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Entretiens - Page 182

  • "Ne pas livrer les Mistral aux Russes ravit les paléo-atlantistes"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Olivier Zajec à l'hebdomadaire Marianne et consacré à l'affaire de la vente des deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral à la Russie. Olivier Zajec est maître de conférences en science politique à l'université de Lyon 3 et a notamment publié La nouvelle impuissance américaine - Essai sur dix années d'autodissolution stratégique (Editions de l’œuvre, 2011).

     

     

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    "Ne pas livrer les Mistral aux Russes ravit les paléo-atlantistes"

    Marianne : La France a suspendu sine die la livraison du Mistral « Vladivostok » à la Russie. Que vous inspire cette décision et quelles seraient selon vous les conséquences stratégiques et économiques d’une non-livraison de ces bateaux ?
    Olivier Zajec* : Je suis en faveur de la livraison de ce bâtiment, et j’ai peur que le report décidé le 25 novembre ne soit à la fois impolitique, masochiste et décrédibilisant. Impolitique, car nous avons intérêt, sur le long terme, à une relation plus adulte avec la Russie, et ce n’est pas en reniant notre parole que nous y parviendrons.  Masochiste, car nous fragilisons notre industrie de défense, l’un de nos atouts les plus solides sur le plan industriel. Décrédibilisant, car la valeur ajoutée de l’offre française d’armement sur le marché export réside justement dans une alternative à la vassalisation technologique et normative américaine. C’est ce que recherche un client comme l’Inde. Avec cette décision qui ravit les paléo-atlantistes, nous manifestons notre soumission à des postures stratégiques qui ne servent pas nos intérêts (et je ne parle pas seulement de la France, mais de l’Europe). Livrer le Mistral n’empêcherait nullement la France de jouer son rôle dans la crise en cours en Ukraine, qui doit absolument être dénouée. Tout au contraire, en réalité, car cette manifestation d’indépendance lui conférerait le rôle de tiers, ce qui lui permettrait d’arbitrer le pugilat grotesque qui oppose les nostalgiques de l’URSS que l’on rencontre parfois au Kremlin, et les hystériques russophobes qui semblent avoir pris l’ascendant à l’OTAN. Notons tout de même que beaucoup de ceux qui s’élèvent contre cette vente sont les mêmes qui dansaient de joie lors de l’entrée des Américains dans Bagdad en 2003. À défaut d’autres qualités, il faut leur reconnaître une certaine constance dans l’aveuglement. 

    Comment évaluez-vous les conséquences d’une brouille avec Moscou notamment en ce qui concerne les négociations avec l’Iran ou sur la Syrie ?
     Moscou est un acteur incontournable du jeu moyen-oriental, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette. M. François Hollande, étant donné la complexité du puzzle régional et suivant l’impulsion américaine, est en passe, bon gré mal gré, de se convertir au réalisme sur le dossier iranien, ce qui était hors de question il y a encore peu de temps. Puisque cette lucidité bienvenue s’applique désormais vis-à-vis de Téhéran, qui redevient un interlocuteur, pourquoi ne pas l’appliquer – même provisoirement – à Damas, étant donné la nature de l’adversaire commun ? Bachar el-Assad n’est pas la menace immédiate. La fourniture d’armes aux islamistes syriens fut une faute majeure de notre diplomatie. Agir stratégiquement, c’est aussi hiérarchiser les priorités et coordonner les fronts : que se passerait-il si le régime syrien s’effondrait aujourd’hui ? Il suffit d’observer la Libye post-kadhafiste pour le comprendre. L’intervention militaire peut être une solution, il ne faut jamais l’exclure a priori. Mais à condition qu’elle ne perde jamais de vue le contexte de l’engagement. « Frapper » n’est pas une fin en soi, mais seulement le préalable ponctuel et maîtrisé d’un nouvel équilibre instable des forces politiques. L’État islamique n’est pas sorti tout armé des enfers du soi-disant « terrorisme global ». Ce n’est pas un phénomène de génération spontanée. Il est comptable d’une histoire longue qui plonge ses racines dans l’échec du nationalisme laïc arabe. Cet échec a des causes internes, à commencer par la haine qui sépare Sunnites et Chiites, et les réflexes claniques des élites arabes. Mais aussi des causes externes, en particulier l’incroyable légèreté avec laquelle certaines puissances (et d’abord les États-Unis) ont, depuis des décennies, détruit les fragiles équilibres de la région en jouant l’obscurantisme pétro-rentier contre l’autoritarisme laïc, et le wahhabisme contre la puissance iranienne. Les Occidentaux, de ce point de vue, ont aussi besoin de Moscou pour parvenir à une solution sur place, qui prenne en compte l’intérêt de tous les acteurs.

    Pourtant lors du récent G20 de Brisbane, Poutine a été à l’unanimité, par les médias comme les politiques, présenté comme « isolé » sur la scène internationale...
    « Si tout le monde pense la même chose, c’est que quelqu’un ne pense pas ». Cet unanimisme, sur un sujet aussi complexe, n’est certainement pas un très bon signe pour la pensée stratégique et politique française. Vladimir Poutine est moins isolé sur la scène mondiale que François Hollande sur la scène européenne. Tout est question de focale, d’échelles d’analyse, et en l’occurrence, c’est une myopie persistante qui caractérise le commentaire journalistique occidental.

    Lors du dernier sommet de l’APEC (un forum de coopération économique dans la région Asie-Pacifique, ndlr), Moscou et Pékin ont eu, de leur côté,  plaisir à mettre en scène leur rapprochement entre « isolés » de la scène internationale. Ce rapprochement est-il viable et peut-il marquer un changement majeur dans les équilibres internationaux ?

     Très certainement. Mais il ne faut surtout pas surestimer ce rapprochement. Pékin et Moscou se méfient l’un de l’autre. Cependant, sur ce sujet comme sur d’autres (politique spatiale, énergie, défense du principe de non-ingérence dans les relations internationales), Russes et Chinois semblent poussés les uns vers les autres par un certain unilatéralisme moraliste occidental. 

    Beaucoup de commentateurs considèrent que l’objectif de Poutine est de reconstituer un empire soviétique. On retrouve également tout un discours sur les supposés « réflexes de guerre froide de la Russie ». Comment percevez-vous l’agitation de ce spectre d’une nouvelle guerre froide  ? 
    J’y discerne le signe que le logiciel de certains experts est resté bloqué en 1984, et que leur appréhension diplomatique est celle qui prévalait sous Ronald Reagan. Les saillies de M. John McCain sont typiques de ce blocage générationnel : « Nous devons nous réarmer moralement et intellectuellement, dit-il, pour empêcher que les ténèbres du monde de M. Poutine ne s’abattent davantage sur l’humanité. » Sans nier la vigueur des réactions russes en Ukraine, il faut remettre les choses dans leur contexte, car cette crise procède d’éléments de nature différente : la profonde corruption des élites ukrainiennes, pro et antirusses confondus ; l’extension ininterrompue de l’OTAN aux marges de la Russie, depuis plus de vingt ans, alors que la main tendue s’imposait ; la méfiance atavique des Baltes et des Polonais vis-à-vis de Moscou, qui ne cesserait que si les Russes rentraient dans l’OTAN (et encore n’est-ce pas sûr) ; enfin, la propension américaine à jouer sur les divisions européennes. La France et l’Allemagne, qui ont tout à gagner à une relation apaisée avec la Russie, sont les premiers perdants du mauvais remake de John le Carré auquel nous assistons. 

    Que pensez-vous justement de l’absence totale d’identité stratégique de l’Europe, sinon l’alignement aveugle sur Washington ?
    Je crois sincèrement que les mots ont un sens. Il n’y a pas, en l’état, d’identité « stratégique » de l’Europe. Nous apportons simplement un appui tactique ponctuel à des opérations relevant d’une stratégie américaine, qui a intérêt à ce que l’Europe demeure un objet et non un sujet des relations internationales. Cette tutelle prolongée sur des alliés tétanisés permet à Washington de masquer sa propre perte d’auctoritas au niveau mondial. Plus généralement, les démocraties « occidentales » semblent s’ingénier à se placer dans le temps court du spasme moral, et non dans le temps long de la stratégie. S’il en était autrement, nos décisions sur les dossiers ukrainien, irakien, syrien, libyen et iranien auraient pris une autre tournure, moins tonitruante et plus réaliste. Pour avoir une stratégie, il faut avoir une conscience politique. L’Europe prise dans son ensemble n’en a pas, malheureusement. La France, elle, qui a la chance de disposer d’une armée extrêmement professionnelle malgré des budgets en baisse constante, a prouvé au Mali en 2013 et en Côte-d’Ivoire en 2002 qu’elle pouvait agir avec efficacité. Et qu’elle pouvait donc encore avoir une stratégie. Ce sont ces modèles, mesurés et dépourvus d’hubris, qu’il faut considérer en priorité.

    Olivier Zajec, propos recueillis par Régis Soubrouillard (Marianne, 1er décembre 2014)

     

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  • Il n'y a de solution qu'à la condition de sortir du système

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur le site italien L'Antidiplomatico et consacré à la crise qui continue à sévir en Europe...

     

    Il n’y a pas de solution qu’à la condition de sortir du système. Alain de Benoist

     

     
     

    Il n'y a de solution qu'à la condition de sortir du système

    - Dans votre livre paru en italien sous le titre La fine della sovranità (Arianna, 2014), vous écrivez que la crise actuelle du capitalisme, qui a commencé avec la faillite de la Lehman Brothers, est une crise "structurelle". D'après vous, personne ne trouvera de solutions à la question du fait qu'il n'existe pas de mécanisme qui permette d'en sortir. Vu où en est la situation, la seule solution est celle que vous appelez un « nouveau commencement ». Qu'entendez-vous par là ?

    Je parle de crise « structurelle » (par opposition aux crises de nature purement conjoncturelle) parce que le système capitaliste dans son ensemble est aujourd’hui confronté à de graves perspectives de dévalorisation de la valeur du capital, que le passage d’un capitalisme principalement industriel à un capitalisme principalement spéculatif et financier ne parvient pas à masquer. Au lendemain de l’affaire des subprimes, qui a éclaté aux Etats-Unis en 2008, avant de s’étendre au monde entier, les Etats sont par ailleurs venus au secours des banques et des fonds de pension en leur apportant des milliards de dollars. Pour cela, ils ont choisi de s’endetter massivement auprès des marchés financiers, c’est-à-dire du secteur privé, alors qu’ils étaient déjà pour la plupart confrontés à des déficits budgétaires importants. Après quoi ils ont mis en œuvre des politiques d’austérité insupportables, en s’imaginant à tort qu’ils allaient ainsi pouvoir rétablir l’équilibre. Rien de tout cela ne s’est produit. La politique de la dette a aujourd’hui atteint un tel niveau qu’on peut la comparer à une forme moderne d’usure : incapables de régler leur dette, les Etats doivent s’endetter encore pour payer les intérêts de cette dette, ce qui augmente à la fois le montant principal de la dette et celui des intérêts. C’est une spirale mortifère, mais qui ne peut pas se prolonger indéfiniment. A un moment où un autre, le principe de réalité finira par prévaloir sur la fuite en avant. Le problème est qu’il n’y a pas de solution interne au système. Il ne peut y avoir de solution qu’à la condition de sortir du système. C’est ce que j’appelle un « nouveau commencement ».

    - Avec les politiques d’austérité, les pays d’Europe du sud ont été foudroyés par la dépression, la déflation ainsi que des taux de chômage très élevés. Pour l'instant, aucun pays n'est capable de freiner la chute de son économie, c'est pourquoi vous écrivez qu'une explosion généralisée semble inévitable dans les deux ans à venir. Jusqu'où les conflits sociaux pourraient arriver en Europe ? Et quelle pourra être la goutte qui fera déborder le vase ?

