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Points de vue - Page 149

  • Étrangers dans leur propre pays...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du journaliste irlandais Robert Bridge, cueilli sur De Defensa et consacré aux conséquence destructrice pour nos société de la conjonction d'une immigration de masse et d'une réduction de la pensée au politiquement correct.

     

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    Étrangers dans leur propre et étrange pays

    Chaque jour qui passe, les Occidentaux sont confrontés à de nouvelles preuves que leur monde est un monde de discorde et de déconnexion constantes. Des concepts étranges ont envahi leurs terres comme des mauvaises herbes envahissantes, menaçant de rendre leur mode de vie superflu dans le meilleur des cas, de le détruire dans le pire des cas. Les enseignements philosophiques de penseurs européens disparus depuis longtemps sont peut-être leur dernier espoir.

    A la recherche d'un peu de lecture pour passer un week-end torrentiel, je suis tombé par hasard sur un livre de mon humble collection intitulé “Conversations avec Isaiah Berlin”. Depuis que, comme d’autres, je réfléchis au sort de la civilisation occidentale qui traverse une période tumultueuse de bouleversements sociaux et politiques, quelques mots d’une page que j'avais ouverte au hasard m’ont presque fait tomber de mon fauteuil.

    « La solitude ne veut pas dire que vous vivez loin des autres. Cela veut dire que les gens ne comprennent pas ce que vous dites. »

    Eureka ! Le dilemme du multiculturalisme forcé était ainsi résumé en deux phrases.

    Berlin citait un ami, originaire des Balkans, qui s'était réfugié au Royaume-Uni une quarantaine d'années auparavant. Bien que l’émigré parlât un anglais parfait, c’était insuffisant pour l’assimiler pleinement à sa nouvelle culture. Il y avait tout simplement trop d’autres facteurs de séparation qui l’empêchaient d'être compris au niveau le plus fondamental par ses hôtes gracieux. Ce n’était pas sa faute, ni celle de ses hôtes ; c’était “comme ça”.

    La citation décrit succinctement le dilemme auquel est confronté l'homme occidental, car on s'attend à ce qu'il absorbe, – sans qu’il ait son mot à dire dans cette affaire, – des millions de personnes venant de pays lointains aux origines très distinctes et différentes. Bien qu'il soit devenu politiquement très incorrect de soulever la question, des personnes ayant des religions, des cultures, des manières et des langues radicalement différentes peuvent-elles trouver un véritable sentiment d’“appartenance” parmi ceux qui pourraient être considérés comme des “étrangers de sang” ?

    La conversation dans le livre évolua vers le philosophe allemand Johann Gottfried Herder (1704-1803), qui aurait anticipé d’autres pensées, dont celles de Fichte, de Hegel, de Otto von Bismarck, et bien d'autres. Alors, qu'est-ce qu’un homme qui a vécu il y a plus de 200 ans pourrait enseigner aux hommes modernes en ces temps turbulents ? Beaucoup de choses, semble-t-il.

    Herder a été l'un des premiers penseurs à reconnaître que l'appartenance à une communauté ou à une tribu est un besoin humain fondamental, tout aussi vital que l’alimentation, la boisson et le logement. Et il s’avère que l’appartenance à part entière à la tribu a ses devoirs et ses privilèges.

    Comme l'explique Berlin, « Pour [Herder] “appartenir” signifie que les gens comprennent ce que vous dites sans que vous ayez à vous lancer dans des explications, que vos gestes, vos paroles, tout ce qui entre dans la communication est saisi sans médiation nécessaire par les membres de votre société. »

    Ayant vécu à Moscou pendant de nombreuses années, j'ai rapidement reconnu ce “don” chez le peuple russe. La société est tellement homogénéisée par de nombreux facteurs, dont la littérature, l'histoire, les coutumes et les traditions, que de parfaits étrangers dans cette société sont capables d'engager librement la conversation entre eux comme s'ils étaient amis d’enfance. Et d'une certaine façon, ils le sont. Le dialogue est rempli de références à la littérature nationale, à l'histoire et à quelques anecdotes salées qui ne nécessitent aucune explication (ou excuses). En même temps, les expressions, les maniérismes et les habitudes idiomatiques font partie intégrante de l’“expérience russe”. On n’a jamais entendu parler en Russie de l’effet paralysant du politiquement correct ; les Russes se moquent d'eux-mêmes, – et des autres, – sans le moindre préjugé. Ce degré élevé de compréhension et de cohésion entre des personnes d'origine similaire, – qu'elles soient citoyennes de Russie, de Chine, d'Israël ou du Mexique, – permet le bon fonctionnement d'une société où la communication entre les personnes se fait naturellement et facilement.

    S'il était vivant aujourd'hui, Herder aurait certainement des jugements sévères pour des pays comme le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Suède et la France sur leur philosophie de “société ouverte”, popularisée d'abord par Karl Popper et mise en œuvre par le financier George Soros. Sa critique n’aurait rien à voir avec le nationalisme ou quelque sorte de xénophobie (en fait, Herder condamnait les nationalistes de toutes couleurs) mais parce que cette conception de “société ouverte”  détruit l’“électricité collective” essentielle à la survie d'une nation. Berlin a utilisé l'exemple d'un natif d'un Portugais essayant de vivre comme un Allemand.

