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Points de vue - Page 149

  • Emmanuel Macron, Président du « parti de l’ordre »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de l'économiste Jacques Sapir, cueilli sur Les Crises et consacré à la ligne politique d'Emmanuel Macron face à la révolte des Gilets jaunes.

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    Emmanuel Macron, Président du « parti de l’ordre »

    Emmanuel Macron s’était présenté comme le candidat du « parti du mouvement ». Moins de deux ans après son élection, il est devenu le Président du parti de l’ordre. Les interpellations d’Eric Drouet et de ses camarades dans la nuit du 2 au 3 janvier, mais aussi les 219 incarcérations qui ont eu lieu depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, et les nombreux blessés graves que l’on a au à déplorer lors des manifestations le prouvent. Ce n’est pas par hasard si l’on utilise ici les termes de « parti du mouvement » de « parti de l’ordre ». Ils servaient à analyser la polarisation politique en France au XIXème siècle, et ils furent repris dans de nombreux ouvrages de science politique. Il y a aujourd’hui une certaine ironie à ce que le fondateur d’un mouvement appelé En Marche, ait finalement choisi le parti de l’immobilité, et en réalité – car ce fut le cas du « parti de l’ordre » au XIXème et au XXème siècle – de la réaction.

    La mutation d’Emmanuel Macron

    Cette mutation n’est ni étonnante, ni accidentelle. Elle était même prévisible. Au début de l’année 2017 j’avais, à la télévision russe (RT en anglais), expliqué en quoi tant Emmanuel Macron que François Fillon représentaient des candidats du passé, ou si l’on préfère de la réaction. J’avais même retraduit le texte en français et installé cette traduction sur mon blog [1], ce qui me fut d’ailleurs reproché, au point que ce fut l’un des prétextes utilisés pour me censurer. Emmanuel Macron est un parfait représentant des élites métropolisées et mondialisées face au soulèvement de la « France périphérique » [2] .

    Or, c’est le soulèvement de cette « France périphérique » qui a dévoilé la nature réelle du projet politique et économique d’Emmanuel Macron. C’est le choc engendré par le soulèvement de ces couches sociales qui a provoqué le raidissement conservateur ultime de son pouvoir et qui l’a fait basculer, au vu et au su de tous, du « parti du mouvement » au « parti de l’ordre ». Ce basculement a d’abord eu comme effet la répression extrêmement violente des diverses manifestations qui ont eu lieux depuis la fin du mois de novembre. Non que toutes ces manifestations aient été pacifiques. Tout le monde a pu voir que des groupes ultra-violents, ou uniquement motivés par le pillage, s’étaient infiltrés dans ces manifestations. Mais, tout le monde a pu AUSSI constater que les brutalités policières ont bien souvent commencées avant l’irruption de ces groupes ultra-violents, et que les pilleurs ont parfois bénéficié d’une bien étrange immunité. L’emploi d’armes de tir (ce que l’on appelle les « Flash Ball ») pour viser les parties hautes du corps des manifestants ainsi que la tête doit être dénoncé. Un certain nombre de manifestants ont été éborgnés ou défigurés par ces armes [3]. On ne compte plus, hélas, les cas de pertes de mains, d’œil, de traumatismes crâniens ou de fractures du crane. Tout cela sans compter le cas de cette femme de Marseille tuée par une grenade alors qu’elle fermait ses volets au quatrième étage, un cas qui a manifestement peu ému les éditorialistes des grands médias…

    L’Inspection Générale de la Police, l’IGPN a d’ailleurs ouvert au moins 48 dossiers sur ces violences. L’association Amnesty International a dénoncé les violences policières dans le cours de ces manifestations [4]. Au-delà, ces violences posent la question suivantes : le gouvernement, car nul ne peut croire qu’il puisse s’agir seulement de « bavures » individuelles même si elles existent incontestablement, le gouvernement donc a-t-il délibérément décidé de provoquer un sentiment de terreur afin de décourager les manifestants ? La mise en scène de ces violences par le gouvernement est un élément qui incite à le penser. On peut ici opposer l’attitude du Ministre de l’intérieur et celle du Préfet de Police à celle de l’homme qui fut Préfet de police en mai 1968, M. Maurice Grimaud [5], et dont les consignes et ordres permirent d’éviter le pire lors de manifestations qui étaient en réalité bien plus violentes que celles des différents « actes » des Gilets Jaunes.

    Emmanuel Macron et le « débat national »

    Le Président de la République a annoncé, dans son allocution du 10 décembre, un grand « débat national ». Pourtant, les revendications du mouvement des Gilets Jaunes sont bien connues : elles portent sur la justice fiscale, le pouvoir d’achat, et la nécessité de renforcer les mécanismes démocratiques dans notre pays. Sur ce dernier point, ces revendications se concentrent sur le référendum d’initiative citoyenne, qui pourrait être un remède à l’inachèvement démocratique des institutions de la France [6]. Dans son allocution du 31 décembre, allocution dite des « Vœux », le Président a pourtant réaffirmé sa volonté de mener à bien des réformes, dans l’assurance chômage, l’organisation des services publics ou sur les retraites. Soumettra-t-il ces réformes au « débat national », ce qui serait dans la logique de ce dernier ? Car, ces « réformes » ont toutes un très fort impact potentiel avec les questions qui ont émergé du mouvement des Gilets Jaunes. Ainsi, la soi-disant réforme de l’assurance chômage, dont on peut penser que le décret pris au début de l’année est une anticipation, entend stigmatiser au moins 4,5 millions de personnes (et en réalité au dessus de 6 millions), du fait de l’existence de 300 000 postes de travail non pourvus, soit dans un rapport d’1 sur 20. De même, la réforme des services publics, si elle est menée dans l’esprit des réformes antérieures, et en particulier de la SNCF, aboutira à sacrifier toujours plus la « France périphérique » au profit des grandes métropoles et de la partie boboïsée de leur population. Enfin, ce que l’on annonce de la réforme des retraites, et en particulier l’adoption d’un système par points et d’une forte réduction des pensions de réversion aura des conséquences négatives considérables sur la partie la plus fragile des retraités.

