Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Entretiens - Page 186

  • Éric Zemmour ne parle pas au nom de la « droite », mais du peuple...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à Eric Zemmour et à son livre Le Suicide français...

    alain de benoist,turbocapitalisme,hollande,taubira,révolution

     

     

    Éric Zemmour ne parle pas au nom de la « droite », mais du peuple

    Le Suicide français, dernier essai d’Éric Zemmour, est en tête des ventes, alors que Yannick Noah arrête ses tournées et que la dernière pièce de BHL est en train de quitter l’affiche avant que la colle ne soit sèche. Les temps seraient-ils en train de changer ?

    L’extraordinaire succès du livre de Zemmour (15.000 exemplaires vendus tous les jours) n’est pas seulement un phénomène éditorial. C’est un phénomène sociétal. La preuve en est qu’il suscite même des sondages. L’un d’eux révèle que 37 % des Français (20 % à gauche, 53 % à droite) sont d’accord avec Zemmour, qu’ils se reconnaissent dans ce qu’il dit, qu’ils découvrent dans son livre ce qu’ils n’osaient dire tout haut ou qu’ils ne formulaient que de façon confuse. Renaud Camus a très justement parlé « d’industrie de l’hébétude ». D’autres mots pourraient être employés : sidération, ahurissement. On est en train d’en sortir. Ceux qui méprisent le peuple y verront la confirmation que l’ouvrage n’est qu’une accumulation de lieux communs et de propos de bistrot. Mais il ne faut pas s’y tromper : cet adoubement populaire, c’est une consécration.

    Cela dit, si ce livre n’avait pour seul résultat que de conforter ses lecteurs dans leurs opinions, il n’aurait qu’un intérêt tout relatif. Son plus grand mérite, à mon avis, est bien plutôt de donner à ces lecteurs l’occasion de faire leur autocritique. Que dit en effet Zemmour dans son livre ? D’abord que, si la France n’a cessé de se défaire depuis quarante ans, c’est d’abord d’une idéologie qu’elle a été la victime, ce qui montre que le thème de la « fin des idéologies » n’est qu’une fable (« jamais nous n’avons autant été dans l’idéologie », écrit Zemmour). Ensuite, que cette idéologie, devenue peu à peu dominante, n’a pas été seulement le fait des méchants gauchos, mais tout autant de la droite libérale, et qu’elle va bien au-delà du jeu politique, car elle résulte d’une action culturelle, menée avec autant de patience que de rigueur, qui visait à « déconstruire » les fondements de notre société.

    « Je veux déconstruire les déconstructeurs », dit Zemmour. Et d’en citer quelques-uns au passage : Michel Foucault, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Deleuze et Guattari. Mais c’est ici que l’on peut poser la question : parmi ceux qui applaudissent bruyamment Zemmour aujourd’hui, combien y en a-t-il qui ont sérieusement lu Bourdieu, Derrida et Foucault ? Combien y en a-t-il qui se sont sérieusement intéressés au mouvement des idées ? Combien y en a-t-il qui ont jamais compris ce qu’est une guerre culturelle ? La vérité est qu’il y en a fort peu, car la « droite », pour ce qui est du travail de la pensée, est restée pendant des décennies en situation d’encéphalogramme plat. En la mettant face à ses responsabilités, en déclarant : « Je fais de la politique “gramscienne” en menant un combat d’idées dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie intellectuelle », Zemmour montre qu’il est au contraire pleinement conscient des enjeux.

    Peut-on dire pour autant que l’opinion est en train de basculer à droite ?

    Interprétation un peu courte. Éric Zemmour n’est pas l’héritier de Bonald ou de Maurras, et moins encore de Bastiat. C’est un national-républicain, gaulliste et bonapartiste, dont les vues se situent quelque part entre Jean-Pierre Chevènement et Florian Philippot. Parle-t-il seulement au nom de la « droite » ? Voire… Quand il dénonce le « libéralisme anglo-saxon », le « grand marché mondial qui permet à une petite élite de s’enrichir toujours plus », le « marché qui règne avec l’individu-roi », « les élites sans patrie qui n’ont jamais digéré la souveraineté populaire et qui ont fait allégeance à la mondialisation économique plutôt qu’aux intérêts de la nation », quand il renvoie dos à dos la droite et la gauche : « La droite a abandonné l’État au nom du libéralisme, la gauche a abandonné la nation au nom de l’universalisme, l’une et l’autre ont trahi le peuple », ce n’est de toute évidence pas au nom de la « droite » qu’il parle, mais au nom du peuple. C’est bien ce qui fait sa force.

    Alors qu’il n’a jamais été aussi présent dans les médias, Éric Zemmour n’en estime pas moins que ses idées sont ostracisées par ces mêmes médias. Le « Système » connaîtrait-il des ratés ?

    La société du spectacle est victime de ses contradictions : clouer un auteur au pilori, c’est encore lui faire de la publicité. Mais la vraie question est celle-ci : pourquoi tant de haine ? La réponse est simple : la classe dirigeante est en train de perdre pied. Elle voit le sol se dérober sous ses pieds, elle voit ses privilèges menacés, elle ne sait plus où elle habite. Elle fait comme les chiens qui ont peur : elle aboie. Laurence Parisot n’a pas hésité à accuser Zemmour de « haute trahison » (sic), Manuel Valls a surenchéri : « Le livre de Zemmour ne mérite pas qu’on le lise. » En clair : il vaut mieux ne pas savoir ce qu’il dit. Mais c’est là que le bât blesse. À force d’ériger des murailles invisibles et d’installer des cordons sanitaires, la classe dirigeante a épuisé ses propres défenses immunitaires. À force de refuser le débat, elle est devenue inapte à débattre. Elle n’a désormais plus rien à dire, sinon appeler à « lutter contre les stéréotypes », promouvoir le non-art contemporain et multiplier les références lacrymales aux « droits de l’homme ». Panique morale et misère de la pensée. Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS, le disait tout de go récemment : « Depuis dix ans, la gauche a perdu la bataille des idées. » Depuis dix ans ! Un tel aveu aurait dû provoquer mille commentaires. Qu’il n’en ait pratiquement suscité aucun montre l’ampleur de ce qu’il reste à faire.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 22 novembre 2014)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Un testament philosophique de Costanzo Preve...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné en 2010 par Costanzo Preve à la revue italienne Socialismo XXI. Le texte de cet entretien a été traduit par les soins d'Yves Branca, qui nous l'a fait parvenir.

    Intellectuel marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve était l'auteur de très nombreux essais dont trois ont été traduits en français ces dernières années, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013).

    C'est Alain de Benoist, avec lequel il avait depuis plusieurs années noué un dialogue fécond, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

    Un de ses textes, Si j'étais français, publié à l'occasion de l'élection présidentielle française de 2012, lui avait valu d'être ostracisé et classé dans la catégorie des intellectuels "rouges-bruns"...

     

     

    Costanzo Preve.jpg

     

    Entretien de l’été 2010 avec Costanzo Preve, propos recueillis par Alessandro Monchietto

     

    [ Entretien paru à la fin de 2010 dans la revue turinoise « Socialismo XXI » (le sens de ce titre est évidemment « Socialisme du XXIe siècle ») dont il n’a été publié, faute de moyens et par la défection soudaine et absolument inattendue de son principal artisan, qu’une seule et unique livraison, d’ailleurs peu diffusée. En 2010, la « Nouvelle Histoire alternative de la philosophie », mentionnée ici et qui est le grand Testament philosophique de Preve, était déjà achevée. Je crois qu’on peut considérer cet entretien comme son Testament philosophique bref; aussi ai-je voulu le faire connaître pour le premier anniversaire de la disparition de Costanzo Preve.

    Les auteurs ont récrit ensemble l’entretien. Je n’ai mis moi même en italique ou entre guillemets que la longue citation de Preve, à la question 3 de Monchietto, et certains termes spécifiques ou néologiques (par ex. « cohérentisable », « véritatif »). Yves Branca ]

     

    1. Alessandro Monchietto: Dans ce numéro, une grande place a été donnée à l’analyse de deux ouvrages: ton livre écrit avec Eugenio Orso, Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets (1), et celui de Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Le propos qui les rapproche est celui de redonner vie à une discipline qui paraissait complètement démodée (2) en ces temps de postmodernité et de désenchantement du monde: le diagnostic (social et philosophique) du capitalisme réel.

    Pour essayer de mettre au point des motifs et des raisons qui puissent permettre au lecteur d’enrichir ses propres perspectives sur ces questions, je commencerai notre brève discussion en partant de ces deux études remarquables. Boltanski arrive à une conclusion très importante: dans le capitalisme, la nature de la réponse en termes de justice dépend en grande partie de la critique. Si les exploités, les malheureux, et ceux qui ne réussissent pas restent silencieux et exclus, il n’y a aucune nécessité pour le capitalisme de répondre en termes de justice. Pour ce penseur français, le fait nouveau est qu’à ce troisième âge du capitalisme, le monde du travail a renoncé à renverser celui-ci, et se borne à l’ajuster et à le réformer.

    Dans un article important sur Le nouvel esprit du capitalisme, Alain de Benoist a mis magistralement en évidence la manière dont, tout en continuant à se diviser sur la répartition de la plus-value, on ne discute plus sur la meilleure façon de l’accumuler: « C’est ce que Jacques Julliard a très justement appelé ‘ l’intériorisation par les travailleurs de la logique capitaliste’. Ce qui semble ainsi disparaître, c’est un horizon de sens justifiant le projet de changer en profondeur la situation présente. En fait, tout le monde s’incline parce que personne ne croit plus à la possibilité d’une alternative. Le capitalisme est vécu comme un système imparfait, mais qui reste en dernière analyse le seul possible. Le sentiment se répand ainsi qu’il n’est plus possible d’en sortir. La vie sociale n’est plus vécue que sous l’horizon de la fatalité. Le triomphe du capitalisme réside avant tout dans ce fait d’apparaître comme quelque chose de fatal » (3).