    « La façon dont les Portugais mangent, boivent, marchent, parlent... et leurs lois, leur religion, leur langue, tout ce que nous identifions comme “typiquement portugais”, se réfèrent à un certain modèle, une “Portugaisuité” qui ne correspond pas au comportement allemand correspondant. Il se peut que la conception portugaise du droit ou de l'histoire et la conception allemande de ces choses se ressemblent, mais elles appartiennent à des modes de vie fondamentalement différents. »

    Essayez d'imaginer Berlin et Herder exprimer des pensées similaires en ces jours de conformisme politique devenu fou. Pourtant, ce qu'ils disent n’a rien de plus radical que le bon sens le plus élémentaire, facilement retrouvé par tous ceux qui ont fait le tour du continent, peu importe le nombre de voyages effectués. Si les Européens vivant à quelques centaines de kilomètres les uns des autres ont du mal à respecter les coutumes et les traditions, sans parler de la langue, de leurs voisins les plus proches, comment pouvons-nous raisonnablement nous attendre à un afflux massif de migrants (illégaux) d'Amérique du Sud et du Moyen-Orient aux États-Unis et dans l’UE sans problèmes sérieux ? La réponse est simplement que nous ne le pouvons pas. Le tourisme est une chose, l'immigration clandestine massive en est une autre.

    Il faut souligner que ce dont Herder et Berlin discutaient n'était pas du “racisme” au sens de la xénophobie, qui n'existe vraiment qu’à l'intérieur des esprits les plus arriérés et les plus primitifs. En fait, dans la majorité des centres cosmopolites (où le multiculturalisme est un phénomène naturel, non forcé et en constante évolution), c’est un phénomène marginal. A Moscou, par exemple, des dizaines de milliers d’étrangers visitent la capitale russe chaque jour sans incident. Pendant la Coupe du Monde de la FIFA 2018, des millions de supporteurs du monde entier ont pris d'assaut la Russie, qui a organisé avec succès 64 matches dans onze villes russes.

    Peu d'étrangers ont vraiment peur les uns des autres, sauf en temps de guerre ; la plupart des gens sont ouverts d’esprit et saisissent avec empressement l’occasion de rencontrer des gens de cultures éloignées et diverses. Ce dont les gens ont vraiment peur, cependant, c'est d'être contraints d'accepter, – littéralement du jour au lendemain et sans aucun choix démocratique en la matière, – une invasion d'illégaux qui ne partagent aucune de leurs propres valeurs, coutumes et traditions. Il n'est pas xénophobe de l'admettre, même si ceux qui ont leurs propres arrière-pensées pour faire avancer un programme aussi désastreux crieront au racisme dans tous les médias.

    Ce que les philosophes d’antan comprenaient, c’est que les cultures autochtones se flétriront rapidement et succomberont lorsque les gens deviendront des étrangers les uns pour les autres. Dans une grande partie du monde occidental, on considère aujourd'hui que le fait même de reconnaître les différences entre les personnes, et même entre les sexes, équivaut au racisme. Pour survivre à ce tumulte de la folie actuelle, les peuples du monde occidental doivent consulter leurs philosophes d’antan, – Johann Gottfried Herder pour commencer, – qui n'étaient ni racistes ni nationalistes, mais simplement ouverts d'esprit quant à ce que signifie une véritable communauté et ce qu’elle peut contenir et supporter.

    Robert Bridge (De Defensa, 29 juillet 2019)

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  • CETA, le traité de tous les dangers...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin consacré à la question du CETA, traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne, récemment ratifié par les députés français. Économiste de formation, vice-président de Géopragma et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

                                           

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  • Macron à mi-parcours...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner, cueilli sur le site d'Antipresse et consacré à un bilan de la présidence d'Emmanuel Macron à mi-mandat.

    Penseur important et trop peu connu, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015), L'après-démocratie (L'Age d'Homme, 2001), Douze voyants (Xénia, 2010), De l'extermination (Xénia, 2013), Le temps d'Antigone (Xénia, 2015) ou Un air de guerre (Xénia, 2017), et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019).

     

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    Macron à mi-parcours

    Plus de deux ans se sont maintenant écoulés depuis l’élection d’Emmanuel Macron. C’était en mai 2017. En novembre prochain, le président actuel aura donc effectué la moitié de son mandat. Le clair-obscur s’est aujourd’hui assez largement dissipé. Et donc il est temps de dresser un premier bilan.

    On dira d’abord que Macron sait ce qu’il fait et où il va. Il a un agenda et n’en dévie pas. C’est du moins l’impression qu’il donne. Il est là pour exécuter un certain nombre de tâches, il les exécute donc. Tout ne se passe peut-être pas aussi rapidement qu’il le souhaiterait, mais il maintient le cap. Il va toujours jusqu’au bout de ce qu’il a entrepris. C’est certainement en soi une qualité. Sauf qu’il n’a peut-être pas le choix.

    Concrètement, Macron est un néolibéral assumé. Tout ce qu’il peut privatiser, il le privatise. Dernièrement encore certains aéroports. Mais on ne peut pas tout privatiser. Il recourt alors à la sous-traitance. Macron est un grand spécialiste de ces choses. La perception de l’impôt est aujourd’hui sous-traitée aux entreprises. La censure également, vous l’aurez remarqué: avec la loi Avia, qui investit les plateformes numériques de compétences importantes en ce domaine. L’État les sanctionne si elles font mal leur travail, mais ce n’est plus lui-même, l’État, qui le fait, ce travail. Il réduit ainsi ses coûts de fonctionnement. La perception de l’impôt coûte en revanche très cher aux entreprises. Mais l’État s’en moque bien. Ce sont les méthodes néolibérales. Le néolibéralisme est là avant tout pour faire des économies. Que fait-on avec l’argent ainsi économisé? C’est un autre problème.