    On peut donc penser que non ; le Président n’aura nulle envie de soumettre ses « réformes » à consultation populaire. Alors, si la nécessité de « cadrer » un débat, pour des raisons d’efficacité qui sont évidentes et qui renvoient à la théorie de l’information, n’est pas discutable, on sait aussi que le contrôle sur les ordres du jour est une des formes les plus classiques de capturer à son profit un processus démocratique [7]. C’est pourquoi il conviendra de lire avec attention la « lettre » que le Président entend envoyer à tous les français. C’est cette lettre qui déterminera si le Président est honnête dans sa volonté d’organiser un « débat national » ou s’il entend seulement se livrer à une opération bassement politicienne. De ce point de vue, l’interview de Christophe Bouillaut sur le site Atlantico se révèle riche d’enseignements [8].

    Car, le « débat national » est déjà en train d’avoir lieu. Les « cahiers de doléances » mis à disposition du public dans de nombreuses mairies de communes rurales nous donnent à voir quelles sont les questions que les français aimeraient discuter dans ce « débat ». Un comportement démocratique de la part du Président aurait été de prendre acte de ce qui existe. Mais, pour cela, encore faudrait-il qu’il rétablisse le contact, depuis longtemps perdu, entre le sommet du pouvoir et cet échelon essentiel de la démocratie que sont les petites communes. Il faudrait aussi qu’il admette qu’un débat sans sanction n’est pas un débat. L’engagement de soumettre les réformes projetées à la sanction des français une fois le débat achevé, par exemple sous la forme d’un référendum, serait, de la part d’Emmanuel Macron le signe le plus juste et le plus indubitable, qu’il a bien entendu ce que les français ont voulu dire. A contrario, la volonté d’émasculer le débat, et de continuer comme si de rien n’était à promouvoir des réformes dont l’impact sur la vie quotidienne des français sera évident, sera le signe le plus évident que ce Président n’a rien appris ni rien oublié.

    Le « parti de l’ordre » et le désordre

    Emmanuel Macron s’affirme donc comme un tenant du « parti de l’ordre », et parfois dans tous ses excès. Mais, contribue-t-il à l’ordre républicain ? Remarquons que cet ordre est quelque peu asymétrique. Si la presse, souvent aux ordres, s’est largement déchaînée sur les dégradations – condamnables – survenues lors des manifestations des Gilets Jaunes, elle a été bien plus silencieuse quant aux centaines de voitures brulées lors de la nuit du 31 décembre. De plus, rien de comparable aux déploiements spectaculaires des forces de l’ordre lors de ces dites manifestations n’a été vu pour sécuriser des quartiers où se produisent, maintenant depuis des années, des violences récurrentes lors des nuits du 1er de l’an.

    Mais, de plus, que ce soit dans les mots qu’il utilise, comme l’emploi tout récent de « foules haineuses » pour stigmatiser le mouvement des Gilets Jaunes, ou ses déclarations plus anciennes sur les « fainéants » et « ceux qui ne sont rien », ou que ce soit dans certains des actes qu’il a inspirés voire commandités, comme l’arrestation d’Eric Drouet ou la destruction contestable des points de rassemblements établis par les Gilets Jaunes (destructions qu’une avocate a fait déclarer illégales), il y a une incontestable volonté provocatrice. Comment appelle-t-on alors celui qui se pose en défenseur de l’ordre mais qui par ses propres actions créé le désordre ? On peut même aller plus loin. Si Emmanuel Macron avait, dans une courte déclaration (et l’on sait combien il a tendance à s’étendre), reconnu l’existence de problèmes sociaux importants et annulé l’accroissement des taxes sur les carburants et annoncé le coup de pouce au pouvoir d’achat, toutes choses qu’il a faites le 10 décembre, dès le 1er ou le 2, on peut penser que le mouvement se serait calmé de lui-même. Car, si l’on peut toujours trouver ici ou là des personnes qui ne sont motivées que par le désordre et le profit qu’ils peuvent en tirer, la moindre des honnêteté serait de reconnaître que la force, l’ampleur et la violence du mouvement sont le produit de l’insatisfaction de revendications essentielles. Ces revendications n’ont d’ailleurs reçues qu’une satisfaction très partielle, ce qui contribue à enraciner le mouvement dans la durée.

    Il est des dirigeants qui ne comprennent pas la différence qu’il peut y avoir entre un accès de révolte et un mouvement plus profond. Il est aussi des dirigeants qui ne comprennent pas comment on peut glisser de l’un à l’autre. Et, ce glissement est largement le produit de l’incapacité ou de la surdité des gouvernants. A l’annonce de la prise de la Bastille, on dit que Louis XVI déclara, interrogatif : « c’est une révolte ? » et que l’un de ses courtisans lui répondit « non, Sire, c’est une révolution ». Que l’échange soit réel ou inventé après coup, il témoigne de la dangereuse pente dans laquelle glissent les pouvoirs qui ne comprennent pas les événements qui surviennent, qui en minorent tout d’abord l’ampleur puis la signification. Emmanuel Macron a-t-il commis la même erreur ? C’est bien probable. Glisse-t-il sur la même pente ? Seul l’avenir peut le dire. Mais, s’il persiste à ne pas entendre ce que lui disent les français, s’il persiste dans ses provocations, qu’elles soient volontaires ou non, il y a fort à penser qu’il contribue à transformer un mouvement au départ limité en une réelle révolution.

    La peur du peuple est, bien souvent, le début de la sagesse pour les dirigeants. A l’évidence, Emmanuel Macron n’a pas encore eu assez peur.