    Je ne fais pas profession de lire l’avenir, et l’histoire est par définition imprévisible ! Mais ce sont parfois de très petits événements (ce que vous appelez la « goutte d’eau ») qui ont les plus vastes conséquences. Ce qui est sûr, c’est que la société est aujourd’hui totalement bloquée. Aucun des plans adoptés pour améliorer les choses n’a réussi. Le chômage et les « plans sociaux » continuent à se multiplier, les délocalisations se poursuivent, la désindustrialisation également. En France, la dette a désormais atteint le chiffre de 2000 milliards d’euros, soit près de 100 % du PIB. Nombre de jeunes préfèrent s’expatrier vers des destinations lointaines. Les classes populaires et les classes moyennes sont les plus touchées. Malgré cela, les milieux libéraux restent convaincus qu’il ne faut pas changer de cap mais au contraire accélérer dans la même direction. Quant à la situation politique, elle est bloquée elle aussi, avec une classe dirigeante de plus en plus coupée du peuple, qui cherche à nier la souveraineté populaire et ne se cache pas de préférer faire allégeance à la mondialisation économique plutôt que de se soucier des intérêts des nations. A cela s’ajoute enfin une crise généralisée de la décision. Un tel mélange est explosif. La seule question est de savoir si l’on s’oriente effectivement vers une explosion ou vers une implosion, c’est-à-dire un effondrement.

    - L'introduction du MES et du Pacte fiscal, outre à celle de commissaires spéciaux, ont mené des experts comme Raoul Marc Jennar et Paolo Becchi à parler de « coup d’État ». Les États ont, en effet, renoncé à leur prérogative principale, à savoir leur souveraineté sur le bilan, en voyant leurs parlements et leurs gouvernements nationaux devenir de simples exécuteurs. Les partis historiques de droite comme de gauche ont accepté la fin de la souveraineté, en faveur d'un modèle qui est en train de détruire les constitutions et les droits sociaux constitutionnels établis. Croyez-vous que les nouvelles forces politiques puissent recouvrer la souveraineté perdue ? Existe-t-il, selon vous, un modèle socio-économique dont elles devraient s'inspirer ?

    Les coups d’Etat sont généralement des actes politiques. Il faudrait trouver une autre expression pour désigner la manière dont les Etats ont renoncé à leur souveraineté pour se placer sous l’autorité des marchés financiers. En fait, ce qui est en cause, c’est la prise de contrôle du politique par l’économique. Inverser cette priorité n’est pas une mince affaire, car il ne suffit pas de proclamer qu’il faut « recouvrer la souveraineté perdue » pour la retrouver effectivement. On peut d’ailleurs se demander si des Etats-nations isolés peuvent atteindre un tel objectif. C’est la raison pour laquelle je suis sur ce point assez pessimiste. Je crois plus à la capacité du système à se détruire lui-même, à son corps défendant bien sûr, qu’à celle de ses adversaires à l’abattre. Quant aux modèles à suivre, je crois qu’ils sont surtout à inventer !

    - Par le passé, vous avez déclaré être favorable à une fédération politique de l’Europe, sans considérer comme problématique l'introduction de l'euro comme monnaie unique. Dans La fine della sovranità, vous reconnaissez toutefois que la fédération politique est désormais irréalisable et que la nouvelle intégration (MES, Pacte fiscal et autorité bancaire) ne sert qu'à sauvegarder les crédits de la grande finance au détriment des États. Dans un tel décor, ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui la seule solution soit un retour aux monnaies nationales et à une pleine souveraineté monétaire, avec une banque monétaire centrale qui dépende du trésor ?

    Je ne dit pas que la fédération politique est irréalisable. Elle est réalisable, mais dans les circonstances présentes elle impliquerait des transferts de capitaux massifs auxquels les pays les plus riches, à commencer par l’Allemagne, ne peuvent évidemment pas consentir. Je reste attaché sur le principe à une monnaie unique, ne serait-ce que pour faire face au dollar, mais je suis le premier à reconnaître que son instauration s’est faite en dépit du bon sens. Compte tenu de la disparité des niveaux économiques, des législations fiscales et sociales, etc., l’immense majorité des pays européens ne pouvaient pas utiliser une monnaie aussi forte que l’était auparavant le mark allemand. Cette survalorisation de l’euro a incontestablement aggravé la crise financière globale de ces dernières années. Quant à un retour aux monnaies nationales, certains économistes le préconisent, mais pour l’instant aucun Etat n’en veut. Tout montre au contraire qu’ils sont prêts à tout pour « sauver l’euro » – ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils y parviendront. Un « retour aux monnaies nationales » n’implique d’ailleurs pas forcément de revenir à la lire, au franc, à la peseta, etc. On pourrait tout aussi bien imaginer plusieurs euros nationaux (un euro allemand, un euro français, un euro italien), voire un euro pour le nord de l’Europe et un euro pour le sud, exactement de la même façon qu’il existe un dollar étatsunien, un dollar canadien, etc. Mais je crois aussi, si l’on abandonnait l’euro comme monnaie unique, qu’il serait nécessaire de le conserver comme monnaie commune pour les échanges extra-européens. Monnaie unique et monnaie commune ne sont pas la même chose…

    - En septembre dernier, l’UE a signé un traité de libre-échange avec le Canada (Ceta) et elle négocie actuellement un traité semblable avec les États-Unis (TTIP), la voie à suivre semble donc celle des privatisations, des libéralisations, des facilités pour les capitaux financiers et des bénéfices pour les multinationales au détriment des petites entreprises et des travailleurs. Vous écrivez qu'à travers le TTIP, le projet de Washington et de Bruxelles serait celui de créer une union politique transatlantique : la souveraineté des parlements nationaux serait donc sujette aux volontés des États-Unis (avec la médiation de Bruxelles). Sommes-nous encore à temps de stopper ce scénario dramatique ?

    C’est difficile à savoir. L’Union européenne est dans l’ensemble très favorable à la conclusion d’un tel accord de libre-échange avec les Etats-Unis, mais le projet de Traité transatlantique achoppe sur deux points essentiels : les obstacles non tarifaires, c’est-à-dire la question des normes sociales, fiscales, environnementales, etc., qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Le risque le plus grand est que les normes européennes soient abandonnées au profit des normes américaines, jugées moins contraignantes. Le second problème tient aux procédures qui permettraient à des firmes transnationales d’engager des procédures judiciaires contre les Etats ou autres collectivités qui prendraient des décisions considérées par les firmes en question comme de nature à nuire à leurs intérêts ou à diminuer leurs profits. Ces deux points sont difficiles à régler, à moins de s’aligner sans mot dire sur Washington. Pour les Américains, cette union commerciale transatlantique ne serait en effet qu’une étape vers une union politique. Mais j’ai quand même du mal à imaginer qu’une telle union puisse voir le jour, tant les intérêts américains et européens sont divergents, et tant elle serait contraire aux plus élémentaires données de la géopolitique. Cela dit, le plus inquiétant est l’opacité dans laquelle se déroulent actuellement les négociations, et aussi l’indifférence du grand public pour ce projet qui lui paraît si lointain. 

    - Après l’introduction des sanctions contre la Russie, Moscou a commencé à intensifier ses relations avec la Chine, enclenchant ainsi un processus de plus en plus vaste de dé-dollarisation qui concerne désormais, entre autres, tous les pays du groupe BRICS. Ces derniers sont arrivés avec l'accord de Fortaleza à projeter un modèle alternatif au Washington concensus. Pensez-vous qu'il s'agit d'un système financier international capable de défier l’hégémonie américaine et peut-il être la voie de l'émancipation pour les pays européens ?

    Le système financier international est aujourd’hui à bout de souffle. Les Russes, les Chinois et la plupart des pays émergents souhaitent lui substituer un autre système, plus équilibré. En attendant que cela soit possible, on voit d’ores et déjà se multiplier les échanges bilatéraux qui ne font plus appel au dollar (paiement en euros, en roubles, en yuans, en escudos, etc.). L’agressivité des Etats-Unis envers la Russie, la renaissance de la guerre froide, l’adoption de sanctions contre-productives contre le Kremlin comme conséquence de la crise ukrainienne, ont eu pour seul effet de pousser Vladimir Poutine à se rapprocher encore plus de la Chine et des BRICS, et à accélérer la mise en place de son projet d’union économique eurasiatique. En ce sens, il n’est pas exagéré de parler d’un début de dé-dollarisation. Il faut voir maintenant jusqu’où ce processus peut aller. Les Etats-Unis, qui sont désormais sur la défensive, feront évidemment tout pour s’y opposer. Mais ils auront en face d’eux des partenaires plus résolus que ne le sont les Européens à faire valoir leurs intérêts. Comme toujours, il s’agit d’une affaire de rapport de forces, où le politique est appelé à jouer le rôle essentiel.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Alessandro Bianchi (L'Antidiplomatico, 25 novembre 2014)

     

     

     

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  • Faut-il fonder un état européen ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Gérard Dussouy réalisé par Martial Bild et Élise Blaise dans le journal de TV libertés du 24 novembre 2014. Ancien professeur de sciences politiques et de géopolitique à l'université de Bordeaux, Gérard Dussouy est, notamment, l'auteur de Quelle géopolitique au XXIe siècle (Editions Complexes, 2002) et de Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un état européen (Tatamis, 2013).

     

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  • Radiographie de quelques clichés "bien pensants" sur l'immigration...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Guylain Chevrier et Xavier Raufer, cueilli sur Atlantico et consacré à ce que différents organes du système veulent nous faire gober à propos de l'immigration...

    Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant , formateur et consultant. Il est membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Xavier Raufer, pour sa part, est un criminologue et directeur des études au Département de Recherches sur les Menaces Criminelles Contemporaines à l'Université Paris II.


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    Aucun lien entre immigration et délinquance ? Une France peu généreuse avec ses immigrés ? Radiographie de quelques clichés “bien pensants” à la peau dure

    A l’aide du journaliste John Paul Lepers, Gilles Cayatte et Christophe Nick se sont attaqués dans deux documentaires diffusés sur France 2, "L’Enquête qui dérange" puis "La Fabrique du préjugé", à déconstruire l'idée, fausse selon eux, qu'immigration et délinquance seraient liées en France.

    Atlantico : Selon un rapport Eurostat, être immigré en France, c'est avoir plus d'une chance sur deux d'être pauvre. En effet, 55,8% des étrangers non-communautaires âgés de plus de 18 ans étaient en risque de pauvreté ou d'exclusion sociale en 2013 en France. Dans le viseur notamment, le taux d'emploi, les revenus dont ils disposent après transferts sociaux et les caractéristiques du logement. La France est-elle si peu généreuse en termes de versement des prestations sociales avec ses populations immigrées hors Union européenne ?

    Guylain Chevrier : Les prestations sociales sont les mêmes pour les Français et les étrangers, auxquels on ne fait pas un sort à part comme en Angleterre où la préférence nationale ne fait pas de problème ou en Allemagne, où on peut perdre du jour au lendemain le droit d’y résider si on n’a pas un revenu autonome indépendamment de toute prestation sociale si l’on est étranger.

    Atlantico : En termes de versement de prestations sociales, comment s'établit réellement en France le rapport de force entre nationaux et immigrés hors UE ?