    Nous assistons aujourd’hui à une dégénérescence du principe de réalité, à une absence complète d’illusions, et à une attraction irrésistible de la « force des choses ». « Adapte-toi ! » est le commandement psychologique et politique du moment. Pour survivre, il faut aller à « l’école de la réalité ».

    Une époque entière – où l’on était pénétré de l’idée que l’histoire avait un sens, et persuadé que le passage de la préhistoire à l’histoire serait une question d’années ou tout au plus de décennies – s’est dialectiquement renversée dans la certitude (devenue comme un pilier du sens commun) que le monde que nous trouvons devant nous est quelque chose d’impossible à transformer et à dépasser.

    Le système est un grand Moloch invincible, contre lequel il est inutile de se battre, et auquel on peut, au maximum, arracher quelques concessions. Nous vivons dans ce que Sloterdijk appelle une sorte de « positivisme tragique, qui, bien avant toute philosophie, sait déjà que le monde ne doit être ni interprété ni changé: il doit être supporté ».

    On s’adapte à l’injustice. On perd l’habitude de s’indigner. Et l’on inhibe en soi-même a priori la possibilité de changer l’état présent des choses. Le chômage, la mortalité infantile, la pauvreté sont aujourd’hui regardées comme le résultat de forces impersonnelles qui agissent à l’échelle globale, et contre lesquelles on ne peut rien faire.

    Quelles sont tes positions à ce sujet ? Une issue est-elle possible, ou bien faut-il « se résigner », comme le suggérait Umberto Galimberti, dans un entretien récent ?

     

    Costanzo Preve: Quand j’étais jeune, j’avais un programme maximum, qui était de changer le monde. J’ai aujourd’hui un programme minimum, qui est d’empêcher le monde de me changer. Moi-même, comme Sloterdijk, je supporte le monde. Mais ce qui me différencie de lui et de ses innombrables clones moins doués que lui, c’est que je refuse de transformer cette passivité en issue terminale de la philosophie, et que je le refuse sur la base du principe élémentaire de la pudeur.

    En minaudant un peu avec le langage de Hegel, on peut dire que notre époque est un temps de gestation et de transition vers une impuissance sociale collective sans précédents historiques. Et puisque cela même nous empêche de faire des analogies, il n’existe pas de philosophie du passé (pas même les philosophies hellénistiques de l’intériorité à l’ombre du pouvoir ou du refuge dans une communauté protégée d’amis), qui puisse vraiment nous aider à penser la bouleversante et formidable nouveauté de notre époque. Ayant dépassé sa phase abstraite et sa phase dialectique antérieures, et arrivé à sa phase spéculative, le capitalisme paraît s’être enfermé de lui-même dans une « cage d’acier » (Max Weber), et dans un dispositif technique impossible à perforer (Martin Heidegger). Les facultés de philosophie sont désormais, en Occident, ou des salles de jeu pour carriéristes désenchantés, ou des cliniques « antidépressives » pour des esprits à velléités culturelles.

    Les opprimés restent silencieux, parce que (exactement comme Sloterdijk, mais sans savoir qui était Kant ou Hegel), ils estiment qu’il n’y a rien à faire. Cela est en même temps élémentaire, et énigmatique. Fichte aurait défini cette précarité en termes de « Non-moi », mais il vivait en un temps où le Moi était encore conçu comme l’humanité entière, tenue pour capable d’accomplir son propre destin. Aujourd’hui, le concept philosophique du XXe siècle qui paraît caractériser le mieux dans son ensemble la situation actuelle est le concept heideggérien de Gestell (4), et ce n’est pas un hasard. Naturellement, je ne suis pas en mesure de fournir des indications pour surmonter la situation actuelle. La philosophie, comme la chouette de Minerve, prend son vol au crépuscule. Mais ce que je sais est qu’en face de la globalisation financière, il ne faut pas viser à l’inclusion, mais à l’auto-exclusion. L’inversion magique de la globalisation en communisme post-moderne, autrement dit la théorie de Negri, est purement et simplement une honte. Comme cela s’est toujours fait dans l’histoire, la Résistance viendra en un temps et un espace déterminés, et non pas selon une mappemonde financière.

    Mais je ne sais pas où, ni quand, ni comment.

     

    2. A.M. A ton avis, comme tu le dis dans bien des essais que tu as publiés, la pensée de Marx est invalidée par deux « erreurs de prévision », qui faussent ses analyses, et dont il est nécessaire de se déprendre pour ne pas retomber dans le piège d’une inévitable stérilité théorique et politique. Ce qu’on peut résumer en deux points:

    . 1. Le prolétariat n’est pas du tout une classe révolutionnaire capable d’effectuer la transition du mode de production capitaliste à la société sans classes. Les classes subalternes n’ont pas été en mesure de résister à la radicalisation de la soumission du travail au capital, qui les a tout au contraire incluses dans les groupes sociaux de production capitaliste; ce qui a « empiriquement démenti » l’attribution métaphysique à ces classes du prédicat de « sujet intermodal » (5).

    2. Le capitalisme, à la différence de ce que Marx avait cru, s’est montré tout à fait capable de développer les forces productives, et même de les développer à un rythme prodigieux, nonobstant les énormes dommages qu’il a infligés à l’homme comme à la nature.

    Du moment qu’on décide d’accepter ces critiques, la scientificité de ce qu’on appelait dans le temps « matérialisme dialectique » ne risque-t-elle pas d’entrer dans une crise dramatique ?

    J’essaie de m’expliquer mieux. Pour Marx, comme on le sait, « une formation sociale ne meurt pas tant que ne se sont pas développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner cours; des rapports de production nouveaux et supérieurs ne remplacent jamais les anciens, avant que ne soient arrivés à maturité, au sein de la vieille société, les conditions matérielles de leur existence »; ce qui est nouveau deviendra nécessaire exclusivement quand ce qui est ancien ne sera plus qu’« entraves et obstacles ». Un moment arrivera où, complètement développé, le capitalisme deviendra une limite à la productivité humaine, qu’il avait promue jusque là; et c’est alors que le prolétariat s’élèvera au rang de classe émancipatrice de l’humanité toute entière, et fermera le cycle historique de la société divisée en classes, en ouvrant les portes à la future société communiste.

    Mais si, ayant pris acte de ces erreurs qui invalident l’analyse marxienne, il est impossible d’envisager le moment précis où l’ancien devient « entraves et obstacles »; et si en outre le prolétariat s’avère affecté d’une « pittoresque et incurable subalternité », la scientificité de la conception matérialiste de l’histoire ne tombe-t-elle pas complètement à l’eau?

    Ce problème n’est pas marginal. La force et la fortune que Marx et le marxisme ont connues au XXe siècle procédaient en effet de la certitude même que le matérialisme dialectique pouvait avoir un caractère scientifique, une capacité de prévoir. Lorsque Marx oppose son socialisme, en tant que scientifique, au socialisme utopique d’Owen, de Saint Simon, et de Fourrier, il entend affirmer que son socialisme, à la différence de l’autre, est en mesure non seulement de dire comme vont les choses, mais encore d’indiquer qu’elles devront nécessairement suivre un cours déterminé. Faut-il donc conclure que le fameux « passage de l’utopie à la science » a été, en fin de compte, illusoire ; et que le communisme n’est pas du tout le mouvement réel qui abolit l’état présent des choses (ni l’horizon vers lequel conduit le mécanisme du mode de production capitaliste étudié scientifiquement), mais une utopie qu’on donne pour de la science ? Et dans ce tableau, ne deviendrait-il pas secondaire de discuter sur le statut philosophique de Marx (idéaliste ? ou matérialiste?), et plus nécessaire de rechercher une sortie de l’impasse dans laquelle a fini la critique marxienne ?

     

    C.P.: Il y a quelques années encore, j’avais gardé l’habitude de m’affirmer et de me définir moi-même « philosophe marxiste », mais il ne s’agissait souvent que d’une pure intentionnalité idéologique et politique, d’une fidélité opiniâtre à ma jeunesse et à mes amis défunts (comme Labica), d’un refus de l’approche libérale-démocratique et postmoderne des choses. Je comprends aujourd’hui que c’était une équivoque inutile, et j’ai rompu avec cette manière de m’affirmer.

    Il y a chez Marx une schizophrénie spécifique, qu’il faut caractériser et cerner avec précision. D’une part une philosophie de l’histoire d’origine idéaliste (à demi fichtéenne et à demi hégélienne), fondée sur un usage original du concept d’aliénation. D’autre part, une théorie de l’histoire d’un type positiviste, fondée sur une conception prévisionnelle (ou plus exactement pseudo-prévisionnelle) des lois de l’histoire, pensées comme homologues aux lois de la nature (d’où : matérialisme dialectique, et théorie gnoséologique du reflet).

    Cette schizophrénie ne permet en aucune façon de dégager une cohérence d’ensemble de la pensée de Marx, qui, de fait, n’est pas « cohérentisable ». Le marxisme postérieur d’Engels et de Kautsky n’en a dégagé aucune cohérence, mais a édifié, entre 1875 et 1885, une variante de gauche du néopositivisme, sur des bases gnoséologiques néo-kantiennes. Eh bien, mieux vaut tard que jamais. Quoiqu’il soit un peu tard, je suis désormais étranger tant à l’illusion d’avoir découvert le « vrai » Marx, qu’à toute déclaration identitaire d’appartenance à l’« école marxiste ».