    Jacques Sapir (Les Crises, 5 janvier 2019)

     

    Notes :

    [1] https://russeurope.hypotheses.org/5888

    J’écrivais alors, au sujet d’Emmanuel Macron : « Se faisant le candidat de l’Ubérisation de la société, Emmanuel Macron, derrière un langage faussement moderne, n’est en fait que l’avocat d’un retour au début du XIXème siècle, un retour au « domestic system » d’avant la révolution industrielle. Il est ici frappant de constater que le candidat même qui se prétend le plus « moderne », celui qui ne cesse de vanter les vertus de ce qu’il appelle « l’économie numérique », est en réalité un homme du passé. Mais, Emmanuel Macron est un homme du passé à un deuxième titre. S’il se présente comme un « homme nouveau », voire – et cela ne manque pas de sel – comme un candidat « anti-système »[[1]], il convient de rappeler qu’il fut étroitement associé, que ce soit comme conseiller de François Hollande ou comme Ministre de Manuel Valls, à la politique désastreuse mise en œuvre durant ce quinquennat. Or, cette politique à rajouté, de février 2013 au début de cette année, plus de 400 000 chômeurs au nombre considérable que nous avait laissé le tandem Sarkozy-Fillon. »

    J’écrivais aussi, à propos de Marine le Pen : « Mme Marine le Pen s’appuie sur un électorat extrêmement stable, largement composé de personnes convaincues, et qui défie toutes les approximations et autres effets de manche cherchant à le qualifier « d’extrême droite » et même, sans aucune peur du ridicule, de « fasciste ». Si des franges extrémistes peuvent se joindre à cet électorat, sa réalité correspond très largement à ce que le géographe Christophe Guilluy a appelé la « France périphérique ».

    [2] Guilluy C., La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014

    [3] Diverses sources permettent de faire le recensement (partiel) de ces incidents : https://www.liberation.fr/checknews/2018/12/04/gilets-jaunes-quel-est-le-bilan-officiel-des-morts-blesses-et-interpelles-depuis-le-debut-du-mouveme_1695762 , http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/12/09/97001-20181209FILWWW00099-videos-gilets-jaunes-des-violences-policieres-denoncees.php, https://www.lepoint.fr/societe/manifestations-la-police-est-elle-de-plus-en-plus-violente-17-12-2018-2279793_23.php. , https://www.streetpress.com/sujet/1495554039-morts-victimes-police .

    [4] https://www.liberation.fr/direct/element/amnesty-international-denonce-les-violences-policieres-dans-les-manifestations-de-gilets-jaunes_91530/

    [5] https://www.lci.fr/societe/commemoration-des-50-ans-de-mai-68-maurice-grimaud-ce-prefet-de-police-de-paris-qui-a-evite-le-pire-lors-des-manifestations-2083405.html

    [6] Bertrand Renouvin a publié sur son blog un entretien avec Pierre Rosenvallon sur cette notion d’inachèvement démocratique réalisé à l’origine pour le numéro 36 de la revue « Cité » – Deuxième trimestre 2001. : http://www.bertrand-renouvin.fr/

    [7] S. Holmes, “Gag-Rules or the politics of omission”, in J. Elster & R. Slagstad, Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, (1988), pp. 19-58.

    [8] https://www.atlantico.fr/decryptage/3562632/lettre-aux-francais-pour-cadrer-le-grand-debat–emmanuel-macron-ou-l-anti-discours-de-la-methode-christophe-bouillaud

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  • Entre révolte sociale et rébellion identitaire, esquisse d’une révolution politique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Didier Beauregard, cueilli sur Polémia et consacré à la révolte des Gilets jaunes, une révolte à la fois sociale, identitaire et politique...

     

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    Gilets Jaunes. Entre révolte sociale et rébellion identitaire, esquisse d’une révolution politique

    L’ensemble des commentateurs médiatiques l’a ressenti d’emblée, le mouvement des gilets jaunes, centré sur la problématique des taxes et du pouvoir d’achat, dépasse largement le cadre traditionnel d’une lutte sociale classique. Il s’est imposé comme une contestation de portée systémique. La remise en cause des castes dirigeantes en constitue le fil conducteur.

    Ce premier constat, partagé par tous, parce qu’exprimé par les gilets jaunes eux-mêmes, cache cependant une réalité plus profonde qui peine encore à s’affirmer, alors qu’elle représente l’élément le plus subversif de cette contestation : la rencontre entre une révolte sociale et une rébellion identitaire. Cette dimension identitaire est la ligne de front décisive qui donnera sa pleine nature au mouvement des gilets jaunes, c’est-à-dire celle d’une contestation globale du pouvoir en place. Non pas seulement celui du gouvernement Macron, mais aussi de l’idéologie dominante des quatre ou cinq dernières décennies et de l’ordre politique que ce pouvoir a engendré.

    La réalité de cette contestation existe déjà par le seul fait de la composante de la mobilisation populaire. Une mobilisation de la France d’en bas, du peuple blanc des périphéries que la dominance idéologique a effacé de ses représentations collectives, sauf à le portraiturer négativement pour sa dangerosité raciste et son inaptitude à la modernité culturelle et économique, type « gaulois réfractaire ». Enfermé dans cette représentation de « beauf », le Français populaire, soit encore la majorité des habitants de ce pays, avait vocation à disparaître en tant qu’identité vivante après avoir (quasi) disparu des représentations collectives dignes d’intérêt. La sémantique de la dominance ayant même poussé le vice jusqu’à qualifier de « quartier populaire », les grandes périphéries urbaines d’où le peuple avait été chassé, après avoir été dégagé auparavant des centres villes des métropoles.

