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Entretiens - Page 188

  • Sur Péguy...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site Philitt et consacré aux idées de Charles Péguy, dont on commémorait le 5 septembre dernier le centième anniversaire de la mort au cours de la bataille de la Marne...

     

    Alain de Benoist, Alain Finkielkraut, Bernanos, Charles Maurras, Charles Péguy, Jean-Claude Michéa, libéralisme, mystique, Romain Rolland

     

    Entretien avec Alain de Benoist : « Quand Péguy fait l’éloge du passé, ce n’est jamais pour regretter les hiérarchies d’Ancien Régime. »

     

    PHILITT : Pensez-vous comme Charles Péguy que la chute de la mystique dans la politique soit une des caractéristiques de la modernité ?

    Alain de Benoist : Quand il écrit, dans Notre jeunesse, que « tout commence en mystique et finit en politique », et que « l’essentiel est que, dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance », je n’ai pas le moindre mal à le suivre. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce terme de « mystique », que Péguy ne prend pas dans l’acception religieuse ou théologique habituelle : la mystique n’est pas pour lui un état psychique de communion avec la divinité. Il n’emploie pas non plus ce mot péjorativement, à la façon d’un Louis Rougier dénonçant la « mystique démocratique » ou les « mystiques politiques contemporaines ». Il ne fait pas allusion, enfin, à ce vaste mouvement de sécularisation qui, à l’aube du monde moderne, a vu d’anciennes thématiques religieuses se transposer en idéologies profanes (les « vérités chrétiennes devenues folles », dont parlait Chesterton).

    Par « mystique », Péguy désigne avant tout une exigence. Exigence d’intégrité intérieure, de sens de la gratuité, d’esprit de sacrifice, de refus de toute compromission. La mystique, c’est savoir « penser contre son pain », c’est-à-dire faire passer le bien commun avant l’intérêt personnel. C’est rester fidèle aux principes qu’on s’est donnés. La mystique, pour un peuple, c’est la fidélité à sa tradition. Cela va donc bien au-delà de l’idéal, car l’idéal oublie trop souvent que le spirituel est éminemment réel. La dégradation de la mystique en politique, c’est la dégradation des justes principes en politique partisane et opportuniste. Critique classique, au fond, et qui risque bien sûr de verser dans l’idéalisme : la meilleure façon de garder les mains propres est de n’avoir pas de mains ! On retrouve ici l’opposition faite par Max Weber entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.

    Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que lorsque Péguy écrit cela, en 1910, c’est pour faire retour sur les suites de l’affaire Dreyfus, qui fut non seulement l’événement déclencheur de son engagement, mais le  véritable pivot de sa courte vie. Lorsqu’il dénonce la « banqueroute frauduleuse de l’affaire Dreyfus dans la fourberie politicienne », ce qu’il reproche à ses anciens amis dreyfusards, c’est d’avoir trahi la « mystique » qui avait motivé leur engagement en exploitant de façon politicienne leur victoire. « La mystique républicaine, dit-il, c’est quand on mourait pour la République ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit ». « La fidélité, la constance dans l’action ne consiste pas à suivre dans la voie de l’injustice les anciens justes quand ils deviennent injustes », écrivait-il le 15 mars 1904. Belle maxime dont on aurait plus d’une occasion de faire usage.

    Ce qui pose problème, ce n’est donc pas tant la « mystique » que l’usage globalement péjoratif que Péguy semble faire du mot « politique », comme si la mise en œuvre politique d’un projet fondé sur des principes ne pouvait qu’entraîner sa dénaturation, comme si la politique ne pouvait se substituer à la mystique sans détruire les valeurs qui la fondent, comme si la politique elle-même était inévitablement synonyme de carriérisme, d’affairisme et de corruption. Excès de pessimisme ? Péguy ne méconnaît pourtant pas les nécessités du gouvernement, pas plus d’ailleurs qu’il ne conteste le principe de l’élection. On sent qu’il en tient pour une politique capable de conserver l’élan initial qui la porte, car il n’est pas étranger au réalisme politique. Au moins a-t-il le mérite de rappeler que vouloir mettre en œuvre une telle politique revient à s’engager dans une voie étroite.

    PHILITT :  Vous considérez qu’il faut faire remonter la crise de la modernité au christianisme en passant par les Lumières. Quel regard jetez-vous sur le catholicisme de Péguy ?

    Alain de Benoist : Il me touche au plus profond, comme me touchent toutes les manifestations de la foi populaire. Ce que j’ai pu écrire de l’implication du christianisme dans l’avènement de la modernité, par le détour de la sécularisation, appartient à un autre registre. En même temps, je ne perds pas de vue ce que le catholicisme de Péguy a de singulier. Lorsqu’il se convertit en 1908, après la parution du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, il n’en devient pas pour autant pratiquant. Fidèle à sa méthode, il va jusqu’à décrire sa foi comme un « approfondissement » de son athéisme. Georges Sorel ne croira d’ailleurs jamais à sa conversion. Le pèlerin de Chartres ne rejoint pas non plus l’Église dans ses orientations politiques. Il reste partisan de la séparation de l’Église et de l’État, tout en condamnant les excès du combisme, qu’il interprète comme un cléricalisme dirigé contre les croyants. Ce qu’il dit de la dégradation de la « mystique » n’épargne pas l’Église, qu’il estime désertée par l’esprit de charité, gagnée par le « modernisme du cœur », transformée en « gendarmerie sacrée », comme le disait Berth. « La chrétienté n’est plus peuple », écrit-il dans Notre jeunesse, elle « n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société ». Il aurait sans doute apprécié le pape François !

