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Points de vue - Page 25

  • Guerre en Ukraine : une histoire, une géopolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous une analyse du conflit russo-ukrainien par Michel Leblay cueilli sur le site de Polémia. Michel Leblay est économiste et politologue et dirige une émission sur Radio Courtoisie.

     

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    Guerre en Ukraine : une histoire, une géopolitique

    Loin d’avoir été la marque d’une « fin de l’histoire », la dissolution de l’URSS en décembre 1991, négociée par trois partenaires (les dirigeants de la Fédération de Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine) pressés d’être les chefs d’Etats nouvellement indépendants, ouvrit la voie à des tensions tournant à la belligérance. Déjà, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’étaient opposés (1988) avant même la fin de l’État créé par le pouvoir communiste. En 2008, l’armée russe envahit la Géorgie. En Asie centrale des négociations plus ou moins difficiles sur les frontières furent menées entre les anciennes républiques socialistes soviétiques de la région. Il n’y eut pas d’issue favorable entre le Tadjikistan et le Kirghizistan par rapport à une frontière difficile à délimiter dans la vallée de la Ferghana et des affrontements entre les deux pays débutèrent en mai 2021.

    Le heurt majeur est intervenu en Ukraine, considérée par les Russes comme la source de leur histoire. En s’appliquant par des actions subreptices à détacher définitivement Kiev de Moscou, l’Amérique y a vu le moyen d’affaiblir définitivement la puissance russe.

    Les Russes, après l’effondrement subi dans les années 1990, élirent à leur tête un dirigeant soucieux de rétablir la position d’un pays au passé prestigieux dont les frontières avaient été réduites à celles qui prévalaient avant l’accession au trône de Catherine II, voire même de Pierre le Grand. Vladimir Poutine avait, notamment, pour ligne que la Russie conserve une emprise sur son « étranger proche », constitué par l’essentiel des anciennes républiques socialistes soviétiques. Tout ceci dans une reconfiguration de la géopolitique mondiale où ont émergé de nouveaux pôles de puissance et où les Etats-Unis ont pour objectif d’assurer leur primauté.

    La guerre engagée par l’armée russe

    Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine, son armée attaquant sur quatre axes, au nord, à l’est et au sud. L’action principale au nord, marquée par la tentative de prise de l’aéroport d’Hostomel et destinée à la prise de Kiev échoua rapidement. Si aucun objectif assigné à son armée par le président de la Fédération de Russie ne fut annoncé, à l’évidence, au vu de la tournure des combats, ce premier engagement fut un échec. Il est possible que les concepteurs du plan se référèrent pour son élaboration à l’occupation de la Tchécoslovaquie en août 1968 et à la prise de Kaboul en décembre 1979 : maîtrise rapide de la capitale du pays et de ses différents centres de direction et neutralisation des dirigeants politiques.

    Comme dans toutes les guerres, les informations fournies par les belligérants sont soumises au préalable à la censure et elles relèvent pour beaucoup d’entre elles de la propagande. Néanmoins, des experts reconnus ont offert, au fil des semaines, des études qui, au vu de leurs précisions et de leur maîtrise du domaine de la guerre paraissent correspondre à la réalité des combats en cours. Insuffisante en effectifs face à un adversaire nettement mieux préparé que prévu, l’armée russe a montré des failles au moins en termes d’organisation (déficience du commandement, graves défauts de l’encadrement…) et de logistique, difficultés déjà rencontrées durant la première guerre mondiale et lors de l’offensive allemande de 1941. Par ailleurs, elle n’a pas réussi à obtenir la suprématie aérienne, indispensable à la conduite d’une action en profondeur.

    Face à cette armée russe, l’armée ukrainienne qui, à l’origine, n’était qu’un démembrement de l’Armée rouge de l’ancienne URSS, a bénéficié, au moins depuis 2014, sinon antérieurement, d’une assistance conséquente des puissances anglo-saxonnes, les États-Unis et le Royaume-Uni.

    Malgré les revers des premières heures, l’armée russe a avancé en territoire ukrainien, s’emparant au sud de la rive occidentale de la mer d’Azov avec la prise de Marioupol puis franchissant le Dniepr pour prendre Kkerson. A l’est cette armée progressait dans la région du Donbass et au nord, elle s’implantait autour de Kharkiv.

    L’armée ukrainienne qui a bénéficié dès le début d’importantes livraisons d’armes, en premier lieu des États-Unis mais aussi du Royaume-Uni, a été considérablement renforcée en matériels tout au long du printemps de l’année 2022, ce qui lui a permis d’éviter toute rupture du front et de préparer une contre-offensive pour le début de l’automne. En termes de planification, elle aurait bénéficié pour celle-ci des conseils d’experts américains hors d’Ukraine. Cette armée a ainsi pu reprendre au nord la région de Kharkiv, à l’est des portions de territoires du Donbass, occupées après le 24 février et, au sud, rejeter les troupes russes sur la rive orientale du Dniepr.

    Face à cette situation, le commandement russe fut réorganisé. Une ligne de défense en profondeur dite « ligne Suvorikine » du nom du général qui commandait alors en Ukraine fut aménagée. Pour reprendre le territoire initialement perdu et franchir les défenses adverses, l’armée ukrainienne a bénéficié de la part des pays occidentaux et, en premier lieu, des États-Unis d’importantes quantités de munitions et de matériels, chars, artillerie, blindés de transports de troupes… Il s’agissait de préparer une contre-offensive déterminante. Engagée au début du mois de juin 2023, celle-ci n’a permis à l’automne suivant aucune avancée significative. Dans les semaines précédentes de violents combats avaient débuté autour de la ville de Bakhmount. Les forces russes, principalement composées, en ce lieu, par la milice Wagner, ont fini par s’emparer de cette ville. Comme dans le reste des opérations, les taux de perte, de part et d’autre, ont été fort élevés.

    Il faut souligner, du côté de l’Ukraine, certaines faiblesses militaires inhérentes à sa situation :

    • le matériel livré, d’une technique avancée, nécessite un temps de formation qui ne peut être accompli dans sa totalité, vu les circonstances et sa disparité complique la chaîne logistique ;
    • outre l’emploi direct du matériel, les unités sont insuffisamment formées à la manœuvre d’ensemble ;
    • le rapport démographique est défavorable à l’Ukraine.

    Ce premier constat militaire ainsi fait, il importe d’analyser les origines de ce conflit avant de pouvoir en mesurer les conséquences et en entrevoir les solutions. Il est un aboutissement d’un processus qui a débuté après la chute de l’URSS, fruit, d’une part, d’une volonté américaine de reconfigurer la géopolitique mondiale aux bénéfices des États-Unis et, d’autre part, du président de la Fédération de Russie, élu en mars 2000, de maintenir une zone d’influence exclusive à l’intérieur des frontières qui constituaient l’URSS, héritière de l’empire des tsars, patiemment construit au fil des siècles, bordant la mer Baltique, la mer Noire et l’océan Pacifique.

    La « fin de l’histoire » et l’exercice du « hard power » américain

    A la dissolution de l’URSS, le 26 décembre 1991, l’Amérique apparue comme le vainqueur de « la guerre froide » sans avoir eu à combattre son adversaire. Celui-ci s’effondra de son seul fait, incapable de répondre aux défis des temps et aux aspirations d’une population frustrée de ne pouvoir jouir des mêmes libertés et des mêmes richesses qu’en Occident qu’elle percevait à travers un monde de communication de plus en plus ouvert.

    Vainqueur sans le sacrifice du sang, l’Amérique dans les décennies mille neuf cent quatre-vingt-dix, sous la présidence de Bill Clinton, s’imagina que ses valeurs faites de démocratie et d’un libéralisme économique parfois effréné (pourvu qu’il soit à l’avantage de l’Amérique, protectionniste pour sa part lorsqu’elle considère qu’un quelconque de ses intérêts est menacé) devaient être diffusées à travers la planète sous son égide bienveillante. Ce fut le mythe de la fin de l’histoire. A côté de cet envol idyllique qui forgea pour partie la doctrine des néo-conservateurs, il y eut l’approche plus géopolitique incarnée par Zbigniew Brzeziński, exprimant sa vision dans son livre Le grand échiquier, paru en 1997. Là, au-delà des observations du moment, se trouve toute la filiation de la géopolitique anglo-saxonne, héritière d’Halford Mackinder. Thalassocratie plus encore que la Grande-Bretagne car séparés de l’immense ensemble eurasiatique et son prolongement africain par deux vastes océans, l’Atlantique et le Pacifique, les États-Unis ne pouvaient admettre qu’un quelconque équilibre puisse s’y former à leur détriment mettant alors en péril la primauté de leur puissance. Autre pilier qui allait guider l’action des néo-conservateurs.

    Si Joseph Nye a théorisé, là aussi, dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix le concept de soft power comme facteur de diffusion de la puissance, les États-Unis, première puissance militaire du monde, ont largement usé de leur hard power dans les vingt années qui suivirent.

    Alors que les États européens tentaient par des interventions sous l’égide de l’ONU de rétablir une paix dans une Yougoslavie à l’agonie où se déchiraient les entités qui l’avaient constituée autour d’une Serbie dominante, les États-Unis entrèrent dans la partie, d’abord diplomatiquement (accords de Dayton du 14 décembre 1995) puis militairement. En 1999, sans l’accord de l’ONU, les États-Unis et leurs alliés, engagèrent, au titre de l’OTAN, des opérations contre la Serbie pour l’obliger à évacuer sa province du Kosovo où la population d’origine albanaise devenue majoritaire à la suite des migrations du XXe siècle s’était insurgée pour exiger une séparation. Le Kosovo était le berceau de l’identité serbe. Les Serbes, peuple slave orthodoxe, avaient depuis longtemps une relation privilégiée avec les Russes ce qui fut l’une des causes de la première guerre mondiale. Mais cette fois le frère russe trop affaibli ne pouvait être d’aucune aide, il n’en fut pas pour autant indifférent. La Serbie après une vague de bombardement se soumit à la volonté américaine.

    Puis survinrent les attentats du 11 septembre 2001. Coup d’éclat, opération de terreur sans stratégie de support, ayant pour objectif l’humiliation de l’Amérique, l’effondrement spectaculaire des deux tours du World Trade Center offrit l’occasion aux néo-conservateurs d’imposer leurs vues dans cette Amérique qui n’avait jamais été attaquée sur son sol depuis 1812.