    La cause était entendue, la France c’est la « Diversité », les minorités (« l’autre » mythifié) sont le moteur du progrès social et le peuple autochtone, le peuple « de souche », n’existe pas, sauf à le définir en mode négatif ou répulsif. Mais voilà, la réalité d’une identité ne se détermine pas par ceux qui la commentent, mais par ceux qui la vivent; l’identité existe d’abord à travers ceux qui la portent et donc la font vivre. Bien des peuples et des communautés, à travers l’histoire, ont continué d’exister à travers la conscience qu’ils avaient d’eux-mêmes, en dépit de l’idée d’eux-mêmes que ceux qui les dominaient voulaient leur imposer.

    Révolte sociale et révolution politique

    Le mouvement des gilets jaunes est blanc et populaire, cette réalité personne ne peut sérieusement la contester. Et, paradoxalement, cette réalité qui ne se revendique pas en tant que telle, est la preuve la plus manifeste de son caractère identitaire ; comme le dit l’adage, qui se ressemble, s’assemble. La chose s’est faite spontanément, sans volontarisme, ni mots d’ordre. Le drapeau tricolore et la Marseillaise ont la force d’une évidence où chacun, naturellement, trouve sa place et ses repères. Cette représentation du peuple, par son seul jaillissement dans l’espace public d’où il était banni, revêt une dimension révolutionnaire puisqu’elle met à bas le système idéologique dominant qui niait son être.

    Cette réalité donc, du seul fait de son existence, annonce un changement de paradigme qui dépasse le cadre classique de la lutte sociale pour s’inscrire dans un mouvement historique de fond; celui du devenir identitaire de l’Europe et du type d’organisation politique que cette question soulève : un système politique recentré sur l’héritage historique des veilles nations européennes, ou porté par une gouvernance transnationale et post nationale dans le cadre d’une vision mondialiste déterminée par les échanges économiques et les migrations ? Nous sommes bien au cœur de l’enjeu politique et civilisationnel du monde contemporain.

    5 thèmes offensifs

    Toutefois, il ne suffit pas non plus d’afficher son identité pour que celle-ci s’impose comme une force opérationnelle destinée à vaincre. Encore faut-il qu’elle porte en elle un sens politique offensif, d’autant que le président Macron vient d’exprimer, lors de ses vœux, sa détermination à assumer une épreuve de force avec la révolte populaire qualifiée de « foule haineuse ». Seule une volonté idéologique qui se pense elle-même avec une juste conscience de sa nature peut remplacer une force idéologique dominante. C’est le défi auquel le mouvement des gilets jaunes est désormais confronté. Il s’articule autour de quelques points clés susceptibles de définir un redéploiement stratégique du mouvement : –la question institutionnelle et le RIC – l’immigration et le pacte de Marrakech – le rôle, la représentativité et l’éthique des médias – l’enjeu écologique et ses réalités- la place et l’étendue de la solidarité sociale, thème capital directement lié aux projets de réforme des retraites et de l’assurance chômage. Chacun des ces cinq thèmes possède une charge subversive suffisante pour ébranler la dominance idéologique en place.

    Engagée contre la taxe carbone, la révolte des gilets jaunes s’est vite élargie à la question sociale, c’est-à-dire le pouvoir d’achat et l’injustice des prélèvements obligatoires. Ce sujet a rencontré un large écho auprès de l’ensemble de la population qui a profondément déstabilisé le gouvernement. Il est difficile de délégitimer un mouvement social soutenu par 70 à 80% des citoyens. Il est pourtant clair aujourd’hui que quelque soit la pertinence des revendications exprimées autour du pouvoir d’achat, elles ne peuvent suffire à prolonger durablement la révolte en cours.

    La stratégie du pouvoir : minimiser, diaboliser, diviser, isoler

    Les concessions du gouvernement, même limitées, fournissent un argumentaire crédible au pouvoir en place, sur le thème, nous avons fait un geste, vous devez maintenant cesser de vous agiter et discuter avec nous. Il ne faut pas négliger la portée de cet argument auprès d’une frange non négligeable de la population très perméable aux campagnes sur les violences et le danger des extrêmes. Le soutien de l’opinion public peut s’affaiblir, voire se retourner, assez rapidement, et il est le seul vrai garant de la puissance du mouvement. La façon dont le pouvoir et ses relais médiatiques ont massivement divulgués la thèse de l’essoufflement de la mobilisation et de sa radicalisation concomitante (qui coûte si chère au pays !) ne laisse aucun doute sur ses visées. Nous retrouvons les principes de manipulation de l’opinion face à un mouvement de masse que nous avions déjà analysés dans ces colonnes durant la séquence Manif pour tous (1): Minimiser, diaboliser, diviser et isoler. Le processus est bien engagé et laisse des traces dans les esprits.

    La gauche au secours du système : exclure la question migratoire

    Par ailleurs, la polarisation sur la question sociale et le pouvoir d’achat entretient une ambigüité qui pèse sur le mouvement et brouille ses significations. Si l’on admet comme une réalité déterminante que la révolte des gilets jaunes est beaucoup plus qu’un classique mouvement de revendication sociale, mais une forme nouvelle de contestation politique, susceptible de redéfinir les principes démocratiques des sociétés occidentales, la question unique du pouvoir d’achat l’enferme dans une thématique classique et trop bien balisée. En claire, elle permet à la gauche, c’est-à-dire principalement le parti de Mélenchon, de s’accaparer du drapeau de la révolte. Une manœuvre relayée par les médias qui favorisent largement la prise de parole des gilets jaunes à discours de « gauche ».

    Le thème du référendum d’initiative citoyenne (RIC) est à cet égard un enjeu décisif. Les modalités de son soutien, ou de son refus, sont un test qui doit décanter les positions des protagonistes. Nombre de commentateurs de gauche l’abordent avec distance, voire hostilité, soulignant volontiers les risques de dérives populistes qu’il représente. Chacun comprend qu’en arrière plan se joue la question de l’immigration et de sa charge explosive. Avec la complicité de toute la gauche et des instances « morales » autoproclamées, le gouvernement a déjà exclu l’immigration des thèmes soumis au grand débat national. La gauche a bien joué son rôle de serre file et de garde chiourme des mouvements de contestation sociale. La question migratoire reste l’impensé de la révolte en cours. Son émergence, ou non, déterminera la nature et l’avenir de la révolte des gilets jaunes.