    PHILITT : Dans Mémoire vive, vous expliquez qu’après Rousseau et Marx, Péguy fait partie (avec Sorel, Proudhon…) de ceux qui ont été décisifs dans votre conversion à l’antilibéralisme. Pouvez-vous nous dire en quoi ?

    Alain de Benoist : Ce n’est pas tout à fait ce que j’explique dans Mémoire vive, car ma critique du libéralisme est très antérieure à ma découverte de Péguy. En fait, ce que j’ai aimé d’emblée chez Péguy, c’est son côté « mécontemporain », pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut, et le fait que chez lui la critique du monde moderne, la critique de la bourgeoisie, la critique de l’argent, ne fassent qu’un. Je pense que c’est par là qu’il se révèle plus actuel que jamais. J’aime sa façon de parler du passé : « On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran » (L’argent). On sait que pour lui, le monde moderne, c’est la « panmuflerie sans limites ». C’est « le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […] C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ».

    Mais ce que j’apprécie plus encore, c’est que cette critique radicale du monde moderne n’a rien d’un restaurationnisme, qu’elle s’appuie au contraire sur l’idée d’une continuité profonde entre le passé et le présent. Quand Péguy fait l’éloge du passé, ce n’est jamais pour regretter les hiérarchies d’Ancien Régime, contrairement à Maurras, mais pour faire l’éloge des vertus intemporelles des artisans, des travailleurs et des terriens. La monarchie, d’ailleurs, lui paraît avoir été parfois plus républicaine que la République : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France », dit-il en 1913. C’est pour cela qu’il dit aussi que c’est à travers le peuple que la France peut se réconcilier avec elle-même. Lorsque Péguy regarde vers le passé, c’est pour en appeler à une continuité – et pour faire le constat de cette continuité. Quand il fait allusion à ce « noyau incandescent » des traditions qui peut être toujours actualisé, on voit bien que l’histoire ne se conçoit pour lui que comme résurrection vivante du passé. Ce thème de la continuité est l’un de ceux qui reviennent le plus souvent sous sa plume.

    Et puis, il y a l’homme, et il y a le style, et il y a la langue. Hans Urs von Balthazar a qualifié Péguy de « prophète de la fidélité », ce qui me paraît très juste. La fidélité va de pair avec la continuité, tout comme la loyauté et ce qu’il appelle la « pureté », c’est-à-dire le sens de la justice morale. Péguy est un homme qui n’a jamais lâché prise.

    J’aime enfin son itinéraire transversal. C’est auprès de ceux qui ont assumé au cours de leur vie des positions contradictoires, voire opposées, sous réserve bien entendu que l’opportunisme n’ait jamais joué le moindre rôle dans cette évolution, que l’on a toujours le plus à apprendre. Il est habituel, concernant bien des auteurs, d’opposer leur œuvre de jeunesse et leur œuvre de maturité. Péguy n’échappe pas à la règle : il y aurait un « premier » Péguy, socialiste et dreyfusard, anticlérical et homme de gauche, et un « second » Péguy, devenu patriote et catholique. Pour user du langage de la vulgate, Péguy serait passé « de gauche à droite », tout comme Georges Valois est passé « de droite à gauche ». Mais ces deux Péguy n’en font évidemment qu’un. Il l’a dit lui-même dans Notre jeunesse : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais ».

    C’est le même homme qui a fait ce parcours, qui l’a conduit à assumer successivement ou simultanément des positions que d’autres ont soutenues séparément, même s’il ne cherche jamais à en faire la synthèse, parce qu’il répugne à la dialectique et qu’en outre il déteste la corruption ou le mélange des ordres. Quand il déclarera s’être converti, par exemple, il dira que c’est en tant que dreyfusard qu’il a redécouvert la foi catholique car, s’il s’est engagé en faveur de Dreyfus, c’est d’abord parce qu’il avait au cœur la vertu de charité (« notre dreyfusisme était une religion »). Il récuse d’ailleurs l’idée que la laïcité puisse être enfermée dans l’opposition du temporel et du spirituel. Mais à l’inverse, il nie la frontière qui séparerait la transcendance et l’immanence : « Car le surnaturel est lui-même charnel / Et l’arbre de la grâce est raciné profond / Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond » (Eve, 1913). Péguy n’a jamais appartenu ni à la Ligue des droits de l’homme ni à la Ligue des Patriotes C’est justement ce qui rend son parcours passionnant, parce qu’il nous fait comprendre le caractère artificiel du clivage droite-gauche.

    PHILITT :  Vous revendiquez, si je ne m’abuse, le statut d’intellectuel. Comprenez-vous la critique que formule Péguy dans De la situation faite au parti intellectuel ?

    Alain de Benoist : Je la comprends très bien. Mais permettez-moi d’ajouter qu’on peut très bien dénoncer le « parti intellectuel » tout en étant soi-même un intellectuel ! Edouard Berth, auteur des Méfaits des intellectuels (1914), ouvrage que j’ai réédité il y a quelques années, était un pur intellectuel. Je n’ai pas l’impression que le cas de Péguy soit très différent. Le regretté Jean Bastaire, qui fut l’un des meilleurs connaisseurs de l’auteur de L’argent, l’a même dit tout crûment : « S’il y a un homme qui est un intellectuel, un grand intellectuel, c’est bien Péguy ».