    Quant à savoir si ce qui prévaut chez Marx est le matérialisme ou l’idéalisme, il s’agit d’un problème d’historiographie philosophique qui m’est désormais tout à fait indiffèrent. Je penche toutefois vers l’interprétation idéaliste, pour un ensemble de raisons qui ne sont ni historiographiques, ni gnoséologiques. Premièrement, le « matérialisme » est trop souvent un athéisme (avec le brillant résultat de ravaler la pensée de Marx au laïcisme nihiliste); ou bien un structura-lisme (ce qui conduit finalement aux conclusions « aléatoires » du dernier Althusser); ou encore une théorie du reflet (qui convient aux nécessités cognitives des sciences de la nature, mais non pas au double aspect de la philosophie, qui est connaissance et évaluation véritative). Deuxièmement, idéalisme signifie science philosophique (v. la Science de la logique de Hegel), et la science philosophique de l’accès à la liberté du concept-sujet (6) est l’unique alternative à la science positiviste de la prévision.

    Je pourrais développer, mais ce que j’ai dit peut suffire ici. Quoi qu’il en soit, Marx n’est plus pour moi le seul classique de référence, mais un parmi d’autres, et je place désormais devant lui Aristote et Hegel.

     

    3. A.M. Un de tes centres de réflexion est la négation que la dichotomie Droite/gauche reste pertinente aujourd’hui, en tant que critère d’orientation dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques et culturelles.

    Tu as en effet affirmé plusieurs fois ta conviction que la globalisation née de l’implosion de l’URSS ne se laisse plus « interroger » moyennant les catégories de Droite et de Gauche, et requiert, au contraire, d’autres catégories d’interprétation. Dans un débat récent avec Domenico Losurdo, tu as écrit: « La boussole selon laquelle je m’oriente se base aujourd’hui sur trois paramètres interdépendants.

    a) Le principe de la plus grande égalité possible chez un peuple, en matière de droits, de revenus, de participation aux décisions. Centralité de la question de l’emploi: stabilité des postes de travail, préférable au travail temporaire, flexible et précaire. Droits égaux aux immigrés - ce qui ne signifie pas immigration incontrôlée (7). Mise sous contrôle du capital financier spéculatif de tout type. Préférence donnée au travail par rapport au capital. Défense de la famille et de l’école publique.

    b) Refus du colonialisme et de l’impérialisme, dont l’aspect principal est aujourd’hui l’empire des Etats Unis d’Amérique, et au Moyen Orient son sacerdoce sioniste, qui exploite pour commettre ses crimes le sentiment de culpabilité de l’Europe et de ses intellectuels pour le génocide commis par Hitler, que, naturellement, je ne songe pas le moins du monde à nier. Droit absolu au combat pour la libération patriotique (l’Etat national existe, j’y insiste; et il est un bien, et non un mal comme disent les disciples de Negri et du Manifesto) y compris pour L’Irak, l’Afghanistan, la Palestine. Soutien de tous les gouvernements « souverainistes » indépendants (Venezuela, Iran, Birmanie, Corée du Nord, Bolivie, etc.), ce qui n’implique pas nécessairement l’approbation de tous leurs aspects intérieurs et extérieurs.

    c) Considération de l’élément géopolitique et refus de son refoulement vertueux et infantile. A la différence de Losurdo, je ne crois pas que la nature sociale de la Chine soit « socialiste »; mais je la soutiens également, parce qu’un équilibre multipolaire est préférable à un unique empire mondial des Etats-Unis aux nombreux vassaux (dont l’Italie est le plus servile, à l’exception peut-être de Panama et des Îles Tonga). Qui soutient ces causes est à mes yeux du bon côté. S’il se déclare de droite ou de gauche, c’est son affaire, qui dépend de sa ‘biographie’ politique, de sa perception privée des valeurs. La perception des valeurs est une affaire privée, comme les goûts sexuels, littéraires, ou la croyance en un Dieu créateur ».

    Abstraction faite de la critique, d’ailleurs pertinente, de Losurdo, qui estime que ce que tu chasses par la porte revient par la fenêtre, je te demande: que faut-il faire pour « traduire » politiquement la critique de la dichotomie Gauche/Droite, et surtout, qu’arrive-t-il si on l’applique ? Qu’est-ce qui distinguerait cela de la pure et simple proposition d’une nouvelle idéologie de « troisième voie » ?

     

    C.P. : Bien qu’on me considère souvent comme un penseur du dépassement du clivage Gauche/Droite – ce qu’évidemment, je ne nie pas le moins du monde – ce sujet est pour moi désormais dépassé, secondaire, et peu intéressant. Ce qui m’intéresse est plutôt le dépassement du présupposé ensemble historique et idéologique de cette dichotomie, qui est celle entre le Progrès (gauche) et la Conservation (droite). Pour moi, le progrès et la conservation ne sont que des opposés symétriques, en association antithétique et polaire, et je les refuse l’un et l’autre; ce qui m’oblige aussi à refuser leur concrétisation identitaire (ce clivage Gauche/Droite, précisément). Le prix à payer, en fait d’incompréhension et de diffamation, appartient à cette constellation qu’ Heidegger qualifie de « commérage » (Gerede). De même que je ne suis ni laïc, ni catholique, je ne suis ni progressiste, ni conservateur. Si j’ai à me définir positivement, je le fais tout seul, et je ne me laisse pas classifier par les autres, surtout s’ils sont malveillants, hostiles, et de mauvaise foi.

    Et à propos de « troisième voie », deux mots sur ce qu’on appelle les positions « rouges brunes ». Il y a là une équivoque à ruiner. Je ne me considère absolument pas comme un rouge-brun, je ne le suis pas, je sais que je ne le suis pas; et non seulement politiquement, car je n’ai pas même songé à appartenir à des groupes rouges bruns, mais surtout philosophiquement. Le « rougebrunisme » reste complètement enfermé dans le consentement idéologique à la dichotomie Progrès/Conservation, et cherche simplement à réunir les « bons côtés » des deux positions.

    C’est ainsi que l’on conjugue Marx et Nietzsche, Staline et Mussolini; et le résultat est non seulement une grande confusion, mais encore d’offrir sur un plateau d’argent aux idéologues du pouvoir (autrement dit, au fantôme légitimateur de la pseudo-démocratie) tout un répertoire de diffamation. Être rouge-brun est une chose, être au-delà du Rouge et du Brun en est une autre. Je n’aime pas devoir utiliser un vocabulaire à la Nietzsche/Vattimo (8), et tu sais qu’il n’est pas le mien; mais il est nécessaire d’insister sur le fait que chercher à être au-delà de cette dichotomie Rouge/Brun veut dire n’être ni Rouge, ni Brun, ni enfin rouge-brun.

    Comme l’a dit Dante, il faut « laisser parler les gens ». La capacité de raisonner est inversement proportionnelle à l’exhibitionnisme spectaculaire, que l’accès facile à Internet et le « dépassement » (selon Umberto Eco), de la séparation entre haute culture et culture de masse a porté aujourd’hui à des degrés socialement et culturellement intolérables.

     

    4. A.M.: La puissance propre au capitalisme de nuire à l’environnement global surpasse de très loin celle de tous les systèmes économiques et sociaux antérieurs, ce qui est inhérent à la propre logique de sa continuité.

    Le capital, loin d’admettre la communauté d’intérêt des générations présentes et futures touchant le bon état de la nature et de la société, convertit au contraire la nature comme les relations sociales en purs moyens d’exploitation, et d’accumulation monétaire.

    Or, un point d’appui essentiel de tes thèses philosophiques est ton insistance sur le fait que l’éthique communautaire des grecs se fondait sur le metron (c’est à dire la mesure, opposée à la démesure); et la mesure est pour toi « le coeur impérissable de l’enseignement de nos maîtres grecs ».

    Dans tes travaux, tu soutiens en effet la thèse que la démocratie de la polis antique était avant tout une technique politique tendant à limiter et à domestiquer la dynamique spontanée de l’enrichissement illimité de quelques-uns, qui mène infailliblement à la dissolution de la communauté; tu déclares aussi que la philosophie elle-même « trouve son origine sur la grande place (agora) de la cité grecque, où les citoyens partageaient publiquement (littéralement: mettaient au milieu - es meson) leur capacité de raison, de langage et de calcul (logos), partage communautaire qui tendait à apporter la mesure (metron) aux affaires publiques de tous (ta koina), de telle sorte qu’en accordant aux citoyens un accès égal et réglé à la parole publique (isegoria), pût se produire un nouvel équilibre (isorropia) et, par ce nouvel équilibre, la concorde (omonia) entre les citoyens ».

    A ton avis, Marx est lui-même, à la manière de Hegel, un adversaire de l’« infini indéterminé », et, à la manière d’Aristote, un ami de la mesure en fait de reproduction sociale. Pour le penseur de Trèves, la contradiction fondamentale du capitalisme serait donc celle qui oppose la richesse pour le capital, et la richesse pour les producteurs et leur communauté.

    Dans un entretien récent, tu as soutenu en outre que « le problème fondamental du capitalisme actuel est celui de la dynamique de développement illimité de la production capitaliste, et dans le fait que cet infini-illimité est le principal agent de désagrégation et de dissolution de toute forme de vie communautaire quelle qu’elle soit ». Il semble donc que tu aspires à une application renouvelée du concept normatif de metron au monde social (et à son environnement naturel). Est-ce bien cela ?