    Guylain Chevrier : Aucun pays au monde ne donne plus de droits aux immigrés qu’en France : la loi impose qu’un enfant arrivant sur notre sol avec sa famille sans papier soit scolarisé sans délai ; que tout enfant étranger sans autorité parentale connue sur le territoire (mineur isolé) soit pris en charge par l‘Aide Sociale à l’Enfance au moins jusqu’à ses dix-huit ans, et pris en charge avant l’âge de 15 ans, il aura un accès par simple déclaration à la nationalité française ; qu’une famille immigrée se trouvant à la rue et ayant au moins un enfant de moins de trois ans soit immédiatement prise en charge en hôtel aux frais de la collectivité comme toute famille quelle que soit son origine ; que toute famille d’origine immigrée peut accéder au droit opposable au logement si elle dispose d’un titre de séjour selon les dispositions légales ; que toute personne immigrée résidant depuis plus de trois mois sur le territoire français en situation irrégulière bénéficie de l’Aide Médicale de l’Etat (AME) permettant l’accès aux soins ; que l’égalité de traitement est la règle pour tous dans les services publics, les services sociaux bénéficiant tout particulièrement aux populations d’origine immigrée dans une proportion supérieure à leur poids dans la populations française (CMU, RSA, aides financières, allocations familiales, allocations logements…) 

    Du fait de la taille de leur famille, de la faiblesse de leurs revenus et de leur concentration dans les grandes villes, les immigrés sont plus souvent allocataires du secteur social, ce qui souligne combien ils sont bien accueillis au pays des Droits de l’homme. La France est une destination d’ailleurs très prisée.

    L’un des plus sérieux problèmes reste encore dans l’ombre, c’est celui des mineurs isolés étrangers. Il existe aujourd’hui sur notre sol des milliers de mineurs isolés étrangers et il ne cesse d’en arriver, alors que l’on parle d’un taux multiplié au moins par dix en un an. Les départements qui gèrent l’Aide sociale l’enfance ont même tendance à ne plus faire presque que cela. C’est vrai spécialement depuis que Mme Taubira a initié un nouveau protocole de sélection de ces dits mineurs isolés étrangers pour savoir s’ils sont mineurs ou pas, confié à France Terre d’Asile dont on sait que le directeur prêche en faveur de la fin des frontières, en donnant à cette association d’aide aux migrants à l’action louable ainsi un rôle de juge et partie. Ce protocole a remplacé le calcul de l’âge du migrant, réalisé jusque là par une radiographie permettant de déterminer l’âge osseux, par un simple entretien. Il faut savoir qu’une large partie de ceux-ci sont des majeurs qui, lorsque par hasard à trop en faire ou à paraitre d’un âge canonique au regard de l’état de mineur, se voient déclarés majeurs, peuvent encore faire appel de la décision auprès du Juge des enfants pour obtenir d’être placés comme mineur. La prise en charge d’un jeune placé, tel un mineur isolé étranger, est de l’ordre de 150 à 280 euros par jour. Ce qui constitue un scandale qui commence à créer une situation d’exaspération chez de nombreux travailleurs sociaux dont les missions éducatives sont détournées à la faveur d’une immigration économique déguisée, ce que sait parfaitement le gouvernement qui donne sa caution à cette situation potentiellement explosive. La France est ici outrageusement généreuse… Où sont donc les chiffres officiels de ces mineurs isolés dans le calcul de la place de la France en matière de dépenses sociales ?

    Atlantico : Un taux élevé de pauvreté d'après le même rapport, comparé à celui de l'Allemagne (40,4%), du Royaume-Uni (34,9%), des Pays-Bas (35,4%), ou de l'Italie (46,7%). La France est ainsi 18ème sur les 21 pays de l'UE. Les seuls pays à faire moins bien sont l'Espagne (59,5%), la Belgique (68,4%), et la Grèce (72,1%). Un des biais de ce rapport est-il de nier la nature même de l'immigration en fonction des pays de destination ?

    Guylain Chevrier : Mais de quoi parle-t-on et comment compare-t-on ? Le salaire médian sert à calculer le taux de pauvreté en France, il est calculé avec un SMIC plus élevé qu’en Allemagne où il n’existait d’ailleurs pas jusqu’il y a peu, un smic protecteur plus élevé que dans la plupart des pays européens pour ceux qui en ont un.

    L’immigration fait partie majoritairement des populations populaires de notre pays et plus peut-être que les autres, parce qu’elle est d’abord une immigration familiale, qui ne vient pas en ayant au préalable trouvé un travail comme cela est exigée en Allemagne par exemple. Nous sommes le troisième pays au monde pour les demandeurs d’asile (2013) derrière l’Allemagne, particulièrement touché du fait de sa situation géographique par les réfugiés qui affluent de pays connaissant la guerre et les Etats-Unis. Tout d’abord, il faut constater que nous assistons à une hausse continue du nombre de demandeurs avec une augmentation de plus de 100 %, car ils étaient 29.387 (plus 6133 réexamens) en 2007 pour être 60.095 en 2013 (plus 5799 réexamens), et la hausse continue. Sans compter que ces demandeurs sont pris en charge le temps de l’étude de leur dossier qui est évalué de 600 jours à deux ans en moyenne, aux frais des pouvoirs publics. Mais surtout, sur l’ensemble des décisions prises, 13 % sont favorables (5965), une majeure partie des autres qui sont déboutés demeurent sur le sol français, alimentant une situation de précarité et de pauvreté qui pèse dans cette analyse globale.

    Le maintien de la diversité des différentes catégories sociales sur un même territoire, les milliards dépensés pour la politiques de la ville des années dans ce sens, alors que les populations d’origine immigrée font partie majoritairement des couches populaires et sont donc particulièrement concernées par cette politique, n’apparaissent nulle part dans l’évaluation de ce taux de pauvreté. Cela serait pourtant important au regard de pays qui pratiquent le multiculturalisme et laisse les communautés gérer les problèmes économiques et sociaux qui s’y réfèrent, faisant écran à une évaluation rigoureuse prenant cette complexité en compte.

    Les critères d’intégration de pays qui favorisent la séparation communautaire et prédestinent tout migrant à rejoindre une communauté identitaire et à ne pas ou peu se mélanger, n’ont rien à voir avec les enjeux d’une société comme la notre qui poursuit le but de valoriser l’individu du point de vue de l’égalité de ses droits avant ses différences et donc le mélange, et avec lui la mixité sociale et culturelle. Une ambition humaniste qui devrait être positivement remarquée et n’a pas moralement de prix mais représente un investissement à haute valeur ajoutée.

    Atlantico : Un rapport qui pointe la mauvaise intégration sociale des immigrés hors UE en France. Sur ce plan, avec des programmes d'apprentissage culturels et de la langue, ainsi que des ponts en direction du monde professionnel, les pays nordiques font figure de modèles. Une fois encore, ce rapport nie-t-il les questions pourtant essentielles du volume de l'immigration, ces spécificités culturelles ou historiques ?

    Guylain Chevrier : Tout d’abord, on ne peut penser la difficile question de l’intégration en la décontextualisant pour faire dire aux chiffres ce que l‘on veut, à la façon dont en histoire on parlerait de la personnalité de Jules César sans le situer à Rome au Ier siècle avant JC ! Pour un pays de 65 millions d’habitants comme la France qui a des millions d’immigrés sur son sol, avec un apport de centaines de milliers de migrants chaque années, intégrer ne se mesure absolument pas de la même façon que quelques milliers d’immigrés arrivant dans un petit pays, même s’ils représentent plus proportionnellement à la population globale à laquelle ils se rapportent.  

    D’autre part, il faut regarder l’origine de l’immigration, il se trouve que celle-ci en France est fortement marquée par l’immigration africaine, Maghreb inclus, dont la part des étrangers ayant acquis la nationalité française représente en 2013, 60739 des bénéficiaires sur un total de 97276. Il va sans dire que la question de l’intégration de ces populations demande des moyens particuliers, surtout au regard d’un accès à la langue qui est moins facile que lorsqu’une immigration d’un pays où on parle l’anglais comme l’Inde, fournit une partie importante de l’immigration d’un pays comme l’Angleterre. Le Contrat d’accueil et d’intégration en France prévoit des obligations en matière d’accès à la langue avec un volume de formation qui est déjà conséquent, mais qui mériterait d’être encore mieux soutenu pour réaliser les conditions d’une réelle unicité autour de la langue française qui est désignée à l’article 2 de notre Constitution comme le Français, seule langue commune. C’est l’un des moteurs de l’intégration, qui est la condition d’un accès aux droits, comme à la compréhension des devoirs, du sens qu’ils prennent au regard d’une citoyenneté qui prend racine dans les grandes références de notre République.

    Selon le ministère de l’Intérieur, la primo-délivrance des titres de séjour progresse en 2013 représentant un total de 203 996 titres de séjour. L’immigration étudiante, deuxième source d’immigration, a augmenté de 6,4 %. Cette progression s’explique par un regain d’attractivité de la France, après l’abrogation de la circulaire du 31 mai 2011 relative à la maîtrise de l’immigration professionnelle. L’immigration professionnelle est aussi en nette augmentation (+11,4 %). Une immigration en forte progression. Une réalité qu’il faut pouvoir gérer qui, s’il elle peut représenter un apport, a aussi un coût dans un pays riches de droits comme le notre.

    La France, selon le recensement de 2009, comptait 5,4 millions d’immigrés, soit l’équivalent de 8,4 % de sa population. Parmi ces immigrés, 3,7 millions étaient étrangers et 1,7 million avaient acquis la nationalité française. Si les immigrés ne représentaient qu’à peine 3 % de la population française au début du siècle dernier, le niveau actuel est dit stable depuis 1975.

    Mais là commence le problème pour savoir de quoi l’on parle en matière de politique d’immigration. Tous les pays n’ont les mêmes conditions d’accès à la nationalité par exemple, la France ayant une politique de droit du sol très favorable, mais qui fait aussi écran à la façon dont on peut chiffrer l’immigration. Aussi, qu’est-ce que l’immigration ? L’immigration regroupe la population vivant en France et née à l’étranger, qu’il s’agisse d’étrangers avec un titre de séjour ou ayant acquis la nationalité française. Donc, échappe à toute analyse, les enfants de l’immigration qui sont nés sur le sol français et sont devenus Français qu’on ne considère pas comme immigrés.

    Ils sont pourtant concernés fréquemment par les enjeux de l’intégration qui mobilisent des moyens considérables, ne serait-ce qu’en termes de réussite scolaire et de dispositifs d’intégration sociale et professionnelle de droit commun qui leurs profitent largement. Si on élargit la notion d’immigration à la première génération qui en est issue (dite seconde génération), qui est née sur le sol français et a acquis la nationalité, au lieu des 1,7 millions d’étrangers ayant acquis la nationalité française on arrive à un chiffre de 2.402.810 seulement sur la période de 1995 à aujourd’hui. On voit bien que l’on ne peut se fier uniquement aux chiffres officiels tels qu’ils nous sont présentés pour mesurer le niveau auquel se situe l’investissement des politiques de l‘Etat dans ce domaine.

    L’analyse qui nous est apportée vise à donner une vision des flux migratoires qui les banalise pour ancrer l’idée qu’il n’y aurait de ce côté aucune question à se poser. On fait comme si l’apport de populations migrantes, marquées par le fait de venir de pays où les droits sociaux sont quasi inexistant, ayant des régimes fréquemment infréquentables ou dans le meilleur des cas peu démocratiques, venues de loin d’autres sociétés faites d’autres cultures, étaient des données, qui ne comptaient pas… Il ne suffit pas de faire de l’inclusion sociale en ne s’attachant qu’à l’insertion sociale et professionnelle, mais d’intégrer ces personnes sous toutes les dimensions de l’intégration sociale, facteur d’égalité, à moins de vouloir fabriquer une catégorie de membres de seconde classe de notre société. Mais cela implique nécessairement une politique de maîtrise et de contrôle des flux migratoires selon des exigences en dehors desquelles on ne peut que dérocher de ce but. 

    Dans le prolongement de cette analyse, la stratégie européenne en matière d’immigration professionnelle va vers une instrumentalisation par le marché de l’immigration. Elle passe par une porosité des frontières sciemment organisée pour satisfaire une exploitation qui y voit un cheval de Troie pour les droits sociaux et les salaires. Les riches actionnaires ainsi que les politiques qui sont leurs gestionnaires ne font pas là dans l’altruisme. On voudrait derrière ce qui nous est proposé aller plus loin et organiser une mise en concurrence des salariés à une grande échelle en ouvrant les robinets de l’immigration économique hors UE, aboutissant à monter les salariés les uns contre les autres. Dans le contexte d’une économie de sous-emploi ce serait un facteur de crise sociale à haut risque, alors que l’immigration économique a été arrêtée depuis 1974, largement modérée pour alimenter uniquement les secteurs tendus, et essentiellement organisée sur le mode du regroupement familial.