    Alors débuta un enchaînement guerrier. Par sa résolution 1368 du 12 septembre 2001 qui se référait à l’article 51 de la charte des Nations Unies sur le droit à la légitime défense des États, le Conseil de sécurité reconnut aux États-Unis le droit de répondre par une action militaire à l’acte terroriste dont ils avaient été la victime. Fort de cette résolution votée à l’unanimité du Conseil, les États-Unis entamèrent, dans la nuit du 7 au 8 octobre 2001, une campagne de bombardements à l’encontre d’Al Qaida et de ses hôtes talibans au pouvoir à Kaboul. Le 13 novembre suivant, les troupes de l’Alliance du Nord, appuyées par les Américains entrèrent dans la capitale afghane. Le 20 décembre 2001, le Conseil de sécurité adopta la résolution 1386 autorisant dans son premier article « la constitution pour six mois d’une force internationale d’assistance à la sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire afghane et le personnel des Nations Unies puissent travailler dans un environnement sûr ». Le commandement de la force internationale fut confié à l’OTAN. La présence des forces occidentales dura près de vingt jusqu’à l’évacuation calamiteuse de Kaboul, le 15 août 2021, après la reprise de la capitale afghane par les Talibans.

    S’inscrivant dans un projet de reconfiguration du « Grand Moyen-Orient », l’armée américaine envahit l’Irak le 20 mars 2003, violant la charte des Nations Unies. Le Conseil de sécurité avait refusé de donner son aval à cette opération militaire, l’intervention du ministre français des Affaires Étrangères, Dominique de Villepin, le 14 février 2003, restant l’évènement marquant des débats. Là aussi ce fut l’échec (voir Le Monde « Liberté en Irak », retour sur le fiasco de l’invasion américaine – 14 juin 2014). Les troupes américaines se retirèrent d’Irak, le 15 décembre 2011, sur la décision du président Obama.

    Autre revers, l’intervention en Libye, cette fois menée par la France et le Royaume-Uni avec l’appui des États-Unis. Outrepassant les autorisations accordées par la résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011, notamment dans ses articles 4 et 6, Français et Britanniques permirent l’élimination physique du chef d’État libyen. A ce jour, cet État n’existe plus, le pays est divisé, livré aux milices avec un gouvernement à Tripoli et un parlement à Tobrouk. La France a payé lourdement au Sahel le prix des erreurs commises.

    Loin d’apporter une quelconque justification à l’invasion de l’Ukraine par l’armée de la Fédération de Russie, le rappel des principales interventions militaires occidentales depuis la chute de l’URSS est un facteur indispensable pour comprendre et juger des positions des États du « reste du monde », ou du « Sud global » selon l’expression, face à cette invasion. Lors des votes à l’Assemblée générale des Nations-Unies, la condamnation de cette invasion fut certes majoritaire, en nombre d’États (vu sous l’angle démographique, le rapport est différent, la Chine, l’Inde, le Pakistan s’abstenant notamment), en revanche l’application de sanctions (ce qui pèse dans la réalité) est pratiquement limitée aux pays occidentaux. Hors de cette aire, non seulement les sanctions ne sont pas appliquées mais certains pays permettent de les détourner (voir ELUCID Guerre en Ukraine : comment la Russie parvient à détourner les sanctions – Marco Cesario 22 mars 2023 ; Le Monde Les Émirats dans le camp russe face à l’Ukraine – Jean-Pierre Filiu 2 avril 2023).

    Les États-Unis vis-à-vis de la Fédération de Russie

    Après avoir situé l’action internationale des États-Unis et de leurs alliés occidentaux dans leurs différentes interventions militaires menées depuis trois décennies, bien évidemment, il faut se pencher sur la relation entretenue avec la Fédération de Russie.

    Dès les années qui suivirent le démembrement de l’URSS et l’indépendance des quinze républiques qui la constituaient, Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la Sécurité du président Carter a défini une forme de cadre conceptuel dans son livre Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde, publié en 1997. Il y écrit : « Pour l’Amérique, l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie. Depuis cinq siècles, les puissances et les peuples du continent qui rivalisent pour la domination régionale et la suprématie globale ont dominé les relations internationales. Aujourd’hui, c’est une puissance extérieure qui prévaut en Eurasie. Et sa primauté globale dépend étroitement de sa capacité à conserver cette position. » Il ajoute : « L’Eurasie demeure, en conséquence, l’échiquier sur lequel se déroule le combat pour la primauté globale… Le « jeu » se déroule sur cet échiquier déformé et immense qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok. » La vision de Brzezinski se place ainsi dans l’héritage de MacKinder.

    Dans cette Eurasie de la fin du XXe siècle, Brzezinski distingue, d’une part, cinq acteurs qu’il nomme géostratégique : la France, l’Allemagne, la Russie, la Chine et l’Inde [1] ; et cinq « pivots géopolitiques » : l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l’Iran. S’agissant de l’Ukraine, il écrit : « L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. »

    Bien sûr, à l’époque où il a publié son livre, Brzezinski n’occupait plus de fonction officielle ce qui a conduit certains à limiter la portée de son essai, n’y voyant que le fruit d’un commentateur d’une nouvelle configuration géopolitique. Il n’empêche qu’il conservait une forte influence dans le milieu des décideurs américains. Il était membre du Council on Foreign Relations et Barack Obama le désigna durant sa campagne électorale comme son conseiller aux Affaire étrangères.

    Ainsi, après la politique d’endiguement (« containment ») de l’URSS conceptualisée par George Kennan [2] dans son télégramme de février 1946 et exprimée par Harry Truman dans son discours du 12 mars 1947 devant le Congrès, la pensée de Zbigniew Brzezinski, celle d’une politique de refoulement (« Roll back »), devint l’axe de la politique étrangère américaine face à la Fédération de Russie.

    Tout commence lors de l’entretien à Moscou entre Mikhaïl Gorbatchev, président de l’URSS, et le secrétaire d’État américain James Baker, le 9 février 1990, sur la réunification allemande. Selon les témoignages et les procès-verbaux respectifs, il apparait bien qu’il y eut un engagement américain verbal par rapport à ce que devait être la position de l’OTAN. Cet engagement était propre à la réunification allemande (venu à Moscou, le lendemain, 10 février 1990, Helmut Kohl déclarait « que l’OTAN ne devrait pas élargir sa portée [3] »). Il s’agissait pour les États-Unis de renoncer à toute présence de forces de l’OTAN au-delà de la ligne qui séparait les deux Allemagnes. En 1990, si l’URSS avait perdu le glacis que Staline avait obtenu à Yalta, elle demeurait, au moins dans les apparences, l’une des deux grandes puissances dont la dislocation prochaine était encore difficilement prévisible.

    L’URSS disparue après la décision de son démembrement prise le 8 décembre 1991 à Minsk par les dirigeants des trois Républiques socialistes soviétiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine alors que certaines des quinze républiques de l’Union dont l’Ukraine avait déjà proclamé leur indépendance, la nouvelle Fédération de Russie se présentait en héritière de celle-ci. Juridiquement, elle reprenait le siège permanent de l’URSS au Conseil de sécurité (il faut noter que du temps de l’URSS, la Biélorussie, nouvellement appelée Bélarus et l’Ukraine étaient déjà membres de l’Organisation des Nations Unies) et sa place dans d’autres organisations internationales. Héritière de l’URSS mais aussi de l’empire tsariste auquel la première s’était substituée, la Fédération de Russie conservait un immense territoire, le plus grand de tous les États de la planète, mais sensiblement réduit puisque ses frontières étaient en deçà de celles laissées par Catherine II et Pierre le Grand. Pour autant, à travers la création de la Communauté des États Indépendants, elle aspirait à conserver une prépondérance dans l’ancien espace territorial de Nicolas II et Staline.

    La Fédération de Russie de Boris Eltsine

    Près d’une décennie allait s’écouler avant que la situation ne se stabilise dans la nouvelle Fédération de Russie avec l’arrivée de Vladimir Poutine d’abord comme Premier ministre puis comme Président. S’il y eut un chaos économique et social interne, la position internationale du pays n’a pas été sans évolution du fait de celle des États-Unis à son égard. Deux ministres des Affaires étrangères successifs incarnent cette évolution : Andreï Kozyrev (titulaire du portefeuille du 11 octobre 1990 au 5 janvier 1996) puis Ievgueni Primakov (10 janvier 1996 – 11 septembre 1998). Ce dernier fut Premier ministre du 11 septembre 1998 au 12 mai 1999. Libérée de soixante-dix ans de collectivisme, soucieuse d’un développement économique, la Fédération de Russie au temps de Kozyrev fut marquée par une volonté de proximité avec l’Occident et les États-Unis, recueillant un avis favorable dans la    société. La réponse de l’Occident ne fut pas à la hauteur de l’attente ni dans l’aide accordée ni dans la position internationale reconnue. Si bien que lors des élections législatives de 1995, le Parti communiste remporta 157 sièges sur les 450 que comptait la Douma, permettant avec les partis alliés de faire élire un député communiste à la présidence de cette Douma. Cependant, Boris Eltsine fut réélu le 3 juillet 1996 pour un second mandat de quatre ans. Suivant les élections législatives, Ievgueni Primakov fut donc nommé ministre des Affaires étrangères le 10 janvier 1996. Ayant occupé de haute fonction au sein du KGB, ce spécialiste du monde arabe dont il parlait couramment la langue, eut pour ligne de conduite la défense de l’intérêt national. Or, pour la Russie, durant la période où Primakov exerça sa fonction ministérielle puis celle de Premier ministre, cet intérêt national fut mis à mal par les décisions et les actions entreprises par l’OTAN. Ce fut, d’une part, un premier élargissement, en 1999, à d’anciens membres du Pacte de Varsovie, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque et les bombardements contre la Serbie au printemps 1999. Avant même ces évènements et comprenant ce qu’était la vision des États-Unis d’un ordre mondial et leur volonté de dominer celui-ci sans partage, Primakov avait une conception de ce que devait être la politique étrangère de son pays et les bases d’un équilibre des relations internationales sans que celles-ci ne furent jamais formalisées. Ce qui fut appelée la « doctrine Primakov » reposait sur un ordre international multipolaire au sein duquel la Russie opérerait sur plusieurs axes en s’intégrant économiquement dans la mondialisation en cours [4].

    Après un intermède de trois mois où Sergueï Stepachine remplaça Ievgueni Primakov comme chef du gouvernement russe (12 mai – 9 août 1999), Vladimir Poutine fut nommé Premier ministre le 9 août 1999. Désigné, en vertu de la Constitution Président de la Fédération de Russie, le 31 décembre 1999, après la démission de Boris Eltsine, il fut élu officiellement président le 26 mars 2000. Il s’agissait d’abord de rétablir l’ordre intérieur miné par un effondrement économique, la corruption et la sécession tchéchène. A l’extérieur, cet ancien officier du KGB, chef de l’antenne de Dresde au moment de la chute du mur de Berlin, avait pour ambition de restaurer une puissance russe. Elle impliquait plusieurs regards : celui porté sur les liens entre la Fédération de Russie et les anciennes républiques qui constituaient l’URSS, devenues indépendantes ; la relation avec l’Occident et, avant tout, avec les États-Unis ; puissance eurasiatique, la Russie ne pouvait que développer ses rapports avec la Chine en pleine ascension économique ; enfin, membre permanent du Conseil de sécurité, soucieuse de son statut international, elle se devait d’être un acteur de la scène mondiale.