    Murray Bookchin soutenait que « le capitalisme ne saurait être ‘persuadé’ d’imposer des limites à son développement, pas plus qu’un être humain de cesser de respirer ». Partages-tu cette affirmation ? Et selon toi, se pourrait-il que le capitalisme dût disparaître parce qu’il se verrait contraint de se proposer une autre fin que le profit, autrement dit de sauvegarder l’environnement naturel, et par conséquent, social ?

     

    C.P : Murray Bookchin a génialement saisi le coeur philosophique de la question du capitalisme, mais je ne suis absolument pas optimiste quant à sa possibilité de réussir à se proposer une autre fin que le profit. C’est pourquoi il faut toujours la bonne vieille révolution, bien qu’on n’aperçoive pas de subjectivité individuelle (théorie) et collective (pratique) en mesure de reprendre sensément le projet révolutionnaire. Communauté politique et décroissance économique ne sont pour le moment que des idées-forces dépourvues de bases historiques réellement efficaces.

    En grec ancien, metron signifie mesure, mais ce terme n’a rien à voir au concept de mesure de la révolution scientifique moderne, et qui a permis de passer du monde de l’à peu près à l’univers de la précision (la formule est d’Alexandre Koyré). Il s’agit d’une mesure sociale et politique, liée au terme de logos, qui ne signifie pas seulement parole publique ou raison (logos opposé à mythos), mais surtout calcul social (le verbe loghizomai signifie calculer). L’union de logos (calcul politique et social) et de metron (mesure politique et sociale) est à la base de la théorie de la justice antique (dike), qui elle même n’a évidemment rien à voir aux théories modernes de la justice (v. Rawls, Habermas, Bobbio), qui toutes font abstraction de la question de la souveraineté démocratique sur la reproduction économique, laquelle est érigée en un Absolu qui a remplacé le vieil Absolu religieux chrétien - qui en comparaison, à mon avis, était meilleur, au delà de sa fâcheuse fonction de légitimation féodale et seigneuriale.

    Polanyi a bien fait de revenir au concept des méthadones (9), et à la distinction aristotélicienne entre économie et chrématistique (sur laquelle le philosophe Luca Grecchi fonde sa reconstruction de l’humanisme grec). Tous ceux qui, par contre, ne retiennent (en les exagérant) que deux significations du terme de logos: discours public, et raison (comme par exemple Hannah Arendt), oublient que sa signification principale est celle de calcul social, opposé à la double et fatale démesure du pouvoir et de la richesse (dont l’illimité – apeiron – d’Anaximandre est selon moi la métaphore); et ils nous représentent une grécité normalisée et « décaféinée » (pour reprendre un terme spirituel de Slavoj Zizek).

    Mais une grécité correctement interprétée serait bien plus actuelle que la démocratie libérale du XIXe siècle, et que la tradition marxiste elle-même – en répétant que ce qui, généralement, est pris pour du « marxisme » n’est qu’un positivisme de gauche dont la base gnoséologique est néo-kantienne.

     

    5. A.M.: Je voudrais m’arrêter encore un peu sur ce point. Tu affirmes qu’il est « d’une importance capitale » de maîtriser le concept de la genèse de la philosophie (et de la démocratie) en tant que « rationalisation logique (logos) et dialogique (dialogos) » des conflits sociaux en termes d’opposition entre Mesure (metron) et Démesure (apeiron), « parce que cela permet de confirmer la centralité du conflit social sans plus recourir au concept de Progrès ».

    Il semble donc que tu envisages qu’il soit possible de critiquer toute apologie inconditionnelle du progrès « illimité » en reprenant ce principe grec de metron; est-ce bien cela ?

    De plus, tu as récemment affirmé que le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation doivent être non seulement distingués, mais séparés, et tu as mis en évidence la nécessité d’abandonner le premier sans renoncer à une perspective d’émancipation. Peux-tu développer un peu cette idée ?

     

    C.P.: Ceux qui critiquent le principe idéologique du progrès sont aussi très souvent sceptiques quant à la possibilité de réaliser concrètement le principe philosophique de l’émancipation (pensons à la dialectique négative d’Adorno, au pessimisme radical du dernier Horkheimer, et au fameux « Seul un dieu peut encore nous sauver » de Heidegger). A l’inverse, on trouve aussi des partisans du principe philosophique de l’émancipation qui demeurent attachés au principe philosophique du progrès (pensons à l’ontologie de l’être social de Lukacs, ou à l’utopisme eschatologique de Bloch). Il s’agit donc de comprendre s’il peut y avoir une troisième voie, qui diffère autant de celle d’Adorno, de Horkheimer et de Heidegger, que de celle de Lukacs et de Bloch. Le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation sont-ils indissociables et inséparables ?

    Je ne le crois pas, et c’est là une de mes principales thèses philosophiques, une de celles auxquelles je tiens le plus. Si le principe du progrès est « idéologique », c’est qu’il est né pour servir à la légitimation idéologique de la bourgeoisie européenne du XVIIIe siècle, qui édifia une philosophie progressiste de l’histoire universelle, qui fut systématisée ensuite sous des formes mécanistes, déterministes et finalistes par le positivisme du XIXe siècle, et par son petit frère cadet, le marxisme historique. Cependant, l’idéaliste Fichte, par exemple, fonde déjà sa théorie de l’émancipation non pas sur une idéologie du progrès, mais sur une interprétation radicale du droit naturel. Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son « progressisme » est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, qu’une théorie de la succession nécessaire de « stades » dans l’histoire - comme il en a été plus tard du marxisme, doctrine intégralement « progressiste ». Georges Sorel fut un des très rares penseurs qui tâchèrent de séparer le principe du progrès de celui de l’émancipation, et je considère qu’il allait dans la bonne direction, bien que son code théorique fort méritoire fût affaibli par une compréhension insuffisante de la pensée grecque et de la pensée idéaliste. Et il s’agit de reprendre, un siècle après lui, le juste programme de Sorel, en le radicalisant par un retour explicite à la pensée des grecs, que je définirai en deux mots: pensée de la justice sociale et politique, bien que dépourvue d’une philosophie de l’histoire au sens moderne du terme.

     

    6. A.M.: Dans plusieurs de tes livres, tu as soutenu la thèse que le système dans lequel nous vivons est en réalité celui d’une oligarchie, ou, plus précisément un système oligarchique contrôlé conjointement par un cirque médiatique et un réseau de marchés financiers: « un système de pouvoir périodiquement légitimé par des référendums électoraux de façade, qui a incorporé en soi des résidus constitutionnels de la tradition libérale classique ».

    La démocratie serait en réalité un fantôme de légitimation, tout comme l’étaient le christianisme des sociétés chrétiennes du Moyen-âge européen, ou la référence même à Karl Marx dans le communisme historique réel du XXe siècle. Peux-tu préciser ta pensée sur ces sujets, dans la perspective que tu as esquissée dans Le Peuple au Pouvoir ?10

     

    C.P. : Comme je l’ai déjà fait sur deux thèmes (l’interprétation à contre-courant de la pensée philosophique de Karl Marx, et la reconstruction à contre-courant de la philosophie occidentale depuis les grecs jusqu’à nos jours), je vise une réorientation gestaltique explicite de la philosophie politique moderne, dont la théorie de la démocratie est une partie intégrante. La théorie moderne de la démocratie insiste sur une dichotomie vertueuse, le clivage Démocratie/Dictature: la démocratie est de bon côté, la dictature (sous toutes ses formes: fascistes, communistes, populistes, fondamentalistes religieuses, etc.) du mauvais côté. Je considère cette dichotomie comme un fantôme de légitimation. Un « fantôme », parce que le peuple, qui est le fondement de la démocratie, doit être, d’une manière ou d’une autres, souverain sur la forme essentielle de sa reproduction sociale. Mais cette souveraineté n’existe pas, puisqu’elle est entre les mains d’oligarchies que personne n’a élues. La dichotomie n’est donc pas aujourd’hui Démocratie/Dictature, mais Démocratie/Oligarchie. Je parle d’aujourd’hui, et non des années 1930.

    Si l’on accepte cette réorientation gestaltique, il ne s’agit plus d’un problème de forme, mais de contenu; mais cette réorientation est refusée par toute la pensée universitaire, médiatique, politique, de droite, du centre, ou de gauche. Or, le contenu consiste dans la souveraineté militaire (pas de bases atomiques étrangères sur le territoire national) et économique (pas de délocalisations industrielles, ni donc de travail précaire et flexible, etc.). Quand cette souveraineté est perdue, dégringolent l’une après l’autres toutes les souverainetés, médiatiques, culturelles, linguistiques, etc.. Il est absolument évident que n’existent plus aujourd’hui les moindres éléments de cette souveraineté; c’est pourquoi la démocratie présumée n’est qu’un fantôme de légitimation.

    Par conséquent, il n’y a aujourd’hui de « démocratie » (au sens grec, comme au sens populaire du XIXe siècle), que si l’on est en présence de véritables mouvements sociaux et politiques d’un type anti-oligarchique, et qui ne se laissent pas intimider par le guignol de l’accusation de « populisme ». Le populisme est une catégorie fourre-tout, qui a remplacé le vieux monstre totalitaire à deux têtes Fascisme/Communisme, aussi obsolète aujourd’hui que les Guelfes et les Gibelins. Benedetto Croce et Norberto Bobbio ont fait leur temps, et l’on s’en apercevra tôt ou tard, si l’on réussit à perforer la croûte de la dictature idéologique des marchés financiers, des politiciens, et des politologues universitaires.

