du 11 septembre 2001. Les appareils de l’US Air Force purent ainsi survoler l’Asie centrale pour le ravitaillement de leurs troupes présentes en Afghanistan et disposer d’une base à Manas au Kirghizistan. Néanmoins, en 2003, elle s’opposa au Conseil de sécurité des Nations Unies à l’invasion de l’Irak. En cela, elle se joignit à la France, premier rôle en la circonstance, et à l’Allemagne par rapport à une opération qui visait, sous des prétextes fallacieux, à assujettir à l’Amérique le Proche et le Moyen-Orient.

    C’est en novembre 2004 avec la « révolution orange » à Kiev qu’il apparut qu’à l’évidence les Russes et les Américains ne pouvaient que s’opposer dans leurs intérêts. Les premiers voulant maintenir une influence prépondérante sur un pays qu’ils considèrent comme le berceau historique de la Russie, les seconds appliquant en fait la vision formulée par Zbigniew Brzezinski. L’objet de cette « révolution » était la contestation de la victoire à l’élection présidentielle ukrainienne de Viktor Ianoukovytch, russophile, contre Viktor Iouchtchenko, réputé plus proche de l’Occident avec une assise électorale à l’ouest du pays. Cette opposition politique reflète la réalité ukrainienne et son histoire. L’Ukraine est un Etat sans frontières naturelles à l’est comme à l’ouest. Russophone dans sa partie orientale, l’opposition à la Russie est croissante au fur et à mesure qu’approche la frontière occidentale. Au long de l’histoire du fait des avancées et des reculs des uns et des autres les frontières ont été déplacées. Entre le XVIIè et le XVIIIè siècles, l’empire russe l’annexa par ses conquêtes contre la Pologne (traité d’Androussovo de 1667 et partages de la Pologne en 1772 et 1793) et contre l’empire ottoman (traité de Kucuk Kaynarca du 21 juillet 1774). Durant la seconde guerre mondiale et à l’issue de celle-ci, Staline annexa à l’Ukraine les provinces de Galicie, de Bucovine du nord et de Ruthénie, intégrées dans l’empire d’Autriche-Hongrie jusqu’en 1918.

    Sous la pression des manifestations de rue, une nouvelle élection présidentielle fut organisée qui vit la victoire de Viktor Iouchtchenko. Ce duel par candidats interposés pour une mainmise géopolitique sur l’Ukraine s’inscrit dans le cadre plus large de l’extension de l’OTAN aux anciens pays membres du Pacte de Varsovie et aux républiques baltes, extension réalisée en deux fois, en mars 1999 et en mars 2004. Certes, il y eut la création d’un Conseil OTAN Russie mais il s’avéra sans résultats significatifs.

    Le retour à une opposition explicitement affichée entre la Russie et les États-Unis date du 10 février 2007 avec le discours prononcé par Vladimir Poutine lors de la 45ème conférence sur la politique de sécurité tenue à Munich. Il y dénonça l’unilatéralisme américain et l’élargissement de l’OTAN. A partir de ce moment, la dégradation des relations n’alla qu’en s’amplifiant avec le temps. En août 2008, le président géorgien Mikheil Saakachvilli engagea imprudemment une action militaire contre l’Ossétie du sud après une multiplication d’incidents de frontière. La riposte russe fut immédiate. Après cinq jours de combats et l’avancée de l’armée russe qui menaçait la capitale géorgienne, Tbilissi, un cessez-le-feu intervint sous l’égide de Nicolas Sarkozy. Les États-Unis alors enlisés en Irak ne pouvait que se satisfaire de la médiation de la France, présidée par un fidèle allié, ayant la double autorité de membre permanent du Conseil de sécurité et de la présidence pour six mois du Conseil de l’Union européenne.