    Didier Beauregard (Polémia, 6 janvier 2018)

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  • Les faux rebelles de la culture...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Sébastien Bressy, cueilli sur le site de L'Inactuelle, revue d'un monde qui vient, animée par Thibault Isabel.

    Pour aller plus loin sur le sujet, on pourra lire l'essai de Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée : Le mythe de la contre-culture (Naïve, 2005).

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    Un "rebelle institutionnel" en une de M, le magazine du Monde (6 juillet 2018)

     

    Les faux rebelles de la culture

    La création et l’originalité vont de pair ; la plupart des artistes brillent donc évidemment par leur forte personnalité, voire leur anticonformisme. Mais, d’une époque à l’autre, cette singularité s’exprime selon des modalités très différentes.

    Autrefois, disons jusqu’à la Révolution industrielle et l’avènement historique de la bourgeoisie, l’artiste tentait d’affirmer librement sa personnalité dans la société qui était la sienne, et, s’il en assumait les risques – puisque la justice des puissants lui en faisait parfois payer le prix –, il ne remettait pas en cause les principes de cette société. Il en acceptait les codes, et l’idée de les contester ne lui traversait pas l’esprit. Il pouvait passer pour une forte tête, un excentrique ou un original, mais il inscrivait sa différence dans un « monde commun » (pour employer l’expression de Hannah Arendt), un monde parfaitement cadré et normé qui semblait inébranlable. Cela valait par exemple pour Villon, Le Caravage, Mozart…

    Au XIXe siècle, surgissent les artistes « révolutionnaires » : l’art devient politique, la société n’est plus acceptée telle qu’elle est, elle peut être repensée et reconstruite selon l’idée que les uns ou les autres s’en font. L’artiste se dresse « contre » l’ordre social, il est prêt à l’affronter, à le défier pour établir un ordre plus juste (Beethoven, Vallès, Courbet, ou plus récemment Aragon, Picasso, Neruda sont des artistes « politiques » ou révolutionnaires).

    L’irruption du “rebelle”

    Mais l’époque post-moderne marque un tournant majeur dans cette évolution, avec le développement de la figure du « rebelle » : l’artiste ne s’affirme plus au cœur de la société comme « l’original », il ne veut plus la changer comme le « révolutionnaire » ; il s’en fout ! Il la rejette par principe et entend s’y soustraire. Le « rebelle » agit avant tout pour son propre compte.

    L’émergence de ce personnage est patente depuis des décennies : les romans de Céline mettaient déjà en scène des héros centrés sur eux-mêmes, désocialisés, et la littérature américaine (Burroughs, Kerouac ou Salinger) a très largement accompagné cette tendance de fond, sans parler de films tels que Les Valseuses, Orange mécanique ou Into The Wild. Si l’on se penche sur la culture populaire, de Renaud à Michel Polnareff, on constate que la société est souvent considérée de façon explicite comme le mal absolu dont il convient à tout prix de se défaire (« Société, tu m’auras pas », chantait Renaud).

    Or, « la société, ça n’existe pas » (« there is no such thing as society »)… N’est-ce pas en tout cas ce qu’affirmait Margaret Thatcher ? N’est-ce pas le cœur du projet politique et économique qui prévaut depuis la fin du XXe siècle ? Les artistes « contestataires » ont fait le lit du capitalisme qu’ils prétendaient combattre ; et ils continuent de l’entretenir en affichant une rébellion qui n’en est plus une. Quand la rébellion est encouragée par les discours publicitaires, politiques, médiatiques, elle n’a plus de sens. Dès lors que Renaud décrit son pays peuplé de cinquante millions de cons (« Hexagone »), il n’est déjà plus très loin de considérer que ces cons n’ont pas droit à la parole, que le pouvoir doit s’exercer sans eux et que tout individu a intérêt à se renfermer dans sa petite bulle ou sa petite communauté. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, quarante ans après avoir écrit sa chanson, Renaud soutienne la candidature de Fillon, puis celle de Macron. A certains égards, il reste cohérent avec ce qu’il a toujours été… Simplement, il ne le savait pas. Il n’avait pas les idées qu’il croyait avoir, pour reprendre la formule de Brassens. Johnny Hallyday, sans doute par instinct naturel, adoptait quant à lui un comportement plus logique, puisqu’il affichait à la fois une forme de rébellion bon teint contre la société et un soutien indéfectible aux pouvoirs dominants.

    C’est la négation de la société qui caractérise l’artiste rebelle, quand tous les autres jusqu’à lui, qu’ils soient « originaux » ou « révolutionnaires », prenaient cette société en considération, que ce soit pour y adhérer ou pour la rejeter. On voit bien aussi à travers ce constat que la société ne saurait se confondre avec la masse, qui définit au contraire l’état du monde présent et de ce qui lui tient lieu d’« art » : selon Hannah Arendt, la masse est faite « d’individus atomisés et isolés », elle se développe précisément lorsque la société se dissout. Dissolution sociale, massification : nous en sommes bel et bien arrivés là !

    Les élites contre le peuple

    Pourtant, la culture de masse n’est pas seule en cause. La fausse rébellion s’applique à nombre d’artistes contemporains dits « élitistes », pour lesquels la négation de la société définit apparemment le sens même de leur travail et du message qu’ils entendent délivrer : « Rien n’existe hors de moi, de ce que je ressens, de ce que j’exprime… » Leur démarche esthétique aboutit volontiers à la vacuité la plus abyssale, au non-sens ou à l’escroquerie clairement assumée. En niant la société, le rebelle se place sur orbite, se détache du « sens commun » ; il est exclusivement centré sur lui… c’est à dire qu’il n’est centré sur rien. Tel l’astronaute dans l’espace gesticulant en tous sens, il se croit libre, mais il ne peut aller nulle part, faute de prendre appui sur un point fixe et extérieur à lui-même.