    La Fédération de Russie et son « étranger proche »

    Dans la foulée de la dissolution de l’URSS programmée par l’accord signé le 8 décembre 1991 dans une résidence située dans la forêt de Belovej, proche de Minsk, les trois signataires décidèrent la création de la Communauté des États Indépendants, la CEI. Elle regroupait, à l’origine, douze des quinze anciennes républiques socialistes soviétiques. Les trois États baltes, annexés par l’URSS, en juin 1940 refusèrent de s’y joindre. La Géorgie, le Turkménistan et l’Ukraine quittèrent par la suite l’organisation.

    Dans cet « étranger proche » selon l’expression de la diplomatie russe, outre les pays baltes, à l’histoire particulière, qui avait conquis une première indépendance en 1918, trois ensembles géographiques doivent être distingués. A l’ouest, la Biélorussie et l’Ukraine, au sud, les républiques du Caucase avec la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan et les Républiques d’Asie centrale (le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan). Situées au centre de l’Eurasie, disposant pour certaines d’entre elles d’importantes ressources en hydrocarbures, principalement le Kazakhstan, la création des Nouvelles routes de la soie, traversant cet espace eurasiatique en fait un enjeu de la géopolitique régionale sinon mondiale. Le sud du Caucase ou Transcaucasie, carrefour de civilisations et lieu d’affrontement entre celles-ci est un espace permanent d’instabilité où la Fédération de Russie maintient une présence en Arménie qui subit la conquête territoriale progressive de l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie en quête de pénétration dans l’espace turcophone de l’Asie centrale. A l’ouest de la région, bordant la mer Noire, se situe la Géorgie, pour partie tournée vers l’Occident qu’illustre sa relation avec l’OTAN sans pour autant être détachée de son ancien maître russe. En témoigne l’ambivalence au sommet de l’État entre une présidente de la République pro-occidentale, Salomé Zourabichvili (ancienne ambassadrice de France) et un gouvernement, appuyé sur une majorité parlementaire, qui tient un discours favorable à l’OTAN et à l’Union européenne mais qui n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine. Si les États-Unis aspirent à s’y implanter au moins par une alliance dûment scellée et peut-être par des bases, l’avenir est encore incertain.

    Les États-Unis, la Russie et l’Ukraine

    Tout en observant que l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le 24 février 2022, est un acte d’agression en violation du droit international, l’analyse oblige aussi à en examiner les ferments qui tiennent à l’évolution de la relation avec les Etats-Unis et le jeu de ceux-ci par rapport à cette « petite Russie ». Il ne s’agit nullement de justifications par rapport à ce qui apparaît comme une erreur politique de la part de la Russie présidée par Vladimir Poutine mais de montrer que l’Amérique ne peut se prévaloir d’une quelconque incarnation de la vertu et du bien. Depuis les années quatre-vingt-dix, elle a eu pour objectif d’assurer une domination planétaire et une prééminence économique nécessaire à son confort matériel. Empreinte aussi d’un sentiment messianique, elle a pensé pouvoir modeler le monde à des valeurs qui lui sont propres, indifférente à la réalité des diverses aires de civilisation et des cultures et des mœurs qui les sous-tendent.

    Face à une situation intérieure désastreuse et certainement décidé à rétablir une puissance russe qui avait atteint son apogée au temps de l’URSS, Vladimir Poutine s’est montré, dans les premières années, plutôt bien disposé à l’égard des Etats-Unis. Il leur apporta son appui après les attentats du 11 septembre 2001. Les appareils de l’US Air Force purent ainsi survoler l’Asie centrale pour le ravitaillement de leurs troupes présentes en Afghanistan et disposer d’une base à Manas au Kirghizistan. Néanmoins, en 2003, elle s’opposa au Conseil de sécurité des Nations Unies à l’invasion de l’Irak. En cela, elle se joignit à la France, premier rôle en la circonstance, et à l’Allemagne par rapport à une opération qui visait, sous des prétextes fallacieux, à assujettir à l’Amérique le Proche et le Moyen-Orient.

    C’est en novembre 2004 avec la « révolution orange » à Kiev qu’il apparut qu’à l’évidence les Russes et les Américains ne pouvaient que s’opposer dans leurs intérêts. Les premiers voulant maintenir une influence prépondérante sur un pays qu’ils considèrent comme le berceau historique de la Russie, les seconds appliquant en fait la vision formulée par Zbigniew Brzezinski. L’objet de cette « révolution » était la contestation de la victoire à l’élection présidentielle ukrainienne de Viktor Ianoukovytch, russophile, contre Viktor Iouchtchenko, réputé plus proche de l’Occident avec une assise électorale à l’ouest du pays. Cette opposition politique reflète la réalité ukrainienne et son histoire. L’Ukraine est un Etat sans frontières naturelles à l’est comme à l’ouest. Russophone dans sa partie orientale, l’opposition à la Russie est croissante au fur et à mesure qu’approche la frontière occidentale. Au long de l’histoire du fait des avancées et des reculs des uns et des autres les frontières ont été déplacées. Entre le XVIIè et le XVIIIè siècles, l’empire russe l’annexa par ses conquêtes contre la Pologne (traité d’Androussovo de 1667 et partages de la Pologne en 1772 et 1793) et contre l’empire ottoman (traité de Kucuk Kaynarca du 21 juillet 1774). Durant la seconde guerre mondiale et à l’issue de celle-ci, Staline annexa à l’Ukraine les provinces de Galicie, de Bucovine du nord et de Ruthénie, intégrées dans l’empire d’Autriche-Hongrie jusqu’en 1918.

    Sous la pression des manifestations de rue, une nouvelle élection présidentielle fut organisée qui vit la victoire de Viktor Iouchtchenko. Ce duel par candidats interposés pour une mainmise géopolitique sur l’Ukraine s’inscrit dans le cadre plus large de l’extension de l’OTAN aux anciens pays membres du Pacte de Varsovie et aux républiques baltes, extension réalisée en deux fois, en mars 1999 et en mars 2004. Certes, il y eut la création d’un Conseil OTAN Russie mais il s’avéra sans résultats significatifs.

    Le retour à une opposition explicitement affichée entre la Russie et les États-Unis date du 10 février 2007 avec le discours prononcé par Vladimir Poutine lors de la 45ème conférence sur la politique de sécurité tenue à Munich. Il y dénonça l’unilatéralisme américain et l’élargissement de l’OTAN. A partir de ce moment, la dégradation des relations n’alla qu’en s’amplifiant avec le temps. En août 2008, le président géorgien Mikheil Saakachvilli engagea imprudemment une action militaire contre l’Ossétie du sud après une multiplication d’incidents de frontière. La riposte russe fut immédiate. Après cinq jours de combats et l’avancée de l’armée russe qui menaçait la capitale géorgienne, Tbilissi, un cessez-le-feu intervint sous l’égide de Nicolas Sarkozy. Les États-Unis alors enlisés en Irak ne pouvait que se satisfaire de la médiation de la France, présidée par un fidèle allié, ayant la double autorité de membre permanent du Conseil de sécurité et de la présidence pour six mois du Conseil de l’Union européenne.

    La révolution de Maidan et le début d’un processus qui conduit à la guerre

    En Ukraine, entre l’est et l’ouest, la ligne internationale du pays était encore loin d’être tranchée. Viktor Ianoukovytch avait à nouveau été élu président en 2010. Un accord d’association avec l’Union européenne était en cours de négociation depuis 2007. Conclu en 2012, l’accord devait être officiellement signé à Vilnius le 29 novembre 2013 mais, une semaine auparavant, Ianoukovytch refusa de signer. Alors débutèrent des manifestations dont l’aboutissement fut les émeutes insurrectionnelles de la place Maidan à Kiev en février 2014, durement réprimées par les forces de l’ordre qui ouvrirent le feu (82 morts et plus de 600 blessés). Devant la tournure révolutionnaire des évènements, les ministres des Affaires étrangères, français, allemand et polonais (les trois pays avaient constitué en août 1991 une organisation informelle, le triangle de Weimar, peu active depuis plusieurs années) se rendirent à Kiev le 20 février pour engager une négociation afin de rétablir la paix civile. Si un accord fut conclu entre le président ukrainien et l’opposition, sitôt les ministres des Affaires étrangères partis, les évènements se précipitèrent. Ianoukovytch quitta la capitale pour se réfugier à Kharkiv avant de franchir la frontière russe. La Rada, le parlement ukrainien, destitua le président en exercice, nomma un président par intérim, annonça une nouvelle élection présidentielle et démit plusieurs membres du Conseil constitutionnel.

    En riposte à ce qui lui apparaissait comme un coup d’État, Vladimir Poutine ordonna une opération militaire en Crimée suivie par une annexion après un référendum où le rattachement à la Russie obtint une large majorité. La Crimée arrachée à l’Empire ottoman à la fin du XVIIIe siècle sous le règne de Catherine II était depuis lors une terre russe. En 1954, pour des motifs liés, d’une part, à l’histoire de la République socialiste soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS et, d’autre part, à la recherche d’une cohérence économique régionale, Nikita Kroutchtchev, président du Conseil des ministres de l’URSS et premier secrétaire du Parti communiste décida de rattacher administrativement la Crimée à l’Ukraine. Dans l’État soviétique tel qu’il était, la décision n’avait aucune incidence quant à sa cohésion politique. Lors de la réunion du 8 décembre 1991 où les trois participants s’accordèrent sur la dissolution de l’URSS, Boris Eltsine ne posa pas la question de l’avenir de la Crimée qui demeura donc dans les frontières ukrainiennes. Un premier traité fut conclu en 1997 après le partage de la flotte de la mer Noire accordant un bail de vingt à la Russie (jusqu’en 2017) pour l’utilisation de la base Sébastopol. Un nouvel accord intervint en 2010, prolongeant le bail jusqu’en 2042.

    Parallèlement, aux évènements de Crimée, à la suite de la révolution de Maidan, une partie des populations du Donbass, région russophone à l’est de l’Ukraine, s’insurgèrent, à partir d’avril 2014, contre l’autorité centrale, soutenue par la Fédération de Russie, frontalière. Deux territoires de la région avaient proclamé leur indépendance, les républiques de Donetsk et de Lougansk, ratifiée par deux référendums tenus le 11 mai 2014. La légalité comme la légitimité de ces référendums furent contestées non seulement par les autorités ukrainiennes mais par les puissances occidentales. Pour mettre fin aux combats un accord fut conclu à Minsk, le 5 septembre 2014 entre la Russie et l’Ukraine sous l’égide de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). L’accord fut sans effet. De manière plus solennelle, un second accord intervint le 12 février 2015, Minsk II, dont les signataires furent la Fédération de Russie, l’Ukraine, la France, l’Allemagne et les deux républiques de Donetsk et de Lougansk. Chacun ayant ses arrière-pensées, l’accord ne fut jamais appliqué. Les affrontements se poursuivirent de manière intermittente entre l’armée ukrainienne et les milices des deux républiques dissidentes, bénéficiant d’un soutien russe.