    La critique des intellectuels n’est pas une chose rare. On la retrouve dans les milieux les plus divers, inspirée tantôt par le « bon sens », tantôt par le goût du réalisme politique. Dans la plupart des cas, elle se ramène à opposer le « concret » à l’« abstrait ». Mais cette opposition peut s’entendre de différentes façons. Marx opposait le « travail vivant », exploité par la logique du capital, au « travail abstrait » dicté par la spéculation capitaliste. Maurras s’en prenait aux « nuées » idéologiques, à la façon de Taine.  Ludwig Klages opposait, face à l’Esprit, les prérogatives de l’Ame. Sorel, de son côté, s’en prenait aux « histrions » toujours portés à oublier le réel. Il y a de tout cela chez Péguy, mais il y a aussi autre chose, à commencer par la conviction que l’intelligence ne peut se couper du tissu concret de l’histoire et de la réalité.

    Chez Péguy, la dénonciation du « parti intellectuel » ne se double pas d’une dépréciation de l’intelligence. Ce n’est pas non plus une critique de type « populiste » ni une critique qui relèverait de l’irrationalisme, du mysticisme ou de l’intuitionnisme bergsonien. C’est une critique qu’il faut  replacer dans son contexte.

    Péguy reproche certes aux intellectuels leur goût des abstractions pures, des grands mots qui ne renvoient à rien – même s’il ne dédaigne pas d’en user lui-même. En bon libertaire, il leur reproche aussi leur carriérisme et leur autoritarisme, leur façon de se lier au pouvoir (l’« utilisation de l’intelligence par la force ») et de vouloir faire de leur idéologie particulière une pensée obligatoire. Il leur reproche de se croire en position de surplomb. Péguy, lui, tient la réalité pour inenglobable et se veut un défenseur de la pluralité. « Je n’éprouve aucun besoin d’unifier le monde », écrit-il en 1901. « Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple », dit-il aussi. C’est bien pourquoi il vise avant tout les professeurs de la Sorbonne, les intellectuels de la chaire (ex cathedra) qui dominent l’enseignement supérieur, et aussi le positivisme scientiste, l’école sociologique de Durkheim, les historiens à la Lavisse, les amis de Lucien Herr et de Ferdinand Buisson, toutes « autorités » auxquelles il oppose volontiers les instituteurs, ces prolétaires de la culture.

    Nous ne sommes évidemment plus à cette époque où les grands intellectuels pouvaient affirmer leur autorité morale en prétendant s’exprimer au nom des « sans voix ». En 1976, Michel Foucault avait bien montré, dans un texte intitulé La fonction politique de l’intellectuel, comment l’« intellectuel universel » à la Jean-Paul Sartre a aujourd’hui cédé la place à l’expert ou au spécialiste universitaire, dont les avis ne s’apprécient plus qu’en critères d’utilité et de rendement. Ce déclin de l’intellectuel, corrélatif de celui de l’Université, n’a cessé de s’accentuer. Aujourd’hui, il n’y a plus de position de surplomb. Mais ce n’est pas pour autant que l’intellectuel ne sert plus à rien. Je reste convaincu qu’il lui revient toujours le rôle de comprendre et de faire comprendre le moment historique dans lequel nous vivons.

    PHILITT : Ce texte semble par ailleurs être une réponse à L’avenir de l’intelligence de Charles Maurras…

    Alain de Benoist : Péguy n’a jamais été proche de Maurras. Sa pensée présente en revanche quelques points communs avec celle du jeune Barrès, le collaborateur de La Cocarde, même si elle récuse par ailleurs son déterminisme (le peuple, chez lui, n’a rien à voir avec l’ethnie). Cela dit, je ne suis pas sûr que ses attaques contre le parti intellectuel visent au premier chef le grand théoricien de l’Action française. Il me semble au contraire que, dans L’avenir de l’intelligence, dont le texte a paru pour la première fois dans la revue Minerva en 1902, Maurras développait certaines idées que Péguy aurait pu approuver, au moins dans leurs grandes lignes, puisque l’ouvrage se veut avant tout le récit du processus qui, à partir de l’époque des Lumières, a abouti à la prise du pouvoir généralisée par les forces de l’argent et à l’asservissement progressif des écrivains français qui en a résulté. Maurras, au passage, ne se prive pas lui-même de s’en prendre aux intellectuels ! Tout au plus peut-on dire que Péguy ne souscrivait évidemment pas au royalisme contre-révolutionnaire qui imprègne ces pages ni à l’idée naïve, et manifestement fausse quand on sait le rôle que la bourgeoisie marchande a joué sous la monarchie, que le pouvoir de l’argent ne s’exerçait pas avant la Révolution.

