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Entretiens - Page 183

  • Quand le Comité Orwell veut relancer le débat...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alexandre Devecchio, cueilli sur Philitt et consacré à la création du Comité Orwell. Alexandre Devecchio est journaliste au Figaro et responsable des pages Figaro Vox.

    On observera avec intérêt dans les mois à venir avec qui le Comité Orwell s'autorisera à débattre...

     

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    Alexandre Devecchio : « Le Comité Orwell est prêt à débattre avec tous ceux qui représentent une vraie sensibilité dans le pays »

    Alexandre Devecchio est journaliste. Il est en charge du Figaro Vox, la plate-forme débat/opinion du Figaro.fr. Avec une poignée de confrères, il est à l’origine de la fondation du Comité Orwell, une association qui a pour but de réinjecter du pluralisme dans la sphère médiatique.

    PHILITT : Vous avez choisi de mettre votre association sous le patronage d’Orwell. Pourquoi cet auteur en particulier ?

    Alexandre Devecchio : Nous avons choisi le célèbre auteur du roman d’anticipation 1984 parce que c’est un journaliste et un intellectuel qui s’est distingué par son refus absolu de tout manichéisme. Orwell ne se laissait jamais enfermer dans une case. Il était bourgeois mais proche des gens ordinaires, athée et pourtant attaché aux valeurs éthiques de la religion, défenseur des valeurs traditionnelles et néanmoins désireux de bousculer l’ordre social, patriote et révolutionnaire, anarchiste et conservateur. C’est un oxymore à lui tout seul et un formidable empêcheur de penser en rond. Comme le dit Jean-Claude Michéa dans son essai  Orwell, anarchiste tory : « Orwell était un des analystes les plus lucides de l’oppression totalitaire sans pour autant renoncer en rien à la critique radicale de l’ordre capitaliste, un défenseur intransigeant de l’égalité sans souscrire aux illusions progressistes et modernistes au nom desquelles s’accomplit désormais la destruction du monde. »

    Orwell est à des années-lumière de la vision binaire et de la culture du clash qui divisent le monde entre la gauche et la droite, entre les bien-pensants et les mal-pensants, entre les anti-racistes et les racistes. Il aurait vomi notre système politico-médiatique hémiplégique où les opposants au mariage homosexuel, qui pour la plupart se battent contre la marchandisation de la vie, se voient taxés d’homophobie, voire de fascisme. Où on ne peut pas se permettre de critiquer l’islamisme sans être accusé d’islamophobie et, où dans le même temps, on est obligé de se sentir Charlie sous peine d’être renvoyé dans le camp des terroristes.

    PHILITT : Pourquoi ne pas avoir choisi un Français ? Péguy aurait fait l’affaire.

    Alexandre Devecchio : La fondation Marc Bloch, qui était présidée par Élisabeth Lévy, nous a beaucoup inspirés. Cependant, nous ne voulions pas faire exactement la même chose. Charles Péguy est aussi un auteur que nous admirons énormément. Mais le nom  d’Orwell s’est imposé assez naturellement. C’est sans doute l’auteur contemporain qui a le mieux pressenti les conséquences de la mondialisation. Et le fait qu’il ne soit pas Français et Britannique de surcroît est assez ironique. C’est un beau pied de nez à ceux qui chercheraient à nous enfermer dans le parti du « repli » ou de la « France rance ».

    PHILITT : Dans quelle mesure le monde dans lequel nous vivons ressemble à celui décrit par Orwell dans 1984 ?

    Alexandre Devecchio« Le parti finirait par annoncer que 2 et 2 font 5, il faudrait le croire. L’hérésie des hérésies était le sens commun », écrit Orwell. 1984 nous plonge dans un monde totalitaire gouverné par un Big Brother qui s’insinue dans les consciences. Le crime de la pensée est passible de mort, et la réalité dictée par la novlangue d’un parti unique et par son ministère de la Vérité. Dans le monde d’Orwell, les nations ont été abolies, il reste trois blocs uniformes qui font semblant de s’affronter en permanence : Océania, Eurasia et Estania. Le but est de créer un homme nouveau et docile, affranchi de tous les déterminismes et donc plus malléable. Big Brother déclare fièrement : « Nous avons coupé les liens entre les enfants et les parents, entre l’homme et la femme. »

    À l’époque, les lecteurs ont vu dans 1984 une critique des régimes soviétiques et nazi. Pourtant en relisant Orwell aujourd’hui, nous avons l’impression d’y retrouver certaines caractéristiques de notre époque. La globalisation, qui pourrait encore être accentuée par les nouveaux traités économiques, a  fait émerger un monde hors-sol, uniforme et post-national proche de celui imaginé par l’écrivain. Le consumérisme a fait de l’individu le petit homme déraciné dont rêvait Big Brother.

    PHILITT : N’est-il pas excessif de penser que nous vivons dans une époque totalitaire ?

    Alexandre Devecchio : Le totalitarisme peut renaître sous de nouvelles formes très différentes du communisme et du nazisme. Le danger qui guette l’Occident est celui d’un totalitarisme soft, celui du marché, de la technique et des normes qui transforment petit à petit l’individu libre en un consommateur docile et passif. Ce totalitarisme a ceci de singulier qu’il ne s’impose pas par la force, même si la loi du marché peut être très brutale. Il fait de l’homme l’esclave de ses propres pulsions. C’est plus pernicieux, plus sournois, mais non moins efficace. L’autre menace, c’est l’islamisme qui se nourrit justement du désert des valeurs de l’Occident consumériste. Au comité Orwell, nous pensons qu’il y a un chemin à trouver entre le progressisme des imbéciles et l’archaïsme des ayatollahs, entre l’homme nouveau sans racines ni nation et le retour du fanatisme, entre la femme objet et la femme grillagée.

    PHILITT : Le Comité Orwell déplore l’unanimisme médiatique. Comment redorer le blason de la profession ?

    Alexandre Devecchio : À notre modeste échelle, nous allons commencer par répondre à la centaine de courriers que nous avons reçue de la part de gens ordinaires qui ne se sentent plus représentés par les médias. Hormis les colloques et les conférences que nous allons faire par la suite, nous organiserons assez rapidement des rencontres pour échanger à propos de notre métier. Les gens veulent comprendre ce décalage entre leur vie réelle et ce qu’ils lisent dans les médias. Il faut être à l’écoute. La force d’Orwell justement, c’est qu’il puise son inspiration dans l’expérience vécue. Quand il écrit Le Quai de Wigan sur la condition ouvrière britannique, il le fait après avoir visité trois fois une mine à Wigan. On va m’accuser de faire de la démagogie, mais je pense que certains journalistes devraient faire un stage  à l’usine. Cela modifierait leur regard sur la société.

    PHILITT : Et concernant plus particulièrement les jeunes journalistes ?