    Atlantico : A l’aide du journaliste John Paul Lepers, Gilles Cayatte et Christophe Nick s’attaquent à déconstruire un préjugé selon lequel immigration et délinquance en France seraient liées. Pourtant d’après vous, les immigrés sont bien sur-représentés dans la délinquance. Que nous disent réellement les chiffres ?

    Guylain Chevrier : Oui effectivement, ils sont sur-représentés, et il n’y a rien de stigmatisant à le dire. Ce sont les chiffres du ministère de l’Intérieur qui le montrent, ce qu’entend nier ce documentaire en ne les citant pas, et plus, en jouant sur un tour de passe-passe qu’il faut mettre au grand jour, car il y a là comme une supercherie.

     
     

    L’objectif de ce documentaire est de faire accepter l’idée que le lien entre immigration et délinquance n’existerait pas et donc que le sentiment que cela existe correspondrait à un racisme qui s’ignorerait. On s’imagine les réactions de rejet de ce type de discours fondé sur une démarche qui est autant fausse que pernicieuse, la colère à en récupérer et ce que peut en faire un FN qui est en embuscade à n’attendre que cela.

    D’emblée, le documentaire commence sur une énormité, qui constitue un véritable tour de passe-passe. C’est le concept sur lequel se fonde l’étude menée, dont découle toute la lecture du sujet, qui consiste à savoir s’il y a un lien entre immigration et délinquance. De quoi parle-t-on ? Rappelons que l’immigration regroupe la population vivant en France et née à l’étranger et donc, qu’elle ne prend pas en compte les enfants qui en sont issus qui eux sont nés sur le sol français, ont acquis la nationalité française de ce fait, qui sont en âge de commettre des délits. Ils n’existent pas, ainsi pour cette enquête, ce qui est assez extraordinaire. C’est l’angle mort qui permet de tout dire et son contraire. Il se trouve que ceux qui commettent les délits qui empoisonnent le quotidien de bien des quartiers se trouvent être, au moins pour une part, de cette catégorie de jeunes qui reste invisible aux yeux ce documentaire.

    Mais plus, on ne s’intéresse même pas aux chiffres des étrangers écroués selon l’étude du ministère de l’Intérieur accessible si facilement en ligne. Si les étrangers représentent près de 18% des détenus en milieu carcéral tel que les chiffres du ministère de l’Intérieur le montrent et y sont donc sur-représentés, on ne connaît pas ce que représente en réalité la place de l‘immigration dans la population carcérale, car il faudrait s’intéresser de savoir combien de personnes qui sont incarcérés sont nées à l‘étranger qui sont aujourd’hui françaises. Un critère absent des statistiques. Les chiffres d'une enquête relayée par la revue Sciences humaines (Sciences Humaines -Les Grands Dossiers n°18 France 2010, les grands défis Mars-avril-mai 2010) prenant en compte les détenus français selon la nationalité du père montrent que dans "51 % des cas, le père d’un détenu est né hors de France", ce qui ramène une certaine réalité crue. 

    Il n’est pas question de dire que délinquance et immigration seraient la cause de tout, mais on ne saurait nier, pour le moindre sociologue digne de ce nom, qu’il y a là un phénomène sur lequel travailler pour faire progresser les choses. On sait que les crimes et délits les plus graves reculent régulièrement alors que les délits du quotidien avec violence eux ne faiblissent pas, dont les cambriolages et les vols avec violences, les violences autour de la drogue et la délinquance autour de sa diffusion.

    On veut faire croire que le seul sentiment que l’immigration poserait, au-delà même de la question de la délinquance, des interrogations à la société française, serait se laisser aller au racisme, ce qui est faux et dangereux. Une opération qui tourne à la psychanalyse de bazar pour nier une réalité sérieuse qu’il faut absolument questionner pour trouver les réponses nécessaires afin d’aider de nombreux jeunes en difficultés à sortir de l’ornière. Ce n’est pas en niant les problèmes qu’on peut y trouver des solutions adaptées. Ce documentaire est de ce point de vue un cadeau empoisonné fait à l’opinion public autant qu’à ces jeunes eux-mêmes.

    Ce serait parce que les jeunes issus de l’immigration seraient la cible de la police qu’ils seraient plus en prison que les autres, dit le journaliste. Là, on touche le fond ! John Paul Lepers pour prouver ce qu’il dit prend l’exemple de la Seine-Saint-Denis, là où se situe la plus importante concentration de population d’origine immigrée et de pauvreté, mais tout cela serait le fait d’une police raciste. Une affirmation qui mériterait de la part du ministère de l’Intérieur une réaction, à tout le moins.

    Un modèle de propagande qui serait une sorte "d’idéaltype", comme cas d’espèce, pour des étudiants en communication.

    Xavier Raufer : Il faut définir préalablement de ce dont on parle, la criminalité et la délinquance des rues, pas celle des cols blancs. Il n’est pas question de faire des jugements de valeur, ces deux formes de criminalité sont tout aussi contestables, mais elles sont de forme différente.

    La criminalité dont nous parlons est celle qui rend la vie insupportable à la population : cambriolages, vols de toutes sortes, agressions, vols avec violence sans armes à feu, etc. Dans ces cas de figure, 7 de ces crimes sur 10 sont commis par des gens qui directement (la 1ère génération arrivée sur le territoire français, clandestins ou avec permis de séjour) ou indirectement (la seconde génération) sont issues d’une forme ou une autre d’immigration.

    Dans toute la France rurale ou suburbaine, soit 70 à 80% du territoire, on observe, rapport de la gendarmerie nationale à l’appui (été 2014), région par région que la criminalité des cités est un problème majeur, comme celle de la zone suburbaine plus globalement. Dans la campagne profonde, les vols sont le fait de nomades, sédentarisés (avec une carte nationale d’identité) ou nomades (ceux qui viennent des Balkans). Si vous retirez ces deux grandes catégories de criminels, 70% à 80% des infractions recensées disparaissent sur le champ dans un ensemble comprenant la périphérie des grandes villes, les grandes villes et les campagnes. Telle est la réalité.

    Atlantico : D'après les chiffres, les étrangers sont donc sur-représentés dans la délinquance ?

    Xavier Raufer : Récemment, des personnes comme Malek boutih, dans une émission, reconnaissait qu’il suffisait d’aller à la porte des prisons pour constater qu’il y a une surreprésentation de la population issue du Maghreb ou de zone subsaharienne dans la délinquance des rues. Il faut appeler les choses par leurs noms, quand on tire à la Kalachnikov sur un rival, c’est un crime, pas un délit, tout simplement. Pas besoin d’édulcorer les termes.

    Et surtout, le fait de reconnaître cette réalité est crucial, car tant que vous n’avez pas admis en tant que patient que le diagnostic est le bon, comment voulez-vous que le médecin vous soigne ? Ne pas admettre cela est un déni de justice et un pousse au crime.

    Atlantico : Qu'en est-il de son évolution dans le temps ? La délinquance étrangère (tous délits confondus) est-elle ou non en pleine expansion ?

    Xavier Raufer : Pour répondre, les seules agressions violentes connues et recensées ont dépassé la barre des 500 000 au cours de l’année 2013.

    Reste que rien ne permet de le savoir vraiment puisque les statistiques ethniques sont interdites. Qui a commis tel acte ? Ce n’est certes pas l’apocalypse, les Huns et Attilas ne sont pas en train d’envahir la France, mais s’agissant des délits et crimes les plus pénibles pour la population, les plus effrayants pour les gens qui ne vivent pas dans des quartiers favorisés, ce sont des actes qui augmentent soit se maintiennent à des niveaux dramatiquement élevés. Cela continue comme la veille et c’est insupportable. Pas besoin que les chiffres explosent.


    Atlantico : Le constat est-il le même du côté de la population carcérale ? En milieu carcéral ouvert, comme pour les personnes écrouées ?

    Xavier Raufer :  Ces chiffres sont évidents puisqu’on met de moins en moins de gens en prison. Depuis 3 ans, le nombre de gens incarcérés a diminué de manière drastique et les chiffres en question n’incluent pas les étrangers porteurs d’un passeport français.

    Je vous donne une réponse indirecte : l’imam de la mosquée de Lyon disait que dans la prison de Lyon, 70% des incarcérés étaient des fidèles musulmans. Et je rappelle que la proportion des convertis français représente globalement moins de 5%.

    Les chiffres avancés ne prennent en considération que les étrangers détenteurs de papiers d’identité ou passeports étrangers.

     

    Les gens ne sont ni fous ni idiots. Mao Zedong disait que "l’œil de l’ouvrier voit juste" et il avait tout à fait raison. Quelqu’un qui se fait agresser par un étranger maghrébin ne va pas prétendre qu’il s’agit d’un Norvégien.

    Atlantico : Dans ces conditions, comment expliquer cette tendance à nier la réalité chiffrée dans son ensemble ?

    Xavier Raufer : Rien n’enrage plus une population que de douter des constats qu’elle pose.

    Les élites ont en définitive une profonde horreur de la réalité. L’être humain est ainsi, il préfère tout à la réalité. Clément Rosset a d’ailleurs écrit cette phrase merveilleuse : la réalité est insupportable et irrémédiable. L’être humain éprouve une détestation violente pour la réalité, parce que cette dernière est qu’il va mourir un jour. Ce que vous soulevez n’est qu’une des innombrables facettes de ce déni de réalité. C’est quand c’est grave que les gens rejettent le réel.

    C’est très classique, cela a toujours été. A Byzance, les Turcs étaient sur les murailles et les dirigeants ne voulaient pas être interrompus sur leurs conversations à bâtons rompus sur le sexe des anges, beaucoup plus intéressantes.

    Atlantico : En niant certaines facettes de la réalité au profit d'autres, font-ils finalement état d'une forme de logique raciste inversée ou simplement d'un déni de réalité et de justice ?

    Xavier Raufer : Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais avec le reportage de Jean-Paul Lepers, ils ont marché sur les dents du râteau et vont se recevoir le manche sur la figure. Naturellement, les gens ne peuvent pas supporter qu’on les tienne pour des imbéciles au point de ne pas se rendre compte qu’on reste dans le déni.

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  • Éric Zemmour ne parle pas au nom de la « droite », mais du peuple...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à Eric Zemmour et à son livre Le Suicide français...

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    Éric Zemmour ne parle pas au nom de la « droite », mais du peuple

    Le Suicide français, dernier essai d’Éric Zemmour, est en tête des ventes, alors que Yannick Noah arrête ses tournées et que la dernière pièce de BHL est en train de quitter l’affiche avant que la colle ne soit sèche. Les temps seraient-ils en train de changer ?

    L’extraordinaire succès du livre de Zemmour (15.000 exemplaires vendus tous les jours) n’est pas seulement un phénomène éditorial. C’est un phénomène sociétal. La preuve en est qu’il suscite même des sondages. L’un d’eux révèle que 37 % des Français (20 % à gauche, 53 % à droite) sont d’accord avec Zemmour, qu’ils se reconnaissent dans ce qu’il dit, qu’ils découvrent dans son livre ce qu’ils n’osaient dire tout haut ou qu’ils ne formulaient que de façon confuse. Renaud Camus a très justement parlé « d’industrie de l’hébétude ». D’autres mots pourraient être employés : sidération, ahurissement. On est en train d’en sortir. Ceux qui méprisent le peuple y verront la confirmation que l’ouvrage n’est qu’une accumulation de lieux communs et de propos de bistrot. Mais il ne faut pas s’y tromper : cet adoubement populaire, c’est une consécration.