    PHILITT : Péguy et Rolland incarnent deux figures antagonistes de l’écrivain. Le premier a embrassé son destin pour mourir la veille de la bataille de la Marne, le second a préféré rester « au-dessus de la mêlée ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

    Alain de Benoist : Je trouve la position de Romain Rolland parfaitement respectable. En affirmant se situer « au-dessus de la mêlée », Rolland ne prétendait nullement se réfugier dans une sorte de neutralité. Dans sa série de textes publiés à partir de septembre 1914 dans le Journal de Genève (série dont il faut rappeler qu’elle devait à l’origine s’appeler « Au-dessus de la haine »), il eut au moins le mérite, alors que la folie guerrière déferlait sur toute l’Europe, de condamner cette unanimité et de prévoir que la Grande Guerre se solderait par une affreuse boucherie (« quelle que soit l’issue, l’Europe sera mutilée »). Avant de s’engager dans une voie toute différente, il fut d’ailleurs quelque temps lié lui-même à Péguy, à l’époque où il enseignait l’histoire de l’art à l’École Normale, et Péguy a publié plusieurs de ses livres (Les loups, Le triomphe de la raison).

    PHILITT :  Pensez-vous que la critique du socialisme que formule Péguy, socialisme antipatriotique, anticatholique et antimilitariste incarné par Gustave Hervé et Emile Combes, soit encore valide aujourd’hui ?

    Alain de Benoist : On sait que les premiers écrits de Péguy (De la cité socialiste, 1897) portent la marque d’un socialisme utopique à la Fourier. Sa « cité harmonieuse » n’est pas loin du phalanstère de papier ! C’est également à cette époque qu’il écrit que l’on ne peut « se dire socialiste sans s’efforcer de vivre dans un état de pureté morale parfait ». Il s’est ensuite un peu défait de cet idéalisme, mais il a continué de s’inscrire dans la filiation de Proudhon, voire de Pierre Leroux. Il a aussi été très proche de Sorel et de Berth, et l’on retrouve sous sa plume des traits d’inspiration blanquiste qu’il combine sans mal avec ses tendances libertaires. Formé à l’École Normale supérieure à une époque où Lucien Herr en était le bibliothécaire, il connaît très bien les idées socialistes de son temps, y compris celles de Marx. Il récuse le socialisme d’État et ne souscrit pas à l’idée de lutte des classes, qui relève selon lui du ressentiment, mais il n’en trace pas moins une frontière très nette entre le monde aliéné des travailleurs et celui de la bourgeoisie capitaliste qui l’asservit. Rien ne serait donc plus erroné que de lui attribuer, même dans la seconde partie de sa vie, une hostilité de principe au socialisme.

    Pour comprendre sa critique du socialisme, il faut se souvenir de ce qu’était le mouvement socialiste au tournant du siècle et de ce qu’on appelait alors de ce nom. Sa critique se relie directement à ce qu’il dit de la façon dont la mystique s’est dégradée en politique. C’est d’abord une critique de l’embourgeoisement du socialisme, tout à fait comparable à celle que développent à la même époque Georges Sorel et Le Mouvement socialiste, la revue de Hubert Lagardelle. Comme Sorel, Péguy voit avec tristesse le socialisme s’acheminer vers le parlementarisme, et donc vers le réformisme. En 1905, la création du parti socialiste-Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), qui rassemble les anciens blanquistes et les allemanistes, équivaudra pour lui à brader à la fois les acquis du mouvement ouvrier et l’idéal du républicanisme au profit de la démocratie parlementaire, à ses yeux synonyme de « pourriture politicienne ».

    Péguy avait aimé le premier Jaurès, socialiste, patriote et épris de justice morale, rallié à la cause de Dreyfus en août 1898 (après l’avoir d’abord cru coupable). Il exècre le Jaurès devenu réformiste, qu’il dit être être « mû par les plus bas intérêts électoraux ». De façon excessive, il va jusqu’à voir en lui  le « traître » par excellence. Il lui en veut d’avoir tendu la main à ceux des socialistes (Jules Guesde, Edouard Vaillant, Paul Lafargue) qui, lors de l’Affaire Dreyfus, avaient estimé qu’ils n’avaient pas à prendre position dans cette « affaire bourgeoise ». Il lui reproche surtout de s’être même acoquiné avec Gustave Hervé, l’antimilitariste opposé à toute forme de patriotisme dont l’attitude pouvait laisser croire que, comme le prétendaient les adversaires de Dreyfus, la cause dreyfusarde était celle de l’« anti-France ». (L’ironie de l’histoire est que Gustave Hervé, rallié en 1914 à l’Union sacrée, se ralliera alors au camp des super-patriotes !) Pour Péguy, le socialisme est au contraire profondément patriote. Il n’a rien à voir avec l’antimilitarisme, le matérialisme ou l’idéologie du progrès.

    En reprenant l’analyse de Jean-Claude Michéa, on pourrait dire que Péguy déplore la façon dont le « socialisme », au moment de l’affaire Dreyfus, s’est rallié aux idées libérales et « progressistes » au lieu de s’en tenir à la défense du peuple. Une telle critique n’est pas sans évoquer des auteurs comme George Orwell, avec son insistance sur la « common decency », et Christopher Lasch. C’est en effet une critique du socialisme portée au nom de socialisme. Car Péguy n’a jamais cessé de penser que la misère économique (qu’il ne confond pas avec la pauvreté) est un « instrument de servitude sans défaut », ainsi qu’il l’écrivait déjà dans De Jean Coste en 1902. « Nous n’avons pas la présomption d’imaginer, de fabriquer, d’inventer une humanité nouvelle […] Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques ».