    Ouvrons grand les portes…

    Macron n’a évidemment jamais dit qu’il était au service de la mondialisation marchande (il préfère se réclamer de l’écologie, qui en est l’antithèse exacte), mais on ne prend pas non plus trop de risques en le qualifiant de libre-échangiste. Le libre-échange, rien que le libre-échange, tout le libre-échange. En ce sens, l’arraisonnement à l’Europe n’est qu’une première étape. Mais importante. On a vu que Macron avait adopté la méthodologie allemande en la matière. Le récent traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle et la transformation concomitante des deux départements alsaciens en «région européenne d’Alsace» en sont une illustration. Les Allemands ont toujours pensé l’Europe comme «Europe fédérale des régions». C’est ainsi qu’ils la pensent, car ils y trouvent leur intérêt. Reste à se demander si la France y trouve elle aussi son intérêt. On laissera également ce point de côté.

    L’ouverture à l’Europe, c’est bien, mais l’ouverture au monde extra-européen, c’est mieux encore. Les accords commerciaux sont du ressort de Bruxelles, mais les parlements nationaux ont la possibilité de les refuser s’ils ne leur conviennent pas. Or, il y a quinze jours, le gouvernement français a adopté le projet de loi de ratification du Ceta, le traité de libre-échange avec le Canada, qui ouvre le marché européen à «l’élevage intensif bourré aux antibiotiques, maltraitant les animaux», selon les mots du député européen Yannick Jadot (Le Figaro, 4.7.19). On pourrait aussi parler du futur traité avec le Mercosur, que certains dénoncent déjà comme une menace majeure pour la simple survie de l’agriculture française. En revanche il devrait profiter à l’industrie automobile. Macron n’a pas initié cette dynamique, rien ne nous dit non plus qu’il serait en mesure, s’il le voulait, de s’y opposer. Pour autant le grief qu’on lui fait volontiers de chercher à accélérer encore les choses n’est pas, reconnaissons-le, complètement infondé.

    Macron est libre-échangiste mais aussi multiculturaliste. On se souvient qu’en décembre dernier, en pleine crise des Gilets jaunes, il avait signé le pacte de Marrakech sur les migrations, pacte qui fait désormais de l’immigration un droit opposable. Plusieurs gouvernements européens ont refusé de signer ce texte. Cela n’aurait pas de sens de dire que Macron veut transformer la France en société multiculturelle: elle l’est déjà. Mais elle pourrait l’être davantage encore. C’est ce que pense sans doute Emmanuel Macron. On entend souvent dire que le multiculturalisme ne fonctionne pas. Mais le but de ceux qui poussent à la roue en ce domaine n’est pas nécessairement qu’il fonctionne. C’est peut-être juste l’inverse. On peut ne pas aimer le chaos. Mais le chaos peut aussi s’apprécier positivement. On joue à qui perd gagne. Diviser pour régner, s’appuyer sur les minorités pour faire pièce à la majorité rétive ou rebelle, tirer prétexte de l’insécurité ainsi créée pour justifier toujours plus de lois dans toujours plus de domaines, il faut reconnaître que l’État français, en la matière, a acquis un certain savoir-faire. Là encore, rien de neuf. Macron ne fait que mettre ses pas dans ceux de ses prédécesseurs.

    …Et faisons-les taire!

    J’ai parlé autrefois de ces choses — dans L’Avant-guerre civile —, je ne vais pas ici les répéter. Ce sur quoi, aujourd’hui, il faudrait peut-être insister, c’est sur le fait que les dirigeants contrôlent assez bien la situation. Je dis aujourd’hui. Il n’en sera peut-être pas toujours de même à l’avenir. Mais les néolibéraux vivent au jour le jour. Mangeons et buvons, etc. Au pire, ils feront appel à l’armée. L’armée française n’est pas exactement une armée de guerre civile, mais elle pourrait très bien, le cas échéant, le devenir. Aujourd’hui déjà, on le sait, elle est partie prenante à toutes sortes de guerres civiles à travers le monde: en Afrique, au Moyen-Orient, dans les Balkans, etc. L’actuel chef d’état-major des armées (CEMA) a lui-même participé, il y a une vingtaine d’années, à un épisode de guerre civile, très exactement en 1995 à Sarajevo. Cela a été rappelé lors de sa nomination, en juillet 2017, au poste qu’il occupe actuellement. Faisant allusion à cet épisode, Macron l’a en effet décrit comme un «héros reconnu comme tel dans l’armée».

    Car, contrairement à ce qu’on croit parfois, le néolibéralisme n’est pas, purement et simplement, le laisser-faire, laisser passer. Ce n’est pas en vain qu’une des premières décisions de Macron, après son entrée en fonction, a été la pérennisation de l’état d’urgence instauré en 2015 par son prédécesseur. On peut en effet parler de pérennisation, puisque les principales dispositions de l’état d’urgence sont passées dans la loi ordinaire. C’est un moment important dans l’histoire récente de la France. Impossible, par exemple, de comprendre ce qui s’est passé l’hiver dernier à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes sans prendre en compte le fait que les dirigeants peuvent aujourd’hui se revendiquer de la loi ordinaire pour justifier n’importe quelle action ou presque en matière répressive et de maintien de l’ordre: y compris certaines actions qu’on aurait autrefois considérées comme illégales ou contraires à l’État de droit: les arrestations préventives, par exemple.