    La révolution de Maidan et le début d’un processus qui conduit à la guerre

    En Ukraine, entre l’est et l’ouest, la ligne internationale du pays était encore loin d’être tranchée. Viktor Ianoukovytch avait à nouveau été élu président en 2010. Un accord d’association avec l’Union européenne était en cours de négociation depuis 2007. Conclu en 2012, l’accord devait être officiellement signé à Vilnius le 29 novembre 2013 mais, une semaine auparavant, Ianoukovytch refusa de signer. Alors débutèrent des manifestations dont l’aboutissement fut les émeutes insurrectionnelles de la place Maidan à Kiev en février 2014, durement réprimées par les forces de l’ordre qui ouvrirent le feu (82 morts et plus de 600 blessés). Devant la tournure révolutionnaire des évènements, les ministres des Affaires étrangères, français, allemand et polonais (les trois pays avaient constitué en août 1991 une organisation informelle, le triangle de Weimar, peu active depuis plusieurs années) se rendirent à Kiev le 20 février pour engager une négociation afin de rétablir la paix civile. Si un accord fut conclu entre le président ukrainien et l’opposition, sitôt les ministres des Affaires étrangères partis, les évènements se précipitèrent. Ianoukovytch quitta la capitale pour se réfugier à Kharkiv avant de franchir la frontière russe. La Rada, le parlement ukrainien, destitua le président en exercice, nomma un président par intérim, annonça une nouvelle élection présidentielle et démit plusieurs membres du Conseil constitutionnel.

    En riposte à ce qui lui apparaissait comme un coup d’État, Vladimir Poutine ordonna une opération militaire en Crimée suivie par une annexion après un référendum où le rattachement à la Russie obtint une large majorité. La Crimée arrachée à l’Empire ottoman à la fin du XVIIIe siècle sous le règne de Catherine II était depuis lors une terre russe. En 1954, pour des motifs liés, d’une part, à l’histoire de la République socialiste soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS et, d’autre part, à la recherche d’une cohérence économique régionale, Nikita Kroutchtchev, président du Conseil des ministres de l’URSS et premier secrétaire du Parti communiste décida de rattacher administrativement la Crimée à l’Ukraine. Dans l’État soviétique tel qu’il était, la décision n’avait aucune incidence quant à sa cohésion politique. Lors de la réunion du 8 décembre 1991 où les trois participants s’accordèrent sur la dissolution de l’URSS, Boris Eltsine ne posa pas la question de l’avenir de la Crimée qui demeura donc dans les frontières ukrainiennes. Un premier traité fut conclu en 1997 après le partage de la flotte de la mer Noire accordant un bail de vingt à la Russie (jusqu’en 2017) pour l’utilisation de la base Sébastopol. Un nouvel accord intervint en 2010, prolongeant le bail jusqu’en 2042.

    Parallèlement, aux évènements de Crimée, à la suite de la révolution de Maidan, une partie des populations du Donbass, région russophone à l’est de l’Ukraine, s’insurgèrent, à partir d’avril 2014, contre l’autorité centrale, soutenue par la Fédération de Russie, frontalière. Deux territoires de la région avaient proclamé leur indépendance, les républiques de Donetsk et de Lougansk, ratifiée par deux référendums tenus le 11 mai 2014. La légalité comme la légitimité de ces référendums furent contestées non seulement par les autorités ukrainiennes mais par les puissances occidentales. Pour mettre fin aux combats un accord fut conclu à Minsk, le 5 septembre 2014 entre la Russie et l’Ukraine sous l’égide de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). L’accord fut sans effet. De manière plus solennelle, un second accord intervint le 12 février 2015, Minsk II, dont les signataires furent la Fédération de Russie, l’Ukraine, la France, l’Allemagne et les deux républiques de Donetsk et de Lougansk. Chacun ayant ses arrière-pensées, l’accord ne fut jamais appliqué. Les affrontements se poursuivirent de manière intermittente entre l’armée ukrainienne et les milices des deux républiques dissidentes, bénéficiant d’un soutien russe.

    Une réalité russe à comprendre

    Dans ce contexte de tensions persistantes, à aucun moment il n’est apparu une volonté réelle d’aboutir à un accord formel, au moins à une entente qui aurait tracé, au-delà de la question de l’Ukraine, les perspectives de la relation à établir entre l’Occident et la Fédération de Russie. Cette dernière, née de la dissolution de l’URSS, n’en a plus ni la puissance, ni l’aire de domination. Dans l’espace eurasiatique, elle n’occupe plus qu’un second rôle derrière la Chine devenue en quelque trois décennies une force économique majeure, « l’atelier du monde ». « La puissance pauvre » selon l’expression de Georges Sokoloff est d’abord un pays exportateur de matières premières, particulièrement riche en hydrocarbures. Pour autant, il ne faut pas négliger ses hautes capacités scientifiques et techniques mais elle n’a pas su en user pour basculer dans la compétition industrielle mondiale. Institutionnellement, si le président de la Fédération de Russie comme la Douma d’Etat sont élus au suffrage universel dans un régime de partis multiples, l’exécutif, dans sa pratique, s’avère autoritaire et d’un respect pour le moins limité du droit des opposants. Mais comme tout pays, la Russie a son histoire, en l’occurrence celle d’un pays qui s’est construit dans une adversité souvent cruelle, conquérant un immense espace fait de diversités. Staline, le tyran communiste, ne saurait peut-être pas être compris sans penser à Ivan le Terrible.