    Alexandre Devecchio : Nous devons faire preuve d’esprit critique et avoir une vision moins techniciste du métier que celle qu’on nous enseigne dans les écoles de journalisme. Notre métier ne consiste pas à recopier des dépêches AFP comme les personnages de 1984 recopient les tracts du parti dans la novlangue officielle. Mais je ne veux pas être manichéen non plus : les journalistes, les jeunes en particulier, comme le reste de la société, évoluent dans un contexte économique difficile où la lutte des âges et des classes est féroce. Même s’ils le voulaient réellement, les jeunes journalistes ne pourraient pas toujours faire assaut de liberté. Enfin, il faudra s’interroger sur les conséquences de la révolution numérique, qui aurait pu être synonyme de davantage de démocratie, et qui pour l’heure marque avant tout le triomphe de l’ère du vide.

    PHILITT : Vous êtes particulièrement sévères avec les médias et leurs méthodes de diabolisation. Sachant que ceux qui critiquent la diabolisation sont souvent à leur tour diabolisés, considérez-vous le Comité Orwell comme une entreprise risquée ?

    Alexandre Devecchio : Nous ne sommes pas des héros. Le petit agriculteur qui se bat pour préserver notre art de vivre est mille fois plus courageux que nous. Il est vrai cependant que le clergé médiatique pratique une sorte d’inquisition à l’encontre de ceux qui s’éloignent des dogmes en vigueur. Celle-ci peut être synonyme de mort sociale et professionnelle. Longtemps, une minorité silencieuse et atomisée a choisi de réprimer « ses pensées déviantes ». Mais des hérauts de la liberté d’expression comme Jean-François Kahn, Éric Zemmour, Élisabeth Lévy, Natacha Polony, présidente du Comité Orwell, ou le regretté Philippe Cohen ont montré la voie en refusant de céder à la logique de la terreur. Le soutien populaire dont ils ont bénéficié leur a permis de continuer à exister malgré les oukases. Je crois que rien ne sera plus jamais comme avant. Grâce à la puissance des réseaux sociaux notamment, la nouvelle génération se sent moins isolée que la précédente. Forts du sentiment que nous ne marcherons plus jamais seuls, comme chantent les supporters de Liverpool, nous n’avons pas l’intention de baisser la tête.

    PHILITT : Natacha Polony était récemment sur France Inter et la journaliste qui l’interrogeait lui faisait remarquer : « Vous vous plaignez d’être marginalisés, mais regardez les néo-réacs sont partout ». Que répondez-vous à ça ?

    Alexandre Devecchio : D’abord, je préfère le terme d’ « insoumis » à celui de « néo-réac ». L’utilisation de cette expression connotée montre déjà une certaine forme de partialité de la part de la journaliste en question. Mais peu importe : au Comité Orwell, nous revendiquons une certaine subjectivité. Encore faut-il que cette dernière soit clairement affichée et ne prenne pas les atours de l’objectivité. Avec l’émergence des réseaux sociaux qui permettent aux citoyens de réagir en temps réel, la censure ne peut plus s’exercer de manière aussi brutale que par le passé. Mais nous sommes loin d’ « être partout ». Prenons l’exemple le plus symbolique : celui d’Éric Zemmour, même si nous ne partageons pas forcément toutes ses idées. Il a dû quitter France 2 et plus récemment I-Télé. Bien que minoritaire dans le peuple, l’idéologie dominante reste majoritaire dans la technostructure, chez les élites. Les gens qui partagent notre diagnostic demeurent rares dans les ministères, la haute fonction publique, les grandes entreprises, et bien sûr les médias.

     PHILITT : À vos yeux, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne a entériné la fracture entre le peuple et les élites. Est-il possible de réunir ce qui a été séparé et, si oui, comment ?

    Alexandre Devecchio : Il faut commencer par respecter le vote des Français. C’est le minimum en démocratie. Ensuite, au risque de me répéter et de me faire taxer de populiste, renouer avec le bon sens populaire, ce qu’Orwell appelait « la décence commune », me paraît incontournable. Les élites politiques et médiatiques doivent descendre de leur tour d’ivoire. Sans quoi, la fracture deviendra une rupture et ceux qui restent sourds et aveugles aujourd’hui accuseront demain le peuple français d’être envieux et animé par de bas instincts. Mais n’est-il pas logique que l’incompétence conjuguée à l’injustice, à l’arrogance et au mépris nourrissent le ressentiment et la colère ?

    PHILITT : Un de vos objectifs consiste-t-il à réhabiliter la notion de souveraineté, constamment renvoyée à cet épouvantail fatigué qu’est le FN ? S’agit-il de défendre la souveraineté populaire ou la souveraineté nationale ?

    Alexandre Devecchio : Les deux sont indissociables. La souveraineté populaire ne peut s’exercer que dans le cadre de l’État-nation. La dissolution de celui-ci, dont rêvent certains, entraînerait également la disparition de la démocratie. Bien que révolutionnaire, Georges Orwell était patriote et savait bien que l’attachement des  gens ordinaires à la nation n’est pas synonyme de haine de l’Autre.

    Pour ce qui est du FN, je citerai de nouveau Orwell : « L’argument selon lequel il ne faudrait pas dire certaines vérités car cela « ferait le jeu » de telle ou telle force sinistre est malhonnête en ce sens que les gens n’y ont recours que lorsque cela leur convient personnellement. Sous-jacent à cet argument, se retrouvent habituellement le désir de faire de la propagande pour quelques intérêts partisans et de museler les critiques en les accusant d’être objectivement réactionnaires », écrit-il. Le parti de Marine Le Pen est un diable bien pratique, peut-être le meilleur allié du système qu’il prétend pourfendre. En effet, depuis des décennies, toutes les autres alternatives sont systématiquement assimilées au FN et accusées de faire son jeu.

    Nous sommes une association non partisane. Régis Debray dans un récent entretien à l’hebdomadaire Marianne déclarait, « le citoyen, c’est l’homme sans étiquette ». Cela pourrait résumer notre démarche. Le débat entre les marques que sont Les Républicains, le PS et le FN ne nous intéresse pas. Nous préférons le débat d’idées.  Si certains préfèrent avoir tort avec Sartre que raison avec Aron, nous préférons avoir raison avec Aron que tort avec Sartre, ou raison avec Onfray que tort avec BHL. Le fait que Marine Le Pen défende le protectionnisme ou la laïcité ne nous empêche pas de mener également ces combats. De même, quand José Bové critique les dérives de la GPA, nous ne nous interdisons pas d’applaudir des deux mains.

    PHILITT : Vous vous proposez de réinjecter une dose de pluralisme dans le débat d’idées. Votre rôle consistera-t-il à donner la parole à des gens qui ne sont pas sur la ligne du Comité Orwell ?

    Alexandre Devecchio : Je parlais des excommunications tout à l’heure… Nous sommes de bons chrétiens, nous dialoguerons donc avec tout le monde. Nous n’allons pas débattre entre nous. Cela commencera sans doute à la rentrée par un premier colloque sur le thème du journalisme.

    PHILITT : Jusqu’où êtes-vous prêt à aller dans le pluralisme ?