    Les violences policières de cet hiver sont également à interpréter dans cette perspective. Les auteurs de telles violences et leurs donneurs d’ordre sont aujourd’hui très à l’aise pour envoyer promener toute personne assez mal avisée pour leur adresser la moindre critique ou remontrance. Ils n’en ont rien à faire, et le disent. Ce n’est même pas qu’ils s’estiment au-dessus des lois. Car ils ont la loi pour eux: celle qu’ils ont eux-mêmes concoctée. Étrange situation, à certains égards inédite, où c’est le droit lui-même qui dit qu’on n’est plus dans l’État de droit. Mais je ne sais pas pourquoi je dis inédite. Les totalitarismes du XXe siècle en fournissent toutes sortes de précédents.

    Macron s’était défini lui-même pendant la campagne présidentielle de 2017 comme «chef de guerre». Chef de guerre, peut-être, mais en guerre contre qui? Contre son propre peuple? Ce ne sont pas des choses qui se disent.

    Eric Werner (Antipresse, 21 juillet 2019)

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  • Une disparition d'Internet est-elle possible ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son blog Huyghe.fr et consacré à l'hypothèse d'une disparition d'Internet. Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Fake news - La grande peur (VA Press, 2018). Avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, François-Bernard Huyghe vient de publier Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019).

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    La fin d’Internet

    Internet pourrait-il disparaître ? L’hypothèse semble paradoxale, puisque, par définition, il a été conçu (du moins ses ébauches par la Darpa), pour résister à une guerre atomique. Le principe du réseau (x peut passer par A ou par B pour atteindre C) était précisément pensé dans cette perspective : décentralisation contre interruption ; jamais la communication ne serait empêchée puisqu’elle transiterait par d’innombrables canaux. Mais, bien qu’Internet soit supposé ultra résilient - et on le disait aussi dans les années 90 impossible à censurer ou à limiter et nous savons maintenant que ce n’est pas vrai- une thèse s’est répandue très tôt : celle du « big one », la grande catastrophe, le Pearl Harbour informatique » : puisque sur Internet, chaque point du réseau peut joindre tout autre, tout peut être contaminé par tout. Des think tanks comme la Rand imaginent donc qu’une puissance hostile paralyse l’ensemble du système. Une autre variante, beaucoup plus vraisemblable, serait qu’une opération contre certains systèmes informatiques détraque non pas Internet ou tous les pays, mais certaines fonctions indispensables à la vie d’une nation : plus d’électricité, de banques ou de transports, au moins pendant quelques heures, cela permettrait-il à un adversaire de nous imposer sa volonté ou de produire une effet de chaos irréversible ?

    Toute utopie suscite ses dystopies, toute description d’un monde idéal enfin libéré des contraintes du présent appelle des avertissements en retour : si nous n’y prenons garde, des forces mauvaises détourneront les possibilités de la technologie ou les aspirations des hommes pour construire le pire des mondes : toute la rhétorique de la cyberguerre et de la cybersécurité est basée sur l’hypothèse la plus pessimiste.
    Elle n’est pas absurde sur le plan des principes : tout finira un jour, y compris la planète terre ou l’auteur de ces lignes. Mais comment et pourquoi ?
    On peut, et la thèse à déjà circulé, imaginer une fin d’Internet, soit indirectement par suite d’une catastrophe générale ou d’une crise énergétique grave interdisant de l’alimenter en électricité, soit par insuffisance de bande passante (une thèse à la mode vers 2005), soit délibérément.
    Une première idée serait d’interrompre l’infrastructure physique d’Internet : le système repose sur une couche matérielle (à côté des couches dites logicielles et sémantiques, les règles qui font fonctionner le tout et les messages qui s’adressent aux utilisateurs finaux : des êtres humains). Et tout ce qui est matériel peut être saboté. Peut-on couper les câbles sous-marins par lesquels circulent les échanges ? Intervenir de vive force dans les data centers, sur les routeurs, chez les grande plateformes et en tous lieux - après tout situés dans des immeubles, donc susceptibles d’être attaqués ou ravagés ? Pour le dire autrement : tout ce qui passe sur Internet passe quelque part sur des ordinateurs ou les données sont physiquement stockées quelques part, donc, il y a des lieux que pourraient attaquer des terroristes, par exemple.
    On peut imaginer une cause involontaire de destruction des infrastructures - électriques, par exemple - indispensables pour faire fonctionner le tout. Météorites, ondes, tempête solaire, incendies gigantesques ? Cela devient une question d’échelle pour les désastres naturels. D’une panne d’électricité d’une province à la disparition de la Silicon Valley dans une faille, et à une interruption durable à l’échelle de la planète? - Et pour une action menée par l’homme, sauf à imaginer une secte millénariste qui veuille nous ramener à un stade technologique antérieur, quelle serait leur motivation, si l’on part de l’hypothèse qu’une panne générale frapperait aussi tout pays susceptible de les commanditer ?
    De la même façon, il est permis de fantasmer sur un logiciel malicieux qui infecterait l’ensemble du Net, aurait le temps de s’installe et ne rencontrerait pas de contrepoison à sa mesure ? C’est un scénario sur lequel travaillent des gens très sérieux. Mais à supposer même que l’épée transperce le bouclier - et que des centaines de sociétés high tech avec des milliers de chercheurs qui vivent précisément du repérage et de l’élimination des dangers numériques contagieux n’y puissent rien - quel intérêt stratégique autre que nihiliste ? Nous sommes là typiquement devant le « cygne noir » absolu : un événement d’une probabilité presque inenvisageable (et par définition s’en préserver demanderait des efforts immenses destinés à être renouvelés constamment face à l’ingéniosité de l’attaquant présumé, forcément innovant) mais aux conséquences immenses.
    Ce type de terreurs est nourri par le fait qu’il y a eu des coupures partielles d’Internet, soit du fait d’une décision politique comme en Égypte en 2011, soit de manière accidentelle, comme lorsqu’une paysanne géorgienne de 75 ans, la « hackeuse à la bêche » qui préparait son jardin coupa un fil en cuivre et priva d’Internet une partie de l’Arménie en 2011. Il y aussi eu des projets bizarres. Pour mémoire, rappelons qu’en 2010 des sénateurs américains avaient proposé de créer un kill switch, un bouton d’urgence qui aurait permis au Président américain de couper Internet, comme on coupe le courant, en cas d’urgence.
    En toute hypothèse, définitive ou temporaire, partielle ou planétaire, la coupure d’Internet, s’inscrit dans la logique selon laquelle tout ce qui fonctionne est susceptible d’être détraqué ; elle nous obligerait surtout à penser à nos réactions, aux fonctions et aux soutiens, y compris psychologiques, dont nous serions privés et à nos réactions. Dans un livre digne des modernes collapsologues, mais datant de 1971, Il Medioevo prossimo venturo (le Moyen-âge qui vient), Roberto Vacca, un scientifique italien, imaginait une sorte de panne par contagion (électricité, routes encombrées, paniques dans les villes) qui finissait par balayer notre civilisation. Et c’était avant Internet.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 20 juillet 2019)