    Aujourd’hui dans un monde géopolitiquement complexe, aux pôles multiples, la Russie de Vladimir Poutine a visé à restaurer une puissance perdue par une emprise plus ou moins ténue sur les républiques ayant constitué l’ancienne URSS. L’Ukraine au temps de celle-ci comme sous celle des tsars après sa conquête en était le fleuron. Nostalgique de l’empire russe, Vladimir Poutine ne pouvait pas accepter son basculement dans la sphère américaine. Dans une Fédération de Russie qu’il considérait comme subissant la pression américaine, substantiellement aggravée depuis l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine choisit l’option militaire, le but étant d’ordre géopolitique : interdire à l’Ukraine d’intégrer l’aire occidentale. Nul ne sait, à ce jour, s’il fut mal renseigné sur le potentiel réel de son armée, s’il décida par certitude personnelle ou si ces facteurs se sont combinés.

    La politique américaine modelée par l’impératif de suprématie

    S’il est incontestable que, dans cette guerre, la Fédération de Russie est l’agresseur, il faut néanmoins s’interroger sur le bien-fondé de la politique des États-Unis à son égard. C’est là toute la question posée par ce que doit être une vision dans la conduite d’une politique étrangère et son excellence. Quel était l’objectif de l’Amérique dans cette volonté de rabaisser encore une puissance déjà fortement affaiblie par rapport à ce qu’elle avait été au temps de la guerre froide ? Si tant est que l’URSS fut déjà à l’époque à la hauteur de la puissance qui lui était reconnue. Les États-Unis permirent l’adhésion de la Chine à l’OMC en décembre 2001. Par ce geste, les dirigeants américains s’imaginaient probablement que l’Empire du milieu, saisi par le développement économique, s’intégrerait dans cet ensemble mondial auquel aspirait une élite dirigeante occidentale. Axé sur le commerce et la multiplicité des échanges, dans une division internationale du travail et le partage de normes communes, la mondialisation ou « globalisation » serait chapeautée par l’Amérique. La Chine par la voie économique ne manquerait pas d’épouser progressivement, au fil du temps, ces valeurs communes, considérées comme indissociables de cette voie, sous l’égide des États-Unis. Néanmoins, dans cette prétention mondiale, là où le « soft power » serait déficient pour emporter la décision, le « hard power » s’y substituerait.

    Cette guerre menée par la Fédération de Russie à l’encontre de l’Ukraine est le fruit d’un affrontement géopolitique opposant la première aux États-Unis, ceux-ci agrégeant leurs alliés de l’OTAN. L’Amérique a voulu parachever la dislocation de l’URSS par l’entrave à toute formation d’un bloc russe reposant sur la maîtrise d’un étranger proche. La Russie a riposté par l’action violente, moyen déjà adopté contre la Géorgie en 2008.

    Les erreurs respectives des États-Unis et de la Russie

    Au risque de heurter les uns ou les autres, force est de constater que chacun des deux protagonistes a commis une erreur. D’abord les États-Unis, dans leur dessein : ils ont engagé un processus éloigné d’une réelle compréhension des bouleversements en cours dans l’ordre du monde. Sa mise en œuvre ne pouvait qu’engendrer maladresses et dissensions. Secondement la Fédération de Russie, dans sa réaction : l’option militaire telle qu’elle a été retenue était incongrue dans son principe puisqu’il s’agissait d’envahir un État indépendant dans un environnement en rupture avec ce qu’avait été la politique des blocs en Europe au temps de la guerre froide. De plus, l’invasion mal préparée en proportion des moyens, l’erreur de principe ne pouvait été compensée, en partie du moins, par la rapidité d’action.