    Alexandre Devecchio : Nous sommes prêts à débattre avec tous ceux qui représentent une vraie sensibilité dans le pays et qui ont de vraies convictions.  Et si nous ne sommes pas d’accord, ce sera l’occasion de le dire avec force et d’exposer nos arguments. Nous n’avons pas peur du débat. Ce que nous refusons, en revanche, c’est l’interdiction de penser autrement.

    Alexandre Devecchio, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 14 juin 2015)

     

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  • L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Robert Redeker, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la question du progrès. Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015).

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    Robert Redeker : l'utopie progressiste débouche sur l'enfer

    FIGAROVOX. - L'idée de progrès, expliquez-vous, n'est plus le moteur des sociétés occidentales. Partagez-vous le constat de Jacques Julliard qui explique que le progrès qui devait aider au bonheur des peuples est devenu une menace pour les plus humbles?

    Robert REDEKER. - Le progrès a changé de sens. De promesse de bonheur et d'émancipation collectifs, il est devenu menace de déstabilisation, d'irrémédiable déclassement pour beaucoup. Désormais, on met sur son compte tout le négatif subi par l'humanité tout en supposant que nous ne sommes qu'au début des dégâts (humains, économiques, écologiques) qu'il occasionne. Le progrès a été, après le christianisme, le second Occident, sa seconde universalisation. L'Occident s'est planétarisé au moyen du progrès, qui a été sa foi comme le fut auparavant le christianisme. Il fut l'autre nom de l'Occident.

    Aujourd'hui plus personne ne croit dans le progrès. Plus personne ne croit que du seul fait des années qui passent demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui. Le marxisme était l'idéal-type de cette croyance en la fusion de l'histoire et du progrès. Mais le libéralisme la partageait souvent aussi. Bien entendu, les avancées techniques et scientifiques continuent et continueront. Mais ces conquêtes ne seront plus jamais tenues pour des progrès en soi.

    Cette rupture ne remonte-t-elle pas à la seconde guerre mondiale et de la découverte des possibilités meurtrières de la technique (Auschwitz, Hiroshima)?

    Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'échec des régimes politiques explicitement centrés sur l'idéologie du progrès, autrement dit les communismes, en est une autre. L'idée de progrès amalgame trois dimensions qui entrent en fusion: technique, anthropologique, politique. Le progrès technique a montré à travers ses possibilités meurtrières sa face sombre. Mais le progrès politique -ce qui était tenu pour tel- a montré à travers l'histoire des communismes sa face absolument catastrophique. Dans le discrédit général de l'idée de progrès l'échec des communismes, leur propension nécessaire à se muer en totalitarismes, a été l'élément moteur. L'idée de progrès était depuis Kant une idée politique. L'élément politique fédérait et fondait les deux autres, l'anthropologique (les progrès humains) et le technique.

    Les géants d'Internet Google, Facebook, promettent des lendemains heureux, une médecine performante et quasiment l'immortalité, n'est-ce pas ça la nouvelle idée du progrès?

    Il s'agit du programme de l'utopie immortaliste. Dans le chef d'œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu, un paradis qui ne connaît ni la mort ni les infirmités est pensé comme transcendant à l'espace et au temps, postérieur à la fin du monde. Si ces promesses venaient à se réaliser, elles signeraient la fin de l'humanité. Rien n'est plus déshumanisant que la médecine parfaite et que l'immortalité qui la couronne. Pas seulement parce que l'homme est, comme le dit Heidegger, «l'être-pour-la-mort», mais aussi pour deux autres raisons.

    D'une part, parce qu'un tel être n'aurait besoin de personne, serait autosuffisant. D'autre part parce que si la mort n'existe plus, il devient impossible d'avoir des enfants. C'est une promesse diabolique. Loin de dessiner les contours d'un paradis heureux, cette utopie portée par les géants de l'internet trace la carte d'un enfer signant la disparition de l'humanité en l'homme. Cet infernal paradis surgirait non pas après la fin du monde, comme chez saint Augustin, mais après la fin de l'homme. Une fois de plus, comme dans le cas du communisme, l'utopie progressiste garante d'un paradis déboucherait sur l'enfer.

    La fin du progrès risque-t-elle de réveiller les vieilles religions ou d'en créer de nouvelles?

    Le temps historique des religions comme forces de structuration générale de la société est passé. Cette caducité est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu. La foi dans le progrès -qui voyait dans le progrès l'alpha et l'oméga de l'existence humaine- a été quelques décennies durant une religion de substitution accompagnant le déclin politique et social du christianisme. Du christianisme, elle ne gardait que les valeurs et la promesse d'un bonheur collectif qu'elle rapatriait du ciel sur la terre. Bref, elle a été une sorte de christianisme affaibli et affadi, vidé de toute substance, le mime athée du christianisme. Les conditions actuelles -triomphe de l'individualisme libéral, règne des considérations économiques, course à la consommation, mondialisation technomarchande-, qui sont celles d'un temps où l'économie joue le rôle directeur que jouaient en d'autres temps la théologie ou bien la politique, sont plutôt favorables à la naissance et au développement non de religions mais de fétichismes et de fanatismes de toutes sortes. L'avenir n'est pas aux grandes religions dogmatiquement et institutionnellement centralisées mais au morcellement, à l'émiettement, au tribalisme du sentiment religieux, source de fanatismes et de violences.

    Peut-on dire que vous exprimez en philosophie ce que Houellebecq montre dans Soumission: la fin des Lumières?

    Il doit y avoir du vrai dans ce rapprochement puisque ce n'est pas la première fois qu' l'on me compare à Houellebecq, le talent en moins je le concède. Ceci dit dans ma réflexion sur le progrès je m'appuie surtout sur les travaux décisifs de Pierre-André Taguieff auquel je rends hommage. Ce dernier a décrit le déclin du progrès comme «l'effacement de l'avenir». Peu à peu les Lumières nous apparaissent comme des astres morts, dont le rayonnement s'épuise. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une bonne nouvelle. Cependant, cet achèvement n'est non plus la revanche des idées et de l'univers vaincus par les Lumières. Elle n'annonce pas le retour des émigrés! Cette fin des Lumières n'est pas la revanche de Joseph de Maistre sur Voltaire!

    Le conservatisme, vu comme «soin du monde» va-t-il remplacer le progressisme?

    Les intellectuels ont le devoir d'éviter de se prendre pour Madame Soleil en décrivant l'avenir. Cette tentation trouvait son origine dans une vision nécessitariste de l'histoire (présente chez Hegel et Marx) que justement l'épuisement des Lumières renvoie à son inconsistance. Pourtant nous pouvons dresser un constat. Ce conservatisme est une double réponse: au capitalisme déchaîné, cet univers de la déstabilisante innovation destructrice décrite par Luc Ferry (L'Innovation destructrice, Plon, 2014), et à l'illusion progressiste. Paradoxalement, il s'agit d'un conservatisme tourné vers l'avenir, appuyé sur une autre manière d'envisager l'avenir: le défunt progressisme voulait construire l'avenir en faisant table rase du passé quand le conservatisme que vous évoquez pense préserver l'avenir en ayant soin du passé. La question de l'enseignement de l'histoire est à la croisée de ces deux tendances: progressiste, l'enseignement de l'histoire promu par la réforme du collège est un enseignement qui déracine, qui détruit le passé, qui en fait table rase, qui le noie sous la moraline sécrétée par la repentance, alors que l'on peut envisager un enseignement de l'histoire qui assurerait le «soin de l'avenir» en étant animé par le «soin du passé».