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  • L’héroïsme de pacotille des nouvelles égéries progressistes...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Anne-Sophie Chazaud, cueilli sur Figaro Vox et consacré aux égéries du progressisme, vendues et sur-vendues par les médias du système... Philosophe et haut fonctionnaire, Anne-Sophie Chazaud est l'auteur d’un livre à paraître aux éditions du Toucan consacré à la liberté d’expression.

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    L’héroïsme de pacotille des nouvelles égéries progressistes

    Elles s’appellent Greta Thunberg, Carola Rackete, Megan Rapinoe… Elles circulent avec aisance à travers les airs, les routes et les océans dans un monde qui, d’une certaine manière, leur appartient, afin d’y répandre la bonne parole. Elles font la une des médias, sont portées au firmament par les faiseurs d’opinion «progressistes» (autoproclamés tels), figures de proue de quelqu’improbable armada de la post-modernité bien-pensante. Elles jouent au foot, empochent de prestigieux trophées, pilotent des navires, bravent supposément les interdits, défient les puissants de la planète (surtout occidentale, c’est moins risqué) en décelant paraît-il le CO2 à l’œil nu, alertant sans relâche sur les dangers du réchauffement climatique, du sexisme, de l’homophobie, du racisme atavique de l’homme blanc ou de quelqu’autre grande cause à la mode…

    Ces figures portent des combats, des convictions, qui sont celles du camp du Bien à l’ère politiquement correcte et c’est leur droit le plus absolu: abolition des frontières, écologie, néo-féminisme, luttes pour les minorités, multiculturalisme, rien ne manque et toutes les panoplies du combat sociétal sont représentées comme à la parade.

    Pourtant, si ces égéries sont, pour la plupart, dotées de compétences et de personnalités particulières, ce qui les a conduites là où elles sont, les modalités de leurs interventions et leurs prises de position semblent, sous couvert d’impertinence, bien conventionnelles et bien peu audacieuses au regard de la morale ambiante et dominante dont elles ne font que répandre docilement les poncifs.

    Dans un discours halluciné prononcé lors du retour victorieux de l’équipe américaine de football dont elle est la capitaine, à New York ce 10 juillet, Megane Rapinoe a probablement, en plus de son trophée sportif, remporté également celui de la célébrité progressivo-compatible ratissant le plus large, afin de ne laisser échapper aucune miette de cet indigeste gâteau revendicatif. Celle qui s’était distinguée en déclarant avec subtilité qu’elle ne se rendrait pas à «la putain de Maison Blanche» dans un grand moment d’élégance (qui n’a pas été du goût de nombreux Américains) ou qui refuse ostensiblement de chanter l’hymne national, n’est jamais en reste pour adopter les postures les plus donneuses de leçons possibles: invitant tel un télévangéliste chacun à «être meilleur» (au football?), la joueuse de Seattle, solidement campée sur ses petits crampons, n’hésite pas à prendre à tous propos son bâton de pèlerin pour défendre tout à trac les homosexuels (dont on ignorait qu’ils étaient encore institutionnellement persécutés aux États-Unis), les différentes communautés qui sont autant de gruyères dans lesquels faire des trous d’un marché lucratif, pour fustiger les bases naturellement perverses et pourries de son pays, et autres combats ou nobles causes se découvrant à marée basse.