    Une réalité russe à comprendre

    Dans ce contexte de tensions persistantes, à aucun moment il n’est apparu une volonté réelle d’aboutir à un accord formel, au moins à une entente qui aurait tracé, au-delà de la question de l’Ukraine, les perspectives de la relation à établir entre l’Occident et la Fédération de Russie. Cette dernière, née de la dissolution de l’URSS, n’en a plus ni la puissance, ni l’aire de domination. Dans l’espace eurasiatique, elle n’occupe plus qu’un second rôle derrière la Chine devenue en quelque trois décennies une force économique majeure, « l’atelier du monde ». « La puissance pauvre » selon l’expression de Georges Sokoloff est d’abord un pays exportateur de matières premières, particulièrement riche en hydrocarbures. Pour autant, il ne faut pas négliger ses hautes capacités scientifiques et techniques mais elle n’a pas su en user pour basculer dans la compétition industrielle mondiale. Institutionnellement, si le président de la Fédération de Russie comme la Douma d’Etat sont élus au suffrage universel dans un régime de partis multiples, l’exécutif, dans sa pratique, s’avère autoritaire et d’un respect pour le moins limité du droit des opposants. Mais comme tout pays, la Russie a son histoire, en l’occurrence celle d’un pays qui s’est construit dans une adversité souvent cruelle, conquérant un immense espace fait de diversités. Staline, le tyran communiste, ne saurait peut-être pas être compris sans penser à Ivan le Terrible.

    Aujourd’hui dans un monde géopolitiquement complexe, aux pôles multiples, la Russie de Vladimir Poutine a visé à restaurer une puissance perdue par une emprise plus ou moins ténue sur les républiques ayant constitué l’ancienne URSS. L’Ukraine au temps de celle-ci comme sous celle des tsars après sa conquête en était le fleuron. Nostalgique de l’empire russe, Vladimir Poutine ne pouvait pas accepter son basculement dans la sphère américaine. Dans une Fédération de Russie qu’il considérait comme subissant la pression américaine, substantiellement aggravée depuis l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine choisit l’option militaire, le but étant d’ordre géopolitique : interdire à l’Ukraine d’intégrer l’aire occidentale. Nul ne sait, à ce jour, s’il fut mal renseigné sur le potentiel réel de son armée, s’il décida par certitude personnelle ou si ces facteurs se sont combinés.

    La politique américaine modelée par l’impératif de suprématie

    S’il est incontestable que, dans cette guerre, la Fédération de Russie est l’agresseur, il faut néanmoins s’interroger sur le bien-fondé de la politique des États-Unis à son égard. C’est là toute la question posée par ce que doit être une vision dans la conduite d’une politique étrangère et son excellence. Quel était l’objectif de l’Amérique dans cette volonté de rabaisser encore une puissance déjà fortement affaiblie par rapport à ce qu’elle avait été au temps de la guerre froide ? Si tant est que l’URSS fut déjà à l’époque à la hauteur de la puissance qui lui était reconnue. Les États-Unis permirent l’adhésion de la Chine à l’OMC en décembre 2001. Par ce geste, les dirigeants américains s’imaginaient probablement que l’Empire du milieu, saisi par le développement économique, s’intégrerait dans cet ensemble mondial auquel aspirait une élite dirigeante occidentale. Axé sur le commerce et la multiplicité des échanges, dans une division internationale du travail et le partage de normes communes, la mondialisation ou « globalisation » serait chapeautée par l’Amérique. La Chine par la voie économique ne manquerait pas d’épouser progressivement, au fil du temps, ces valeurs communes, considérées comme indissociables de cette voie, sous l’égide des États-Unis. Néanmoins, dans cette prétention mondiale, là où le « soft power » serait déficient pour emporter la décision, le « hard power » s’y substituerait.

    Cette guerre menée par la Fédération de Russie à l’encontre de l’Ukraine est le fruit d’un affrontement géopolitique opposant la première aux États-Unis, ceux-ci agrégeant leurs alliés de l’OTAN. L’Amérique a voulu parachever la dislocation de l’URSS par l’entrave à toute formation d’un bloc russe reposant sur la maîtrise d’un étranger proche. La Russie a riposté par l’action violente, moyen déjà adopté contre la Géorgie en 2008.

    Les erreurs respectives des États-Unis et de la Russie

    Au risque de heurter les uns ou les autres, force est de constater que chacun des deux protagonistes a commis une erreur. D’abord les États-Unis, dans leur dessein : ils ont engagé un processus éloigné d’une réelle compréhension des bouleversements en cours dans l’ordre du monde. Sa mise en œuvre ne pouvait qu’engendrer maladresses et dissensions. Secondement la Fédération de Russie, dans sa réaction : l’option militaire telle qu’elle a été retenue était incongrue dans son principe puisqu’il s’agissait d’envahir un État indépendant dans un environnement en rupture avec ce qu’avait été la politique des blocs en Europe au temps de la guerre froide. De plus, l’invasion mal préparée en proportion des moyens, l’erreur de principe ne pouvait été compensée, en partie du moins, par la rapidité d’action.

    Les États-Unis et l’Occident isolés

    S’il est compréhensible, dans une approche objective des réalités géopolitiques, affranchie des appréciations partisanes, que les États-Unis veuillent assurer la pérennité de leur puissance, encore faut-il que la politique étrangère soit conçue à partir d’une vision appropriée et que la diplomatie afférente soit menée avec discernement. Cela exige des dirigeants à la hauteur des enjeux. Ces dernières décennies, l’ombre d’un Théodore Roosevelt, d’un Truman ou d’un Nixon avec son conseiller Kissinger apparait bien lointaine. Faute d’avoir recherché un équilibre par des coopérations voire des partenariats fondés sur des intérêts réciproques et en dissociant des forces contraires, les États-Unis, entourés par leurs alliés européens ont finalement été confrontés à l’attaque militaire russe contre l’Ukraine à laquelle ils étaient obligés de réagir. Il est probable que depuis 2014 et la prise de la Crimée par les Russes, l’invasion de l’Ukraine était une hypothèse retenue, en témoigne l’aide militaire déjà développée. Cependant, il faut constater que si cette invasion a été condamnée par une résolution de l’Assemblée générale des Nations-Unies du 2 mars 2022, votée à une très large majorité (141 voix pour, 35 abstentions et 5 votes contre), en revanche, hors Occident la politique des sanctions adoptée par celui-ci n’a pas été suivie par le reste du monde. Dans ce qui est dénommé maintenant le « Sud global », chacun a agi selon ce qu’il estimait être ses intérêts ne se joignant pas aux sanctions ou les détournant. La Turquie, elle-même, membre de l’OTAN, ne les a pas appliquées. Les États-Unis et leurs alliés ont ainsi été isolés dans ce domaine.

    Des études montrent qu’après une récession limitée en 2022, la croissance du PIB russe sera positive en 2023 (voir articles de Jacques Sapir publiés sur le site Les Crises.fr – PIB russe : Pourquoi les prévisionnistes se sont-ils trompés sur leurs estimations pour 2022, 6 juin 2023 ; La croissance de l’économie russe au 2ème semestre 2023, 17 août 2023 ; Comprendre la croissance russe de 2023, 5 décembre 2023). Par ailleurs, les mesures de gel des avoirs prises par les États-Unis constituent un facteur incitatif à la « dédollarisation » des échanges commerciaux, politique conduite notamment par les BRICS (composés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, l’organisation a été élargie lors de son XVe sommet d’août 2023 à six autres pays : l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Éthiopie, l’Égypte, l’Argentine et les Émirats Arabes Unis).

    Une réticence au sein même des États-Unis au soutien militaire et financier à l’Ukraine

    Outre ces oppositions extérieures, il faut noter les réticences observées aux États-Unis pour une aide à l’Ukraine puisque le plan de soutien de 106 milliards de dollars (qui comprenait aussi l’aide à Israël – l’aide à l’Ukraine ayant été fixée à 61 milliards de dollars) proposé par le gouvernement a été rejeté le 6 décembre 2023 par le Sénat. Certes, il s’agit d’une négociation interne avec l’opposition républicaine (contreparties demandées sur la politique migratoire vis-à-vis du Mexique) mais il est probable que cette aide à l’Ukraine sera plus discutée que celle pour Israël.

    La position internationale de la Fédération de Russie affaiblie mais des gains possibles au plan économique

    De son côté, si la Fédération de Russie n’est pas frappée par les sanctions comme elle aurait pu l’être, sa position internationale est néanmoins affaiblie. Notamment, dans sa relation avec la Chine, elle se trouve dans une situation seconde. Les républiques d’Asie centrale ont pris quelques distances, en partie au bénéfice de la Chine. Cependant, il faudra observer dans les années qui viennent les effets, pour le développement économique du pays, des mesures de substitution aux sanctions prises par les pays occidentaux.

    Les bases de négociations et d’un accord

    A ce jour, toute prévision sur l’évolution de la guerre en cours s’avère hypothétique. La contre-offensive de l’été 2023 a globalement échoué au regard des espérances ukrainiennes et occidentales. Les ressources ukrainiennes sont loin d’être illimitées par rapport à l’adversaire russe. De plus, le nouveau conflit qui a éclaté aura Proche-Orient aura inévitablement une incidence en détournant pour partie l’attention américaine. Pour le crédit des Etats-Unis et de l’Occident après les revers subis dans différents engagements militaires, il est indispensable d’éviter toute défaite ou recul. Pour un ensemble de raisons, il n’est pas dans l’intérêt de la Fédération de Russie de prolonger un conflit coûteux en hommes et en matériels et qui limite ses capacités d’action sur le plan des relations internationales. A moins que l’un ou l’autre, ukrainiens ou russes, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, n’arrivent à bousculer les forces adverses, un cessez-le-feu devra intervenir sur les positions du moment. Les négociations attendues auront pour objet de résoudre un affrontement aux origines avant tout d’ordre géopolitique. Cela conduit à exclure l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Quant à celle à l’Union européenne, les conditions n’en sont pas réunies. Elle ne doit pas créer de nouvelles distorsions économiques entre les Etats membres. Sur l’aspect territorial, si la Crimée demeurera russe, la question se posera notamment pour la mer d’Azov si celle-ci doit devenir une mer intérieure de la Fédération de Russie, sa rive occidentale permettant une continuité territoriale entre cette dernière et la péninsule. L’accord, bien sûr, devra faire l’objet de garanties internationales associant les membres permanents du Conseil de sécurité, l’Allemagne et probablement la Pologne frontalière de l’Ukraine et en première ligne européenne dans le conflit.