    Robert Redeker, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Figarovox, 12 juin 2015)

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  • Les Etats-Unis doivent diviser pour régner...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à un tour d'horizon de la situation internationale...

     

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    « Vu du Kremlin, la France n’a plus de politique étrangère… »

    Plusieurs vidéos tournent actuellement en boucle sur Internet. L’une du général Wesley Clark, ancien patron de l’Otan, l’autre de George Friedman, président de Stratfor, une société privée de renseignement basée au Texas et notoirement liée à la CIA. Le premier est bouleversé par le cynisme de la Maison-Blanche, l’autre le revendique fièrement. Difficile dans ces conditions de savoir quelle politique les États-Unis entendent mener en Europe…

    Elle a pourtant le mérite de n’avoir jamais changé. Depuis 1945, l’objectif des États-Unis est de favoriser l’Europe-marché au détriment d’une Europe-puissance qui pourrait devenir leur rivale. À cela s’ajoute, depuis la dislocation du système soviétique, un autre objectif vital : empêcher l’Europe occidentale d’établir un partenariat avec la Russie. George Friedman l’a rappelé après Brzezinski : en tant que grande Puissance de la Mer, l’intérêt primordial des États-Unis est d’empêcher l’unification de la grande Puissance de la Terre, c’est-à-dire de l’ensemble géopolitique eurasiatique. Les USA contrôlent tous les océans du monde, ce qu’aucune puissance du monde n’avait fait avant eux (« Maintenir le contrôle de la mer et le contrôle de l’espace est la base de notre pouvoir »), mais ils n’ont pas la capacité d’occuper l’Eurasie. Ils doivent donc diviser pour régner.

    Dans un premier temps, ils ont suscité en Europe de l’Est toute une série de « révolutions colorées » à la faveur desquelles ils ont tenté d’étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. Aujourd’hui, ils cherchent créer un “cordon sanitaire” tourné contre Moscou, coupant l’Europe en deux depuis la Baltique jusqu’à la mer Noire. Ce projet de “zone-tampon” a le soutien des États baltes, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Bulgarie, mais se heurte aux réticences ou à l’opposition de la Hongrie, de la Serbie et de l’Autriche. L’instrumentalisation du coup d’État intervenu à Kiev en février 2014 entre évidemment dans ce cadre, tout comme l’actuelle tentative albano-islamo-mafieuse de déstabilisation de la Macédoine, qui vise à mettre en échec le projet « Turkish Stream », déjà approuvé par le nouveau gouvernement grec, qui permettrait aux Russes d’acheminer leur gaz vers l’Europe occidentale sans avoir à passer par l’Ukraine.

    C’est également dans cette optique qu’il faut situer le projet de Traité transatlantique, dont le but principal est de diluer la construction européenne dans un vaste ensemble inter-océanique sans aucun soubassement géopolitique, de faire de l’Europe de l’Ouest l’arrière-cour des États-Unis et d’enlever aux nations européennes la maîtrise de leurs échanges commerciaux au bénéfice de multinationales largement contrôlées par les élites financières américaines.

    La grande inconnue, c’est l’Allemagne. La plus grande hantise des Américains est l’alliance de la technologie et du capital allemands avec la main-d’œuvre et les ressources naturelles russes. « Unies, dit Friedman, l’Allemagne et la Russie représentent la seule force qui pourrait nous menacer, et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas ». Pour l’heure, l’Allemagne semble s’incliner devant les diktats de Washington. Mais qu’en sera-t-il demain ?

    Au Proche-Orient, les choses se sont tellement compliquées depuis quelques mois que beaucoup de gens n’y comprennent plus rien. Là encore, quel est le jeu des Américains ?

    Les États-Unis ont de longue date mis en œuvre au Proche-Orient une « stratégie du chaos », visant à abattre les régimes laïcs au bénéfice des mouvements islamistes, afin de démanteler des appareils étatico-militaires qu’ils ne pouvaient contrôler, puis à remodeler toute la région selon des plans arrêtés bien avant les attentats du 11 Septembre. L’État islamique (« Daesh ») a ainsi été créé par les Américains, dans le cadre de l’invasion de l’Irak, puis s’est retourné contre eux. Les USA ont alors commencé à se rapprocher de l’Iran, ce qui a suscité l’inquiétude des monarchies du Golfe qui redoutent par-dessus tout l’influence régionale de Téhéran (d’où l’opération actuellement menée au Yémen contre les rebelles chiites). On a donc aujourd’hui trois guerres en une seule : une guerre suicidaire contre la Syrie, dans laquelle les Occidentaux sont les alliés de fait des djihadistes, une guerre des Américains contre l’État islamique, et une guerre des dictatures du Golfe et de la Turquie contre l’axe Beyrouth-Damas-Téhéran-, avec la Russie en arrière-plan.

    Et la France, dans tout ça ?

    Elle ne compte plus pour grand-chose. Elle se réclame de la laïcité, mais privilégie ses relations avec les pétromonarchies les plus obscurantistes. Concernant les migrants qui affluent par milliers depuis la Méditerranée – fuyant, non pas la misère ou la dictature, comme on le répète ici et là, mais la guerre civile et le chaos que les Occidentaux ont apportés chez eux –, elle se soucie plus de les empêcher de se noyer que de ne pas faire naufrage elle-même, plus de la façon des les accueillir que de les empêcher d’entrer. Les Allemands la regardent désormais de haut, les Espagnols et les Italiens n’en attendent plus rien, et les Anglais continuent à considérer le French bashing comme un sport national.
    Quant au Kremlin, il ne se fait plus d’illusions : la France ne peut plus avoir de politique étrangère digne de ce nom, puisqu’elle s’est aujourd’hui couchée devant les Américains. En témoignent de manière éloquente le refus de la France de livrer aux Russes les navires « Mistral » que ceux-ci avaient déjà payés, et le scandaleux boycott des cérémonies qui se sont déroulées à Moscou pour le 70e anniversaire de la défaite du Troisième Reich. De ce point de vue, la continuité de Sarkozy à Hollande est parfaite. L’UMP va devenir « les Républicains », tandis que le PS n’est déjà plus qu’un « parti démocrate » à l’américaine. Il n’y a plus qu’à rebaptiser « Maison blanche » le palais de l’Elysée, et tout sera parfaitement clair !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 22 mai 2015)

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  • Une société de narcissiques immatures...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à notre société qui voit le politique s'effacer au profit de l’émotionnel, du compassionnel ou du thérapeutique ...