    On peut toutefois s’interroger sur le niveau réel de bravoure que cela requiert pour quelque star que ce soit de s’opposer publiquement au président Trump et de relayer en battant sa coulpe le sanglot de l’homme blanc. Cette hostilité affichée ne constitue-t-elle pas au contraire un passage obligé? N’est-ce pas plutôt l’inverse qui serait particulièrement dangereux et risqué? Imagine-t-on le traitement médiatique et la popularité d’une quelconque célébrité se déclarant ouvertement pro-Trump ou hostile aux vagues migratoires incontrôlées, ou considérant que les combats sociétaux ont été assez loin et qu’il est peut-être temps de cesser d’hystériser et d’exacerber les revendications minoritaristes? Celle-ci récolterait sur-le-champ l’opprobre et sa carrière serait barrée. L’originalité, la transgression de ces postures vindicatives, le grand frisson de l’interdit bravé qu’elles représentent sont de pure façade et masquent la vacuité d’un système qui s’autopromeut complaisamment. Ces postures constituent à la fois la bibliothèque rose de l’engagement public mais aussi l’indispensable sésame pour recueillir la précieuse onction médiatico-mondaine laquelle n’est, comme chacun sait, pas décernée par l’électorat populaire de Donald Trump.

    Dans un autre style, la jeune (et légèrement inquiétante) Greta Thunberg, manifestement échappée de quelque thriller scandinave, n’est pas en reste, sillonnant l’espace européen pour sensibiliser les grands de ce monde quant aux méfaits du réchauffement climatique. Elle-même fait d’ailleurs l’objet d’une évidente instrumentalisation de la part de son entourage et de certains militants écologistes et investisseurs experts en greenwashing qui la poussent ainsi sous les feux des projecteurs, sans souci de préserver sa jeunesse ou son évidente fragilité. On peut pourtant se demander si se placer ainsi du point de vue de la jeunesse pour interpeller des adultes dont on postule a priori qu’ils sont fautifs, inconscients et irresponsables est si audacieux, si risqué, si dangereux, si anticonformiste, dans une société où les parents sont systématiquement culpabilisés, où toute forme d’autorité et d’expertise dans la prise de décision est contestée, comme le démontre par exemple la logique théorique inhérente à la récente loi dite «anti-fessée» laquelle vient, précisément, de l’exemple (pourtant désormais contesté) de la Suède qui fut naturellement précurseuse en la matière. L’infantilisation du combat social et l’infantilisme sociétal vont main dans la main depuis une bonne quarantaine d’années: pour l’audace, la nouveauté et la disruption, il faudra donc repasser.

    Carola Rackete, quant à elle, médiatique capitaine allemande du navire «humanitaire» Sea Watch, qui a accosté de force à Lampedusa avec l’onction de toute la bien-pensance européenne, ne prend pas non plus grands risques à relayer la ligne autoritaire et dominante imposée par exemple par le Traité de Marrakech ou par la vulgate libre-échangiste en matière d’acceptation de l’immigration non maîtrisée. C’est contester cette dernière qui constitue une prise de risque au regard de la morale ambiante. S’opposer théâtralement à Matteo Salvini est le plus sûr moyen de se notabiliser, de s’attirer les sympathies du camp progressiste, d’en recueillir là encore l’onction et la reconnaissance. C’est la garantie d’une carrière médiatique assurée. Peu importe que cela se fasse en surfant sur le business des passeurs et autres trafiquants de chair humaine et de main-d’œuvre à bas coût: tous les moyens seront bons pour asseoir la vulgate en vogue et le marché qui l’accompagne.

    Le «progressisme» on le sait fonctionne par oppositions binaires et manichéennes entre le Bien et le Mal. Ce paradigme permet une simplification du débat public mais aussi une stigmatisation prompte de ceux dont on disqualifiera ainsi les points de vue déviants. Cette partition sommaire entre les «déplorables» (comme les avait nommés sans vergogne Hillary Clinton) et les fréquentables se reflète aussi dans le schématisme caricatural de ces égéries, lesquelles finissent par conséquent par ressembler plutôt à des produits marketing. Les marchés de niche des Social Justice Warriors ont tendance à créer des combattants qui s’apparentent in fine plutôt à des têtes de gondoles. Gageons donc qu’elles seront pareillement remplaçables, au gré des évolutions du marché de la revendication, ou en fonction de l’air du temps.

    Anne-Sophie Chazaud (Figaro Vox, 15 juillet 2019)

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  • Pas de « défense économique » sans « attaque économique »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré à la défense économique. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire.

     

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    J.-P. Duranthon : Pas de « défense économique » sans « attaque économique »

    De façon assez discrète, le gouvernement réorganise ses services chargés d’œuvrer de manière non militaire à la défense du pays. Après les différentes structures de renseignement c’est au tour des structures économiques d’être repositionnées. Alors qu’une rivalité entre les services d’intelligence économique de Bercy et de Matignon (auquel le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale – SGDSN – est rattaché) créait depuis longtemps des tensions néfastes, une clarification des rôles de chacun est intervenue récemment. Le schéma retenu, si l’on en croit la presse, pour coordonner l’action de tous les intervenants n’est pas vraiment caractérisé par une grande simplicité : c’est le service de sécurité économique (SISSE) du ministère des Finances qui coordonne le dispositif, donc l’action du comité de liaison entre les ministères concernés par les dossiers traités par le Conseil national de défense (le « COLISE ») ainsi que le volet économique de l’action des différents services de renseignement ; mais, pour mener à bien cette mission, le SISSE agit sous la présidence du directeur du SGDSN. Il faut donc faire preuve d’optimisme pour imaginer que l’enchevêtrement des compétences respectives des différentes entités concernées sera toujours harmonieux. Mais cette volonté d’organiser l’action des différentes structures doit être saluée, de même que le choix du vocable utilisé : il y a peu, parler d’ « intelligence » (au sens anglo-saxon du terme, celui de « renseignement ») économique était jugé provocateur dans certains milieux, assumer aujourd’hui la nécessité d’une « défense économique » montre que le réalisme fait parfois des progrès.