    Cela dit, si ce livre n’avait pour seul résultat que de conforter ses lecteurs dans leurs opinions, il n’aurait qu’un intérêt tout relatif. Son plus grand mérite, à mon avis, est bien plutôt de donner à ces lecteurs l’occasion de faire leur autocritique. Que dit en effet Zemmour dans son livre ? D’abord que, si la France n’a cessé de se défaire depuis quarante ans, c’est d’abord d’une idéologie qu’elle a été la victime, ce qui montre que le thème de la « fin des idéologies » n’est qu’une fable (« jamais nous n’avons autant été dans l’idéologie », écrit Zemmour). Ensuite, que cette idéologie, devenue peu à peu dominante, n’a pas été seulement le fait des méchants gauchos, mais tout autant de la droite libérale, et qu’elle va bien au-delà du jeu politique, car elle résulte d’une action culturelle, menée avec autant de patience que de rigueur, qui visait à « déconstruire » les fondements de notre société.

    « Je veux déconstruire les déconstructeurs », dit Zemmour. Et d’en citer quelques-uns au passage : Michel Foucault, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Deleuze et Guattari. Mais c’est ici que l’on peut poser la question : parmi ceux qui applaudissent bruyamment Zemmour aujourd’hui, combien y en a-t-il qui ont sérieusement lu Bourdieu, Derrida et Foucault ? Combien y en a-t-il qui se sont sérieusement intéressés au mouvement des idées ? Combien y en a-t-il qui ont jamais compris ce qu’est une guerre culturelle ? La vérité est qu’il y en a fort peu, car la « droite », pour ce qui est du travail de la pensée, est restée pendant des décennies en situation d’encéphalogramme plat. En la mettant face à ses responsabilités, en déclarant : « Je fais de la politique “gramscienne” en menant un combat d’idées dans le cadre d’une lutte pour l’hégémonie intellectuelle », Zemmour montre qu’il est au contraire pleinement conscient des enjeux.

    Peut-on dire pour autant que l’opinion est en train de basculer à droite ?

    Interprétation un peu courte. Éric Zemmour n’est pas l’héritier de Bonald ou de Maurras, et moins encore de Bastiat. C’est un national-républicain, gaulliste et bonapartiste, dont les vues se situent quelque part entre Jean-Pierre Chevènement et Florian Philippot. Parle-t-il seulement au nom de la « droite » ? Voire… Quand il dénonce le « libéralisme anglo-saxon », le « grand marché mondial qui permet à une petite élite de s’enrichir toujours plus », le « marché qui règne avec l’individu-roi », « les élites sans patrie qui n’ont jamais digéré la souveraineté populaire et qui ont fait allégeance à la mondialisation économique plutôt qu’aux intérêts de la nation », quand il renvoie dos à dos la droite et la gauche : « La droite a abandonné l’État au nom du libéralisme, la gauche a abandonné la nation au nom de l’universalisme, l’une et l’autre ont trahi le peuple », ce n’est de toute évidence pas au nom de la « droite » qu’il parle, mais au nom du peuple. C’est bien ce qui fait sa force.

    Alors qu’il n’a jamais été aussi présent dans les médias, Éric Zemmour n’en estime pas moins que ses idées sont ostracisées par ces mêmes médias. Le « Système » connaîtrait-il des ratés ?

    La société du spectacle est victime de ses contradictions : clouer un auteur au pilori, c’est encore lui faire de la publicité. Mais la vraie question est celle-ci : pourquoi tant de haine ? La réponse est simple : la classe dirigeante est en train de perdre pied. Elle voit le sol se dérober sous ses pieds, elle voit ses privilèges menacés, elle ne sait plus où elle habite. Elle fait comme les chiens qui ont peur : elle aboie. Laurence Parisot n’a pas hésité à accuser Zemmour de « haute trahison » (sic), Manuel Valls a surenchéri : « Le livre de Zemmour ne mérite pas qu’on le lise. » En clair : il vaut mieux ne pas savoir ce qu’il dit. Mais c’est là que le bât blesse. À force d’ériger des murailles invisibles et d’installer des cordons sanitaires, la classe dirigeante a épuisé ses propres défenses immunitaires. À force de refuser le débat, elle est devenue inapte à débattre. Elle n’a désormais plus rien à dire, sinon appeler à « lutter contre les stéréotypes », promouvoir le non-art contemporain et multiplier les références lacrymales aux « droits de l’homme ». Panique morale et misère de la pensée. Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS, le disait tout de go récemment : « Depuis dix ans, la gauche a perdu la bataille des idées. » Depuis dix ans ! Un tel aveu aurait dû provoquer mille commentaires. Qu’il n’en ait pratiquement suscité aucun montre l’ampleur de ce qu’il reste à faire.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 22 novembre 2014)

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  • Un testament philosophique de Costanzo Preve...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné en 2010 par Costanzo Preve à la revue italienne Socialismo XXI. Le texte de cet entretien a été traduit par les soins d'Yves Branca, qui nous l'a fait parvenir.

    Intellectuel marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve était l'auteur de très nombreux essais dont trois ont été traduits en français ces dernières années, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013).

    C'est Alain de Benoist, avec lequel il avait depuis plusieurs années noué un dialogue fécond, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

    Un de ses textes, Si j'étais français, publié à l'occasion de l'élection présidentielle française de 2012, lui avait valu d'être ostracisé et classé dans la catégorie des intellectuels "rouges-bruns"...

     

     

    Costanzo Preve.jpg

     

    Entretien de l’été 2010 avec Costanzo Preve, propos recueillis par Alessandro Monchietto

     

    [ Entretien paru à la fin de 2010 dans la revue turinoise « Socialismo XXI » (le sens de ce titre est évidemment « Socialisme du XXIe siècle ») dont il n’a été publié, faute de moyens et par la défection soudaine et absolument inattendue de son principal artisan, qu’une seule et unique livraison, d’ailleurs peu diffusée. En 2010, la « Nouvelle Histoire alternative de la philosophie », mentionnée ici et qui est le grand Testament philosophique de Preve, était déjà achevée. Je crois qu’on peut considérer cet entretien comme son Testament philosophique bref; aussi ai-je voulu le faire connaître pour le premier anniversaire de la disparition de Costanzo Preve.

    Les auteurs ont récrit ensemble l’entretien. Je n’ai mis moi même en italique ou entre guillemets que la longue citation de Preve, à la question 3 de Monchietto, et certains termes spécifiques ou néologiques (par ex. « cohérentisable », « véritatif »). Yves Branca ]

     

    1. Alessandro Monchietto: Dans ce numéro, une grande place a été donnée à l’analyse de deux ouvrages: ton livre écrit avec Eugenio Orso, Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets (1), et celui de Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Le propos qui les rapproche est celui de redonner vie à une discipline qui paraissait complètement démodée (2) en ces temps de postmodernité et de désenchantement du monde: le diagnostic (social et philosophique) du capitalisme réel.

    Pour essayer de mettre au point des motifs et des raisons qui puissent permettre au lecteur d’enrichir ses propres perspectives sur ces questions, je commencerai notre brève discussion en partant de ces deux études remarquables. Boltanski arrive à une conclusion très importante: dans le capitalisme, la nature de la réponse en termes de justice dépend en grande partie de la critique. Si les exploités, les malheureux, et ceux qui ne réussissent pas restent silencieux et exclus, il n’y a aucune nécessité pour le capitalisme de répondre en termes de justice. Pour ce penseur français, le fait nouveau est qu’à ce troisième âge du capitalisme, le monde du travail a renoncé à renverser celui-ci, et se borne à l’ajuster et à le réformer.

    Dans un article important sur Le nouvel esprit du capitalisme, Alain de Benoist a mis magistralement en évidence la manière dont, tout en continuant à se diviser sur la répartition de la plus-value, on ne discute plus sur la meilleure façon de l’accumuler: « C’est ce que Jacques Julliard a très justement appelé ‘ l’intériorisation par les travailleurs de la logique capitaliste’. Ce qui semble ainsi disparaître, c’est un horizon de sens justifiant le projet de changer en profondeur la situation présente. En fait, tout le monde s’incline parce que personne ne croit plus à la possibilité d’une alternative. Le capitalisme est vécu comme un système imparfait, mais qui reste en dernière analyse le seul possible. Le sentiment se répand ainsi qu’il n’est plus possible d’en sortir. La vie sociale n’est plus vécue que sous l’horizon de la fatalité. Le triomphe du capitalisme réside avant tout dans ce fait d’apparaître comme quelque chose de fatal » (3).

    Nous assistons aujourd’hui à une dégénérescence du principe de réalité, à une absence complète d’illusions, et à une attraction irrésistible de la « force des choses ». « Adapte-toi ! » est le commandement psychologique et politique du moment. Pour survivre, il faut aller à « l’école de la réalité ».

    Une époque entière – où l’on était pénétré de l’idée que l’histoire avait un sens, et persuadé que le passage de la préhistoire à l’histoire serait une question d’années ou tout au plus de décennies – s’est dialectiquement renversée dans la certitude (devenue comme un pilier du sens commun) que le monde que nous trouvons devant nous est quelque chose d’impossible à transformer et à dépasser.

    Le système est un grand Moloch invincible, contre lequel il est inutile de se battre, et auquel on peut, au maximum, arracher quelques concessions. Nous vivons dans ce que Sloterdijk appelle une sorte de « positivisme tragique, qui, bien avant toute philosophie, sait déjà que le monde ne doit être ni interprété ni changé: il doit être supporté ».

    On s’adapte à l’injustice. On perd l’habitude de s’indigner. Et l’on inhibe en soi-même a priori la possibilité de changer l’état présent des choses. Le chômage, la mortalité infantile, la pauvreté sont aujourd’hui regardées comme le résultat de forces impersonnelles qui agissent à l’échelle globale, et contre lesquelles on ne peut rien faire.

    Quelles sont tes positions à ce sujet ? Une issue est-elle possible, ou bien faut-il « se résigner », comme le suggérait Umberto Galimberti, dans un entretien récent ?

     

    Costanzo Preve: Quand j’étais jeune, j’avais un programme maximum, qui était de changer le monde. J’ai aujourd’hui un programme minimum, qui est d’empêcher le monde de me changer. Moi-même, comme Sloterdijk, je supporte le monde. Mais ce qui me différencie de lui et de ses innombrables clones moins doués que lui, c’est que je refuse de transformer cette passivité en issue terminale de la philosophie, et que je le refuse sur la base du principe élémentaire de la pudeur.

    En minaudant un peu avec le langage de Hegel, on peut dire que notre époque est un temps de gestation et de transition vers une impuissance sociale collective sans précédents historiques. Et puisque cela même nous empêche de faire des analogies, il n’existe pas de philosophie du passé (pas même les philosophies hellénistiques de l’intériorité à l’ombre du pouvoir ou du refuge dans une communauté protégée d’amis), qui puisse vraiment nous aider à penser la bouleversante et formidable nouveauté de notre époque. Ayant dépassé sa phase abstraite et sa phase dialectique antérieures, et arrivé à sa phase spéculative, le capitalisme paraît s’être enfermé de lui-même dans une « cage d’acier » (Max Weber), et dans un dispositif technique impossible à perforer (Martin Heidegger). Les facultés de philosophie sont désormais, en Occident, ou des salles de jeu pour carriéristes désenchantés, ou des cliniques « antidépressives » pour des esprits à velléités culturelles.