     

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    « Le contrôle hygiéniste est le début du contrôle social »

    « Bouffe tes cinq fruits et légumes par jour », « Fais du sport », « Arrête de fumer », « Bois un verre mais pas deux », « Mets ta ceinture au volant », « Ne mange pas trop gras », « Fais du tri sélectif »… Après « Big Brother », « Big Mother » ?

     

    À partir du XIXe siècle, l’État-providence s’est progressivement mis en place pour suppléer à la disparition des solidarités organiques et communautaires dissoutes par la montée de l’idéologie individualiste. Il se transforme aujourd’hui en « État thérapeutique », pour reprendre une expression utilisée notamment par Christopher Lasch. Cet État thérapeutique se définit comme une alliance malsaine de la médecine et de l’État qui permet toutes sortes d’entraves injustifiées à la liberté. L’autorité se fait de plus en plus maternante, mais à la façon d’une mère possessive, désireuse de maintenir ses sujets dans la dépendance. La relation unilatérale avec l’État remplace les anciens liens sociaux. Le contrôle hygiéniste est le début du contrôle social. La médecine devient elle-même totalitaire quand elle participe du contrôle des populations.

     

    Le type humain dominant est aujourd’hui celui du narcissique immature, pour qui il n’existe d’autre réalité que lui-même et qui veut avant tout satisfaire ses pulsions. Ce type infantile, d’orientation tout naturellement libérale-libertaire, consonne parfaitement avec un système qui, comme le disait Marx, a tout noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Il en découle une civilisation thérapeutique centrée sur le moi. Pierre Manent dit très justement que le libéralisme est d’abord un renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin.

     

    Dans une société où règne l’industrie du divertissement, où personne ne s’interroge plus sur le sens de sa présence au monde, le soin de soi devient l’alpha et l’oméga de la raison d’être. Il ne s’agit plus seulement d’être en bonne santé, mais d’être « bien dans sa peau » pour oublier sa finitude. En attendant l’immortalité en ce bas monde, un rêve de jeunesse éternelle domine chez des individus qui, n’étant jamais devenus adultes, conçoivent la vie comme une fusion maternelle à laquelle aucun ordre symbolique n’a mis fin, et vivent dans une culture de l’instant ayant évacué tout sens de la continuité historique. La société s’organise alors selon le principe de la rivalité mimétique, d’une rivalités d’egos – en termes freudiens, des Moi débarrassés à la fois du Ça et du Surmoi -, tous persuadés d’être au centre du monde, ce qui ne peut que favoriser la lutte de tous contre tous.

     

    Plus profondément, qu’est-ce que cela veut dire ?

     

    La tendance est à la « psychologisation » des problèmes politiques et sociaux. La montée de l’insécurité devient un « problème de société », le chômage un « malheur individuel », l’immigration de masse un « drame humain » (auquel le « vivre ensemble » remédiera). On escamote ainsi le caractère éminemment politique des problèmes et les responsabilités qui vont avec. Il n’y a plus d’exploités, mais seulement des « malheureux », des « victimes », des « plus démunis », etc., qui n’expriment que des « plaintes contre inconnu ».

     

    Plutôt que de mettre en lumière les modes d’aliénation propres au système dominant, on fait appel à des « cellules de soutien psychologique » chargées de remédier au « mal-être ». La montée de l’émotionnel et de l’idéologie de la compassion va de pair avec la glorification libérale de la sphère privée. La diffusion des modes de pensée thérapeutique marginalise la famille et l’école tout en laissant intact le processus de domination. La propagande de la marchandise n’émancipe des anciennes formes d’autorité que pour mieux assujettir au conditionnement publicitaire. Le sociétal remplace ainsi le social, le libéralisme culturel permettant de mieux faire passer les dégâts causés par le libéralisme économique.

     

    Tout désir matériel ou affectif est immédiatement transformé en « droit ». Dans le système capitaliste, la volonté de suraccumulation se nourrit de cette illimitation du désir. L’extension de la logique marchande implique donc la destruction de tout ce qui peut ralentir le désir d’avoir et inciter au désintéressement. Comme l’écrit Jean Vioulac : « L’avènement de la société de consommation impose la dissolution de tout ce qui serait susceptible de freiner l’achat de marchandises, et donc l’abolition de toute loi morale réprimant la satisfaction immédiate du désir. Le libéralisme, en tant qu’il se définit par l’exigence de la dérégulation et de la désinstitutionnalisation de toutes les activités humaines, est le projet politique de démantèlement complet de l’ordre de la loi, et en cela un des plus puissants moteurs du nihilisme. »

     

    Au fil des années, on a voulu nous coller la trouille avec le péril bolchevik, la menace lepéniste, le raz-de-marée islamiste et, désormais, le terrorisme et le réchauffement climatique. Et vous, Alain de Benoist, de quoi avez-vous peur ?

     

    Vous vous souvenez sans doute de ce qu’écrit Beaumarchais dans Le Barbier de Séville : « Quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. » La peur étant mauvaise conseillère, je crois qu’il faut surtout avoir peur des peurs des autres. Personnellement, je n’ai cessé de souffrir de la bêtise de la droite et du sectarisme de la gauche. Selon les jours, c’est l’une ou l’autre qui m’inquiète le plus. Mais je n’aime pas non plus les « petites brutes » dont parlait Bernanos. Ceux qui se flattent de ne jamais rien donner aux mendiants, et qui ne se font qu’une idée haineuse de la politique. La sensibilité est à la fois le contraire de la dureté de cœur et de la sensiblerie.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 28 mai 2015)

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  • Des électeurs du FN en attente de justice sociale ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question de l'accroissement des inégalités économiques...

     

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    « 1 % des Terriens est plus riche que les 99 % restants. À quand un peu de justice sociale ? »

    À en croire un récent sondage Cevipof, publié par Le Figaro, un adhérent sur deux du Front national voudrait « établir la justice sociale en prenant aux riches pour donner aux pauvres » et serait favorable à une « réforme en profondeur » du système capitaliste. Révolution ?

    Les électeurs du FN, dont beaucoup proviennent des classes populaires, ne sont pas totalement aveugles. Comme beaucoup de Français, ils constatent que les inégalités économiques ne cessent de croître entre les pays comme à l’intérieur des pays, ce qui montre qu’elles n’ont plus rien à voir avec les capacités ou les mérites.