    De cette initiative peut être rapprochée la publication, le 26 juin, du rapport élaboré, à la demande du Premier Ministre, par le député Raphaël Gauvain, dont le titre est à lui seul révélateur d’un nouvel état d’esprit (« Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ») et dont certaines affirmations témoignent d’une volonté de ne pas se voiler la face : « Les Etats-Unis ont entraîné le monde dans l’ère du protectionnisme judiciaire… Les entreprises françaises ne disposent pas aujourd’hui des outils juridiques efficaces pour se défendre contre les actions judiciaires extraterritoriales engagées à leur encontre… Les actions engagées (par les Etats-Unis) semblent motivées économiquement et les cibles choisies à dessein ». Même si, sur le fond, il n’y a là rien de nouveau, l’affirmer de manière aussi claire et quasi-officielle est loin d’être neutre.

    Réjouissons-nous donc de ces évolutions. Reste à savoir quelles en seront les conséquences pratiques. Car poser les problèmes et mieux se coordonner pour les traiter ne sont que des préalables à l’action. A cet égard quatre principales questions se posent.

    La première interrogation porte sur ce que l’on veut protéger. La volonté de Bercy est surtout d’éviter que des entreprises françaises qui constituent un enjeu technologique, industriel ou économique passent sous le contrôle d’entreprises étrangères, une attention particulière étant portée aux PME et aux start-up, nécessairement plus fragiles et qui ont régulièrement besoin de ressources supplémentaires qu’elles peinent souvent à trouver en France, où les investisseurs n’aiment pas beaucoup le risque et sont découragés à l’aimer. Mais de quelles entreprises parle-t-on ? Celles dont le siège social, ou le principal centre de recherche, est implanté en France ? Celles dont la majorité des actionnaires, ou ceux qui contrôlent ses instances dirigeantes (quand ils existent), sont français ? Celles dont le gouvernement a considéré qu’elles interviennent dans un secteur jugé par lui stratégique, ou qu’elles sont indispensables à l’équilibre du tissu industriel local ? Celles qui ont en France la plus grande part de leur chiffre d’affaires ou de leur effectif, ou le syndicat le plus remuant, etc. ? Ou bien, plus simplement, une entreprise a-t-elle autant de nationalités que d’implantations, auquel cas le concept est vidé de son sens et l’on n’a guère avancé pour définir les enjeux de la défense économique ?

    Une autre approche pour répondre à cette première interrogation consiste à prendre en compte les menaces que recèlent les nouvelles technologies, en particulier les technologies numériques : Thierry Breton, le PDG d’Atos, estime qu’après avoir réussi à maîtriser les trois espaces territorial, maritime et aérien, les hommes doivent aujourd’hui apprendre à dominer l’ « espace informationnel », pour éviter de passer sous la domination d’entreprises ou d’Etats qui utiliseraient les données qu’elles recueillent pour remettre en cause la souveraineté de tiers ; il plaide donc — c’est bien sûr son intérêt mais cela ne disqualifie pas pour autant son propos — pour la constitution dans ce domaine de champions mondiaux et pour un soutien accru à l’intelligence artificielle, seule capable d’exploiter des quantités énormes de données. L’image des quatre espaces est belle mais la problématique n’est-elle pas plus large ? Doit-on protéger le potentiel économique d’un pays ou les conditions qui permettent à ce pays d’acquérir ce potentiel, d’en profiter et de le développer ? Auquel cas il est difficile de donner des limites à ce qui relève de la seule « économie » : la « défense économique » n’est jamais qu’un aspect de la défense tout court.

    La deuxième interrogation concerne le fait de savoir contre quoi, ou qui, l’on doit se « défendre ». Le problème ici vient de ce que les alliances militaires ne recouvrent pas nécessairement les communautés d’intérêt économique, ce qui vient en contradiction avec la conclusion du point précédent. Même s’il faudrait être bien naïf pour s’imaginer que les alliances militaires sont fondées sur le précepte cher aux mousquetaires de d’Artagnan et que les Etats y oublient leurs intérêts pour ne penser qu’au bien du groupe, les porosités sont plus fortes dans le domaine économique, qui est de plus régi par des horizons temporels différents de ceux des alliances militaires. Les entreprises, plus que les Etats, ignorent les frontières. Si la ligne Maginot s’est révélée être une illusion militaire, les murs sont encore plus facilement contournables dans le domaine économique ; seuls les financiers font semblant de croire aux chinese walls.

    L’efficacité économique d’un pays repose aujourd’hui sur une conjonction de grosses entreprises qui sont les leaders de leur secteur d’activité et de start up agiles : les premières doivent avoir une taille mondiale, ce qui passe nécessairement par des alliances, de formes diverses, avec des entreprises étrangères, alliances qui les obligent à concilier les intérêts de plusieurs nations, voire à acquérir une double ou triple nationalité, comme Renault-Nissan et Air-France-KLM se relaient pour nous le rappeler ; les secondes doivent pouvoir séduire chercheurs, innovateurs et investisseurs là où ils se trouvent et pas seulement dans leur pays d’origine, à supposer que celui-ci ait pu les conserver. Seuls les pays-continents peuvent envisager de se développer de manière à peu près autonome mais les nouvelles Routes de la Soie montrent que vient un temps où cela ne suffit plus et où il faut sortir de ses frontières. Dans ces conditions, il n’est pas facile d’agir autrement qu’au cas par cas et de définir a priori une stratégie, ce qui serait pourtant nécessaire pour être efficace. Ne poussons pas, toutefois, le raisonnement trop loin : certains pays et certaines entreprises ont une stratégie de conquête quasiment affichée et leurs projets nécessitent d’être examinés sans qu’il soit nécessaire de tergiverser longtemps.