    Les États-Unis et l’Occident isolés

    S’il est compréhensible, dans une approche objective des réalités géopolitiques, affranchie des appréciations partisanes, que les États-Unis veuillent assurer la pérennité de leur puissance, encore faut-il que la politique étrangère soit conçue à partir d’une vision appropriée et que la diplomatie afférente soit menée avec discernement. Cela exige des dirigeants à la hauteur des enjeux. Ces dernières décennies, l’ombre d’un Théodore Roosevelt, d’un Truman ou d’un Nixon avec son conseiller Kissinger apparait bien lointaine. Faute d’avoir recherché un équilibre par des coopérations voire des partenariats fondés sur des intérêts réciproques et en dissociant des forces contraires, les États-Unis, entourés par leurs alliés européens ont finalement été confrontés à l’attaque militaire russe contre l’Ukraine à laquelle ils étaient obligés de réagir. Il est probable que depuis 2014 et la prise de la Crimée par les Russes, l’invasion de l’Ukraine était une hypothèse retenue, en témoigne l’aide militaire déjà développée. Cependant, il faut constater que si cette invasion a été condamnée par une résolution de l’Assemblée générale des Nations-Unies du 2 mars 2022, votée à une très large majorité (141 voix pour, 35 abstentions et 5 votes contre), en revanche, hors Occident la politique des sanctions adoptée par celui-ci n’a pas été suivie par le reste du monde. Dans ce qui est dénommé maintenant le « Sud global », chacun a agi selon ce qu’il estimait être ses intérêts ne se joignant pas aux sanctions ou les détournant. La Turquie, elle-même, membre de l’OTAN, ne les a pas appliquées. Les États-Unis et leurs alliés ont ainsi été isolés dans ce domaine.

    Des études montrent qu’après une récession limitée en 2022, la croissance du PIB russe sera positive en 2023 (voir articles de Jacques Sapir publiés sur le site Les Crises.fr – PIB russe : Pourquoi les prévisionnistes se sont-ils trompés sur leurs estimations pour 2022, 6 juin 2023 ; La croissance de l’économie russe au 2ème semestre 2023, 17 août 2023 ; Comprendre la croissance russe de 2023, 5 décembre 2023). Par ailleurs, les mesures de gel des avoirs prises par les États-Unis constituent un facteur incitatif à la « dédollarisation » des échanges commerciaux, politique conduite notamment par les BRICS (composés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, l’organisation a été élargie lors de son XVe sommet d’août 2023 à six autres pays : l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Éthiopie, l’Égypte, l’Argentine et les Émirats Arabes Unis).

    Une réticence au sein même des États-Unis au soutien militaire et financier à l’Ukraine

    Outre ces oppositions extérieures, il faut noter les réticences observées aux États-Unis pour une aide à l’Ukraine puisque le plan de soutien de 106 milliards de dollars (qui comprenait aussi l’aide à Israël – l’aide à l’Ukraine ayant été fixée à 61 milliards de dollars) proposé par le gouvernement a été rejeté le 6 décembre 2023 par le Sénat. Certes, il s’agit d’une négociation interne avec l’opposition républicaine (contreparties demandées sur la politique migratoire vis-à-vis du Mexique) mais il est probable que cette aide à l’Ukraine sera plus discutée que celle pour Israël.

    La position internationale de la Fédération de Russie affaiblie mais des gains possibles au plan économique

    De son côté, si la Fédération de Russie n’est pas frappée par les sanctions comme elle aurait pu l’être, sa position internationale est néanmoins affaiblie. Notamment, dans sa relation avec la Chine, elle se trouve dans une situation seconde. Les républiques d’Asie centrale ont pris quelques distances, en partie au bénéfice de la Chine. Cependant, il faudra observer dans les années qui viennent les effets, pour le développement économique du pays, des mesures de substitution aux sanctions prises par les pays occidentaux.