    Les opprimés restent silencieux, parce que (exactement comme Sloterdijk, mais sans savoir qui était Kant ou Hegel), ils estiment qu’il n’y a rien à faire. Cela est en même temps élémentaire, et énigmatique. Fichte aurait défini cette précarité en termes de « Non-moi », mais il vivait en un temps où le Moi était encore conçu comme l’humanité entière, tenue pour capable d’accomplir son propre destin. Aujourd’hui, le concept philosophique du XXe siècle qui paraît caractériser le mieux dans son ensemble la situation actuelle est le concept heideggérien de Gestell (4), et ce n’est pas un hasard. Naturellement, je ne suis pas en mesure de fournir des indications pour surmonter la situation actuelle. La philosophie, comme la chouette de Minerve, prend son vol au crépuscule. Mais ce que je sais est qu’en face de la globalisation financière, il ne faut pas viser à l’inclusion, mais à l’auto-exclusion. L’inversion magique de la globalisation en communisme post-moderne, autrement dit la théorie de Negri, est purement et simplement une honte. Comme cela s’est toujours fait dans l’histoire, la Résistance viendra en un temps et un espace déterminés, et non pas selon une mappemonde financière.

    Mais je ne sais pas où, ni quand, ni comment.

     

    2. A.M. A ton avis, comme tu le dis dans bien des essais que tu as publiés, la pensée de Marx est invalidée par deux « erreurs de prévision », qui faussent ses analyses, et dont il est nécessaire de se déprendre pour ne pas retomber dans le piège d’une inévitable stérilité théorique et politique. Ce qu’on peut résumer en deux points:

    . 1. Le prolétariat n’est pas du tout une classe révolutionnaire capable d’effectuer la transition du mode de production capitaliste à la société sans classes. Les classes subalternes n’ont pas été en mesure de résister à la radicalisation de la soumission du travail au capital, qui les a tout au contraire incluses dans les groupes sociaux de production capitaliste; ce qui a « empiriquement démenti » l’attribution métaphysique à ces classes du prédicat de « sujet intermodal » (5).

    2. Le capitalisme, à la différence de ce que Marx avait cru, s’est montré tout à fait capable de développer les forces productives, et même de les développer à un rythme prodigieux, nonobstant les énormes dommages qu’il a infligés à l’homme comme à la nature.

    Du moment qu’on décide d’accepter ces critiques, la scientificité de ce qu’on appelait dans le temps « matérialisme dialectique » ne risque-t-elle pas d’entrer dans une crise dramatique ?

    J’essaie de m’expliquer mieux. Pour Marx, comme on le sait, « une formation sociale ne meurt pas tant que ne se sont pas développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner cours; des rapports de production nouveaux et supérieurs ne remplacent jamais les anciens, avant que ne soient arrivés à maturité, au sein de la vieille société, les conditions matérielles de leur existence »; ce qui est nouveau deviendra nécessaire exclusivement quand ce qui est ancien ne sera plus qu’« entraves et obstacles ». Un moment arrivera où, complètement développé, le capitalisme deviendra une limite à la productivité humaine, qu’il avait promue jusque là; et c’est alors que le prolétariat s’élèvera au rang de classe émancipatrice de l’humanité toute entière, et fermera le cycle historique de la société divisée en classes, en ouvrant les portes à la future société communiste.

    Mais si, ayant pris acte de ces erreurs qui invalident l’analyse marxienne, il est impossible d’envisager le moment précis où l’ancien devient « entraves et obstacles »; et si en outre le prolétariat s’avère affecté d’une « pittoresque et incurable subalternité », la scientificité de la conception matérialiste de l’histoire ne tombe-t-elle pas complètement à l’eau?

    Ce problème n’est pas marginal. La force et la fortune que Marx et le marxisme ont connues au XXe siècle procédaient en effet de la certitude même que le matérialisme dialectique pouvait avoir un caractère scientifique, une capacité de prévoir. Lorsque Marx oppose son socialisme, en tant que scientifique, au socialisme utopique d’Owen, de Saint Simon, et de Fourrier, il entend affirmer que son socialisme, à la différence de l’autre, est en mesure non seulement de dire comme vont les choses, mais encore d’indiquer qu’elles devront nécessairement suivre un cours déterminé. Faut-il donc conclure que le fameux « passage de l’utopie à la science » a été, en fin de compte, illusoire ; et que le communisme n’est pas du tout le mouvement réel qui abolit l’état présent des choses (ni l’horizon vers lequel conduit le mécanisme du mode de production capitaliste étudié scientifiquement), mais une utopie qu’on donne pour de la science ? Et dans ce tableau, ne deviendrait-il pas secondaire de discuter sur le statut philosophique de Marx (idéaliste ? ou matérialiste?), et plus nécessaire de rechercher une sortie de l’impasse dans laquelle a fini la critique marxienne ?

     

    C.P.: Il y a quelques années encore, j’avais gardé l’habitude de m’affirmer et de me définir moi-même « philosophe marxiste », mais il ne s’agissait souvent que d’une pure intentionnalité idéologique et politique, d’une fidélité opiniâtre à ma jeunesse et à mes amis défunts (comme Labica), d’un refus de l’approche libérale-démocratique et postmoderne des choses. Je comprends aujourd’hui que c’était une équivoque inutile, et j’ai rompu avec cette manière de m’affirmer.

    Il y a chez Marx une schizophrénie spécifique, qu’il faut caractériser et cerner avec précision. D’une part une philosophie de l’histoire d’origine idéaliste (à demi fichtéenne et à demi hégélienne), fondée sur un usage original du concept d’aliénation. D’autre part, une théorie de l’histoire d’un type positiviste, fondée sur une conception prévisionnelle (ou plus exactement pseudo-prévisionnelle) des lois de l’histoire, pensées comme homologues aux lois de la nature (d’où : matérialisme dialectique, et théorie gnoséologique du reflet).

    Cette schizophrénie ne permet en aucune façon de dégager une cohérence d’ensemble de la pensée de Marx, qui, de fait, n’est pas « cohérentisable ». Le marxisme postérieur d’Engels et de Kautsky n’en a dégagé aucune cohérence, mais a édifié, entre 1875 et 1885, une variante de gauche du néopositivisme, sur des bases gnoséologiques néo-kantiennes. Eh bien, mieux vaut tard que jamais. Quoiqu’il soit un peu tard, je suis désormais étranger tant à l’illusion d’avoir découvert le « vrai » Marx, qu’à toute déclaration identitaire d’appartenance à l’« école marxiste ».

    Quant à savoir si ce qui prévaut chez Marx est le matérialisme ou l’idéalisme, il s’agit d’un problème d’historiographie philosophique qui m’est désormais tout à fait indiffèrent. Je penche toutefois vers l’interprétation idéaliste, pour un ensemble de raisons qui ne sont ni historiographiques, ni gnoséologiques. Premièrement, le « matérialisme » est trop souvent un athéisme (avec le brillant résultat de ravaler la pensée de Marx au laïcisme nihiliste); ou bien un structura-lisme (ce qui conduit finalement aux conclusions « aléatoires » du dernier Althusser); ou encore une théorie du reflet (qui convient aux nécessités cognitives des sciences de la nature, mais non pas au double aspect de la philosophie, qui est connaissance et évaluation véritative). Deuxièmement, idéalisme signifie science philosophique (v. la Science de la logique de Hegel), et la science philosophique de l’accès à la liberté du concept-sujet (6) est l’unique alternative à la science positiviste de la prévision.

    Je pourrais développer, mais ce que j’ai dit peut suffire ici. Quoi qu’il en soit, Marx n’est plus pour moi le seul classique de référence, mais un parmi d’autres, et je place désormais devant lui Aristote et Hegel.

     

    3. A.M. Un de tes centres de réflexion est la négation que la dichotomie Droite/gauche reste pertinente aujourd’hui, en tant que critère d’orientation dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques et culturelles.

    Tu as en effet affirmé plusieurs fois ta conviction que la globalisation née de l’implosion de l’URSS ne se laisse plus « interroger » moyennant les catégories de Droite et de Gauche, et requiert, au contraire, d’autres catégories d’interprétation. Dans un débat récent avec Domenico Losurdo, tu as écrit: « La boussole selon laquelle je m’oriente se base aujourd’hui sur trois paramètres interdépendants.

    a) Le principe de la plus grande égalité possible chez un peuple, en matière de droits, de revenus, de participation aux décisions. Centralité de la question de l’emploi: stabilité des postes de travail, préférable au travail temporaire, flexible et précaire. Droits égaux aux immigrés - ce qui ne signifie pas immigration incontrôlée (7). Mise sous contrôle du capital financier spéculatif de tout type. Préférence donnée au travail par rapport au capital. Défense de la famille et de l’école publique.

    b) Refus du colonialisme et de l’impérialisme, dont l’aspect principal est aujourd’hui l’empire des Etats Unis d’Amérique, et au Moyen Orient son sacerdoce sioniste, qui exploite pour commettre ses crimes le sentiment de culpabilité de l’Europe et de ses intellectuels pour le génocide commis par Hitler, que, naturellement, je ne songe pas le moins du monde à nier. Droit absolu au combat pour la libération patriotique (l’Etat national existe, j’y insiste; et il est un bien, et non un mal comme disent les disciples de Negri et du Manifesto) y compris pour L’Irak, l’Afghanistan, la Palestine. Soutien de tous les gouvernements « souverainistes » indépendants (Venezuela, Iran, Birmanie, Corée du Nord, Bolivie, etc.), ce qui n’implique pas nécessairement l’approbation de tous leurs aspects intérieurs et extérieurs.

    c) Considération de l’élément géopolitique et refus de son refoulement vertueux et infantile. A la différence de Losurdo, je ne crois pas que la nature sociale de la Chine soit « socialiste »; mais je la soutiens également, parce qu’un équilibre multipolaire est préférable à un unique empire mondial des Etats-Unis aux nombreux vassaux (dont l’Italie est le plus servile, à l’exception peut-être de Panama et des Îles Tonga). Qui soutient ces causes est à mes yeux du bon côté. S’il se déclare de droite ou de gauche, c’est son affaire, qui dépend de sa ‘biographie’ politique, de sa perception privée des valeurs. La perception des valeurs est une affaire privée, comme les goûts sexuels, littéraires, ou la croyance en un Dieu créateur ».

    Abstraction faite de la critique, d’ailleurs pertinente, de Losurdo, qui estime que ce que tu chasses par la porte revient par la fenêtre, je te demande: que faut-il faire pour « traduire » politiquement la critique de la dichotomie Gauche/Droite, et surtout, qu’arrive-t-il si on l’applique ? Qu’est-ce qui distinguerait cela de la pure et simple proposition d’une nouvelle idéologie de « troisième voie » ?

     

    C.P. : Bien qu’on me considère souvent comme un penseur du dépassement du clivage Gauche/Droite – ce qu’évidemment, je ne nie pas le moins du monde – ce sujet est pour moi désormais dépassé, secondaire, et peu intéressant. Ce qui m’intéresse est plutôt le dépassement du présupposé ensemble historique et idéologique de cette dichotomie, qui est celle entre le Progrès (gauche) et la Conservation (droite). Pour moi, le progrès et la conservation ne sont que des opposés symétriques, en association antithétique et polaire, et je les refuse l’un et l’autre; ce qui m’oblige aussi à refuser leur concrétisation identitaire (ce clivage Gauche/Droite, précisément). Le prix à payer, en fait d’incompréhension et de diffamation, appartient à cette constellation qu’ Heidegger qualifie de « commérage » (Gerede). De même que je ne suis ni laïc, ni catholique, je ne suis ni progressiste, ni conservateur. Si j’ai à me définir positivement, je le fais tout seul, et je ne me laisse pas classifier par les autres, surtout s’ils sont malveillants, hostiles, et de mauvaise foi.

    Et à propos de « troisième voie », deux mots sur ce qu’on appelle les positions « rouges brunes ». Il y a là une équivoque à ruiner. Je ne me considère absolument pas comme un rouge-brun, je ne le suis pas, je sais que je ne le suis pas; et non seulement politiquement, car je n’ai pas même songé à appartenir à des groupes rouges bruns, mais surtout philosophiquement. Le « rougebrunisme » reste complètement enfermé dans le consentement idéologique à la dichotomie Progrès/Conservation, et cherche simplement à réunir les « bons côtés » des deux positions.