     

    7. A.M.: Ces dernières années, tu as accompli un travail considérable, et donné le jour à des dizaines d’essais importants, dont beaucoup sont encore inédits. Avant que nous ne nous séparions, voudrais-tu nous informer un peu de tes actuels projets éditoriaux ?

     

    C.P.: Pour ce qui est de mon travail des trente dernières années, je peux me dire aussi insatisfait que satisfait. J’éprouve une satisfaction modérée de la quantité, et surtout de la qualité de mes nombreux ouvrages (mais pas de tous). Il est vrai que ce ne serait pas à moi de le dire, mais je crois qu’un auteur doit avoir une certaine conscience subjective de la nature de son propre travail. Quant à la reconnaissance sociale, elle a été à peu près nulle, mais je suis porté à croire que la raison en est, au fond, l’absolue nouveauté des solutions que j’avance, qui sont inacceptables et irrecevables pour la caste des « intellectuels de gauche ». Il serait possible, mais je le crois peu probable, qu’il y ait une certaine reconnaissance posthume. De toute façon, quand on est devenu poussière, on ne se soucie plus d’être plus ou moins reconnu.

    J’en éprouve aussi une insatisfaction modérée, pour au moins deux raisons. Premièrement, mon incroyable retard à me délester, même formellement, d’une « identité » qui me rattachait à la tribu marxiste officielle ou officieuse, quand bien même j’étais devenu un philosophe tout à fait indépendant. Deuxièmement, le fait que, d’une part, j’ai toujours reproché à Marx de n’avoir pas rendu sa pensée cohérente, sans, d’autre part, avoir réussi à rendre la mienne cohérente. Je considère que c’est une lacune très grave.

    Cela dit, il appartiendra à d’autres, plus jeunes, de juger ma pensée, s’ils le veulent bien. Je considère cependant que mes travaux les meilleurs et les plus importants sont ceux encore inédits, et j’en indique ici le contenu à quelques dizaines d’amis dont j’ai conquis l’estime.

    J’ai écrit beaucoup de monographies sur Marx, mais une dernière reste inédite, que je crois plus importante que les autres (11). Dans celle-ci, j’ai explicité sans laisser aucun doute possible mon interprétation de Marx en tant que penseur traditionnel, et non progressiste, et philosophe idéaliste, et non matérialiste; et sur toute chose en tant qu’élève d’Aristote et de Hegel, mais moins grand qu’eux. Rien n’est définitif tant qu’on est vivant, mais j’estime que cette interprétation est mon bilan « définitif provisoire » de la pensée de Marx.

    Mais le travail auquel je tiens le plus est ma propre histoire de la philosophie, dont j’ai rédigé une variante brève, de 250 pages, et une variante longue, d’environ 600 pages (12). Il s’agit d’une reconstruction de l’histoire toute entière de la philosophie occidentale, et qui n’a pas de précédents, du moins à ma connaissance; parce que, d’une part, elle utilise systématiquement la méthode « matérialiste » de la déduction historico-sociale des catégories de la pensée philosophique avancée au XXe siècle par Alfred Sohn Rethel, tout en l’insérant d’autre part dans une conception pleinement véritative de la pensée philosophique, qui s’inspire non point des sociologues marxistes, mais des grecs et de Hegel. C’est ce travail que j’estime le plus significatif de ma vie.

    Il y a encore quelques essais monographiques inédits, qui ne sont pas des écrits de circonstance, mais se conjuguent selon un dessein cohérent. Premièrement, un essai sur Althusser, où j’examine sa pensée, et m’en distancie de façon décisive sur un point essentiel (13) : tandis que pour Althusser, la pire des équations philosophiques est celle qui s’écrit: (Sujet=Objet)=Vérité, cette équation est tout au contraire pour moi la meilleure qu’on puisse poser. Deuxièmement, un essai sur Adorno, où je me distancie décidément de la dialectique négative, que je considère comme une apologie idéologique sophistique de l’adaptation au capitalisme, travestie en opposition radicale. Troisièmement, un essai sur Sohn-Rethel, qui d’une part est un éloge de sa déduction sociale des catégories, et d’autre part un rejet de sa critique de l’idéalisme et de son sociologisme relativiste. Quatrièmement, un essai sur Karel Kosik, en qui je vois un des très rares philosophes marxistes du XXe siècle qui n’ait pas eu honte d’écrire un chef d’oeuvre de philosophie pure, sa Dialectique du Concret, sans se soucier de la travestir en idéologie. Cinquièmement, un retour médité sur l’Ontologie de l’Être social de Lukacs, que j’estime toujours et que je loue, mas dont je critique plus profondément, cette fois, les insuffisances.

    Il y a aussi d’autres études encore inédites sur le communautarisme, et des articles ou entretiens sur des revues, que tôt ou tard on publiera peut-être en recueil. Mais ce qui compte le plus chez un philosophe, c’est ce que les allemands appellent Denkweg: son itinéraire de pensée.

    En approfondissant radicalement le marxisme, et en appliquant au marxisme lui-même la critique marxienne des idéologies (ce que généralement les marxistes ne font pas, ne démontrant ainsi que leur misère), je suis finalement venu à redécouvrir la pensée grecque et ce qu’on appelle la métaphysique classique. Et je ne l’ai pas fait par conversion ou repentance, mais assurément sur la propre base de la critique immanente, méthode dialectique s’il en fut.

    Et c’est par là que je peux conclure.

    Traduit de l’italien par Yves Branca

     

    *

     

    Notes du traducteur

    1. Costanzo Preve et Eugenio Orso, Nuovi signori e nuovi sudetti, Petite Plaisance éd., Pistoia, 2010

    2. En français dans le texte.

    3. Alain de Benoist, Le troisième âge du capitalisme, in Eléments, Paris, 98, mai 2000, pp. 25-36 (texte repris dans Critiques – Théoriques, 2003, pp. 180-195). Cet article a été traduit en italien, en allemand, en espagnol et en russe.

    4. Au sens de «Dispositif technique».

    5. C. Preve fait couramment un usage néologique de ce terme technique du transport des marchandises (on assure un transport intermodal, ou combiné, en empruntant successivement différents modes de transport), pour signifier que selon le « marxisme classique », le prolétariat comme sujet historique peut non seulement passer d’un mode de production à un autre, mais « créer » le « mode de production socialiste ».

    6. Cette science « apparaît comme un connaître subjectif, dont la fin est la liberté, et qui est lui-même la voie pour se la produire ». (V. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Troisième partie, Troisième section, C.: L’Esprit absolu. Paris, Vrin éd. ,1967). V. plus loin, réponse 5:

    « Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son ‘progressisme’ est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, etc. ». Ce point est fondamental.

    7. Dans notre situation de crise et d’urgence, il faut rappeler une évidence, pour prévenir toute vaine « polémique »: Preve formule un principe éthique, et non pas un programme de salut public. Il s’agit des immigrés qui travaillent vraiment et sont assimilés au moins socialement. V. aussi la note 8 sur les méthadones.

    Preve a plusieurs fois cité Au bord du gouffre, d’Alain de Benoît (2012), et loué ce livre. Ses positions sur « l’immigration, arme du capital » étaient identiques à celles d’Alain de Benoist.

    8. Giovanni Vattimo, né en 1936, est un auteur qui a tenté une synthèse de Marx, Nietzsche, Heidegger et Gadamer. Il a été membre du groupe « Radical de gauche » au parlement européen, et, en 2009, élu au Sénat italien sous l’étiquette de l’Italie des valeurs ». Aux yeux de Preve, c’est un emblème du progressisme postmoderne en Italie.

    9. Les méthadones: désigne ici tous les remèdes artificiels proposés par le système marchand et financier à la dégénérescence anthropologique qu’il a lui-même produite. Par ce seul raccourci métonymique, Preve rappelle un aspect essentiel de la thèse du principal ouvrage de Karl Polanyi La grande transformation (1944, Gallimard, 1983), dont il s’est inspiré: le « désencastrement » (desembeddedness) de l’économie, qui à partir de l’Angleterre, depuis la fin du XVIIe siècle, a échappe en Occident au cadre et au contrôle de la société et de la politique, dans lesquels elle avait jusqu’alors été « encastrée » (embedded). C’est la chrématistique, déjà identifiée par Aristote. «Inclure le travail et la terre dans le mécanisme de marché – écrit Polanyi –, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même, etc.». A notre époque, c’est non seulement le travail, la terre et la monnaie qui sont inexorablement liquidés par le néolibéralisme financier, mais toute la sociabilité elle-même, toutes les activités ludiques, artistiques, intellectuelles, et jusqu’aux relations affectives amoureuses et familiales. Cet émiettement et liquidation de toutes les relations sociales naturelles et communautaires a produit chez l’individu moderne isolé et « réifié » des conduites aberrantes ou faussement « normales » d’addiction, récupérées par le système marchand lui-même (alcoolisme, drogue, perversité, gangstérisme, sectes, musiques dissonantes et cacophoniques, « hyperactivité » par obsession du travail productif, etc.), par l’effet de la « dislocation socio-affective » des personnes brutalement arrachés aux formes antérieures d’existence communautaire (paysans déracinés, travailleurs et populations émigrées, etc.).

    Dans les années quarante, Polanyi a sans doute raisonné un peu vite sur le passage de l’économie libérale au « fascisme », mais il est indéniable que des phénomènes analogues de réification de l’existence humaine se sont manifestés dans les régimes totalitaires de « gauche » ou de « droite », qui produisent des formes particulières d’individualisme – fort bien analysés d’ailleurs par Preve, en ce qui concerne l’Union Soviétique, dans l’Eloge du communautarisme (Krisis éd., 2012.). (La molécule calmante et analgésique de la méthadone fut synthétisée dès 1937, en Allemagne, pour la substituer aux opiacés et à la morphine).