    PHILITT : Dans quelle mesure pouvons-nous dire que Bernanos est un héritier de Péguy ? Il semble d’ailleurs que Péguy ait fait évoluer Bernanos sur un certain nombre de positions…

    Alain de Benoist : La lecture de Péguy a peut-être aidé Bernanos à prendre ses distances vis-à-vis de l’Action française, et aussi de Drumont. Mais ce qui saute aux yeux, c’est leur commune inspiration. Comme Péguy, Bernanos voit dans la société moderne une grande corruptrice, où la politique représente l’incarnation même de la dégradation des mœurs. Lui aussi considère que le monde moderne « est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable » (Note conjointe sur M. Descartes), claire allusion au flux perpétuel de cet équivalent universel qu’est l’argent. Dans le monde moderne, « tout advient sur le mode de la disponibilité » (Alain Finkielkraut), parce que tout devient calculable, tout relève du seul ordre de la quantité. Face à cela, Bernanos et Péguy savent tout deux se montrer pamphlétaires. Mais ce que l’un dit avec les mots du poète et du philosophe, l’autre le dit avec ceux du romancier. En outre, chez l’auteur de Sous le soleil de Satan et de La France contre les robots, cette critique s’inscrit dans une réflexion beaucoup plus large, presque obsessionnelle, sur la présence du mal dans le monde. Quand on analyse cette réflexion, on constate que le catholicisme de Bernanos n’est pas moins hétérodoxe que celui de Péguy, car il pose la question du mal d’une façon plus chrétienne qu’il n’y répond.

    Mais au-delà de Bernanos, il faudrait encore évoquer l’influence que Péguy a exercée sur toute la génération des « non-conformistes des années trente », à commencer bien sûr par Alexandre Marc, Robert Aron et Emmanuel Mounier. En 1943, Bernanos disait de Péguy : «Son heure sonnera ». Elle a largement sonné depuis.

    PHILITT : Comment expliquez-vous le fait que Péguy ait été récupéré à la fois par la Révolution nationale et par la Résistance ?

    Alain de Benoist : Je n’y vois rien d’étonnant. Il y a chez Péguy suffisamment de facettes, et aussi d’« ambiguïtés », pour que tout le monde ou presque puisse se réclamer de lui. C’est en outre le lot commun de tous ceux qui ont assumé une position transversale que d’avoir eu des postérités opposées. En refusant de parler au nom d’un parti, Péguy s’est mis en position d’être « récupéré », à plus ou moins bien escient, dans des mouvances tout à fait différentes. Les récupérateurs de Vichy se sont d’ailleurs paradoxalement vus confortés dans leur position lorsque Bernard-Henri Lévy, s’abritant de façon assez ignominieuse derrière Julien Benda, est allé jusqu’à faire jusqu’à faire de l’ancien dreyfusard un précurseur du « national-socialisme à la française » ! Aujourd’hui encore, ce qui est frappant, c’est l’incroyable diversité d’orientation des péguystes, de Jacques Julliard à Jean Bastaire, de François Bayrou à Edwy Plenel, de Chantal Delsol à Roger Dadoun, d’Alain Finkielkraut à Jacques Viard. Les seuls assurément qui ne sauraient se réclamer de lui sont les bourgeois orléanistes. Rappelons-nous ce que disait Péguy : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme : orléanisme de la religion, orléanisme de la république ». Un avertissement qui vaut toujours aujourd’hui.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 3 juillet 2014)

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  • Croissance et décroissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux questions de la croissance et de la décroissance...

    On rappellera qu'Alain de Benoist est l'auteur d'un essai intitulé Demain la décroissance (E-dite, 2007).

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    Croissance et décroissance

    Grande est l’impression d’être gouverné par des comptables – d’ailleurs pas toujours très doués pour la comptabilité. Mais au fait, comment mesure-t-on la croissance ? Et, pour reprendre un slogan de Mai 68, peut-on tomber amoureux d’un taux de croissance ?

    C’est une paraphilie parmi d’autres ! Mais défions-nous pour commencer de ces statistiques qui reflètent davantage la capacité des banques centrales à créer de la monnaie plutôt que celle des nations à créer de la richesse (la Réserve fédérale américaine crée tous les mois de 50 à 85 milliards de dollars de papier, soit ce que François Hollande cherche à économiser annuellement avec son « pacte de compétitivité »). Et n’oublions pas, non plus, que nous ne sommes plus à l’époque où une forte croissance permettait des compromis de classe positifs entre le travail et le capital. Aujourd’hui, la croissance ne profite pas également à tous, puisque beaucoup ne cessent de s’appauvrir tandis que d’autres ne cessent de s’enrichir. Elle n’est donc plus un vecteur de réduction des inégalités.

    La croissance se mesure au moyen du produit intérieur brut : 1 % de croissance en plus, c’est 1 % de PIB de gagné. Le PIB mesure sous une forme monétaire la quantité de biens ou de services produits dans un pays sur une période donnée, mais cela ne veut pas dire qu’il mesure le bien-être ni même la richesse nette. Il est en effet parfaitement indifférent aux causes de l’activité économique, ce qui veut dire qu’il comptabilise positivement les catastrophes ou les accidents pour autant que ceux-ci provoquent une activité engendrant elle-même production et profits. Les dégâts causés par la tempête de décembre 1999, par exemple, ont entraîné une hausse de 1,2 % de la croissance. Il en va de même du nombre de pollutions. D’autre part, le PIB ne prend pas en compte les coûts non marchands (ce qu’on appelle les « externalités »), par exemple ceux qui résultent de l’épuisement des ressources naturelles et des matières premières, alors que la croissance dépend au premier chef des apports énergétiques et des flux d’énergie.