    La richesse cumulée des 1 % les plus riches de la planète est aujourd’hui en passe de dépasser celle détenue par les 99 % restants. Dans les pays développés, les salaires n’ont cessé de stagner ou de diminuer depuis un quart de siècle, obligeant les salariés à s’endetter toujours plus conserver leur niveau de vie, avec les résultats que l’on sait. Aux États-Unis, où l’inégalité économique a atteint son niveau le plus élevé depuis les années 1930, la somme des bonus octroyés à Wall Street en 2014 a représenté à elle seule le double du total des revenus de tous les salariés américains travaillant à plein temps au salaire minimum. En France, la seule Société générale a distribué l’an dernier 467 millions d’euros de bonus à ses salariés, soit en moyenne une prime équivalente à ce que gagne en dix ans un salarié au Smic. Tout récemment encore, le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, déjà rémunéré 450 000 euros par an, s’est vu accorder un parachute doré d’au moins 200 000 euros, tandis que l’ancien patron de PSA Peugeot-Citroën, Philippe Varin, bénéficiait d’une retraite chapeau de 299 000 euros par an.

    D’autres chiffres ? Le montant des produits dérivés échangés de gré à gré, c’est-à-dire sans passer par les bourses, a atteint en 2014 le niveau astronomique de 652 000 milliards d’euros, soit dix fois le PIB mondial, alors qu’il s’agit pour l’essentiel de produits de spéculation. Quant au marché noir mondial, selon la Cour des comptes américaine, il ne brasse pas moins de 10 000 milliards de dollars par an.

    Sympathisants ou non du FN, les Français voient les scandales financiers se succéder. Ils voient que l’évasion fiscale représente en France un manque à gagner évalué entre 60 et 80 milliards d’euros par an, soit l’équivalent de l’impôt sur le revenu, et que le quart du chiffre d’affaires international des grandes banques françaises est réalisé dans les paradis fiscaux. Ils voient que la dette publique de la France a maintenant atteint 100 % du PIB, que l’austérité libérale sacrifie des populations entières sur l’autel de la rigueur monétaire, que le chômage dans la zone euro est passé de 7,3 % avant la crise à 11 % en 2012 (huit millions de chômeurs de plus), qu’il n’y aura bientôt plus que des embauches par contrats à durée déterminée, et que la « flexibilité » porte atteinte aux exigences minimales de sécurité économique et sociale des personnes. Qu’ils se fassent de moins en moins d’illusions sur un système qui socialise les pertes et privatise les profits, n’est pas vraiment étonnant.

    Cela n’empêche pas que le programme de « patriotisme économique » du FN soit régulièrement dénoncé comme « irréaliste », sinon comme « gauchiste ». Jean-Marie Le Pen – qui, il est vrai, ne paraît pas spécialement décidé à prendre sa retraite ! – a lui-même déclaré dans son fameux entretien dans Rivarol qu’« il est ridicule de demander la retraite à 60 ans »…

    Jean-Marie Le Pen, qui se présentait naguère comme le « Reagan français », a apparemment mal lu le programme de son parti. Sauf erreur de ma part, le FN ne défend pas la « la retraite à 60 ans », mais la possibilité de bénéficier à cet âge d’une retraite à taux plein lorsque l’on a acquitté 40 annuités de cotisation, ce qui n’est pas la même chose (car une minorité seulement de salariés de 60 ans satisfait à cette condition).

    Pour ma part, si j’avais quelques chose à reprocher au programme économique du FN, ce serait plutôt d’en rester trop souvent à un keynésianisme qui, pas plus que le libéralisme, ne permet de sortir des catégories de l’économie néoclassique. Il reste à ses concepteurs à comprendre la nature exacte de la Forme-Capital, le fétichisme de la marchandise et la fuite en avant dans l’illimité de la suraccumulation, la marchandise comme objectivation phénoménale de la valeur et comme élément désormais structurant des rapports sociaux, le potentiel d’autocontradiction interne (entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, le travail abstrait et le travail concret, le travail privé et le travail social) que contient le développement capitaliste en général, et bien d’autres choses encore.

    Entre ceux qui veulent tout redistribuer – même donner à ceux qui n’en foutent pas une rame – et les autres qui ne veulent rien partager, n’y aurait-il pas de possibilité de tracer une voie médiane ?

    L’alternative n’est pas de l’ordre du plus ou du moins. Elle est bien plutôt entre ceux qui croient possible de réformer le système capitaliste et ceux qui ne le croient pas. Or, le fait essentiel est que le processus de valorisation du capital n’a rien d’une loi naturelle. C’est au contraire parce qu’il y a une limite interne à la valorisation réelle que l’on est entré depuis une vingtaine d’années dans une économie de bulles financières. Avec la troisième révolution industrielle, succédant à une phase fordiste et keynésienne caractérisée par une montée de la survaleur relative qui permettait un certain niveau de protection sociale, les gains de productivité tendent à rendre inutile une quantité toujours plus grande de travail vivant, ce qui sape les bases du taux moyen de profit de l’économie libérale. La contradiction entre le système créditaire et la production réelle de survaleur fait que le système capitaliste est aujourd’hui menacé d’une dévalorisation généralisée de la valeur, qu’il s’agisse de la force de travail, du capital productif, du capital-marchandise, du capital-crédit ou de l’argent lui-même. Les États y contribuent eux aussi quand ils font fonctionner la planche à billets, annonçant ainsi une nouvelle bulle financière qui sera dévastatrice.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 24 mai 2015)

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  • Quand le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Pierre André Taguieff au site Philitt dans lequel il revient sur la diabolisation de l'adversaire dans le débat publique contemporain et sur la question du nationalisme. Philosophe et historien des idées, Pierre-André Taguieff a récemment publié La revanche du nationalisme - Néopopulistes et xénophobes à l'assaut de l'Europe (PUF, 2015).

     

    « Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre »

    Pierre-André Taguieff est philosophe et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS et professeur à l’institut d’études politiques de Paris. En 2014, il a publié Du Diable en politique (CNRS éditions), ouvrage dans lequel il analyse le processus de diabolisation de l’adversaire dans le débat intellectuel français. En 2015, dans La Revanche du nationalisme (PUF), il s’intéresse à la résurgence de cette forme politique tout en dénonçant les analyses creuses de ceux qui s’inquiètent d’un « retour des années 30 ».

    PHILITT : Comment éviter la diabolisation dès lors que, comme le dit Philippe Muray, « le champ de ce qui ne fait plus débat ne cesse de s’étendre » ?

    Pierre-André Taguieff : On pourrait dire tout autant que le moindre écart par rapport à la doxa médiatique engendre mécaniquement des faux débats qui chassent les vrais. Dans mon livre paru en 2014, Du diable en politique, j’en donne de nombreux exemples, récents ou non. Dans la France contemporaine, la diabolisation de l’adversaire ou du simple contradicteur s’est banalisée. Il y a là un front inaperçu de l’intolérance, quelque chose comme une intolérance banale, qu’on pratique sur le mode d’un réflexe idéologiquement conditionné. Les pseudo-débats publics sont des tentatives de mises à mort de l’adversaire. Les gladiateurs médiatiques se doivent de divertir les téléspectateurs.

    PHILITT : Peut-on renoncer à diaboliser ceux qui l’ont été un jour sans risquer d’être, à son tour, diabolisé ? N’est-ce pas ce qui vous est arrivé lorsque vous avez choisi de dialoguer avec la « Nouvelle Droite » ?