    Les bases de négociations et d’un accord

    A ce jour, toute prévision sur l’évolution de la guerre en cours s’avère hypothétique. La contre-offensive de l’été 2023 a globalement échoué au regard des espérances ukrainiennes et occidentales. Les ressources ukrainiennes sont loin d’être illimitées par rapport à l’adversaire russe. De plus, le nouveau conflit qui a éclaté aura Proche-Orient aura inévitablement une incidence en détournant pour partie l’attention américaine. Pour le crédit des Etats-Unis et de l’Occident après les revers subis dans différents engagements militaires, il est indispensable d’éviter toute défaite ou recul. Pour un ensemble de raisons, il n’est pas dans l’intérêt de la Fédération de Russie de prolonger un conflit coûteux en hommes et en matériels et qui limite ses capacités d’action sur le plan des relations internationales. A moins que l’un ou l’autre, ukrainiens ou russes, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, n’arrivent à bousculer les forces adverses, un cessez-le-feu devra intervenir sur les positions du moment. Les négociations attendues auront pour objet de résoudre un affrontement aux origines avant tout d’ordre géopolitique. Cela conduit à exclure l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Quant à celle à l’Union européenne, les conditions n’en sont pas réunies. Elle ne doit pas créer de nouvelles distorsions économiques entre les Etats membres. Sur l’aspect territorial, si la Crimée demeurera russe, la question se posera notamment pour la mer d’Azov si celle-ci doit devenir une mer intérieure de la Fédération de Russie, sa rive occidentale permettant une continuité territoriale entre cette dernière et la péninsule. L’accord, bien sûr, devra faire l’objet de garanties internationales associant les membres permanents du Conseil de sécurité, l’Allemagne et probablement la Pologne frontalière de l’Ukraine et en première ligne européenne dans le conflit.

    Michel Leblay (Polémia, 13 décembre 2023)

     

    Notes :

    [1] Il précise que « la Grande-Bretagne, le Japon et l’Indonésie, pays sans doute très importants, ne relèvent pas de cette catégorie. »
    [2] Selon Olivier Zajec (Nicholas John Spykman l’invention de la géopolitique américaine, publié à la Librairie PUPS) George Kennan n’aurait pas été inspiré dans ce concept de « containment » par la théorie de Spykman, il dériverait de sa lecture de MacKinder. Cependant, l’auteur précise : Selon Brian W. Blouet, « Spykman n’était pas l’auteur de la théorie du containment, qui est celle de George Kennan, mais le livre de Spykman, fondé sur la thèse du Heartland, aida à préparer le public américain à un monde de l’après-guerre dans lequel l’Union soviétique serait contenue sur ses flancs ».
    [3] Le Monde diplomatique – Quand la Russie rêvait d’Europe « L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est » Philippe Descamps septembre 2018.

    [4] Voir La Russie et l’Occident : des illusions au désenchantement – Vyacheslav Nikonov – Critique internationale 2003/1 Presses de Sciences Po.

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  • Nietzsche en perspectives...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à une mise en perspectives de Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

     

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    Nietzsche en perspectives

    « Je n’ai pas toujours été l’homme que je suis. J’ai toute ma vie appris pour devenir l’homme que je suis, mais je n’ai pour autant pas oublié l’homme que j’ai été, ou à plus exactement parler les hommes que j’ai été. Et si entre ces hommes-là et moi il y a contradiction, si je crois avoir appris, progressé, changeant, ces hommes-là quand, me retournant, je les regarde, je n’ai point honte d’eux, ils sont les étapes de ce que je suis, ils menaient à moi, je ne peux pas dire moi sans eux. »

    Aragon, Les Lettres Françaises, n° 771, 30 avril-6 mai 1959

     

    On a beaucoup dit que  Nietzsche était l’homme qui mettait le monde en perspectives. D’où le nom de perspectivisme donné à sa pensée. Il faudrait ajouter qu’il voit les choses de haut, mais que cela ne l’empêche pas d’avoir les pieds bien posés sur terre. Et parfois ancrés dans la boue même qui est le propre de l’humanité. Nietzsche est l’homme qui marche. C’est un arpenteur. L’homme qui parcourt les paysages et les découvre [1] . On ne le dira jamais assez : Nietzsche est un penseur du réel.

    Qu’est-ce que le perspectivisme philosophique ? C’est l’affirmation comme quoi une vérité n’est telle qu’à partir d’une perspective, ou, si l’on préfère, d’un point de vue. Comme un paysage que l’on observe d’un promontoire, avant de s’y engager. Et pour s’y engager. Une vérité n’est telle, donc, que par rapport à un point de vue. Relativement à celui-ci. Conclusion provisoire : le perspectivisme implique un relativisme. Comme il y a différents points de vue possibles, le perspectivisme implique l’existence de différentes vérités possibles. Ou, si l’on préfère, de différents sens possibles du monde et des actes des hommes dans le monde. « [le monde] n’a pas de sens derrière lui, mais d’innombrables sens. ‘’Perspectivisme’’ », nous dit Nietzsche (Fragments posthumes, 1886 et Gai savoir, par. 374).