    Michel Leblay (Polémia, 13 décembre 2023)

     

    Notes :

    [1] Il précise que « la Grande-Bretagne, le Japon et l’Indonésie, pays sans doute très importants, ne relèvent pas de cette catégorie. »
    [2] Selon Olivier Zajec (Nicholas John Spykman l’invention de la géopolitique américaine, publié à la Librairie PUPS) George Kennan n’aurait pas été inspiré dans ce concept de « containment » par la théorie de Spykman, il dériverait de sa lecture de MacKinder. Cependant, l’auteur précise : Selon Brian W. Blouet, « Spykman n’était pas l’auteur de la théorie du containment, qui est celle de George Kennan, mais le livre de Spykman, fondé sur la thèse du Heartland, aida à préparer le public américain à un monde de l’après-guerre dans lequel l’Union soviétique serait contenue sur ses flancs ».
    [3] Le Monde diplomatique – Quand la Russie rêvait d’Europe « L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est » Philippe Descamps septembre 2018.

    [4] Voir La Russie et l’Occident : des illusions au désenchantement – Vyacheslav Nikonov – Critique internationale 2003/1 Presses de Sciences Po.

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  • Nietzsche en perspectives...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à une mise en perspectives de Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

     

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    Nietzsche en perspectives

    « Je n’ai pas toujours été l’homme que je suis. J’ai toute ma vie appris pour devenir l’homme que je suis, mais je n’ai pour autant pas oublié l’homme que j’ai été, ou à plus exactement parler les hommes que j’ai été. Et si entre ces hommes-là et moi il y a contradiction, si je crois avoir appris, progressé, changeant, ces hommes-là quand, me retournant, je les regarde, je n’ai point honte d’eux, ils sont les étapes de ce que je suis, ils menaient à moi, je ne peux pas dire moi sans eux. »

    Aragon, Les Lettres Françaises, n° 771, 30 avril-6 mai 1959

     

    On a beaucoup dit que  Nietzsche était l’homme qui mettait le monde en perspectives. D’où le nom de perspectivisme donné à sa pensée. Il faudrait ajouter qu’il voit les choses de haut, mais que cela ne l’empêche pas d’avoir les pieds bien posés sur terre. Et parfois ancrés dans la boue même qui est le propre de l’humanité. Nietzsche est l’homme qui marche. C’est un arpenteur. L’homme qui parcourt les paysages et les découvre [1] . On ne le dira jamais assez : Nietzsche est un penseur du réel.

    Qu’est-ce que le perspectivisme philosophique ? C’est l’affirmation comme quoi une vérité n’est telle qu’à partir d’une perspective, ou, si l’on préfère, d’un point de vue. Comme un paysage que l’on observe d’un promontoire, avant de s’y engager. Et pour s’y engager. Une vérité n’est telle, donc, que par rapport à un point de vue. Relativement à celui-ci. Conclusion provisoire : le perspectivisme implique un relativisme. Comme il y a différents points de vue possibles, le perspectivisme implique l’existence de différentes vérités possibles. Ou, si l’on préfère, de différents sens possibles du monde et des actes des hommes dans le monde. « [le monde] n’a pas de sens derrière lui, mais d’innombrables sens. ‘’Perspectivisme’’ », nous dit Nietzsche (Fragments posthumes, 1886 et Gai savoir, par. 374).

    Le perspectivisme est un phénoménisme. Les choses n’existent que mises en perspectives, sous forme de phénomènes. Les choses existent « pour-soi » (c’est cela la perspective, puisque c’est nous qui la donnons) et sans « en-soi » (ce que Kant appelle les noumènes, par opposition aux phénomènes). Emmanuel Salanskis nos apprend, à la suite de Robin Small, que Nietzsche a confronté sa pensée à celle d’un certain Gustav Teichmüller, lui aussi professeur à l’Université de Bâle, au moment où Nietzsche y enseignait (E. Salanskis, « Le perspectivisme de Nietzsche. Philosophie de la réalité, méthode de travail », texte disponible sur internet, open edition books).

    Gustav Teichmüller, auteur de divers travaux dont des Recherches aristotéliciennes (3 volumes) est l’auteur d’un ouvrage visant à donner de « nouveaux fondements à la métaphysique », ambition vieille comme le monde, en tout cas vieille comme le monde des idées.  Pour Teichmüller, nous avons cherché l’être dans la matérialité des choses, alors qu’il n’existe que dans notre conscience de nous-mêmes. Pour le dire autrement, nous nous pensons d’abord comme sujet pensant (Descartes) et nous cherchons ensuite la substance des choses, alors que c’est celle-ci qui devrait préexister à la conscience que nous avons de nous-mêmes. Nos représentations du monde ne sont donc que des perspectives, des projections de notre moi.  C’est là leur faiblesse. Ces représentations ne touchent pas à la substance de l’être. Elles ne sont que des « points de vue ». Des images. Celles-ci, les apparences, seraient distinctes de la réalité.  Et c’est cette réalité qu’il faudrait connaitre, au-delà des apparences, au-delà des « perspectives », au-delà des simples et trompeurs « points de vue ». Nous projetons donc sur les choses un concept de vérité, ou un concept d’être, qui passe par nous, par notre propre conscience d’être nous-même. Et c’est en quoi nous avons tort. Voilà ce que nous dit G. Teichmüller.

    Nietzsche s’intéresse beaucoup à cette façon de voir de Teichmüller. Il la résume ainsi : « [Le langage] croit au ’’moi’’, au moi comme être, au moi comme substance, et projette la croyance au moi-substance sur toutes les choses. C’est seulement ainsi qu’il crée le concept de ’’chose’’ […] Partout l’être est ajouté par la pensée, glissé comme soubassement en tant que cause ; c’est seulement de la conception du ’’moi’’ que découle, à titre dérivé, le concept d’ ’’être’’ » (Le crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ en philosophie », par. 5). Mais Nietzsche ne suit pas Teichmüller dans son postulat de départ : l’idée que l’homme croit à son propre moi-substance. Selon Nietzsche, nous savons quelle perspective nous donnons aux choses bien plus que nous ne savons ce que nous sommes. « (…) l’homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus mauvaise et la plus superficielle ; – car c’est cette pensée consciente seulement qui s’effectue en paroles, c’est-à-dire en signes de communication, par quoi l’origine même de la conscience se révèle. » (Gai savoir, par. 354). La conscience de soi est une illusion.

    Non seulement la matière est une projection de la pensée, mais pour Nietzsche, le moi lui-même est une « construction de la pensée » (Fragments posthumes, 1885). « Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes. » (Généalogie de la morale, avant-propos). Le « moi » comme point de départ d’un point de vue est donc une « fiction ». Elle crée une stabilité fictive (le sujet), stabilité nécessaire mais arbitraire, utile pour rendre le monde connaissable en fonction de nos projets. L’ego, celui de Descartes et de Teichmüller, est donc une fiction. « Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut ’’je pense’’. Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une ’’certitude immédiate’’. » (Par-delà bien et mal, par 17). Ca pense : voilà tout ce que l’on peut dire.

    Mesurons la révolution nietzschéenne. Pour Descartes, dans le « Je pense », le « Je » est premier. Je suis « moi » avant de penser, même si penser permet de le vérifier. Pour Nietzsche, l’existence de la  pensée est le fait premier. Encore une fois : « ça pense » plutôt que « je pense ». Même si cette pensée passe par moi. Je suis un vecteur de communication. La certitude est que « ça pense », de même que « ça vit ». Qui pense ? Qui vit ? Cela reste à voir. Mais du coup, si le « Je » de « Je pense » est une fiction (certes bien commode), le monde n’est que points de vue. Il n’est donc qu’apparences, il n’est donc que phénomènes. Dans ce cas-là, l’homme « est la mesure de toutes choses », comme l’affirmait Protagoras. Ce qui est une façon de dire que les choses n’ont aucune mesure objective, qu’elles ne sont connaissables que subjectivement, du point de vue de chacun.  Car l’homme ? Quel homme ? Il n’a pas une mesure unique. On le voit bien quand on parle d’un « habitat à l’échelle de l’homme ». Il y a des hommes qui aiment vivre au cinquantième étage d’une tour, avec une vue dégagée. Ne sont-ils pas des hommes ? Sous l’Antiquité, on construisait déjà des immeubles très hauts. Question de goût. Il n’y a pas de mesure de l’homme. 

    Voir les choses en perspective donc, selon un certain angle de vue, selon la position qui est la nôtre. Non seulement les choses ne peuvent être vues « en-soi » mais seulement selon différents points de vue, mais il faut aller plus loin. Les choses n’existent que… du point de vue des points de vues.  C’est-à-dire qu’elles n’existent que mises en perspective (d’où le terme de perspectivisme). C’est ce que refuse Teichmüller, le condisciple enseignant de Nietzsche, qui veut retrouver l’être sous les apparences. C’est au contraire cette hypothèse des apparences comme seule réalité dont Nietzsche va faire une thèse. Pour tout dire : c’est sa thèse centrale.

    Pour Nietzsche, « il n’y a pas de choses en soi » (Fragments posthumes, 1885). « Il n’y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce caractère perspectiviste et illusoire est inhérent à l’existence. » (La volonté de puissance, II, trad. Geneviève Bianquis). On ne peut connaitre en soi les choses, et de ce fait, rien ne permet de dire qu’elles existent en soi. La perspective, y compris les erreurs de perspective, que Nietzsche appelle les « tromperies » fait partie de la réalité des choses. Ce qui est réel, ce sont les apparences. Non seulement c’est une vérité épistémologique – on ne peut connaitre les choses que sur la base de leur apparence – mais c’est  une vérité ontologique – il n’y a de réalité des choses que dans leur apparence.

    L’opposition entre un « vrai monde » et un « monde apparent » est donc une « fable », et une méchante fable (Crépuscule des idoles, « La ’’raison’’ dans la philosophie »).   Il n’y a de vérité que l’apparence. Pour le dire autrement, il n’est même pas sûr qu’existe un « monde apparent ».  Il n’existe que l’apparence du monde. Nietzsche nous parle du « vrai monde », ou du « monde-vérité » : « Le ’’vrai monde’’  – une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, – une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la ! Nous avons supprimé le ’’vrai monde’’ : quel monde est-il resté ? Peut-être le mode apparent ? Mais non ! Avec le vrai monde, nous avons supprimé le monde apparent ! » (Crépuscule des idoles, « Comment, pour finir, le ’’monde vrai’’ devient une fable »). Si on enlève au monde sa perspective, il ne reste rien.