    Certes, une autre culture subsiste toujours dans la quasi-clandestinité. Mais la culture « officielle » d’aujourd’hui, qu’elle s’adresse à la masse ou à une soi-disant élite, reste semblable à l’économie ou à la politique du temps ; elle se situe délibérément à l’écart d’un monde commun ou d’une société qu’elle ne cesse de désagréger, de « fluidifier », afin de lui enlever toute capacité de résistance, toute valeur esthétique ou morale susceptible d’être érigée contre le système dominant. Si tout se vaut, tout peut se vendre – à n’importe quel prix ! Nous voilà plongés dans l’univers cynique qu’Oscar Wilde définissait avec aplomb : « Le cynisme ? C’est connaître le prix de tout et la valeur de rien. » Dans ce projet, et souvent à son corps défendant, l’artiste rebelle joue son rôle, du côté du pouvoir, contre la société. C’est ainsi que la reine d’Angleterre anoblit désormais les rockers… Le silence assourdissant des artistes français du « show-business » concernant le mouvement des gilets jaunes ne laisse aucune ambiguïté sur la nature de leur rébellion. Elle s’inscrit dans le cadre de la « révolte des élites » que Christopher Lasch analysait déjà il y a cinquante ans.

    Pour voir au-delà des figures de « l’original », du « révolutionnaire » ou du « rebelle », trop réductrices, c’est peut-être vers Albert Camus qu’il faut se tourner, avec son évocation de l’artiste révolté. Le vrai révolté souhaite changer le monde, contrairement à « l’original » ; mais, s’il veut que la société évolue, il ne la condamne pas en tant que telle, et il ne s’affirme pas contre elle, à l’inverse du « révolutionnaire », ni hors d’elle, à l’inverse du « rebelle ». Il porte sa révolte à l’intérieur de la société.

    L’œuvre d’art ne doit pas être une pure construction de l’esprit. Elle doit entretenir un rapport charnel avec les hommes, en lien avec le monde dont elle est issue. Elle doit s’appuyer sur un inconscient collectif qui l’a précédée, et qu’elle contribuera en retour à enrichir. Quelle que soit l’époque à laquelle ils appartiennent, les artistes les plus estimables se conforment toujours à ce modèle : ils n’opposent pas la révolte individuelle à la société, mais tentent de les réconcilier. En nos périodes troubles où les pouvoirs vacillent, il est fort à parier que c’est dans cette voix intemporelle, loin de la « rebellitude » contemporaine, que les artistes révoltés écriront l’histoire de demain.

    Jean-Sébastien Bressy (L'Inactuelle, 28 décembre 2018)

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  • Qui a dit guerre civile ?... (1)

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à l'ambiance de guerre civile qui se développe en France au travers des discours des protagonistes de la crise des Gilets jaunes... Spécialiste de la guerre de l'information, François Bernard Huyghe, auteur de nombreux livres, a récemment publié La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Fake news - La grande peur (VA Press, 2018).

     

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    Qui a dit guerre civile ? (1) - Les mots qui engagent

    Ce n’est pas la guerre civile, mais c’est déjà un vocabulaire de guerre civile. Quand Benjamin Griveaux fustige les agitateurs et parle des personnes les plus radicalisées (1) contre qui il réclame « la loi, toute la loi, rien que la loi ». Quand il dénonce le gens qui restent mobilisés, comme « des agitateur qui veulent l’insurrection ». Quand il les décrit « dans un combat contre la légitimité du gouvernement et du président de la République». Quand il dit qu’Éric Drouet qui organise une manifestation sans déclaration préalable « n’est pas au dessus des lois »…

    Quand Christophe Castaner (qui, par ailleurs se félicite que tout soit bien passé dans la nuit de la saint-Sylvestre, avec seulement un millier de voitures brûlées, mais pas par les Gilets jaunes, donc avec zéro arrestation) pointe les « séditieux » (un mot qui a un sens plutôt fort depuis le code pénal de 1810). Quand il demande plus de fermeté aux préfets et suggère que les policiers sont un peu mous de la matraque et hésitants du flashball. Quand Mounir Mahjoubi parle des puissances étrangères « qui ont la volonté d’influencer les démocraties occidentales pour les déstabiliser ».

    Et bien sûr, quand le président de la République parle des porte-voix d’une « foule haineuse », quand, se réclamant des générations qui nous ont précédé et se sont battues pour ne subir ni le despotisme, ni aucune tyrannie (Jean Moulin réveille toi, Drouet et entré dans Paris !) il parle de négation de la France et d’ordre républicain qu’il faudra sauver sans complaisance (il n’a pourtant pas manqué de blessés et de mis en examen, de l’avis même de policiers qui demandent ironiquement s’ils doivent tirer pour être enfin un peu virils, que diable!)…

    Quand tout cela s’accumule sur fond de peur de la peste brune, violente, homophobe et poutinophile, trop bête pour comprendre les bienfaits du pacte de Marrakech (qui par ailleurs ne contient rien de contraignant, braves gens.)…

    Quand de commentateurs de télévision qui se sont illustrés par une certaine vigueur en 68 ou avec la Ligue Communiste de Krivine (dissoute après une nuit d’émeutes et une centaine de blessés parmi les forces de l’ordre) hurlent à la subversion. Quand ils découvrent dans un éclair de génie le mécanisme provocation, répression, solidarité, escalade, front de classe. Quand des prophètes qui écrivaient « Vers la guerre civile »(1969) poussent des cris de paroissiennes à l’idée qu’il y ait des manifestations non autorisées ou que d’horribles prolos refusent d’obéir aux appels à se disperser de nos sympathiques Compagnies Républicaines de Sécurité..