    La croissance, donnée pour infinie, serait-elle un but en soi ?

    Évidemment pas. Mais la question est de savoir si elle est seulement possible. Une croissance matérielle illimitée sur une planète aux ressources limitées est un non-sens, et il en va de même de la croissance démographique. Si tous les habitants de la planète consommaient à l’égal d’un Occidental moyen, il nous faudrait trois ou quatre planètes supplémentaires pour faire face aux besoins. Les « décroissants », menés en France par Serge Latouche, appellent depuis des années à revoir notre mode de vie et à envisager une « décroissance soutenable ». George W. Bush disait en 2002 que « la croissance est la solution, non le problème ». Et si c’était le contraire ?

    Après la chasse au Dahu, celle de la « croissance » qui, décidément, n’est pas « au rendez-vous »… Manuel Valls se fait fort de la faire revenir, mais c’était aussi l’objectif de Montebourg. Qu’est-ce donc qui différencie ce nouveau gouvernement du précédent ?

    Le putsch du 25 août, qui a permis à Manuel Valls de faire sortir du gouvernement ses deux alliés de la veille, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon, a eu comme effet remarquable de confirmer l’unité profonde du libéralisme économique, représenté par le nouveau ministre de l’Économie, le banquier Emmanuel Macron (promotion 2012 des « young leaders » de la French-American Foundation), et du libéralisme « sociétal » incarné par Najat Vallaud-Belkacem. On espère, sans trop y croire, que le ralliement officiel du gouvernement à la politique du Medef dessillera les yeux des derniers zozos encore assez candides pour croire que nous sommes dirigés par des « socialistes ». Quant à la droite UMP, elle ne dissimule pas sa gêne puisque, ne pouvant plus proposer une « autre politique », elle se trouve condamnée à dire qu’elle fera la même, mais en mieux. C’est-à-dire en pire.

    Pour le reste, ils sont tous d’accord : la solution, c’est la croissance ! Politique de l’offre ou politique de la demande, invocation des mânes de Keynes ou de Milton Friedman, aide aux ménages ou politique d’austérité propre à transformer les Français en Grecs comme les autres, tous les moyens sont bons pour « aller la chercher », la « débusquer », la « retrouver », etc. Nicolas Sarkozy se faisait même fort de la « décrocher avec les dents ». Emmanuel Macron a lui-même appartenu à la Commission Attali pour la « libération de la croissance ». Les hommes politiques sont des « true believers » : la croissance, c’est leur croyance rédemptrice, leur planche de salut, la condition de la « reprise » et de la baisse du chômage, la sortie du tunnel, la fin de la récession. On connaît la chanson.

    Et si c’était fini ? Et si la croissance telle qu’on l’a connue à l’époque des Trente Glorieuses était tout simplement terminée ? Cette question iconoclaste, certains, comme les économistes Robert Gordon et Paul Krugman, commencent à la poser. Le déclin de la productivité, la raréfaction des ressources énergétiques, la baisse tendancielle des taux de profit, nourrissent la thèse d’un essoufflement de la dynamique expansive du capitalisme, la financiarisation croissante du capital constituant une sorte de réponse fonctionnelle à la stagnation des économies occidentales. Sous l’influence de l’idéologie du progrès et de l’obsession productiviste, l’imaginaire contemporain s’est habitué à l’idée que la croissance est un phénomène normal, naturel en quelque sorte, ce qui n’a jamais été le cas pendant des siècles, et même des millénaires. Or, on constate aujourd’hui qu’entre 1990 et 2011, 54 % des pays ont déjà connu une croissance négative. Ce n’est pas terminé.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 5 et 7 septembre 2014)

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  • Le spectacle de l'insignifiance...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par le sociologue Jean-Pierre Le Goff au Figaro et consacré à la désacralisation du pouvoir politique. On lira, en particulier, avec intérêt la conclusion...

     

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    Jean-Pierre Le Goff : «Scandales, révélations... Nous assistons au spectacle de l'insignifiance»

    FigaroVox : Dans quelle mesure le livre de Valérie Trierweiler dégrade-t-il la politique?

    Jean-Pierre Le Goff : Ce livre n'est pas seulement le déballage et la revanche d'une femme humiliée. L'auteur du livre a participé aux côtés du Président de la République aux cérémonies officielles ; elle a occupé pendant quelque temps une fonction à l'Élysée qui dépasse sa personne privée. Ce livre dévoile et met en question les comportements du chef de l'État qui n'est pas un individu comme tout le monde, mais il incarne et représente le pays à travers sa fonction. Qu'ils le veuillent ou non, les deux protagonistes ont un statut particulier qui les distingue des citoyens ordinaires. C'est cette dimension symbolique essentielle à la représentation qui est déniée quand on veut en faire une simple affaire privée de règlement de comptes au sein d'un couple qui s'est séparé, comme on en voit beaucoup aujourd'hui. Ce déni et l'irresponsabilité politique qui l'accompagne sont symptomatiques d'un individualisme nouveau en politique pour qui le rapport à l'institution, les contraintes et les sacrifices qu'implique le service de l'État et du pays ne vont plus de soi. Après la publication des photos de l'escapade de François Hollande à scooter dans Closer, la publication de ce livre est un nouveau coup porté à l'autorité politique, au plus haut sommet de l'État, dans un moment particulièrement critique marqué par une crise politique et l'impuissance face au chômage de masse, sans compter les effets délétères sur l'image de la France dans le monde.