    Le perspectivisme est un phénoménisme. Les choses n’existent que mises en perspectives, sous forme de phénomènes. Les choses existent « pour-soi » (c’est cela la perspective, puisque c’est nous qui la donnons) et sans « en-soi » (ce que Kant appelle les noumènes, par opposition aux phénomènes). Emmanuel Salanskis nos apprend, à la suite de Robin Small, que Nietzsche a confronté sa pensée à celle d’un certain Gustav Teichmüller, lui aussi professeur à l’Université de Bâle, au moment où Nietzsche y enseignait (E. Salanskis, « Le perspectivisme de Nietzsche. Philosophie de la réalité, méthode de travail », texte disponible sur internet, open edition books).

    Gustav Teichmüller, auteur de divers travaux dont des Recherches aristotéliciennes (3 volumes) est l’auteur d’un ouvrage visant à donner de « nouveaux fondements à la métaphysique », ambition vieille comme le monde, en tout cas vieille comme le monde des idées.  Pour Teichmüller, nous avons cherché l’être dans la matérialité des choses, alors qu’il n’existe que dans notre conscience de nous-mêmes. Pour le dire autrement, nous nous pensons d’abord comme sujet pensant (Descartes) et nous cherchons ensuite la substance des choses, alors que c’est celle-ci qui devrait préexister à la conscience que nous avons de nous-mêmes. Nos représentations du monde ne sont donc que des perspectives, des projections de notre moi.  C’est là leur faiblesse. Ces représentations ne touchent pas à la substance de l’être. Elles ne sont que des « points de vue ». Des images. Celles-ci, les apparences, seraient distinctes de la réalité.  Et c’est cette réalité qu’il faudrait connaitre, au-delà des apparences, au-delà des « perspectives », au-delà des simples et trompeurs « points de vue ». Nous projetons donc sur les choses un concept de vérité, ou un concept d’être, qui passe par nous, par notre propre conscience d’être nous-même. Et c’est en quoi nous avons tort. Voilà ce que nous dit G. Teichmüller.

    Nietzsche s’intéresse beaucoup à cette façon de voir de Teichmüller. Il la résume ainsi : « [Le langage] croit au ’’moi’’, au moi comme être, au moi comme substance, et projette la croyance au moi-substance sur toutes les choses. C’est seulement ainsi qu’il crée le concept de ’’chose’’ […] Partout l’être est ajouté par la pensée, glissé comme soubassement en tant que cause ; c’est seulement de la conception du ’’moi’’ que découle, à titre dérivé, le concept d’ ’’être’’ » (Le crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ en philosophie », par. 5). Mais Nietzsche ne suit pas Teichmüller dans son postulat de départ : l’idée que l’homme croit à son propre moi-substance. Selon Nietzsche, nous savons quelle perspective nous donnons aux choses bien plus que nous ne savons ce que nous sommes. « (…) l’homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus mauvaise et la plus superficielle ; – car c’est cette pensée consciente seulement qui s’effectue en paroles, c’est-à-dire en signes de communication, par quoi l’origine même de la conscience se révèle. » (Gai savoir, par. 354). La conscience de soi est une illusion.

    Non seulement la matière est une projection de la pensée, mais pour Nietzsche, le moi lui-même est une « construction de la pensée » (Fragments posthumes, 1885). « Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes. » (Généalogie de la morale, avant-propos). Le « moi » comme point de départ d’un point de vue est donc une « fiction ». Elle crée une stabilité fictive (le sujet), stabilité nécessaire mais arbitraire, utile pour rendre le monde connaissable en fonction de nos projets. L’ego, celui de Descartes et de Teichmüller, est donc une fiction. « Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut ’’je pense’’. Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une ’’certitude immédiate’’. » (Par-delà bien et mal, par 17). Ca pense : voilà tout ce que l’on peut dire.