    On peut objecter à Nietzsche que la mise en perspective de tout n’est jamais qu’une perspective parmi d’autres. Nietzsche connait cette objection. La perspective est pour lui la vérité du monde. « Il n’y a pas de fait, seulement des interprétations » (Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887).  C’est aussi dans la mesure où interpréter le monde en fonction de multiples perspectives permet de mieux comprendre ce monde que Nietzsche valide son perspectivisme. Ici, c’est l’épistémologie qui valide l’ontologie, même si cette dernière, en tant que perspectivisme, est une anti-ontologie. La seule chose qui serait, en somme, « objective », c’est la supériorité de la méthode perspectiviste (le « pour-soi ») en termes de connaissance sur les méthodes prétendant connaitre les choses « en-soi ».

    S’il y a une objectivité que Nietzsche accepte (et c’est sans doute la seule), c’est celle qui relève de la justice intellectuelle (le terme est de Nietzsche), de l’équité intellectuelle, de l’honnêteté intellectuelle. S’il y a une « objectivité » que Nietzsche récuse, c’est celle qui consisterait à être en surplomb des choses, à ne pas « prendre parti », à être contemplatif. « Contemplation désintéressée : un monstre conceptuel et un contresens. » écrit-il (Généalogie de la morale, III, par. 12). Exemple : quand nous trouvons qu’une femme est belle, c’est que nous la désirons. Aucune femme n’est belle objectivement. C’est toujours notre perspective qui nous fait la trouver belle. En conséquence : plus nous désirons ou admirons une chose, plus nous multiplions les points de vue sur cette chose, et mieux nous la connaissons. Plus il y a de perspectives développées sur une chose (ou sur un être), mieux nous approchons de sa vérité. Si le mot « objectivité » a un sens, cela ne peut être que cela : la multiplication des perspectives. La nécessité de cette multiplication. Enrichir la connaissance de partis pris, c’est la seule « objectivité » qui soit à notre portée. Une objectivité engagée ? C’est bien cela.

    Il est nécessaire de multiplier les points de vue : c’est bien pourquoi il est, à un moment donné, nécessaire de multiplier les points de vue opposés, de peser le pour et le contre. Fuite dans l’indécision ? Non. Exercice de rigueur. Un exercice d’ascétisme intellectuel. Et de maîtrise des passions.  Il faut « vouloir voir autrement » (Généalogie de la morale).  Décentrer les points de vue. Mais si tout est relatif aux points de vue que l’on adopte, ce n’est pas pour autant que Nietzsche défend le relativisme au sens de l’équivalence des points de vue.  Tout ne se vaut pas. En ce sens, Nietzsche n’est pas un sceptique, et encore moins un nihiliste. Il s’agit pour Nietzsche de choisir ce qui accroit « l’épanouissement humain »  et de se détourner de ce qui l’entrave. Car, à la bonne perspective correspond la bonne ampleur des actions, et la grande politique, celle des peuples, des héros et de soi. « (…) la puissance, le droit et l’ampleur de perspectives grandissent tout ensemble. » (Humain, trop humain, préface, par. 6).

    Connaître et agir : c’est tout un. Réfléchir et agir : cela va ensemble. Il ne s’agit pas de suspendre notre jugement (scepticisme et épochê, c’est-à-dire parenthèse épistémologique). Il s’agit d’en affirmer un, arbitraire mais pas hasardeux : il doit aller dans le sens de la vie forte. Affirmer une perspective est « la condition fondamentale de toute vie » (Par-delà bien et mal, préface). Quant au nihilisme, il n’échappe pas à l’ouverture d’une perspective, aussi sinistre soit-elle. Le nihilisme est en effet soit fatigue de vivre, soit « volonté de néant » (plus que néant de la volonté). C’est encore une volonté mais au service de l’envie forcenée d’entrer dans un tunnel qui ne mène nulle part.

    *

    Voilà donc le chemin dans lequel s’est engagé Nietzsche. Réhabiliter les apparences. Son confrère universitaire Gustav Teichmüller voulait rabattre le monde apparent sur le monde réel. Friedrich Nietzsche explique, au contraire, que seul le monde apparent est réel. Plus précisément (la vérité s’approche par approximations et petits pas – des pas de colombe), seul le monde des choses qui nous apparaissent est réel. La question n’est pas de savoir si ce qui apparait est pleinement réel (ou pleinement vrai) : rien d’autre, de toute façon, ne nous apparaitra que des apparences. Le choix est simple : soit nous croyons aux apparences, soit nous ne croyons à rien (rien : nihil). On connait la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. C’est une bonne formule. Les apparences donc, les choses telles qu’elles nous apparaissent quand nous les mettons en perspective : c’est cela et rien d’autre. Pour le dire, encore, autrement, l’autre de « c’est cela », c’est le rien. La question est alors de savoir ce que valent les apparences les unes par rapport aux autres. Elles sont vraies, elles sont réelles. Certes. Mais sont-elles nobles ? C’est la question de la valeur, notre vieille compagne, que nous retrouvons encore et encore. Elle sera à nos côtés. Toujours.

    Pierre le Vigan (Site de la revue Éléments, 12 décembre 2023)

     

    Note :

    1 – Comment ne pas citer ici Le journal retrouvé de Friedrich Nietzsche, de Philippe Granarolo, L’Harmattan, 2022 ? Une savante et allègre évocation des voyages de Nietzsche. 

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  • Darmanin, entre Tartarin et Torquemada...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune de Xavier Eman consacré à la décision liberticide prise par le ministre de l'intérieur, le pitoyable Gérard Darmanin, de dissoudre Academia Christiana, un institut de formation, à la fois laboratoire d'idées et réseau d'initiative, créé en 2013 et appartenant à la mouvance catholique identitaire.

    Animateur du site Paris Vox, rédacteur en chef de la revue Livr'arbitres et rédacteur en chef adjoint de la revue Éléments, Xavier Eman est l'auteur de deux recueils de chroniques intitulés Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016 et la Nouvelle Librairie, 2019), d'un polar, Terminus pour le Hussard (Auda Isarn, 2019) et, dernièrement, d'Hécatombe - Pensées éparses pour un monde en miettes (La Nouvelle Librairie, 2021).

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    Darmanin, entre Tartarin et Torquemada

    D’un ministre de l’Intérieur, l’autre… Charles Pasqua, en son temps désormais lointain, voulait « terroriser les terroristes », Gérald Darmanin, lui, souhaite « éradiquer les nationalistes ». Curieuse tâche prioritaire à laquelle il s’attelle avec constance et persévérance, pour ne pas dire acharnement. Il vient d’ailleurs de franchir une nouvelle étape dans sa croisade obsessionnelle en annonçant la dissolution prochaine du mouvement de jeunesse catholique Academia Christiana. Une décision aussi inique qu’inquiétante.

    Résumons la situation. Au fil des années, la France s’enfonce toujours plus dans la barbarie, l’ensauvagement et le chaos. Pas une journée, ou presque, sans son attaque au couteau, son lynchage collectif, son émeute, son règlement de comptes sanglant. Des nonagénaires se font violer sur leur lit d’hôpital, des jeunes adolescentes découpées en morceaux ou torturées à l’aide de manches à balais, et des gamins de 16 ans sont saignés à mort à la sortie des bals de village. Sans oublier le lot d’insultes, de crachats, de menaces et de petites humiliations qui compose désormais le sombre quotidien des Français qui n’ont pas les moyens des éditorialistes de gauche pour vivre dans un monde parallèle, aseptisé et sécurisé à coups de pognon.

    Academia Christiana, un mouvement de jeunesse catholique

    Face à ce terrifiant constat, Gérald Darmanin, qui est un dur à cuire qu’on se le dise !, a décidé de prendre des mesures fortes et radicales : il va demander en conseil des ministres la dissolution d’Academia Christiana.

    Mais qu’est-ce donc que cette organisation qui trouble l’ordre public, attente à la sécurité générale et menace la République ?

    C’est un mouvement de jeunesse catholique fondé en 2013 et qui, depuis lors, organise, sans incidents, violences ni condamnations quelconques, des colloques, des séminaires de formation et de grandes universités d’été pour offrir un bagage spirituel, culturel et politique à des jeunes gens soucieux de s’engager pour la Cité et le Bien Commun. Durant ces activités, on parle d’écologie, de la Technique, d’alternative au capitalisme, de corporatisme, de don, de défense de l’identité et des traditions, de famille et de communauté. On y pratique les danses traditionnelles, l’apprentissage des premiers secours et le sport, la boxe comme le volley-ball. On y prie aussi, on y festoie également et on y rit beaucoup, plusieurs membres de la rédaction d’Éléments, invités à intervenir durant ces événements, peuvent en témoigner. Certes, on y est aussi attaché à la messe traditionnelle et opposé au wokisme et à l’immigration de masse, mais ce ne sont pas des crimes. Du moins ça ne l’était pas jusqu’à présent.

    Au regard de cette rapide description, on comprend mieux toute l’urgence de mettre au pas cette affreuse bande de nervis factieux qui mine le joyeux et paisible « vivre ensemble » et nourrit l’insécurité dans le pays. D’ailleurs qui ne s’est jamais dit, en rentrant tardivement le soir par des rues mal éclairées : « Pourvu que je ne croise pas la route de militants d’Academia Christiana ! » ?

    Cette situation ubuesque serait en effet risible si elle n’était pas par ailleurs révélatrice d’une très inquiétante dérive liberticide d’un pouvoir cherchant clairement à interdire toute opposition échappant à sa zone de contrôle et à la doxa de plus en plus totalitaire qu’il cherche à imposer. Faisant suite à de nombreuses autres mesures coercitives visant les milieux patriotes et identitaires (interdictions de manifestation, de réunion, lourdes condamnations pour des faits ridiculement mineurs tels des collages d’affiches non autorisés…), l’annonce de cette dissolution d’Academia Christiana marque une accélération dans le processus de répression, qui semble désormais sans limite tant on peine à discerner le moindre début de justification à celle-ci.

    Mobilisation générale pour la défense des libertés fondamentales

    Que nous dit le ministère de l’Intérieur ? Qu’Academia Christiana serait « connu pour ses appels à la haine et à la discrimination » ? Très vague et grotesque accusation pour quiconque s’est plongé dans les productions écrites du mouvement ou a fréquenté un tant soit peu ses militants et ses cadres. On attend bien sûr de voir quels arguments biaisés, quels amalgames spécieux et quels mensonges vont être utilisés pour monter le dossier le charge… On connaît les méthodes et l’efficacité des services du ministère dans ce domaine.

    Quoi qu’il en soit, cette nouvelle dissolution annoncée (qui pourrait être suivie par d’autres, le mini-Attila de la place Beauvau ne comptant certainement pas s’arrêter en si bon chemin…) pose une question fondamentale : la liberté politique existe-t-elle encore en France ou doit-on acter que nous vivons désormais sous un régime totalitaire ? Peut-on encore légalement s’engager, à visage découvert, pour la défense d’une France catholique et enracinée ? A-t-on encore le droit de vouloir s’opposer à l’immigration et d’en dénoncer les conséquences néfastes ?

    Si cette dissolution inique est validée par la justice, la réponse sera claire et irréfutable.