    10. Il Popolo al Potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici, Arianna ed., Casalecchio, 2008.

    11. Karl Marx.Un interpretazione. Essai, hélas, encore inédit, qui était achevé en 2009. C’est l’interprétation d’ensemble la plus synthétique de la pensée de Marx par Preve. Il y éclaircit enfin d’une manière décisive sa conception du rapport de Marx avec la pensée des Lumières, avec Hegel, avec la tradition qui est celle de la philosophique européenne et de la grande philosophie classique allemande, avec le messianisme eschatologique d’origine religieuse, avec l’utopie, et propose un retour critique à un concept de droit naturel opposé à l’usage idéologique des « Droits de l’homme ».

    12. Le Testament philosophique de Costanzo Preve, paru en février 2013: Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie. (Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia, Petite plaisance éd. Pistoia. 538 pages de grand format in 4° couronne 17/24). La variante brève, d’exactement 250 pages dactylographiées, est encore inédite.

    13. Edité en 2012 sous le titre « Lettre sur l’humanisme »: Lettera sull’umanesimo, Petite plaisance éd., Pistoia.

     

    *

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Remigration et volonté politique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Laurent Ozon, réalisé à Nice le 10 novembre 2014 par Les non-alignés et consacré à la question de la remigration. Animateur de la structure identitaire, écologiste et localiste Maison commune, Laurent Ozon vient de fonder le Mouvement pour la remigration. Il a également publié le mois dernier aux éditions Bios un essai remarquable intitulé France, années décisives.

     

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 1 commentaire Pin it!
  • Immigration : Besancenot-Laurence Parisot, même combat !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à l'alliance entre la gauche et la droite autour du libéralisme...

    alain de benoist,turbocapitalisme,hollande,taubira,révolution

     

    Immigration : Besancenot-Laurence Parisot, même combat !

    Autrefois, il y avait l’infernal tandem libéral-libertaire incarné par Daniel Cohn-Bendit et Alain Madelin. Il y a aujourd’hui celui formé par Najat Vallaud-Belkacem et Emmanuel Macron, avec cette particularité qu’ils appartiennent l’un et l’autre au même gouvernement. Alliance contre-nature ?

    Alliance parfaitement naturelle, au contraire, puisque le libéralisme économique et le libéralisme sociétal dérivent tous deux de la même conception d’un « homme économique » fondamentalement égoïste ayant pour seul but de maximiser rationnellement son utilité, c’est-à-dire son meilleur intérêt. Ce qu’on appelle l’axiomatique de l’intérêt n’est rien d’autre que la traduction en termes philosophiques de cette disposition naturelle de l’être humain à l’égoïsme. Le libéralisme pose l’individu et sa liberté supposée « naturelle » comme les seules instances normatives de la vie en société, ce qui revient à dire qu’il fait de l’individu la seule et unique source des valeurs et des finalités qu’il se choisit. La liberté libérale suppose ainsi que les individus puissent faire abstraction de leurs origines, de leur environnement, du contexte dans lequel ils vivent et où s’exercent leurs choix, c’est-à-dire de tout ce qui fait qu’ils sont tels qu’ils sont, et non pas autrement. La vie sociale, dès lors, n’est plus affaire que de décisions individuelles, de négociations procédurales et de choix intéressés.

    Historiquement parlant, le libéralisme économique s’est certes le plus souvent exprimé « à droite », tandis que le libéralisme sociétal se situait « à gauche ». C’est ce qui a permis à une certaine gauche de présenter le capitalisme comme un système autoritaire et patriarcal, alors qu’il est tout le contraire. Marx voyait plus juste quand il constatait le caractère intrinsèquement révolutionnaire de l’illimitation capitaliste, qui revient à noyer toute valeur autre que la valeur marchande dans les « eaux glacées du calcul égoïste ». Par là s’explique le rapprochement de ces deux formes de libéralisme. Pour étendre le marché, le libéralisme économique ne peut que détruire toutes les formes traditionnelles d’existence, à commencer par la famille (qui est l’un des derniers îlots de résistance au règne de la seule valeur marchande) ; tandis qu’à l’inverse, ceux des héritiers de Mai 68 qui voulaient « interdire d’interdire » et « jouir sans entraves » (deux slogans typiquement libéraux) ont fini par comprendre que c’est le capitalisme libéral qui pouvait le mieux satisfaire leurs aspirations.

    On sait depuis longtemps que, si la gauche a trahi le peuple, la droite, elle, a fait de même avec la nation. Et les deux de se réconcilier dans le même culte du marché. Quelle réalité derrière ce constat probablement un brin hâtif ?

    La nation n’acquiert un sens politique qu’au moment de la Révolution. Ce qui revient à dire qu’elle est née « à gauche » avant de passer « à droite ». La façon dont un fossé, qui ne cesse de s’élargir, s’est creusé entre la gauche et le peuple est un des traits majeurs du paysage politique actuel. La raison majeure en est que la « gauche », qui s’était rapprochée du mouvement socialiste et ouvrier au moment de l’affaire Dreyfus, s’est aujourd’hui ralliée à la société de marché, renouant du même coup avec ses origines libérales (idéologie du progrès, religion des droits de l’homme et philosophie des Lumières). Comme l’a fait remarquer Jean-Claude Michéa, il ne serait jamais venu à l’idée de Proudhon ou de Sorel, et moins encore de Karl Marx, de se définir comme des « hommes de gauche » !

    Même le travail est devenu un marché puisqu’on raisonne désormais en termes de « marché du travail ». Mais ce « marché » marche-t-il aussi bien que le prétendent ses infatigables promoteurs ?

    Selon la vulgate libérale, le marché est à la fois le lieu réel ou s’échangent les marchandises et l’entité virtuelle où se forment de manière optimale les conditions de l’échange, c’est-à-dire l’ajustement de l’offre et de la demande et le niveau des prix. Il est donc supposé autorégulateur et autorégulé, ce qui veut dire qu’il fonctionne d’autant mieux que rien ne fait obstacle à son fonctionnement « spontané », ce qui implique que rien n’entrave la libre circulation des hommes et des marchandises, et que les frontières soient tenues pour inexistantes. Adam Smith explique cela très bien quand il écrit que le marchand n’a d’autre patrie que celle où il réalise son meilleur profit. L’idée générale, en arrière-plan, est que l’échange marchand constitue la forme « naturelle » de l’échange. Étonnez-vous après cela que le patronat veuille toujours plus d’immigration ! Besancenot-Laurence Parisot, même combat !

    La forme d’échange propre aux sociétés traditionnelles n’est en réalité pas le troc (dont on ne retrouve la trace nulle part), mais la logique du don et du contre-don. Loin d’être « spontané », le marché, au sens moderne de ce terme, a été institué par l’État, comme l’a bien montré Karl Polanyi dans La Grande Transformation. L’idée d’une concurrence « pure et parfaite », enfin, n’est qu’une vue de l’esprit : les échanges commerciaux ne peuvent s’épargner de prendre en compte les phénomènes de pouvoir qui sont à l’œuvre dans toute société humaine. Le libéralisme prend fin dès l’instant où, face à la théorie libérale d’une « harmonie naturelle des intérêts », on reconnaît l’existence d’un bien commun primant sur les intérêts particuliers.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 13 novembre 2014)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • “La décroissance n’a pas à se situer sur l’échiquier politique”...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Serge Latouche à Novopress et consacré à la décroissance. Principal penseur français de la décroissance, Serge Latouche est l'auteur de nombreux essais dont La Mégamachine (La Découverte, 1995), Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006) et Sortir de la société de consommation (Les liens qui libèrent, 2010). Il a également publié Décoloniser l'imaginaire (Parangon, 2011), Chroniques d'un objecteur de croissance (Sang de la terre, 2012) ou Bon pour la casse (Les Liens qui Libèrent, 2012).

     

    Latouche Serge.jpg

    “La décroissance n’a pas à se situer sur l’échiquier politique”

    Question récurrente s’il en est, mais nécessaire : existe-t-il une définition simple de ce qu’est la décroissance ?

    Ce n’est pas seulement une question récurrente, c’est une question impossible. On ne peut pas définir la décroissance parce que c’est un terme que nous avons utilisé comme un slogan provocateur et qui bien évidemment, contrairement à ce que la plupart des gens pensent, et surtout nos adversaires, ne doit pas être pris à la lettre. Etre absolument contre toute croissance est absurde dans la mesure où c’est une des lois de la nature. Décroître pour décroître serait complètement stupide au même titre que croître pour croître. Ce serait prendre un moyen pour la fin. Derrière ce slogan politique, l’idée est de faire comprendre aux gens la nécessité de sortir de la société de croissance, société dominée par la religion de la croissance. Il est urgent de devenir des athées de la croissance. Si nous voulions être rigoureux, il faudrait d’ailleurs parler d’a-croissance, au même titre que d’athéisme. Nous envisageons ce rejet de la société de croissance, non pas pour rejeter le bien être mais au contraire, cette société ayant trahie ses promesses, pour réaliser ce que mon collègue britannique Tim Jackson appelle la prospérité sans croissance et ce que je nomme l’abondance frugale.