    Mesurons la révolution nietzschéenne. Pour Descartes, dans le « Je pense », le « Je » est premier. Je suis « moi » avant de penser, même si penser permet de le vérifier. Pour Nietzsche, l’existence de la  pensée est le fait premier. Encore une fois : « ça pense » plutôt que « je pense ». Même si cette pensée passe par moi. Je suis un vecteur de communication. La certitude est que « ça pense », de même que « ça vit ». Qui pense ? Qui vit ? Cela reste à voir. Mais du coup, si le « Je » de « Je pense » est une fiction (certes bien commode), le monde n’est que points de vue. Il n’est donc qu’apparences, il n’est donc que phénomènes. Dans ce cas-là, l’homme « est la mesure de toutes choses », comme l’affirmait Protagoras. Ce qui est une façon de dire que les choses n’ont aucune mesure objective, qu’elles ne sont connaissables que subjectivement, du point de vue de chacun.  Car l’homme ? Quel homme ? Il n’a pas une mesure unique. On le voit bien quand on parle d’un « habitat à l’échelle de l’homme ». Il y a des hommes qui aiment vivre au cinquantième étage d’une tour, avec une vue dégagée. Ne sont-ils pas des hommes ? Sous l’Antiquité, on construisait déjà des immeubles très hauts. Question de goût. Il n’y a pas de mesure de l’homme. 

    Voir les choses en perspective donc, selon un certain angle de vue, selon la position qui est la nôtre. Non seulement les choses ne peuvent être vues « en-soi » mais seulement selon différents points de vue, mais il faut aller plus loin. Les choses n’existent que… du point de vue des points de vues.  C’est-à-dire qu’elles n’existent que mises en perspective (d’où le terme de perspectivisme). C’est ce que refuse Teichmüller, le condisciple enseignant de Nietzsche, qui veut retrouver l’être sous les apparences. C’est au contraire cette hypothèse des apparences comme seule réalité dont Nietzsche va faire une thèse. Pour tout dire : c’est sa thèse centrale.

    Pour Nietzsche, « il n’y a pas de choses en soi » (Fragments posthumes, 1885). « Il n’y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce caractère perspectiviste et illusoire est inhérent à l’existence. » (La volonté de puissance, II, trad. Geneviève Bianquis). On ne peut connaitre en soi les choses, et de ce fait, rien ne permet de dire qu’elles existent en soi. La perspective, y compris les erreurs de perspective, que Nietzsche appelle les « tromperies » fait partie de la réalité des choses. Ce qui est réel, ce sont les apparences. Non seulement c’est une vérité épistémologique – on ne peut connaitre les choses que sur la base de leur apparence – mais c’est  une vérité ontologique – il n’y a de réalité des choses que dans leur apparence.

    L’opposition entre un « vrai monde » et un « monde apparent » est donc une « fable », et une méchante fable (Crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ dans la philosophie »).   Il n’y a de vérité que l’apparence. Pour le dire autrement, il n’est même pas sûr qu’existe un « monde apparent ».  Il n’existe que l’apparence du monde. Nietzsche nous parle du « vrai monde », ou du « monde-vérité » : « Le ’’vrai monde’’  – une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, – une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la ! Nous avons supprimé le ’’vrai monde’’ : quel monde est-il resté ? Peut-être le mode apparent ? Mais non ! Avec le vrai monde, nous avons supprimé le monde apparent ! » (Crépuscule des idoles, « Comment, pour finir, le ’’monde vrai’’ devient une fable »). Si on enlève au monde sa perspective, il ne reste rien.

    On peut objecter à Nietzsche que la mise en perspective de tout n’est jamais qu’une perspective parmi d’autres. Nietzsche connait cette objection. La perspective est pour lui la vérité du monde. « Il n’y a pas de fait, seulement des interprétations » (Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887).  C’est aussi dans la mesure où interpréter le monde en fonction de multiples perspectives permet de mieux comprendre ce monde que Nietzsche valide son perspectivisme. Ici, c’est l’épistémologie qui valide l’ontologie, même si cette dernière, en tant que perspectivisme, est une anti-ontologie. La seule chose qui serait, en somme, « objective », c’est la supériorité de la méthode perspectiviste (le « pour-soi ») en termes de connaissance sur les méthodes prétendant connaitre les choses « en-soi ».