    Quand, dans le camp d’en face quelques isolés (mais qui, eux, n’ont été élus par personne et n’ont aucune responsabilité de défendre les règles républicaines) parlent d’entrer dans l’Élysée, se réclament de l’exemple de Maïdan ou du printemps arabe (qui furent pourtant admirés en leur temps par nos maîtres penseurs et moralisateurs)…
    Quand on parle de gens prêts à mourir comme sur une vidéo qui circule en ce moment. Quand les rodomontades sur le calibre 12 au fond du placard que l’on pourrait aller chercher un jour ne font plus rire.

    Oui, alors là, il est permis de parler d’ambiance et de gueule d’atmosphère.

    Mais au fait qu’est-ce que la guerre civile ? Le moment où une fraction de la population se dresse contre une autre (et/ou contre l’appareil d’État qui protège la seconde) et la tient pour ennemie. D’où il découle généralement le recours aux armes, l’organisation en fractions opposées luttant pour le contrôle du territoire et l’existence des institutions. Il y a l’affrontement physique et jusqu’à soumission ou disparition de la partie adverse de deux visions de l’organisation des pouvoirs. Dans la guerre civile, chacun choisit son camp, et, parfois, déclare comme ennemi celui qui, la veille, était son concitoyen.

    Les Grecs avaient un mot pour cela, ils parlaient de la Stasis, crise à la fois politique, morale et sociale, nous dirions aujourd’hui idéologique, qui dresse citoyen contre citoyen, et non soldat de la Cité contre soldat étranger (même si, bien entendu, l’intervention étrangère ne date pas d’hier).

    Nous ne résistons pas à une citation de Montherlant :

    Je suis la guerre civile. Et j’en ai marre de voir ces andouilles se regarder en vis-à-vis sur deux lignes; comme s’il s’agissait de leurs sottes guerres nationales. Je ne suis pas la guerre des fourrés et de champs. Je suis la guerre du forum farouche, la guerre des prisons et des rues, la guerre du voisin contre le voisin, celle du rival contre le rival, celle de l’ami contre l’ami .

    Bien sûr, nous n’en sommes pas là, les dix morts Gilets jaunes ou assimilés l’ont été par accident, personne ne tire sur personne. Et si j’avais le malheur de crimpenser cela, je me ferais rattraper par la patrouille des valeurs qui nous unissent.
    Bien sûr. Mais si la guerre n’est pas encore civile et dans les rues, quelle sorte de guerre y a-t-il dans les têtes ?

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 5 janvier 2019)

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  • Guerre culturelle : faut-il encore diaboliser la Nouvelle Droite ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une excellente enquête sur la Nouvelle Droite réalisée par Edouard Chanot pour Sputnik. A voir !

     

                               

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  • Le marché, est-ce la même chose que le capitalisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Javier Portella, cueilli sur Polémia et consacré à la question du capitalisme et du marché. Javier Portella est l'auteur d'un essai intitulé Les esclaves heureux de la liberté (David Reinarch, 2012).

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    Le marché, est-ce la même chose que le capitalisme ?

    Lors de récentes déclarations au Figaro, Jean-Claude Michéa, reprenant une idée déjà exposée dans L’Empire du moindre mal, s’en prenait à « la droite qui vénère le marché et vomit ses conséquences ». Ce qu’il entend par là est très clair : il faut vomir tous les deux à la fois, s’attaquer aussi bien à la cause du mal qu’à ses conséquences. Le contraire relève de l’ignorance ou de l’hypocrisie.

    L’idée, exprimée d’une façon percutante, est clé : elle condense ce que pense aussi bien la gauche anticapitaliste, incarnée de façon notoire par un Michéa, que la droite qu’on peut qualifier aussi d’anticapitaliste (« nouvelle », l’a-t-on appelée il y a cinquante ans) et dont la pensée est incarnée, de façon également notoire, par un Alain de Benoist.

    Parlons donc du marché, ou du capitalisme, puisqu’on les tient d’habitude pour la même chose. Que faut-il entendre par combattre et abolir les méfaits du marché ou du capitalisme ? Il a raison, Michéa : c’est absurde (ou hypocrite) de vomir seulement l’état de fait d’un monde dont la précarité frappe de plus en plus de gens, et dont la perte de principes,de racines et de beauté fait que tout plonge dans l’absurdité et le non-sens. Il faut s’attaquer à la cause – l’une des causes, la plus immédiate, sans doute – de tant d’errements. Il faut combattre le marché qui, dominant l’ensemble de la vie, a pour nom capitalisme.

    Il faut combattre le marché. Mais pour mettre à sa place… quoi donc ?

    Ah, la grande question ! Car cette question a reçu dans la réalité historique une réponse aussi claire que tranchante – et qui fait froid dans le dos. C’est la réponse bien connue selon laquelle on met fin aux errements du capitalisme en éradiquant le marché, en liquidant la propriété privée et en la remplaçant par la propriété collective (enfin, collective… : étatique) des moyens de production.

    Ce n’est pas là ce que proposent un Jean-Claude Michéa ou un Alain de Benoist. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais de quoi s’agit-il alors ? Il s’agit de transformer de fond en comble le capitalisme, d’en combattre les turpitudes, outrecuidances et folies sans pour autant démolir sa base : la propriété et l’économie de marché qui sont le substrat sur lequel elles se tiennent – tout comme ce même substrat soutient l’ensemble des systèmes économiques qui, avec la seule exception du communisme, ont vu le jour depuis le début des temps.