    La proximité qu'affichent les politiques avec «les vrais gens» n'est-elle pas la cause profonde de ce genre d'événements?

    Jean-Pierre Le Goff : Cet événement s'inscrit dans un processus d'érosion de la dimension transcendante de l'État et de dévalorisation de la représentation politique auquel les hommes politiques ont participé. Ils portent une responsabilité particulière, à gauche comme à droite, dans la mesure où beaucoup ont voulu donner à tout prix une image d'eux-mêmes qui soit celle de tout un chacun. Après les années gaulliennes et ce qu'on a appelé la «monarchie républicaine», le rapprochement entre l'État et la société a marqué une nouvelle étape démocratique. Les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard, d'Estaing puis celles de Mitterrand et de Chirac ont développé un nouveau lien entre gouvernants et gouvernés, tout en maintenant, tant bien que mal, la distance nécessaire. Mais très vite, avec le déclin du sens historique et de l'institution, beaucoup d'hommes politiques ont fait du surf sur les évolutions sociétales problématiques en espérant en tirer quelques profits électoraux. Dès les années 1980-1990, on a vu apparaître sur les plateaux de télévision le mélange des genres entre des animateurs de télévision plus ou moins drôles, des personnalités du show-biz et des politiques cherchant une notoriété à bon compte, au risque de l'insignifiance et du ridicule. Certains hommes politiques se sont mis à la chansonnette, racontant leur vie ou faisant visiter par le menu leur appartement devant les caméras. À la même époque, les premières émissions de déballage psychologique en direct ont vu le jour, avec une nouvelle catégorie d'animateurs-psychologues au style décontracté. Les chaines du service public ont suivi.

     

     

    La campagne de 2007 fut une étape décisive?

    La campagne présidentielle de 2007 a franchi une nouvelle étape en faisant apparaître une génération d'hommes et de femmes politiques élevés et éduqués dans une nouvelle époque marquée par l'érosion des repères symboliques de l'autorité et l'«ère du vide» des années 1980. Cette génération a poussé plus loin la volonté d'être à tout prix «proche des vrais gens», en faisant valoir le thème de la souffrance et une subjectivité quelque peu débridée dans le domaine sentimental comme dans les autres. Durant la campagne pour l'élection à la plus haute fonction de l'État, les démêlés sentimentaux de Nicolas Sarkozy et ceux de Ségolène Royal ont donné lieu à un feuilleton politico-médiatique comme on n'en avait encore jamais vu. Dans l'émission de télévision «Saga», la candidate a demandé François Hollande en mariage, sans du reste que le principal intéressé ait été mis préalablement au courant. En pleine soirée électorale du second tour des législatives, la «séparation du couple Hollande-Royal» a constitué un «événement» que les journalistes ont cru bon de mettre en avant face à des hommes politiques traditionnels visiblement décontenancés. Quelques années plus tard, en 2008, on assistera à une opération semblable dans un autre domaine, quand Raymond Domenech tentera de masquer sa responsabilité dans l'échec de l'équipe de France de Football, en faisant sa demande en mariage en direct à la télévision.

     

     

    Le nouveau style politique s'est développé dans les années suivantes avec un ministre de l'intérieur qui reçoit torse nu des journalistes en pratiquant des jugements à l'emporte pièce sur ses «amis» politiques, un président de la République qui grimpe les marches de l'Élysée en tenue de jogger, déclare tout bonnement qu'«avec Clara, c'est du sérieux», ou encore un président qui se veut «normal» en prenant le train comme tout le monde, trompant sa compagne et s'éclipsant discrètement de l'Élysée à scooter pour retrouver sa nouvelle conquête… La «normalité» s'étend désormais au nouvel état des mœurs.

    À force de se présenter comme des hommes ordinaires, les femmes et les hommes politiques dévalorisent eux-mêmes leur rôle et leur fonction. Le discours politique officiel tend désormais à s'aligner sur un «franc parler» qui fait fi de la syntaxe ; on parle mal mais comme tout le monde ; les femmes et les hommes politiques font volontiers la bise et appellent chacun par son prénom. Nous sommes arrivés au paroxysme de cette évolution.

    Quel rôle joue l'information continue et les réseaux sociaux dans ce bouleversement?

    Jean-Pierre Le Goff : Ils y participent pleinement et l'accélèrent en lui donnant un plus large écho, créant une sorte de bulle médiatique et communicationnelle au sein de laquelle les individus et les politiques peuvent perdre le sens du réel, s'enfermer dans un entre soi coupé d'une bonne partie de la société, avec l'illusion de peser sur les événements et la réalité quand on les a beaucoup commentés et que l'on a exprimé son «ressenti». Là aussi, les politiques ont une responsabilité particulière quand ils cherchent à se faire valoir dans les médias par quelques formules chocs ou quand ils twittent à la moindre occasion. Quand on en arrive à interdire l'usage des smartphones lors des conseils des ministres, on ne peut s'empêcher de penser aux classes turbulentes d'adolescents avec leur portables que les enseignants confisquent pendant les cours… Comme les nouvelles technologies de l'information, les évolutions des mentalités et des comportement s'accélèrent: l'important est d'en être et d'apparaître à tout prix moderne, au risque de faire basculer la politique vers la «peopolisation» et le spectacle de l'insignifiance, au moment même où la crise s'aggrave et où les foyers de guerre se développent dans le monde. Le modernisme à tout prix est aussi une «politique de l'autruche».