    C’est ainsi que l’on conjugue Marx et Nietzsche, Staline et Mussolini; et le résultat est non seulement une grande confusion, mais encore d’offrir sur un plateau d’argent aux idéologues du pouvoir (autrement dit, au fantôme légitimateur de la pseudo-démocratie) tout un répertoire de diffamation. Être rouge-brun est une chose, être au-delà du Rouge et du Brun en est une autre. Je n’aime pas devoir utiliser un vocabulaire à la Nietzsche/Vattimo (8), et tu sais qu’il n’est pas le mien; mais il est nécessaire d’insister sur le fait que chercher à être au-delà de cette dichotomie Rouge/Brun veut dire n’être ni Rouge, ni Brun, ni enfin rouge-brun.

    Comme l’a dit Dante, il faut « laisser parler les gens ». La capacité de raisonner est inversement proportionnelle à l’exhibitionnisme spectaculaire, que l’accès facile à Internet et le « dépassement » (selon Umberto Eco), de la séparation entre haute culture et culture de masse a porté aujourd’hui à des degrés socialement et culturellement intolérables.

     

    4. A.M.: La puissance propre au capitalisme de nuire à l’environnement global surpasse de très loin celle de tous les systèmes économiques et sociaux antérieurs, ce qui est inhérent à la propre logique de sa continuité.

    Le capital, loin d’admettre la communauté d’intérêt des générations présentes et futures touchant le bon état de la nature et de la société, convertit au contraire la nature comme les relations sociales en purs moyens d’exploitation, et d’accumulation monétaire.

    Or, un point d’appui essentiel de tes thèses philosophiques est ton insistance sur le fait que l’éthique communautaire des grecs se fondait sur le metron (c’est à dire la mesure, opposée à la démesure); et la mesure est pour toi « le coeur impérissable de l’enseignement de nos maîtres grecs ».

    Dans tes travaux, tu soutiens en effet la thèse que la démocratie de la polis antique était avant tout une technique politique tendant à limiter et à domestiquer la dynamique spontanée de l’enrichissement illimité de quelques-uns, qui mène infailliblement à la dissolution de la communauté; tu déclares aussi que la philosophie elle-même « trouve son origine sur la grande place (agora) de la cité grecque, où les citoyens partageaient publiquement (littéralement: mettaient au milieu - es meson) leur capacité de raison, de langage et de calcul (logos), partage communautaire qui tendait à apporter la mesure (metron) aux affaires publiques de tous (ta koina), de telle sorte qu’en accordant aux citoyens un accès égal et réglé à la parole publique (isegoria), pût se produire un nouvel équilibre (isorropia) et, par ce nouvel équilibre, la concorde (omonia) entre les citoyens ».

    A ton avis, Marx est lui-même, à la manière de Hegel, un adversaire de l’« infini indéterminé », et, à la manière d’Aristote, un ami de la mesure en fait de reproduction sociale. Pour le penseur de Trèves, la contradiction fondamentale du capitalisme serait donc celle qui oppose la richesse pour le capital, et la richesse pour les producteurs et leur communauté.

    Dans un entretien récent, tu as soutenu en outre que « le problème fondamental du capitalisme actuel est celui de la dynamique de développement illimité de la production capitaliste, et dans le fait que cet infini-illimité est le principal agent de désagrégation et de dissolution de toute forme de vie communautaire quelle qu’elle soit ». Il semble donc que tu aspires à une application renouvelée du concept normatif de metron au monde social (et à son environnement naturel). Est-ce bien cela ?

    Murray Bookchin soutenait que « le capitalisme ne saurait être ‘persuadé’ d’imposer des limites à son développement, pas plus qu’un être humain de cesser de respirer ». Partages-tu cette affirmation ? Et selon toi, se pourrait-il que le capitalisme dût disparaître parce qu’il se verrait contraint de se proposer une autre fin que le profit, autrement dit de sauvegarder l’environnement naturel, et par conséquent, social ?

     

    C.P : Murray Bookchin a génialement saisi le coeur philosophique de la question du capitalisme, mais je ne suis absolument pas optimiste quant à sa possibilité de réussir à se proposer une autre fin que le profit. C’est pourquoi il faut toujours la bonne vieille révolution, bien qu’on n’aperçoive pas de subjectivité individuelle (théorie) et collective (pratique) en mesure de reprendre sensément le projet révolutionnaire. Communauté politique et décroissance économique ne sont pour le moment que des idées-forces dépourvues de bases historiques réellement efficaces.

    En grec ancien, metron signifie mesure, mais ce terme n’a rien à voir au concept de mesure de la révolution scientifique moderne, et qui a permis de passer du monde de l’à peu près à l’univers de la précision (la formule est d’Alexandre Koyré). Il s’agit d’une mesure sociale et politique, liée au terme de logos, qui ne signifie pas seulement parole publique ou raison (logos opposé à mythos), mais surtout calcul social (le verbe loghizomai signifie calculer). L’union de logos (calcul politique et social) et de metron (mesure politique et sociale) est à la base de la théorie de la justice antique (dike), qui elle même n’a évidemment rien à voir aux théories modernes de la justice (v. Rawls, Habermas, Bobbio), qui toutes font abstraction de la question de la souveraineté démocratique sur la reproduction économique, laquelle est érigée en un Absolu qui a remplacé le vieil Absolu religieux chrétien - qui en comparaison, à mon avis, était meilleur, au delà de sa fâcheuse fonction de légitimation féodale et seigneuriale.

    Polanyi a bien fait de revenir au concept des méthadones (9), et à la distinction aristotélicienne entre économie et chrématistique (sur laquelle le philosophe Luca Grecchi fonde sa reconstruction de l’humanisme grec). Tous ceux qui, par contre, ne retiennent (en les exagérant) que deux significations du terme de logos: discours public, et raison (comme par exemple Hannah Arendt), oublient que sa signification principale est celle de calcul social, opposé à la double et fatale démesure du pouvoir et de la richesse (dont l’illimité – apeiron – d’Anaximandre est selon moi la métaphore); et ils nous représentent une grécité normalisée et « décaféinée » (pour reprendre un terme spirituel de Slavoj Zizek).

    Mais une grécité correctement interprétée serait bien plus actuelle que la démocratie libérale du XIXe siècle, et que la tradition marxiste elle-même – en répétant que ce qui, généralement, est pris pour du « marxisme » n’est qu’un positivisme de gauche dont la base gnoséologique est néo-kantienne.

     

    5. A.M.: Je voudrais m’arrêter encore un peu sur ce point. Tu affirmes qu’il est « d’une importance capitale » de maîtriser le concept de la genèse de la philosophie (et de la démocratie) en tant que « rationalisation logique (logos) et dialogique (dialogos) » des conflits sociaux en termes d’opposition entre Mesure (metron) et Démesure (apeiron), « parce que cela permet de confirmer la centralité du conflit social sans plus recourir au concept de Progrès ».

    Il semble donc que tu envisages qu’il soit possible de critiquer toute apologie inconditionnelle du progrès « illimité » en reprenant ce principe grec de metron; est-ce bien cela ?

    De plus, tu as récemment affirmé que le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation doivent être non seulement distingués, mais séparés, et tu as mis en évidence la nécessité d’abandonner le premier sans renoncer à une perspective d’émancipation. Peux-tu développer un peu cette idée ?

     

    C.P.: Ceux qui critiquent le principe idéologique du progrès sont aussi très souvent sceptiques quant à la possibilité de réaliser concrètement le principe philosophique de l’émancipation (pensons à la dialectique négative d’Adorno, au pessimisme radical du dernier Horkheimer, et au fameux « Seul un dieu peut encore nous sauver » de Heidegger). A l’inverse, on trouve aussi des partisans du principe philosophique de l’émancipation qui demeurent attachés au principe philosophique du progrès (pensons à l’ontologie de l’être social de Lukacs, ou à l’utopisme eschatologique de Bloch). Il s’agit donc de comprendre s’il peut y avoir une troisième voie, qui diffère autant de celle d’Adorno, de Horkheimer et de Heidegger, que de celle de Lukacs et de Bloch. Le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation sont-ils indissociables et inséparables ?

    Je ne le crois pas, et c’est là une de mes principales thèses philosophiques, une de celles auxquelles je tiens le plus. Si le principe du progrès est « idéologique », c’est qu’il est né pour servir à la légitimation idéologique de la bourgeoisie européenne du XVIIIe siècle, qui édifia une philosophie progressiste de l’histoire universelle, qui fut systématisée ensuite sous des formes mécanistes, déterministes et finalistes par le positivisme du XIXe siècle, et par son petit frère cadet, le marxisme historique. Cependant, l’idéaliste Fichte, par exemple, fonde déjà sa théorie de l’émancipation non pas sur une idéologie du progrès, mais sur une interprétation radicale du droit naturel. Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son « progressisme » est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, qu’une théorie de la succession nécessaire de « stades » dans l’histoire - comme il en a été plus tard du marxisme, doctrine intégralement « progressiste ». Georges Sorel fut un des très rares penseurs qui tâchèrent de séparer le principe du progrès de celui de l’émancipation, et je considère qu’il allait dans la bonne direction, bien que son code théorique fort méritoire fût affaibli par une compréhension insuffisante de la pensée grecque et de la pensée idéaliste. Et il s’agit de reprendre, un siècle après lui, le juste programme de Sorel, en le radicalisant par un retour explicite à la pensée des grecs, que je définirai en deux mots: pensée de la justice sociale et politique, bien que dépourvue d’une philosophie de l’histoire au sens moderne du terme.

     

    6. A.M.: Dans plusieurs de tes livres, tu as soutenu la thèse que le système dans lequel nous vivons est en réalité celui d’une oligarchie, ou, plus précisément un système oligarchique contrôlé conjointement par un cirque médiatique et un réseau de marchés financiers: « un système de pouvoir périodiquement légitimé par des référendums électoraux de façade, qui a incorporé en soi des résidus constitutionnels de la tradition libérale classique ».

    La démocratie serait en réalité un fantôme de légitimation, tout comme l’étaient le christianisme des sociétés chrétiennes du Moyen-âge européen, ou la référence même à Karl Marx dans le communisme historique réel du XXe siècle. Peux-tu préciser ta pensée sur ces sujets, dans la perspective que tu as esquissée dans Le Peuple au Pouvoir ?10

     

    C.P. : Comme je l’ai déjà fait sur deux thèmes (l’interprétation à contre-courant de la pensée philosophique de Karl Marx, et la reconstruction à contre-courant de la philosophie occidentale depuis les grecs jusqu’à nos jours), je vise une réorientation gestaltique explicite de la philosophie politique moderne, dont la théorie de la démocratie est une partie intégrante. La théorie moderne de la démocratie insiste sur une dichotomie vertueuse, le clivage Démocratie/Dictature: la démocratie est de bon côté, la dictature (sous toutes ses formes: fascistes, communistes, populistes, fondamentalistes religieuses, etc.) du mauvais côté. Je considère cette dichotomie comme un fantôme de légitimation. Un « fantôme », parce que le peuple, qui est le fondement de la démocratie, doit être, d’une manière ou d’une autres, souverain sur la forme essentielle de sa reproduction sociale. Mais cette souveraineté n’existe pas, puisqu’elle est entre les mains d’oligarchies que personne n’a élues. La dichotomie n’est donc pas aujourd’hui Démocratie/Dictature, mais Démocratie/Oligarchie. Je parle d’aujourd’hui, et non des années 1930.

    Si l’on accepte cette réorientation gestaltique, il ne s’agit plus d’un problème de forme, mais de contenu; mais cette réorientation est refusée par toute la pensée universitaire, médiatique, politique, de droite, du centre, ou de gauche. Or, le contenu consiste dans la souveraineté militaire (pas de bases atomiques étrangères sur le territoire national) et économique (pas de délocalisations industrielles, ni donc de travail précaire et flexible, etc.). Quand cette souveraineté est perdue, dégringolent l’une après l’autres toutes les souverainetés, médiatiques, culturelles, linguistiques, etc.. Il est absolument évident que n’existent plus aujourd’hui les moindres éléments de cette souveraineté; c’est pourquoi la démocratie présumée n’est qu’un fantôme de légitimation.