    C’est un slogan que vous avez d’ailleurs relancé dès 2002…

    Oui, disons même que la date officielle du lancement est avril 2002 lors du colloque organisé à l’UNESCO. Précédemment, le numéro 280 de la revue Silence daté de février 2002, publié sous la direction de Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, avait déjà pris pour titre “La Décroissance”. Il faut le reconnaître, ce sont eux qui ont eu l’intuition géniale à cette époque que le moment était venu de reprendre l’idée lancée par Nicholas Georgescu-Roegen dans son livre traduit en français par Jacques Grinevald. J’avais lu ce livre à sa sortie en 1994 et j’en avais fait une recension sans que cela ne marque vraiment les esprits. D’ailleurs, l’ouvrage n’avait pas eu un gros succès. Et pourtant en 2002, le mouvement va se mettre en place.

    La décroissance n’est en rien une croissance négative…

    En effet, la décroissance n’est pas le symétrique de la croissance. Ce n’est sûrement pas une croissance négative. Mais l’idée n’est claire pour personne et encore moins pour les partisans de la croissance. Qu’est-ce que la croissance ? On évoque généralement la croissance du PIB, l’indice fétiche des croyants. C’est ce que remettent en cause les athées. Cependant, du point de vue de l’écologie et dans la mesure où le PIB mesure tout et son contraire, l’indice le plus rigoureux reste l’empreinte écologique, c’est à dire le poids de notre mode de vie sur la biosphère. C’est d’ailleurs dans ce sens strict, et non pas dans celui d’un slogan provocateur pour un projet alternatif, que les Verts avait inscrit dans leur programme la notion de « décroissance de l’empreinte écologique ». Signe manifeste qu’ils n’avaient pas lu mon livre. Mais ce détournement leur permettait d’affirmer : « Nous ne sommes pas pour la décroissance de tout mais pour une croissance sélective ». Inutile de dire que je ne fus jamais partisan d’une décroissance de tout. C’est une vision pour le moins très réductrice du projet. Si vous êtes favorable à la simple décroissance du PIB, alors votre projet est en cours de réalisation ! Mais ce n’est guère serein, convivial et joyeux. C’est bien plutôt l’austérité que la décroissance. Si votre projet est de réduire l’empreinte écologique, le problème est plus complexe. Le PIB décroît bien plus que l’empreinte écologique. On peut même avoir une décroissance du PIB tout en connaissant une croissance de l’empreinte écologique.

    Le paradoxe n’est-il pas que la décroissance apparaît surtout comme une analyse chiffrée d’un phénomène alors qu’elle est aussi une question philosophique et anthropologique ?

    Absolument. Notre slogan invite d’ailleurs à sortir de la société de croissance, c’est à dire d’une société totalement phagocytée par une économie de croissance, autre nom de l’économie capitaliste fondée sur l’accumulation illimitée du capital. Cette société est fondée sur une triple illimitation : illimitation de la production, et donc destruction des ressources renouvelables et non renouvelables, illimitation de la consommation, et donc de la création de besoins toujours plus artificiels, illimitation de la production de déchets, et donc de la pollution de l’air, de l’eau et de la terre. La base économique de l’illimitation est bien sûr le capitalisme qui ne connaît pas de limite à l’accumulation mais la base philosophique de tout cela c’est la modernité avec son projet d’émancipation de l’homme, de la transcendance, de la révélation et de la tradition. Ce projet partait certes d’un bon sentiment mais n’a pas su imposer de nouvelles limites. La devise « Liberté, Egalité, Fraternité » est magnifique ! Mais liberté pour quoi faire ? Pour détruire la nature ? Pour exploiter son prochain sans limite ? Votés parmi les premières lois de la Révolution, le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier (1791) ont détruit les corporations et interdit les syndicats qui entravaient l’exploitation sans limite des plus démunis. Les révolutionnaires avaient bien compris qu’à côté de la déclaration des droits, il fallait une déclaration des devoirs. Hélas, nous l’attendons toujours ! Ce qui fait dire aujourd’hui à un ancien président de la République, monsieur Sarkozy pour ne pas le nommer, qu’il s’est construit dans la transgression. Tout est donc permis !

    La dénonciation de cette vision angélique des choses – uniquement des droits – est également perceptible dans la notion de développement durable…

    D’un certain point de vue, l’écologie a réussi a faire prendre conscience de l’existence d’un problème. Cela n’a pas été simple. En 1972, le rapport du club de Rome, commandité par un ingénieur de chez Fiat, alarme sérieusement les esprits. Il est symptomatique qu’il vienne de l’industrie automobile. Les époux Meadows, simples chercheurs universitaires, vont, contre toute attente, rendre un rapport peu conforme à la volonté de départ de leur commanditaire. Le rapport Meadows marquera beaucoup les esprits. Cependant, il ne s’agissait pas de la première alerte. En septembre 1962, Rachel Carson avait fait paraître The silent spring (Le printemps silencieux) qui eut un succès important. En 1973, la crise pétrolière aidant, le débat s’essouffle. Mais les premiers ministères de l’Environnement sont créés. Certaines personnalités prennent cela très au sérieux, mais les crédits sont inexistants. En 1972 a lieu la première conférence mondiale pour l’environnement à Stockholm. Le mot d’ordre choisi est alors l’écodéveloppement. On décide de se réunir tous les dix ans : 1982 Nairobi, 1992 Rio. A Rio, plus de 2.000 représentants d’ONG sont présents, dont Greenpeace et la WWF. Le plus plus gros lobby industriel mest ené par deux criminels en gants blancs, Maurice Strong – secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement – et Stephan Schmidheiny – milliardaire suisse héritier du groupe Eternit, qui lance en 1995 le World Business Council for Sustainable Development, le Conseil mondial des affaires pour le développement durable. Schmidheiny va même jusqu’à publier un livre sous le titre Changer de cap: réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement.

    Sous la pression d’Henry Kissinger et du lobby industriel, le terme écodeveloppement est abandonné au profit de celui de développement durable. Maurice Strong et Stephan Schmidheiny s’engouffrent dans la brèche et font un véritable travail de marketing pour vendre l’idée de Sustainable Development, comme on lance un nouveau produit sur le marché. Le succès va être foudroyant.

    Les Verts, les écologistes de tous pays et les ONG sont tous tombés dans la trappe. Les seuls à ne pas s’y laisser prendre sont Nicholas Georgescu-Roegen et le petit groupe auquel j’appartenais. Nous faisions depuis trop longtemps la critique du développement pour nous laisser embobiner. Sustainable Development nous apparaissait immédiatement comme un oxymore énorme. Le plus extraordinaire c’est que lorsqu’il a fallu bien admettre que tout cela n’était que du vent, les tenants du Sustainable Development ont soutenu que le concept avait été dévoyé. Le concept n’a pas été dévoyé du tout ! Il a été fait pour cela ! D’ailleurs vous avez toujours des braves gens qui continuent d’en parler. Les industriels, eux, l’ont abandonné. Le Sustainable Development ne faisant plus recette, ils défendent maintenant l’idée d’une croissance verte. Malheureusement pour eux, croissance et développement sont inséparables. Le développement n’est pas corrigible. L’idée de Sustainable Development a induit toutes sortes de rapprochements et de dérives. Lorsque Vincent Cheney, sur un ton un peu déplaisant, accuse certains responsables d’ONG environnementalistes d’être des écotartuffes et de se compromettre avec des représentants de firmes transnationales polluantes, on ne peut pas objectivement lui donner tort.

    La grande question qui s’est posée aux fondateurs de l’écologie politique portait sur la nécessité ou non d’un parti politique…

    Il y a des écologistes qui ont fondé un parti politique. Etait-ce tenable et cohérent ? Personnellement, j’ai tendance à penser que non. La question s’est également posée pour la décroissance à un niveau infiniment moindre. J’ai toujours jugé cela stupide. La décroissance n’a pas à se situer sur l’échiquier politique. Elle défend des idées, fait éventuellement pression sur des groupes politiques. De ce point de vue, la démarche de Nicolas Hulot avec son contrat écologique va plutôt dans le bon sens. Ce contrat s’inspire d’ailleurs de mon livre Le pari de la décroissance. C’est mon ami Jean-Paul Besset, député européen écologiste de 2009 à 2014, qui est à l’origine de sa rédaction. Le problème c’est que tous les groupes politiques ont signé ce contrat mais sans en appliquer une seule ligne. Lorsqu’on décide de se lancer dans la vie politique, on prend ses responsabilités. Celui qui, à mes yeux, gère bien ce grand écart est Yves Cochet. Il possède de solides convictions et gère dans le même temps une vie politique qui nécessite des compromis voire des compromissions. Malgré tout, il défend des convictions profondes, notamment son attachement à la décroissance, ce qui l’a conduit à se marginaliser auprès des Verts.

    La solution ne passe-t-elle pas par l’exemplarité et la vertu au quotidien pour tous, c’est-à-dire par une révolution par le bas ?

    Il faut évidemment le faire. Mais cela ne suffit pas. Il existe un livre bien sympathique sur le sujet : Un million de révolutions tranquilles, de Bénédicte Manier. Quand j’ai lu cet ouvrage, j’ai eu l’impression d’un remake. Ce sont des solutions que nous avons déjà rencontrées dans le
    Tiers-Monde. En Afrique, dans les années 70, j’ai assisté à des tas de révolutions tranquilles dont l’un des promoteurs au Burkina Faso se nommait Bernard Lédéa Ouédraogo. L’homme était plein d’enthousiasme et souhaitait stimuler la participation des paysans à leur propre développement. Où en est le Burkina aujourd’hui ? Il existe de nombreuses initiatives intéressantes mais il suffit d’un coup d’état pour que tout s’écrase. Bien souvent ces « révolutions tranquilles » remettent en cause le pouvoir en place, qui n’est lui-même qu’un chaînon du système international. Au même titre que nos gouvernements qui sont eux-mêmes des chaînons de l’oligarchie mondiale. Jusque dans les années 80, l’économie n’avait pas totalement phagocyté la société. La mondialisation est le moment où l’économie phagocyte le social. D’ailleurs, le mot mondialisation est usurpé. Il s’agit bien plus d’une marchandisation du monde. C’est ce phénomène qui est nouveau. On marchandise tout, le sport comme l’art. Auparavant, il existait un peu de corruption marchande mais il ne s’agissait pas de marchés. On se garde bien de dire également que les apprentis sorciers qui ont détruit des sociétés entières sont responsables du terrorisme mondial que nous connaissons actuellement. Nos dirigeants ont réussi à mondialiser le terrorisme, ce qui est autrement plus grave.