    C’est pourquoi il est de l’impérieux devoir de toutes les personnes encore attachées à la liberté de pensée et d’expression, au-delà des étiquettes, des choix partisans et des affinités, de s’opposer à cette mesure aussi injuste qu’arbitraire, non pas pour défendre les positions ou le programme d’Academia Christiana, que l’on a tout à fait en droit de ne pas partager ou même de combattre (par les idées), mais pour défendre ce qui reste de nos libertés fondamentales.

    Les patriotes français sont censés être représentés par le second groupe le plus important de l’Assemblée nationale. Il est donc grand temps que celui-ci fasse preuve d’un peu de courage politique et monte au créneau pour faire barrage à cette décision inepte et à cette politique de l’interdiction et de la persécution qui demain pourra frapper n’importe qui.

    Si le mouvement Acadamia Christiana est réellement dissout, il ne restera plus beaucoup de clous à planter dans le couvercle du cercueil de ce que l’on appelait jadis la démocratie.

    Xavier Eman (Site de la revue Éléments, 11 décembre 2023)

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  • Pour une approche munichoise en Ukraine...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Delcroix, cueilli sur Polémia et consacré à la nécessité d'une paix négociée entre la Russie et l'Ukraine.

    Juriste et ancien avocat, Eric Delcroix a publié notamment Le Théâtre de Satan- Décadence du droit, partialité des juges (L'Æncre, 2002), Manifeste libertin - Essai révolutionnaire contre l'ordre moral antiraciste (L'Æncre, 2005) et Droit, conscience et sentiments (Akribeia, 2020).

     

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    Pour une approche munichoise en Ukraine

    Une propagande insidieuse, depuis 1945, a convaincu la quasi-totalité de notre opinion publique, à l’instar de la plupart des Européens, que les accords de Munich de 1938 avaient été une catastrophe, grosse de la guerre qui allait commencer l’année suivante. Pour nos faiseurs d’opinion, tranche-montagnes mondains, « Munich » est le synonyme irréfléchi et gratuit de lâcheté. Pourtant, il était raisonnable d’essayer de s’entendre pour éviter la guerre, en réparant les conséquences les plus criantes de la paix léonine imposée à l’Allemagne en 1919, en se concertant entre Européens – ce qui ne se reproduira plus du fait de la survenance de l’hégémonie du suzerain (Overlord [1]) américain.
    Mon propos aura l’air, en survol sommaire et partial, voire provocateur, comme si les fauteurs de guerre contemporains, États-Unis et OTAN, n’étaient pas des provocateurs !

    Causes et buts de la guerre entre l’Ukraine et la Russie

    Sans entrer dans les entrelacs et les arcanes de la guerre en Ukraine, il apparaît tout de même que ce sont largement les menées américaines qui ont provoqué cette guerre, larvée depuis 2014 puis ouverte depuis la tentative d’invasion russe du 24 février 2022.

    Il est clair que les Américains, héritiers du bellicisme anglo-saxon (important en 1914 et 1939), ont tout fait après la chute de l’URSS, pour éviter que se constituent de solides accords continentaux entre les Européens de l’Ouest et la Russie. Accords inacceptables au regard de leur doctrine hégémonique mondiale, fondée sur la thalassocratie et donc la domination du monde.

    Et pour ce qui est de bellicisme, nul de nos jours n’égale la furia désordonnée des États-Unis semant le chaos au Moyen-Orient

    La chose est aussi inquiétante ici que là, une Troisième guerre mondiale, avec conflagration nucléaire, pouvant se déclencher inopinément (comme toujours) depuis ce radiant non maîtrisable.

    Le paradoxe est que les Européens, contre lesquels étaient tournées les provocations américaines vis-à-vis de la Russie, s’y sont ralliés, en vassaux à l’obséquiosité pathologique, suicidaire. Loin de la chrétienté médiévale, les vassaux européens d’aujourd’hui n’ont plus des cœurs de seigneurs rebelles, mais de laquais. Aussi ne tiennent-ils plus compte de leurs propres intérêts, fascinés par le verbe moralisateur du président américain quel qu’il soit…

    Aucune guerre n’est fraîche et joyeuse

    En prétendant semble-t-il envahir et soumettre l’Ukraine tout entière, en février 2022, la Russie s’est fourvoyée, sous estimant la volonté d’indépendance et de résistance de leurs cousins Petit-russiens, et ce fut l’échec militaire que l’on sait…

    Seulement, voilà et en revanche, la contre-offensive ukrainienne à l’été 2023 a été dans l’ensemble un échec aussi patent que celui de l’invasion russe. Alors, que faire ?

    L’histoire du Vingtième siècle montre que les guerres anglo-saxonnes sont sans fin ni merci, jusqu’à écrasement absolu de l’ennemi, comme tel considéré comme un ramassis de criminels, leurs dirigeants étant voués à une mort honteuse et à la privation de sépulture (cf. les condamnés de Nuremberg, Saddam Hussein, Oussama ben Laden ou Kadhafi).

    On croyait cette sauvagerie abolie en Europe depuis le traité de Westphalie (1648) et même la perfide Albion n’avait pas osé mettre en jugement Napoléon…

    Bref, au lieu de faire perdurer une guerre qui tue et estropie par dizaines de milliers de jeunes Ukrainiens comme de jeunes Russes, il serait temps de réunir une conférence de la paix. L’Ukraine y perdra sûrement la Crimée, cette conquête de la Grande Catherine donnant à la Russie l’accès aux mers chaudes…

    Méfions-nous des jusqu’au-boutistes qui n’ont jamais tenu un fusil, tel Zelensky.

    Il faut savoir cesser une guerre quand les forces sont en équilibre, c’est une question de mesure, de réalisme et non de lutte du Bien contre le Mal. En l’occurrence, nonobstant les réserves que suscitent la nostalgie soviétique de Poutine, il appartient aux Européens qui portent à bout de bras l’économie de guerre de l’Ukraine, d’imposer une solution réaliste et donc humaine.

    Eric Delcroix (Polémia, 7 décembre 2023)

     

    Note :

    [1]       Overlord, c’est-à-dire suzerain, nom donné par les Américains au débarquement en Normandie.

     

     

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  • La question de la guerre juste...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré à la question de la guerre juste. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    Qu’une guerre est juste ou pas s’apprécie dans le temps et cela peut changer avec les faits : Ukraine, Gaza

    Venant après la guerre d’Ukraine, la guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène la question de la guerre juste. Mais la plupart des réactions se caractérisent par une dominante extrêmement émotionnelle, certes compréhensible, mais qui envoie les uns et les autres dans des directions complétement divergentes, et ne donne pas de repères pour le jugement. Par ailleurs, il n’est que très rarement fait référence à la réflexion sur ce qu’on peut qualifier de guerre juste. Celle-ci est pourtant une aide précieuse pour le jugement et pour l’action. Et pour échapper aux manipulations à prétexte moralisant.

    Mais il est un point important qui est encore plus négligé : la possibilité que ce jugement puisse évoluer dans le temps, en fonction du déroulement des opérations d’une part, de l’évolution des buts de guerre réels de l’autre. Le fait qu’une guerre soit considérée juste au départ, par exemple en réponse à une agression caractérisée, n’implique pas que les décisions prises ultérieurement le soient aussi. Et il faut savoir reconnaître quand le déroulé des combats et conséquemment l’évolution des enjeux changent les données du raisonnement initial.

    Les données du débat

    Rappelons que la justesse d’une guerre ne se limite pas à la justesse de la cause défendue, mais aussi à la haute probabilité du succès des opérations, et à la conviction raisonnablement établie que la situation résultante sera sensiblement meilleure que ce qu’elle aurait été sinon. Tous facteurs de considération réaliste qui sont par nature évolutifs. En ce sens donc, réalisme et moralité ne s’opposent pas : bien au contraire ils se combinent étroitement.

    En particulier, comme je l’ai souligné par ailleurs, la guerre une fois déclenchée a sa logique : qui dit guerre dit choc de deux volontés en sens contraire, dont la solution est recherchée dans la violence réciproque. Par définition, cela suppose que l’une au moins des deux parties considère que ce recours à la force a un sens pour elle, et que l’autre soit ait la même perception, soit préfère résister à la première plutôt que céder. La clef de la sortie de l’état de guerre est dès lors principalement dans la guerre elle-même et son résultat sur le terrain. Mais comme la guerre est hautement consommatrice de ressources, puisque son principe est la destruction, elle a en elle-même un facteur majeur de terminaison : elle ne peut durer indéfiniment. Le rapport de forces sur le terrain peut d’abord aboutir à la victoire d’une des deux parties… Alternativement, on a une situation non conclusive, mais qui ne peut durer indéfiniment. A un moment donc les opérations s’arrêtent… Mais tant que ces facteurs de terminaison n’ont pas opéré suffisamment, la guerre continue… Arrêter prématurément signifierait en effet pour celui qui va dans ce sens non seulement que tous ses efforts antérieurs ont été vains, pertes humaines et coûts matériels en premier lieu, mais surtout cela reviendrait à accepter une forme de défaite avant qu’elle soit acquise ; or il avait par hypothèse décidé de se battre. Dès lors il continue, et l’adversaire de même. C’est là que les bonnes volontés, attachées à la paix, sont déçues – un peu naïvement. Leurs appels à une cessation des hostilités, si possible sans gagnant ni perdant, tombent alors presque toujours sur des oreilles sourdes. Du moins tant que la logique même du déroulement de la guerre n’y conduise.

    La guerre d’Ukraine

    Prenons la guerre en Ukraine. Sans remonter aux origines, il paraît clair que la résistance ukrainienne à l’invasion russe était une guerre juste. Corrélativement, il était justifié pour les Européens et les Américains de vouloir éviter une déferlante russe qui aurait déséquilibré le continent, et donc d’aider les Ukrainiens, en particulier par des armes. En revanche, l’ampleur des sanctions économiques était totalement disproportionnée et courait un risque élevé d’être contreproductive. Sur ce dernier plan, les faits ont confirmé cette analyse : la perte sèche de plus de 100 milliards d’actifs européens en Russie a été une grave sottise, sans parler du coût de la guerre, direct ou indirect. Parallèlement, la Russie a progressivement réorienté son activité en la rendant bien plus autonome, et surtout travaille à ressusciter son complexe militaro-industriel, dans la tradition soviétique, ce qui n’est certainement pas une évolution souhaitée par le côté européen.

    Quant au terrain principal, qui est la guerre elle-même, la perspective d’une victoire ukrainienne est désormais plus éloignée que jamais. Si donc la réaction initiale était justifiée, le jugement à porter n’est plus le même. Ni les chances de gain, ni la perspective d’une situation meilleure ne sont favorables. Et une escalade occidentale, que certains appellent de leurs vœux, serait dévastatrice. En termes clairs, pour les Ukrainiens la recherche d’une solution de paix devient de plus en plus seule pertinente, ou au moins de cessation des hostilités.