    La troisième interrogation concerne les moyens pouvant être utilisés au titre de la défense économique. Certains relèvent de problématiques juridiques, la puissance publique devant autoriser, ou pouvant s’opposer, à la prise de contrôle d’une entreprise française par une entreprise étrangère : le « décret Montebourg » de 2014, qui renforce un texte de 2005, en est un exemple. Le problème est que ces dispositifs, s’ils traitent de manière indifférenciée toutes les entreprises étrangères, peuvent entrer en conflit avec des directives européennes (voir les débats relatifs aux golden shares), voire avec les normes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). D’autres moyens d’intervention supposent l’existence de ressources publiques pouvant être investies dans l’entreprise qui demande à être défendue ou qui veut financer un programme de recherche ou de développement stratégique (les aides à la production étant prohibées, sauf exceptions) : la France s’est, avec la Banque Publique d’Investissement (BPI) d’une part, les programmes d’investissement d’avenir (PIA) financés par des emprunts comptabilisés de manière spécifique, d’autre part, dotée d’outils financiers adéquats mais ceux-ci font pâle figure par rapport aux fonds d’investissement des grands pays, ou de pays qui, tels les pays pétroliers – y compris la Norvège -, ont accumulé des réserves financières importantes. La nationalisation peut constituer une arme de défense ultime mais elle ne saurait être plus qu’une situation d’attente donnant le temps de trouver une solution plus durable.

    Mais la problématique traditionnelle atteint vite ses limites. En premier lieu, une entreprise a peu de chance de se développer dans un pays qui s’affaiblit et dont la situation économique se dégrade : les entreprises dont l’essor est constaté sur les seuls marchés étrangers quittent rapidement leur pays d’origine pour transférer leurs actifs stratégiques dans la région où leur chiffre d’affaires est le plus important et où elles trouvent le plus facilement les financements qui leur sont nécessaires. La défense économique d’un pays passe d’abord par la prospérité économique de ce pays. En second lieu, les moyens d’intervention traditionnels sont impuissants devant certaines méthodes ou technologies nouvelles : d’une part, l’importance des technologies numériques et les pouvoirs qu’elles confèrent aux entités qui les maîtrisent donnent à celles-ci une puissance qui contourne les pouvoirs juridiques et financiers ; d’autre part, l’extraterritorialité du droit américain, à laquelle personne n’a, jusqu’ici, trouvé la possibilité de s’opposer, l’Iran n’est plus payé pour le savoir, fait voler en éclat les règles du jeu traditionnelles et crée de fait une dépendance qu’aucun traité, aucune norme ne prévoit mais devant laquelle les outils traditionnels de la défense économique sont impuissants.

    Reste la dernière interrogation, classique désormais, celle consistant à savoir quelle est la bonne échelle géopolitique pour mener cette politique : nationale ou européenne. Ceux qui réfléchissent à ces sujets considèrent très généralement que rien d’efficace ne peut être fait autrement qu’au niveau européen, mais les faits sont parfois têtus, comme l’a par exemple montré la nationalisation, à l’été 2018, des chantiers navals de STX pour éviter qu’ils ne passent sous le contrôle absolu de Fincantieri, l’Italie pouvant pourtant difficilement être accusée d’impérialisme planétaire. Le réalisme oblige à reconnaître qu’à part le Royaume Uni – mais celui-ci veut encore croire qu’il n’est pas qu’européen – les autres pays européens ne raisonnent pas en termes de défense économique et, s’ils défendent bien sûr leurs intérêts économiques nationaux, considèrent que cette défense n’est pas antinomique avec une prise de contrôle étrangère. La Commission, pour sa part, estime que le concept de défense économique est trop proche de celui, honni, de politique industrielle et ne saurait agir autrement qu’au nom de la concurrence ou de l’urgence climatique. Le gouvernement français a pour ambition de faire partager ses analyses et ses dispositifs juridiques par ses partenaires, espérons que cette ambition sera couronnée de succès.

    Il y a par conséquent encore beaucoup de travail à faire pour que les responsables de la défense économique aient à leur disposition une doctrine et des moyens d’action efficaces. Mais n’oublions pas que, comme l’affirment les Clauzewitz des cafés du commerce, « la meilleure défense, c’est l’attaque » : la façon la plus efficace de préserver et de pérenniser le potentiel économique d’un pays, c’est de faire en sorte qu’il dispose d’entreprises performantes, capables d’affronter la concurrence internationale, d’investir dans les technologies d’avenir et de conquérir des marchés à l’export. Le rôle de l’Etat est de le leur permettre, et aussi, parfois, de passer lui-même à l’attaque, ainsi qu’il lui est arrivé de le faire, par exemple lorsqu’il a fait condamner en 1999 par l’OMC le dispositif américain du Foreign Sales Corporation (FSC). Ne nous contentons pas de la seule défense économique.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 8 juillet 2019)

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