    Pierre-André Taguieff : Dans l’espace idéologico-médiatique contemporain, le principe maccarthyste de l’association par contiguïté fonctionne comme mode de transmission d’une souillure. Tout contact est pris pour un indice de complicité. La diabolisation imprime au personnage diabolisé la marque d’une souillure durable. Discuter ou dialoguer avec l’ennemi absolu sans l’injurier, sans manifester ostensiblement et bruyamment à son égard de la haine et du mépris, c’est être souillé ou contaminé irrémédiablement par sa nature satanique. Tel est aussi le risque qu’on prend inévitablement lorsqu’on ose simplement étudier, sans le dénoncer avec virulence à chaque pas, le phénomène politique ou le personnage diabolisé. La magie conjuratoire, à condition de garder la bonne distance, semble être devenue le seul mode de traitement de l’adversaire politique. La diabolisation néo-antifasciste a fait de nombreuses victimes, et continue à en faire. Le pli est pris et je ne vois pas comment l’esprit inquisitorial pourrait être combattu efficacement. Qui s’y attaque est voué à la marginalisation et n’a guère à y gagner qu’une réputation d’infréquentabilité. Quel paradoxe tragique dans une France qui célèbre officiellement la liberté d’expression !

    PHILITT : Au-delà de la stratégie politicienne qu’elle implique souvent, la diabolisation n’est-elle pas aussi l’aveu d’une faillite de la pensée, de l’incapacité à comprendre un certain nombre de phénomènes politiques nouveaux ?

    Pierre-André Taguieff : La diabolisation est avant tout, sur le plan cognitif, une méthode de réduction de l’émergent au résurgent, de l’inconnu ou du mal connu au « bien connu » (supposé). En ce sens, elle est illusion de connaissance. Quant à sa fonction affectivo-imaginaire, elle réside dans la réduction au pire, c’est-à-dire à ce qui tient lieu de mal absolu dans une conjoncture donnée. Face à un phénomène qui les surprend ou les dérange, les gêne ou les choque, ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas le comprendre se lancent dans la réduction au pire. À la paresse de la pensée s’ajoute la peur de savoir. Mais l’ignorance n’est toujours pas un argument.

    PHILITT : Le repli sur la morale peut-il être analysé comme le symptôme d’un nouvel ordre idéologique où l’impuissance de l’action cède à la posture pour laisser au politique l’illusion d’une volonté ?

    Pierre-André Taguieff : L’hyper-moralisme contemporain est un avatar de la mystique des droits de l’Homme. Du même mouvement, l’humanisme s’est dégradé en humanitarisme, prêchi-prêcha dans lequel la rhétorique compassionnelle se marie à un paternalisme lacrymal à dominante victimaire et misérabiliste. Une vulgate issue d’un néo-christianisme dominant, que je considère comme un sous-christianisme, s’est installée dans tous les milieux politiques : elle consiste à prétendre qu’on est du côté (et aux côtés) des « plus faibles », des « plus pauvres », des « plus démunis », des « plus souffrants », des « plus exclus », « stigmatisés », etc. Quand les supposés « faibles » ou « exclus » se transforment en délinquants ou en terroristes, on trouve des belles âmes pour les plaindre ou les excuser.  Cette démophilie misérabiliste est une démagogie, écœurante et grotesque. Elle devrait provoquer rire ou dégoût, ou les deux. Or, aucun politique professionnel n’oserait reprendre aujourd’hui à son compte le mot de Jules Renard ; « J’ai le dégoût très sûr. » L’interdit du dégoût fait partie du conformisme idéologique.

    PHILITT : Contre les formules journalistiques qui prédisent sans cesse un retour du « fascisme » ou des « années 30 », vous diagnostiquez un renouveau du nationalisme. Comment expliquer la perdurance de cette catégorie politique ?

    Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’un ensemble de faits observables mais mal définis, que l’application du mot « nationalisme » conceptualise plus ou moins bien. Faute de mieux, j’emploie le terme, comme la plupart des historiens et des théoriciens politiques. Mais il renvoie à des phénomènes très différents et, à bien des égards, hétérogènes. Je mets l’accent sur les métamorphoses de ce qu’on appelle « nationalisme », que je considère autant comme un fait anthropologique (ou « anthropolitique ») que comme une idéologie politique moderne accompagnant la formation des États-nations. Le phénomène est d’abord d’ordre anthropologique. L’accélération des changements, perçus comme immaîtrisables, provoque l’ébranlement du monde stable qui, en nous fournissant des cadres et des repères, nous permet de vivre sans devoir nous adapter sans cesse avec anxiété. On en connaît la traduction politique : nombre de citoyens européens sont tentés de voter pour ceux qui, recourant au style populiste de l’appel au peuple, promettent d’éliminer les causes supposées de l’anxiété identitaire (immigration, mondialisation, Union européenne, « islamisation », etc.), attribuées aux élites irresponsables.

    Si le nationalisme paraît renaître régulièrement de ses cendres dans la vieille Europe, c’est d’abord parce que cette dernière est faite de vieilles nations satisfaites, du moins pour la plupart (il reste bien sûr les micro-nationalismes dont les revendications sont aiguisées par la construction européenne, avec son horizon supranational qui favorise les autonomismes régionaux et les indépendantismes). Construire en faisant table rase du passé y est impossible. Mais la vague nationaliste est observable aussi hors d’Europe. Le national-ethnique et l’ethnico-religieux sont en effet les deux principales ressources symboliques des nouveaux mouvements identitaires partout dans le monde. En Europe, le nouveau nationalisme peut se définir comme l’ensemble des réactions populaires contre l’antinationalisme des élites, que présuppose la grande utopie de notre époque, celle de la démocratie cosmopolite, érigeant le mélange des peuples et des cultures en idéal régulateur. C’est ce mélange forcé, idéalisé par les élites (converties au « multiculturalisme » normatif), que la majorité des citoyens des vieilles nations refusent, comme en témoigne la vague anti-immigrationniste. Les promesses du « doux commerce » et les invocations des droits de l’Homme ne sauraient faire disparaître les inquiétudes identitaires. C’est pourquoi le schème populiste de base, « le peuple contre les élites », conserve ici sa valeur descriptive. Mais la tentation est toujours aussi forte d’interpréter cette opposition de manière manichéenne, soit en prenant le parti du « bon » peuple contre les « mauvaises » élites, comme si le peuple avait toujours raison, soit en défendant les élites contre les accusations des démagogues, comme si les élites dirigeantes ne donnaient jamais dans la démagogie.