    La guerre à Gaza

    Passons maintenant à Gaza. De la même façon, l’agresseur immédiat et caractérisé le 7 octobre dernier est le Hamas, marqué en outre par une barbarie révélatrice. De plus, le programme du Hamas prévoit la destruction d’Israël, et il paraît crédible que tel est bien leur but. Dès lors l’attaque d’Israël sur Gaza paraît justifiée en soi.

    Je laisse ici de côté une question pourtant importante : celle des modalités de l’opération, notamment à l’égard des civils, car y répondre suppose une information qui me paraît actuellement trop parcellaire. Certes, à partir du moment où un pouvoir politique utilise sa population comme bouclier, on voit mal comment l’éradiquer sans des dommages sur celle-ci ; encore faut-il les réduire le plus possible, et pour cela il faut savoir dans quelle mesure la méthode suivie par Israël le fait. Je laisse donc ce débat ouvert à ce stade.

    Mais le point qui nous concerne plus directement ici est la suite des opérations. D’un côté, la guerre suscite des réactions émotionnelles considérables, notamment dans le monde arabo-musulman, mais aussi ailleurs dans le monde. On peut certes souligner qu’il y a là deux poids et deux mesures par rapport à bien d’autres situations souvent plus douloureuses pour des populations elles aussi musulmanes, mais qui ne suscitent pas les mêmes indignations bruyantes (Iraq contre Daech avec notamment la prise de Mossoul, Syrie, Yémen, Ouigours etc.). Ce qui est vrai ; mais il faut néanmoins prendre en compte la réalité de cette différence de traitement, sans doute due en bonne partie au fait qu’ici l’autre protagoniste (Israël) est perçu comme occidental. Une telle réaction peut avoir éventuellement des conséquences géopolitiques non négligeables, et pourrait déraper en guerre élargie dans la région – même si ce n’est pas le plus probable à ce stade. Sous un autre angle, on constate la même pression émotionnelle en Israël, pays démocratique obsédé par la question des otages et par là vulnérable.

    D’un autre côté, en soi la logique de l’opération israélienne est de finir ce qui a été commencé : si la guerre s’arrête demain sans élimination de l’essentiel des forces du Hamas, d’une certaine manière son effet sera limité, et par là sa justification éventuelle réduite. Toutes choses égales par ailleurs, au point où ils en sont, il peut être alors légitime pour Israël de continuer. Cela dit, la pression, notamment externe, peut conduire à une issue hybride, qui risque de ne rien clarifier.

    En revanche, il est une autre considération qui sera décisive pour apprécier la justesse de cette guerre : ce que fera Israël sur la question palestinienne. On ne peut en effet apprécier le juste fondement d’une guerre que dans une perspective longue, en considérant l’ensemble de la situation. Et donc, soit Israël propose à un moment approprié un plan de paix raisonnablement crédible, donc avec une forme ou une autre d’Etat palestinien (hors Hamas évidemment) ; mais cela suppose la viabilité des territoires palestiniens, et donc un abandon de la colonisation en Cisjordanie, y compris d’une part appréciable de celle déjà réalisée. Soit Israël écarte cette hypothèse et poursuit sa politique de réduction progressive des territoires palestiniens. Mais cela signifie alors que le problème subsistera intégralement ; la seule stabilisation possible de la situation impliquerait alors d’une manière ou d’une autre le départ des Palestiniens, ce qui n’est ni juste, ni crédible : ils ne partent pas, et leur natalité est forte ; il y en a deux fois plus dans les zones concernées qu’il y a trente ans. Du point de vue de la guerre juste, dans cette deuxième hypothèse l’objectif de la guerre devient contestable ; en tout cas elle ne peut être qualifiée de guerre juste. Dit autrement, en supposant même que la conduite de la guerre soit acceptable, une opération aussi violente et brutale que l’intervention chirurgicale en cours sur Gaza ne peut être qualifiée de juste, que si, par un paradoxe apparent, elle s’accompagne au moment approprié d’une offre de paix crédible.

    Conclusion

    Naturellement, à nouveau, le déluge d’émotions contradictoires que suscitent ces conflits, surtout le dernier, est sans commune mesure avec les considérations précédentes. Mais cela n’enlève rien à celles-ci : c’est en regardant les réalités en face qu’on peut progresser. D’autant que l’utilisation abusive d’arguments moralisants par les divers camps en présence exige de prendre du recul. Plus que jamais, l’utilisation d’arguments moraux dans des conflits suppose une analyse lucide et attentive, en outre susceptible d’évoluer dans le temps. Le raisonnement prudentiel est une chose, la vengeance ou l’émotion incontrôlée une autre.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 4 décembre 2023)

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  • «La France ne doit plus s'en remettre aux superproductions étrangères pour raconter son histoire !»

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Aurélien Duchêne cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'absence de la France dans la production de films historiques sur son propre passé. Aurélien Duchêne est un publiciste spécialisé dans les questions de défense et de politique étrangère.

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    Napoléon: « La France ne doit plus s'en remettre aux superproductions étrangères pour raconter son histoire ! »

    Le film de Ridley Scott sur Napoléon suscite la controverse. En particulier en France, où le traitement de l'histoire par ce biopic émeut naturellement plus qu'ailleurs. D'aucuns y dénoncent une véritable propagande anti-française et d'autres, plus nombreux, y déplorent une occasion manquée de mieux valoriser un chapitre essentiel de notre histoire.

    Quoique l'on pense de ce film, qui relève certes du divertissement mais traite d'un sujet qui ne s'y limite pas, il soulève un enjeu étonnamment peu débattu : nous nous en remettons à d'autres lorsqu'il s'agit de faire revivre notre histoire à grand spectacle et gros budget. On peut critiquer la vision de Napoléon par un Anglais, mais quel film français s'est-il récemment emparé de sa légende avec la même ambition ? Nous ne parlons pas ici des quelques réalisations françaises sur l'ère napoléonienne depuis 2000, aux moyens et à l'audience limités. Mais de blockbusters de portée mondiale, que la France ne produit ni sur cette période, ni sur le reste de son histoire.

    Énième représentation de l'Empereur au cinéma, le Napoléon de 2023 était d'autant plus attendu qu'il a davantage de potentiel auprès du grand public international qu'aucun de ses prédécesseurs à l'écran : il cumule un réalisateur et un acteur de renommée planétaire tout comme des moyens financiers et techniques inédits. De quoi bâtir un succès commercial exceptionnel pour un film historique, et plus encore influer sur la vision qu'auront de l'histoire des dizaines, puis centaines de millions de spectateurs.

    Car là est l'enjeu : c'est aujourd'hui via des superproductions – films, séries, jeux vidéo – que le grand public, français et étranger, découvre des pans entiers de l'histoire. C'est par des réalisations de cette envergure que le monde entier assimile ainsi l'histoire américaine ou britannique, mais aussi un prisme anglo-saxon appliqué à l'histoire du monde, dont celle de la France.

    Ne serait-ce qu'en passant sous silence le rôle de notre pays durant le conflit, ces blockbusters entretiennent par exemple l'idée que la France aurait été lâche et insignifiante durant la Seconde Guerre mondiale, laquelle aurait été gagnée par les seuls Anglo-américains. Jusqu'à effacer les Français de batailles où ils ont payé le prix fort, comme dans Dunkerque (2017), succès commercial qui «oublie» le rôle des Français sans qui les Britanniques n'auraient pu continuer la guerre.

    L'exemple de la Seconde Guerre mondiale illustre l'importance des grosses productions dans la transmission de l'histoire, mais également celle de la mémoire dans la vision du monde des spectateurs. Russes et Chinois ne s'y trompent pas lorsqu'ils cherchent à concurrencer les blockbusters occidentaux dont la trame est basée sur des périodes entières de leurs histoires.

    De leur côté, la Russie, la Chine, l'Inde ou encore la Turquie à travers ses séries et films pseudo-historiques promouvant le discours néo-ottoman d'Erdogan, investissent dans les superproductions historiques pour servir leurs ambitions géopolitiques. Elles diffusent ainsi leur réécriture de l'histoire et leur vision du monde avec une efficacité redoutable auprès d'audiences domestiques et internationales.

    L'enjeu peut paraître secondaire, mais cette bataille des récits est toujours plus importante dans un monde où les guerres d'influence et le fameux « soft power » deviennent incontournables, et où «le passé change le monde», comme le montre Bruno Tertrais dans La Revanche de l'Histoire.

    La France doit-elle céder à la réécriture de son histoire, et instrumentaliser son passé pour peser dans cette bataille des récits où elle est trop absente, voire victime ? Certainement pas. Mais il lui faut enfin promouvoir à son tour son histoire auprès du grand public international. Celui-ci y sera d'autant plus réceptif qu'il est demandeur : les grosses productions historiques britanniques trouvent par exemple leur audience, pourquoi n'en serait-il pas de même pour l'histoire du pays le plus visité au monde, dont l'héritage rayonne toujours ?

    Obsédée par son déclin qu'elle mesure autant à l'aune de ses gloires passées qu'à celle de ses faiblesses actuelles, la France souffre certes d'un déclassement de sa puissance qui est à bien des égards sans retour, mais conserve un poids et un potentiel immenses sur le plan culturel. À défaut de prétendre à la grandeur d'hier, elle peut la faire revivre demain au travers de films, séries ou jeux vidéo à grand budget et grande audience.

    Nous avons tous les talents pour cela : la nouvelle adaptation au cinéma des Trois Mousquetaires par Martin Bourboulon, l'un des seuls blockbusters historiques français de ces dernières décennies, le montre. Il reste à multiplier les productions de ce type, et ne manquent pour ce faire que la volonté politique et l'allocation de budgets qui pourraient être prélevés ailleurs dans nos politiques culturelles.

    Financer des superproductions sur les grands moments et personnages de l'histoire de France contribuerait à réinventer notre soft power à l'international, mais aussi à redonner unité, fierté et optimisme à une société française divisée, en plein doute et en panne de grands récits fédérateurs capables de rassembler les Français de toutes origines et générations.

    C'est d'autant plus nécessaire alors que nous peinons à transmettre notre histoire et notre mémoire, notamment auprès d'une jeunesse dont une large partie ne s'identifie plus à cet héritage. Quoi de mieux pour cela que des films et séries capables de toucher tous les publics, en conciliant divertissement et culture historique ?

    Comme le rappelle la controverse sur le film Napoléon, ne soyons plus dépendants du bon vouloir et du jugement des autres pour raconter notre passé. Réaliser enfin des superproductions sur l'histoire de France, c'est un enjeu clé pour peser dans les guerres d'influence, réinventer notre soft power, et mieux transmettre notre héritage historique auprès de Français de tous âges et milieux.

    Aurélien Duchêne (Figaro Vox, 1er décembre 2023)

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