    Par conséquent, il n’y a aujourd’hui de « démocratie » (au sens grec, comme au sens populaire du XIXe siècle), que si l’on est en présence de véritables mouvements sociaux et politiques d’un type anti-oligarchique, et qui ne se laissent pas intimider par le guignol de l’accusation de « populisme ». Le populisme est une catégorie fourre-tout, qui a remplacé le vieux monstre totalitaire à deux têtes Fascisme/Communisme, aussi obsolète aujourd’hui que les Guelfes et les Gibelins. Benedetto Croce et Norberto Bobbio ont fait leur temps, et l’on s’en apercevra tôt ou tard, si l’on réussit à perforer la croûte de la dictature idéologique des marchés financiers, des politiciens, et des politologues universitaires.

     

    7. A.M.: Ces dernières années, tu as accompli un travail considérable, et donné le jour à des dizaines d’essais importants, dont beaucoup sont encore inédits. Avant que nous ne nous séparions, voudrais-tu nous informer un peu de tes actuels projets éditoriaux ?

     

    C.P.: Pour ce qui est de mon travail des trente dernières années, je peux me dire aussi insatisfait que satisfait. J’éprouve une satisfaction modérée de la quantité, et surtout de la qualité de mes nombreux ouvrages (mais pas de tous). Il est vrai que ce ne serait pas à moi de le dire, mais je crois qu’un auteur doit avoir une certaine conscience subjective de la nature de son propre travail. Quant à la reconnaissance sociale, elle a été à peu près nulle, mais je suis porté à croire que la raison en est, au fond, l’absolue nouveauté des solutions que j’avance, qui sont inacceptables et irrecevables pour la caste des « intellectuels de gauche ». Il serait possible, mais je le crois peu probable, qu’il y ait une certaine reconnaissance posthume. De toute façon, quand on est devenu poussière, on ne se soucie plus d’être plus ou moins reconnu.

    J’en éprouve aussi une insatisfaction modérée, pour au moins deux raisons. Premièrement, mon incroyable retard à me délester, même formellement, d’une « identité » qui me rattachait à la tribu marxiste officielle ou officieuse, quand bien même j’étais devenu un philosophe tout à fait indépendant. Deuxièmement, le fait que, d’une part, j’ai toujours reproché à Marx de n’avoir pas rendu sa pensée cohérente, sans, d’autre part, avoir réussi à rendre la mienne cohérente. Je considère que c’est une lacune très grave.

    Cela dit, il appartiendra à d’autres, plus jeunes, de juger ma pensée, s’ils le veulent bien. Je considère cependant que mes travaux les meilleurs et les plus importants sont ceux encore inédits, et j’en indique ici le contenu à quelques dizaines d’amis dont j’ai conquis l’estime.

    J’ai écrit beaucoup de monographies sur Marx, mais une dernière reste inédite, que je crois plus importante que les autres (11). Dans celle-ci, j’ai explicité sans laisser aucun doute possible mon interprétation de Marx en tant que penseur traditionnel, et non progressiste, et philosophe idéaliste, et non matérialiste; et sur toute chose en tant qu’élève d’Aristote et de Hegel, mais moins grand qu’eux. Rien n’est définitif tant qu’on est vivant, mais j’estime que cette interprétation est mon bilan « définitif provisoire » de la pensée de Marx.

    Mais le travail auquel je tiens le plus est ma propre histoire de la philosophie, dont j’ai rédigé une variante brève, de 250 pages, et une variante longue, d’environ 600 pages (12). Il s’agit d’une reconstruction de l’histoire toute entière de la philosophie occidentale, et qui n’a pas de précédents, du moins à ma connaissance; parce que, d’une part, elle utilise systématiquement la méthode « matérialiste » de la déduction historico-sociale des catégories de la pensée philosophique avancée au XXe siècle par Alfred Sohn Rethel, tout en l’insérant d’autre part dans une conception pleinement véritative de la pensée philosophique, qui s’inspire non point des sociologues marxistes, mais des grecs et de Hegel. C’est ce travail que j’estime le plus significatif de ma vie.

    Il y a encore quelques essais monographiques inédits, qui ne sont pas des écrits de circonstance, mais se conjuguent selon un dessein cohérent. Premièrement, un essai sur Althusser, où j’examine sa pensée, et m’en distancie de façon décisive sur un point essentiel (13) : tandis que pour Althusser, la pire des équations philosophiques est celle qui s’écrit: (Sujet=Objet)=Vérité, cette équation est tout au contraire pour moi la meilleure qu’on puisse poser. Deuxièmement, un essai sur Adorno, où je me distancie décidément de la dialectique négative, que je considère comme une apologie idéologique sophistique de l’adaptation au capitalisme, travestie en opposition radicale. Troisièmement, un essai sur Sohn-Rethel, qui d’une part est un éloge de sa déduction sociale des catégories, et d’autre part un rejet de sa critique de l’idéalisme et de son sociologisme relativiste. Quatrièmement, un essai sur Karel Kosik, en qui je vois un des très rares philosophes marxistes du XXe siècle qui n’ait pas eu honte d’écrire un chef d’oeuvre de philosophie pure, sa Dialectique du Concret, sans se soucier de la travestir en idéologie. Cinquièmement, un retour médité sur l’Ontologie de l’Être social de Lukacs, que j’estime toujours et que je loue, mas dont je critique plus profondément, cette fois, les insuffisances.

    Il y a aussi d’autres études encore inédites sur le communautarisme, et des articles ou entretiens sur des revues, que tôt ou tard on publiera peut-être en recueil. Mais ce qui compte le plus chez un philosophe, c’est ce que les allemands appellent Denkweg: son itinéraire de pensée.

    En approfondissant radicalement le marxisme, et en appliquant au marxisme lui-même la critique marxienne des idéologies (ce que généralement les marxistes ne font pas, ne démontrant ainsi que leur misère), je suis finalement venu à redécouvrir la pensée grecque et ce qu’on appelle la métaphysique classique. Et je ne l’ai pas fait par conversion ou repentance, mais assurément sur la propre base de la critique immanente, méthode dialectique s’il en fut.

    Et c’est par là que je peux conclure.

    Traduit de l’italien par Yves Branca

     

    *

     

    Notes du traducteur

    1. Costanzo Preve et Eugenio Orso, Nuovi signori e nuovi sudetti, Petite Plaisance éd., Pistoia, 2010

    2. En français dans le texte.

    3. Alain de Benoist, Le troisième âge du capitalisme, in Eléments, Paris, 98, mai 2000, pp. 25-36 (texte repris dans Critiques – Théoriques, 2003, pp. 180-195). Cet article a été traduit en italien, en allemand, en espagnol et en russe.

    4. Au sens de «Dispositif technique».

    5. C. Preve fait couramment un usage néologique de ce terme technique du transport des marchandises (on assure un transport intermodal, ou combiné, en empruntant successivement différents modes de transport), pour signifier que selon le « marxisme classique », le prolétariat comme sujet historique peut non seulement passer d’un mode de production à un autre, mais « créer » le « mode de production socialiste ».

    6. Cette science « apparaît comme un connaître subjectif, dont la fin est la liberté, et qui est lui-même la voie pour se la produire ». (V. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Troisième partie, Troisième section, C.: L’Esprit absolu. Paris, Vrin éd. ,1967). V. plus loin, réponse 5:

    « Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son ‘progressisme’ est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, etc. ». Ce point est fondamental.

    7. Dans notre situation de crise et d’urgence, il faut rappeler une évidence, pour prévenir toute vaine « polémique »: Preve formule un principe éthique, et non pas un programme de salut public. Il s’agit des immigrés qui travaillent vraiment et sont assimilés au moins socialement. V. aussi la note 8 sur les méthadones.

    Preve a plusieurs fois cité Au bord du gouffre, d’Alain de Benoît (2012), et loué ce livre. Ses positions sur « l’immigration, arme du capital » étaient identiques à celles d’Alain de Benoist.

    8. Giovanni Vattimo, né en 1936, est un auteur qui a tenté une synthèse de Marx, Nietzsche, Heidegger et Gadamer. Il a été membre du groupe « Radical de gauche » au parlement européen, et, en 2009, élu au Sénat italien sous l’étiquette de l’Italie des valeurs ». Aux yeux de Preve, c’est un emblème du progressisme postmoderne en Italie.

    9. Les méthadones: désigne ici tous les remèdes artificiels proposés par le système marchand et financier à la dégénérescence anthropologique qu’il a lui-même produite. Par ce seul raccourci métonymique, Preve rappelle un aspect essentiel de la thèse du principal ouvrage de Karl Polanyi La grande transformation (1944, Gallimard, 1983), dont il s’est inspiré: le « désencastrement » (desembeddedness) de l’économie, qui à partir de l’Angleterre, depuis la fin du XVIIe siècle, a échappe en Occident au cadre et au contrôle de la société et de la politique, dans lesquels elle avait jusqu’alors été « encastrée » (embedded). C’est la chrématistique, déjà identifiée par Aristote. «Inclure le travail et la terre dans le mécanisme de marché – écrit Polanyi –, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même, etc.». A notre époque, c’est non seulement le travail, la terre et la monnaie qui sont inexorablement liquidés par le néolibéralisme financier, mais toute la sociabilité elle-même, toutes les activités ludiques, artistiques, intellectuelles, et jusqu’aux relations affectives amoureuses et familiales. Cet émiettement et liquidation de toutes les relations sociales naturelles et communautaires a produit chez l’individu moderne isolé et « réifié » des conduites aberrantes ou faussement « normales » d’addiction, récupérées par le système marchand lui-même (alcoolisme, drogue, perversité, gangstérisme, sectes, musiques dissonantes et cacophoniques, « hyperactivité » par obsession du travail productif, etc.), par l’effet de la « dislocation socio-affective » des personnes brutalement arrachés aux formes antérieures d’existence communautaire (paysans déracinés, travailleurs et populations émigrées, etc.).

    Dans les années quarante, Polanyi a sans doute raisonné un peu vite sur le passage de l’économie libérale au « fascisme », mais il est indéniable que des phénomènes analogues de réification de l’existence humaine se sont manifestés dans les régimes totalitaires de « gauche » ou de « droite », qui produisent des formes particulières d’individualisme – fort bien analysés d’ailleurs par Preve, en ce qui concerne l’Union Soviétique, dans l’Eloge du communautarisme (Krisis éd., 2012.). (La molécule calmante et analgésique de la méthadone fut synthétisée dès 1937, en Allemagne, pour la substituer aux opiacés et à la morphine).

    10. Il Popolo al Potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici, Arianna ed., Casalecchio, 2008.

    11. Karl Marx.Un interpretazione. Essai, hélas, encore inédit, qui était achevé en 2009. C’est l’interprétation d’ensemble la plus synthétique de la pensée de Marx par Preve. Il y éclaircit enfin d’une manière décisive sa conception du rapport de Marx avec la pensée des Lumières, avec Hegel, avec la tradition qui est celle de la philosophique européenne et de la grande philosophie classique allemande, avec le messianisme eschatologique d’origine religieuse, avec l’utopie, et propose un retour critique à un concept de droit naturel opposé à l’usage idéologique des « Droits de l’homme ».

    12. Le Testament philosophique de Costanzo Preve, paru en février 2013: Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie. (Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia, Petite plaisance éd. Pistoia. 538 pages de grand format in 4° couronne 17/24). La variante brève, d’exactement 250 pages dactylographiées, est encore inédite.

    13. Edité en 2012 sous le titre « Lettre sur l’humanisme »: Lettera sull’umanesimo, Petite plaisance éd., Pistoia.

     

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