    Dans les milieux intellectuels à la française, la reconnaissance de la réalité comme de l’importance politique de la question identitaire ou culturelle se heurte toujours à de fortes résistances, qui confinent à l’aveuglement. Certes, on observe des usages politiques xénophobes, voire racistes, des thèmes dits identitaires ou culturels, et j’ai moi-même, dans les années 1980 et 1990, élaboré le modèle du « racisme différentialiste et culturel », ce qui m’a valu à l’époque des critiques acerbes – et aujourd’hui d’innombrables plagiaires. Mais il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Dans la préface du Regard éloigné (1983), Claude Lévi-Strauss nous avait mis en garde, nous invitant à ne pas confondre avec du racisme certaines attitudes ethnocentriques constituant des mécanismes de défense « normaux », voire « légitimes », de tout groupe culturel doté d’une identité collective : « On doit reconnaître, écrit Lévi-Strauss, que cette diversité [des “sociétés humaines”] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi. » Une forme de bêtise intellectualisée, très répandue dans les milieux universitaires et médiatiques, consiste à réduire le besoin d’identité, d’enracinement ou d’appartenance à ses formes pathologiques, à ses expressions perverses ou monstrueuses (qui existent). Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre. Ce réductionnisme diabolisateur revient à interdire l’étude froide et exigeante des phénomènes identitaires, qui sont loin de n’affecter que les militants des partis nationalistes. Et le terrorisme intellectuel n’est pas loin : des campagnes sont lancées contre ceux qui ne se contentent pas de la vulgate marxisante.  De la même manière, certains réduisent la nation aux formes qu’elle prend dans les nationalismes xénophobes, ou le sentiment d’appartenance communautaire au communautarisme exclusiviste, sociocentrique et auto-ségrégatif. À mon sens, il faut reconnaître le phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, l’analyser et s’efforcer de l’expliquer, aussi dérangeant soit-il pour la piété de gauche et les convictions lourdes du gauchisme intellectuel, dont certains représentants, en praticiens dogmatiques de la « déconstruction », se sont spécialisés dans la négation des questions et des réalités qui les choquent. C’est la seule voie permettant de comprendre à la fois l’irruption et le dynamisme des mouvements dits « populistes » en Europe, qui sont aujourd’hui, pour la plupart, des mouvements nationalistes dont les revendications et les thèmes de propagande s’articulent autour d’aspirations inséparablement souverainistes et identitaires.

    PHILITT : Dans votre avant-dernier ouvrage, La Revanche du nationalisme, vous posez la question suivante sur le ton de l’ironie : « De quoi les années 30 sont-elles le retour ? » Est-il possible de répondre sérieusement à cette question ?

    Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’une boutade visant à montrer l’absurdité même de ce type de question, symptôme parmi d’autres de la bêtise idéologisée qui règne dans les milieux néo-gauchistes. Rien n’est le retour de rien, sauf par miracle. Un miracle, c’est-à-dire un événement mathématiquement possible dans un temps infini, mais physiquement improbable dans ce bas monde défini par sa finitude. Je laisse les hallucinés de l’éternel retour dans l’Histoire à leurs fantasmes pauvres et stéréotypés.

    PHILITT : Vous mettez en avant la possibilité d’un « nationalisme civique » que vous opposez au « nationalisme ethnique ». Quels sont les avantages du premier sur le second ? Est-il nécessaire de dédiaboliser le nationalisme ?

    Pierre-André Taguieff :  Je relativise plutôt l’opposition entre « nationalisme ethnique » et « nationalisme civique », en les situant sur un continuum. Il ne faut pas faire d’une distinction analytique une opposition manichéenne. Il est de tradition de distinguer le nationalisme politique et civique du nationalisme culturel et ethnique, types idéaux qui ne s’incarnent l’un et l’autre que très imparfaitement dans l’histoire. Je trouve cette distinction commode, mais j’ai tendance à la relativiser, en soulignant les zones d’ambiguïté du premier nationalisme idéaltypique comme du second. De la nation civique ou élective à la nation culturelle et ethnique, on passe par des transitions insensibles. Une nation purement civique, authentique communauté de citoyens dénuée de tout héritage culturel et historique propre, est une chimère. Elle revient à prendre naïvement un concept ou un type idéal pour une réalité concrète. La position de Renan consiste précisément à tenir les deux bouts de la définition de la nation. Il en va de même chez le général de Gaulle. Le patriotisme réunit des engagements et des attachements, du volontaire et de l’assumé, des idéaux normatifs et des enracinements idéalisés. La rigidité de la distinction vient de ses usages scolaires ou « démopédiques » (pour parler comme Proudhon), impliquant, dans la tradition républicaine française, de valoriser la « bonne » nation civique, dite « républicaine », et de dévaloriser la « mauvaise » nation historico-culturelle ou ethnique, rejetée un peu vite vers le racisme (ou vers le « germanisme »). Mais les citoyens ne se nourrissent pas seulement d’abstractions et de principes, aussi nobles soient-ils.  Alors qu’il s’agit, sur la question des identités collectives, de faire preuve d’esprit de finesse et de sens des nuances,  les intellectuels français montrent une fois de plus qu’ils ont le goût des grosses catégories classificatoires entrant dans des oppositions manichéennes.

    Ceci dit, dans ce domaine, je ne cache pas mes préférences. Elles vont à un nationalisme civique qui aurait retrouvé la mémoire et le sens de l’avenir par-delà l’enfermement « présentiste » et l’aveuglement par la soumission à « l’actualité ». Elles vont donc à un nationalisme civique qui imaginerait la nation à la fois comme héritage, destin commun et avenir voulu. On ne dédiabolise pas par décret le nationalisme. Mais on peut montrer que sa diabolisation empêche de le connaître dans la multiplicité de ses formes historiques et d’en comprendre le sens. Du nationalisme, on connaît les multiples figures historiques diversement valorisées (des mouvements de libération nationale aux dictatures nationalistes). Rien n’interdit de l’imaginer ou de le réinventer comme le principe d’une forme d’organisation politique acceptable, voire souhaitable, pour faire face, par exemple, aux forces uniformisantes ou aux effets destructeurs de la mondialisation, dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle et pluraliste.

    PHILITT : Péguy serait-il un des représentants de ce « nationalisme civique » que vous décrivez tandis que Barrès et Maurras seraient les tenants d’un « nationalisme ethnique » ?

    Pierre-André Taguieff :  Péguy a ouvert la voie à une forme de « nationalisme civique » qui ne prône pas la tabula rasa, la rupture avec le passé, l’oubli volontaire des héritages. En quoi il engage à penser un nationalisme à la fois civique et historico-culturel, qui n’est nullement incompatible avec une vision universaliste, à condition de ne pas se laisser éblouir par les fausses lumières de l’universalisme abstrait et d’un cosmopolitisme sans âme. L’utopie de la table rase et la quête fanatique de l’émancipation totale ont donné naissance à un rejeton imprévu : l’hyper-individualisme égalitaire contemporain, qu’on reconnaît aux revendications sans limites de ses adeptes. Le nationalisme de Barrès (celui des années 1890) est plus ethnique, celui de Maurras plus historique. Mais ils sont l’un et l’autre pervertis par l’antisémitisme, qui constitue à lui seul une religion politique. Bernanos s’en est rendu compte et a pris clairement ses distances avec les tenants du nationalisme antijuif.

    Pierre-André Taguieff, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 25 mai 2015)

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