    Il reste la question essentielle : en quoi consisterait, de quelle façon s’articulerait une telle conjonction, disons-le ainsi, de marché et d’antimarché, de capitalisme et d’anticapitalisme ? Il reste une telle question (rien de moins !), mais c’est bien de cela – d’une pareille conjonction des contraires – qu’il s’agit. Du moins pour moi, et j’entends que pour les auteurs dont je parlais aussi, même si je ne suis pas tout à fait sûr qu’ils approuveraient une telle façon, si « réformiste », diront certains, de voir les choses.

    Et c’est là justement le problème. Car voilà quelque chose qui, tout en étant d’une importance décisive, est susceptible d’être mis en discussion. Ce n’est pas quelque chose qui serait absolument clair, d’emblée, sans l’ombre d’un doute.

    Mais si l’affaire n’est pas aussi claire qu’il le faudrait, c’est aussi parce qu’il y a une question terminologique qui l’embrouille. Les noms n’ont rien d’éthéré ou d’évanescent : ils sont pleins de poids et de densité, d’odeur et de saveur. Les noms capitalisme et socialisme sont gros de la signification qu’ils ont acquise tout au long de leur parcours historique et, en particulier, à travers l’action de ceux qui ont prétendu nous libérer du premier des deux. Si l’on veut donc libérer vraiment le monde des méfaits du capitalisme, la première chose qui s’impose, c’est de trouver un terme exprimant aussi bien ce qu’il faut maintenir que ce qu’il faut abolir.

    En ce sens, un nom comme celui d’illibéralisme, lancé par le dirigeant hongrois Viktor Orbán, reflète assez bien, quant à la dimension politique de la chose, ce que je veux dire. Des termes comme social-marché ou capital-socialisme– tout un oxymoron : indispensable quand il s’agit d’une conjonction des contraires – pourraient exprimer la même chose pour ce qui est de la dimension économique de celle-ci.

    Le marché, ce n’est pas le capitalisme

    Ce qui a été dit jusqu’ici (et ce qui va suivre) n’a strictement rien à voir avec la vision social-démocrate des choses. En accomplissant des réformes et en lui apportant des raccommodages voués à le renforcer, c’est le capitalisme que la social-démocratie défend et encourage de toutes ses forces : le capitalisme dans sa puissance maximale, dans ce qu’il a de plus essentiel.

    C’est tout le contraire qui est défendu ici. Or, voilà que le malentendu perce à nouveau et il convient de le dissiper une fois pour toutes : le marché et la propriété ne sont pas l’essentiel du capitalisme. Ils n’en sont que la base, le substrat. Comme ils étaient aussi le substrat – nous l’avons déjà souligné – sur lequel, mettant chaque fois en œuvre un esprit, un imaginaire profondément différent, se tenaient, entre autres, la vie économique de l’Antiquité gréco-romaine, celle du Moyen-Âge ou celle de la Renaissance. Ce qui définit le capitalisme, ce qui le rend unique, c’est l’ambition de tout soumettre – la vie, le monde, la nature, les espoirs, les rêves… – à l’emprise de l’économique, à l’avidité marchande. À cette avidité sans bornes qui imprègne l’air du temps et dont la démesure effrénée fait, par exemple, que le grand capital s’intéresse de moins en moins à la production de choses pour, développant la spéculation autour de chiffres, titres et monnaies, tourner en rond sur lui-même, inépuisable, comme s’il était à la recherche de l’infini – de ce progrès infini, disaient-ils quand ils y croyaient encore, qui ne peut déboucher que sur la mort de la terre. Et sur celle de l’esprit.

    C’est cela, c’est cette mort qu’il faut extirper. Avec des forceps, si c’est nécessaire. Non pas, pourtant, pour qu’on arrête d’avoir et de posséder, non pas pour qu’on arrête de produire et d’échanger, d’investir et de gagner. De gagner aussi ! Disons-le clair et net : il s’agit aussi de gagner, de profiter, de prendre des bénéfices sur ce qu’on a investi… Ce n’est pas le plus important dans la vie, l’obsession du gain et de l’argent doit absolument quitter le centre du monde. Mais s’il ne s’agissait plus de gagner et de profiter– tout en y mettant de la mesure, des bornes, des limites –, qui diable se risquerait, investirait, produirait ?

    Tout cela doit rester, tout cela doit être sauvegardé. Non pas à la façon d’aujourd’hui, mais dans des termes différents. Dans des termes semblables en un sens  – disons-le avec cet exemple – à ceux qui sont de mise dans ce qu’on appelle le domaine des petites et moyennes entreprises : ce domaine de la production qui sait et assume que l’hybris de l’illimité n’est pas de mise ; ce domaine essentiel pour produire des choses et non pas du vent, qui n’a rien à voir avec la spéculation financière, usurière et mondialiste. Il a si peu à voir avec lui qu’il fait même partie de ses victimes.

    Voilà le principe, voilà l’idée. Mais comment la mettre en œuvre ? Comment, à partir de là, les choses peuvent-elles s’agencer, s’articuler ? Quelles digues faudrait-il dresser, quels vannes ouvrir, quels encouragements donner, quelles contraintes fixer, quelles institutions créer pour que les hommes – ces hommes qui n’ont plus rien de grand, de beau, de sacré à leur portée –arrêtent de faire ce qui semble être devenu leur impulsion première : avoir et posséder des objets, des produits, voire des signes et des virtualités ;impulsion folle, effrénée,pour avoir e t posséder qui s’est emparé des hommes (je parle de l’esprit du temps, pas des seuls possédants) dès qu’on a décrété qu’il était aussi possible que nécessaire de « laisser faire[et] laisser passer » tout ce qui par la tête des hommes passerait.

    Répondre à de telles questions est une tâche immense, énorme. Raison de plus pour l’aborder d’urgence quand on dénonce – et la dénonciation est plus que justifiée – qu’il est ridicule de « vénérer le marché et de vomir ses conséquences ». Aussi ridicule que si on continuait de vomir tous les deux sans savoir (ou sans dire) quoi mettre à la place.

    Javier Portella (Polémia, 23 décembre 2018)

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