    S’il y a une objectivité que Nietzsche accepte (et c’est sans doute la seule), c’est celle qui relève de la justice intellectuelle (le terme est de Nietzsche), de l’équité intellectuelle, de l’honnêteté intellectuelle. S’il y a une « objectivité » que Nietzsche récuse, c’est celle qui consisterait à être en surplomb des choses, à ne pas « prendre parti », à être contemplatif. « Contemplation désintéressée : un monstre conceptuel et un contresens. » écrit-il (Généalogie de la morale, III, par. 12). Exemple : quand nous trouvons qu’une femme est belle, c’est que nous la désirons. Aucune femme n’est belle objectivement. C’est toujours notre perspective qui nous fait la trouver belle. En conséquence : plus nous désirons ou admirons une chose, plus nous multiplions les points de vue sur cette chose, et mieux nous la connaissons. Plus il y a de perspectives développées sur une chose (ou sur un être), mieux nous approchons de sa vérité. Si le mot « objectivité » a un sens, cela ne peut être que cela : la multiplication des perspectives. La nécessité de cette multiplication. Enrichir la connaissance de partis pris, c’est la seule « objectivité » qui soit à notre portée. Une objectivité engagée ? C’est bien cela.

    Il est nécessaire de multiplier les points de vue : c’est bien pourquoi il est, à un moment donné, nécessaire de multiplier les points de vue opposés, de peser le pour et le contre. Fuite dans l’indécision ? Non. Exercice de rigueur. Un exercice d’ascétisme intellectuel. Et de maîtrise des passions.  Il faut « vouloir voir autrement » (Généalogie de la morale).  Décentrer les points de vue. Mais si tout est relatif aux points de vue que l’on adopte, ce n’est pas pour autant que Nietzsche défend le relativisme au sens de l’équivalence des points de vue.  Tout ne se vaut pas. En ce sens, Nietzsche n’est pas un sceptique, et encore moins un nihiliste. Il s’agit pour Nietzsche de choisir ce qui accroit « l’épanouissement humain »  et de se détourner de ce qui l’entrave. Car, à la bonne perspective correspond la bonne ampleur des actions, et la grande politique, celle des peuples, des héros et de soi. « (…) la puissance, le droit et l’ampleur de perspectives grandissent tout ensemble. » (Humain, trop humain, préface, par. 6).

    Connaître et agir : c’est tout un. Réfléchir et agir : cela va ensemble. Il ne s’agit pas de suspendre notre jugement (scepticisme et épochê, c’est-à-dire parenthèse épistémologique). Il s’agit d’en affirmer un, arbitraire mais pas hasardeux : il doit aller dans le sens de la vie forte. Affirmer une perspective est « la condition fondamentale de toute vie » (Par-delà bien et mal, préface). Quant au nihilisme, il n’échappe pas à l’ouverture d’une perspective, aussi sinistre soit-elle. Le nihilisme est en effet soit fatigue de vivre, soit « volonté de néant » (plus que néant de la volonté). C’est encore une volonté mais au service de l’envie forcenée d’entrer dans un tunnel qui ne mène nulle part.

    *

    Voilà donc le chemin dans lequel s’est engagé Nietzsche. Réhabiliter les apparences. Son confrère universitaire Gustav Teichmüller voulait rabattre le monde apparent sur le monde réel. Friedrich Nietzsche explique, au contraire, que seul le monde apparent est réel. Plus précisément (la vérité s’approche par approximations et petits pas – des pas de colombe), seul le monde des choses qui nous apparaissent est réel. La question n’est pas de savoir si ce qui apparait est pleinement réel (ou pleinement vrai) : rien d’autre, de toute façon, ne nous apparaitra que des apparences. Le choix est simple : soit nous croyons aux apparences, soit nous ne croyons à rien (rien : nihil). On connait la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. C’est une bonne formule. Les apparences donc, les choses telles qu’elles nous apparaissent quand nous les mettons en perspective : c’est cela et rien d’autre. Pour le dire, encore, autrement, l’autre de « c’est cela », c’est le rien. La question est alors de savoir ce que valent les apparences les unes par rapport aux autres. Elles sont vraies, elles sont réelles. Certes. Mais sont-elles nobles ? C’est la question de la valeur, notre vieille compagne, que nous retrouvons encore et encore. Elle sera à nos côtés. Toujours.

    Pierre le Vigan (Site de la revue Éléments, 12 décembre 2023)

     

    Note :

    1 – Comment ne pas citer ici Le journal retrouvé de Friedrich Nietzsche, de Philippe Granarolo, L’Harmattan, 2022 ? Une savante et allègre évocation des voyages de Nietzsche. 

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