    Le danger qui nous menace ne réside-t-il pas dans l’action d’experts sans légitimité démocratique qui nous imposent un mode de vie technocratique, avec son corollaire, la création d’un Etat policier ?

    Nous y sommes déjà depuis un certain temps. Nous nous y enfonçons de plus en plus et cela risque de continuer.

    Quelle est l’idée de la collection Les précurseurs de la décroissance que vous dirigez aux éditions Le passager clandestin ?

    Ce projet est assez fantastique. En creusant les choses, on s’aperçoit que la décroissance a été portée dès le début de la révolution industrielle en réaction contre ses effets négatifs. Notamment à travers le socialisme utopique de William Morris ou de Charles Fourier. Ce courant aura son heure de gloire dans les années 70 avec les fondateurs de l’écologie politique : Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Ivan Illitch ou encore Cornélius Castoriadis. Dans le même temps, on s’aperçoit que la base philosophique qui transparaît derrière le sens des limites est partagé par toutes les civilisations. La société de l’illimité est une toute petite parenthèse dans l’histoire de l’humanité, y compris dans l’histoire de la philosophie. Epicure, Diogène, les stoïciens, étaient tous dans l’auto-limitation. De même que le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme, la sagesse africaine, la sagesse amérindienne… Il existe une dimension basique de ce que peut être une civilisation humaine.

    L’intérêt de la collection est de donner au projet de la décroissance ses lettres de noblesse, sa légitimité, pour contrecarrer les tentatives de rabaissement auxquelles se livrent un certain nombre de vedettes médiatiques. Je pense ici à Pascal Bruckner ou Luc Ferry notamment.

    En tant que fondateur du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), quel est votre positionnement à l’égard de Jean-Claude Michéa ?

    J’ai écrit pour lui un livre lorsqu’il était directeur de collection chez Climat, La planète uniforme. Je souhaitais que lui même écrive un « Georges Orwell » pour la collection des Précurseurs de la décroissance. Jean-Claude est un ami. Le problème c’est qu’il donne un peu des bâtons pour se faire battre. Il n’a pas tort dans ses analyses mais il n’a pas tout à fait raison non plus. Il joue avec le feu dans une zone intermédiaire en lançant des formulations imprudentes. C’est un provocateur mais qui fondamentalement n’a pas tort. Comme dit mon ami Marco Revelli, grand politologue italien, il existe deux droites dont l’une s’appelle la gauche ! 

    Que pensez-vous des initiatives qui se déroulent à Notre-Dame des Landes contre la création de l’aéroport ou bien encore à Sievens contre l’établissement d’un barrage inutile?

    C’est très bien. Je dis : « Allez-y les gars ! ». J’ai un peu passé l’age mais je suis admiratif. Il est absolument nécessaire de résister. Comme le dit Heidegger, personnalité ambiguë, « L’homme est le berger de l’être ». Alors, nous avons tous une part de responsabilité dans le destin de la planète.

    Serge Latouche, propos recueillis par Arnaud Naudin et Guillaume Le Carbonnel (Novopress, 7 octobre 2014)

    Lien permanent Catégories : Décroissance et résilience, Entretiens 1 commentaire Pin it!
  • Le coût du travail ? Oui, mais celui du capital ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la politique favorable au grand patronat adoptée par le gouvernement...

    alain de benoist,turbocapitalisme,hollande,taubira,révolution

     

    Le coût du travail ? Oui, mais celui du capital ?

    On parle toujours beaucoup du fameux pacte de responsabilité annoncé par François Hollande le 14 janvier dernier. Demander au grand patronat de se porter garant de la solidarité nationale, n’était-ce pas faire preuve d’une certaine naïveté ?

    La France mène depuis plus de vingt ans une politique de baisse des charges sociales qui n’a jamais empêché le chômage de monter. Souvenez-vous des 22 milliards d’exonérations de cotisations employeurs, des 6 milliards du crédit impôt-recherche, des 6 milliards de baisse de la taxe professionnelle, des 20 milliards du crédit d’impôt compétitivité-emploi, etc. Le pacte de responsabilité est le dernier avatar en date de cette politique. Il consiste à offrir sans contrepartie 40 milliards d’euros de baisses de charges aux employeurs en espérant, en bonne logique libérale, voir se multiplier les créations d’emplois. Le patronat empoche, mais le chômage augmente toujours, tandis que la croissance est nulle, que la dette s’alourdit et que la déflation menace. Échanger des mesures concrètes contre des promesses vagues, cela s’appelle conclure un marché de dupes, doublé d’une mise en scène destinée à faire accepter la politique de l’offre adoptée par le gouvernement.

    Le MEDEF, qui ne cache pas sa joie devant le ralliement du tandem Valls-Macron à la logique du marché, en profite pour pousser encore plus loin son avantage, puisqu’il réclame maintenant 50 milliards supplémentaires, la remise en cause du droit du travail et des acquis sociaux, la suppression des normes et réglementations des marchés, la baisse des seuils sociaux, etc. S’il n’exige pas qu’on renvoie les enfants travailler dans les mines, c’est sans doute que les mines n’existent plus !

    Pour justifier sa position, le MEDEF met régulièrement en cause l’insupportable « coût du travail », qui serait en France plus élevé qu’ailleurs, ce qui pèserait à la fois sur l’emploi et sur la compétitivité. Intox ou réalité ?

    Le grand patronat se plaint depuis toujours que les travailleurs coûtent trop cher. Son rêve serait évidemment que les gens travaillent pour rien, ce qui augmenterait d’autant les bénéfices (mais poserait quand même la question de savoir avec quels moyens les gens pourraient ensuite consommer ce qu’on a produit !). Au XIXe siècle, quand on a supprimé le travail des enfants, le MEDEF de l’époque assurait déjà qu’on allait ainsi faire s’effondrer toute l’économie nationale. Aujourd’hui, ce sont les dépenses liées à l’utilisation de main-d’œuvre qui sont dans le collimateur, bonne excuse pour justifier les délocalisations vers des pays qui ne connaissent que des salaires de misère.

    Le coût du travail se définit comme la somme des salaires bruts et des cotisations sociales patronales. Le coût moyen de l’heure de travail est en France de 35,6 euros, plus qu’en Allemagne (32,8 euros), mais beaucoup moins qu’en Suède (43 euros). Alléguer dans l’abstrait le coût du travail n’a cependant pas beaucoup de sens, aussi longtemps que ce coût n’est pas rapporté à la fois à l’indice des prix et à la productivité. Un coût salarial élevé n’est en effet pas nécessairement un frein à la compétitivité si le coût par unité produite reste faible. C’est la raison pour laquelle, pour effectuer des comparaisons internationales, on parle de coût salarial unitaire réel. Le coût du travail est plus élevé en France qu’en Allemagne, mais nous avons une productivité supérieure de 20 % à celle des Allemands. En proportion de la productivité horaire moyenne, le coût horaire du salaire minimum se situe aujourd’hui à son plus bas niveau depuis soixante ans.

    La vérité est qu’il est très difficile d’établir une relation directe entre le montant des coûts salariaux et le niveau du taux de chômage (il n’est, en Suède, que de 7,7 %, alors qu’il est de 10,3 % en France). On peut certes diminuer les cotisations sociales, mais cela implique de trouver d’autres modes de financement de la protection sociale (l’impôt ? les prélèvements privés ?). Et si l’on diminue le salaire minimum, on diminue du même coup le pouvoir d’achat minimum, donc la demande, donc la production, donc l’emploi.

    Si l’on parle beaucoup du coût du travail, on ne parle d’ailleurs jamais du coût du capital, qui n’est sans doute pas moins pesant.

    C’est le moins qu’on puisse dire. Il faut bien distinguer ici capital productif et capital financier. Le capital productif, nécessaire à la production des biens et des services, a besoin de faire des dépenses à la fois pour son entretien et pour ses investissements. Si, pour ce faire, il ne dispose pas de ressources propres, il doit solliciter un financement externe auprès de ses actionnaires, qu’il rémunère en dividendes, ou de prêteurs, qu’il rémunère en intérêts. Ce sont ces versements qui correspondent au coût du capital financier. Or, celui-ci compte aujourd’hui pour 50 % du coût économique du capital, contre seulement 20 % dans les années 1960-1970. Résultat : les entreprises dépensent désormais deux fois plus en dividendes nets, versés à des actionnaires-rentiers qui veulent se goinfrer le plus vite possible, qu’en investissements nets. Les dividendes des actionnaires des entreprises du CAC 40 sont eux-mêmes en hausse de 30 % sur un an, alors que l’investissement reste désespérément plat. C’est une des conséquences de la financiarisation de ces trois dernières décennies, qui n’a cessé de privilégier les détenteurs du capital financier par rapport aux entrepreneurs. Une captation qui n’est évidemment pas étrangère au manque de compétitivité de ces derniers.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 27 octobre 2014)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!