    En quoi publication du livre Valérie Trierweiler est elle révélatrice d'un certain état de la société?

    Jean-Pierre Le Goff : Cette nouvelle «affaire» est en même temps révélatrice d'un éthos dégradé et du désarroi d'une partie de la société. Elle révèle un nouvel individualisme autocentré qui a le plus grand mal à s'oublier, à contenir et à transcender ses affects, pour se consacrer à une fonction ou une œuvre impliquant engagement dans la durée, dévouement et sacrifices. Les déchirements de l'ancien couple présidentiel et les aventures amoureuses d'un président en scooter reflètent une situation qui paraît banale, à l'heure des «liaisons extraconjugales» et des familles dite «recomposées», alors qu'elles sont décomposées et donnent lieu à de multiples conflits et déchirements dont les enfants sont les premières victimes.

     

    Les rapports amoureux sont marqués par ce narcissisme pour qui l'amour est synonyme d'une état fusionnel permanent qui, à la moindre déception ou contradiction, peut se retourner en ressentiment ou en haine. L'érosion globale du mariage, avec ce qu'il implique d'engagement public dans la durée aux yeux des autres, est pareillement symptomatique du développement d'une mentalité adolescente ou post-adolescente pour qui la liberté signifie refus de la limite, maintien de choix en suspens. En tout cas, le non mariage offre l'avantage d'un engagement temporaire et révisable, incluant la possibilité d'une infidélité qui peut paraître banale, alors qu'il n'en est rien. Toute une presse people, féministe et psychologique, s'en délecte et en tire profit.

    L'éditeur a prévu un tirage exceptionnel d'un livre dont la promotion médiatique est assurée d'avance, à l'heure d'un désir de «transparence» à tout prix qui fait sauter les barrières entre vie publique et vie privée, et pratique la délation. Le spectacle télévisuel, y compris sur les chaînes publiques, la «télé-réalité», internet et les selfies mettent en scène des individus narcissiques qui n'hésitent pas à afficher leurs aventures amoureuses et des «secrets d'alcôve» qui relevaient antérieurement d'une littérature de gare. Le grand déballage médiatique du couple Trierweiler/Hollande a les allures d'un mauvais feuilleton ou d'une série de télévision qui n'en finit pas, chaque nouvel épisode voyant ses antihéros s'enfoncer un peu plus dans le méli-mélo et le règlement de compte.

    Sommes nous, selon vous, au terme d'un cycle politique?

    Jean-Pierre Le Goff : Une partie de la société a déserté mentalement le champ politique et ce qu'on appelle l' «affaire Trierweiler» creuse en peu plus le fossé avec une partie de la classe politique et médiatique qui vit dans un monde à part, en ayant tendance à se prendre pour le centre du monde. Au sein de la société, existe un phénomène de «ras le bol» et de rejet de cette surmédiatisation et de ce milieu qui vit un circuit fermé. L'effet de résonnance médiatique ne saurait faire oublier les forces vives du pays qui demeurent ancrés dans le réel, se passionnent pour leur activité, ont le souci des autres et de leur pays. C'est de ce côté-là que résident le renouveau et non du côté des «m'as-tu vu» qui étalent leur image et leur rancœur à tout va.

    On ne saurait désespérer de la politique dans un pays qui est le fruit d'une longue histoire marquée par l'attachement à la puissance publique et à la capacité de la politique à changer le cours des choses. Mais encore faut-il que les politiques cessent de flirter avec un nouvel air du temps problématique et une «réactivité» à tout crin. Le pays disposent encore d'hommes et de femmes politiques qui ont gardé le sens de l'État et de l'«intérêt supérieur» du pays. Aux compétences nécessaires, s'ajoute un charisme indispensable à la fonction politique. Ces qualités ne se sont pas données à tout le monde ; elles ont un caractère aristocratique (au sens grec, premier du terme, qui signifie le pouvoir des «meilleurs») ou élitaire par le type de vertu qu'elles exigent et qui peut apparaître hors du commun. Si l'on ne reviendra pas à un ancien modèle autoritaire et hautain, la crise dans laquelle le pays est plongé implique de telles exigences, faute de quoi le pays sombrera un peu plus dans une démocratie informe et le morcellement. Le délitement n'en «finit pas de finir»… Il est temps de passer à une nouvelle étape de notre histoire.

    Jean-Pierre Le Goff (Figarovox, 5 septembre 2014)

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  • « On a fabriqué des ghettos scolaires dans des ghettos sociaux »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Paul Brighelli au Figaro à propos de la nomination symbolique de Najat Vallaud-Belkacem comme ministre de l’Éducation nationale...

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    « On a fabriqué des ghettos scolaires dans des ghettos sociaux »

    LE FIGARO. - Après la révocation de Benoît Hamon quelques jours avant la rentrée, Najat Vallaud-Belkacem a été nommée ministre de l'Éducation nationale à la surprise générale. Que vous inspire ce choix?

    JEAN-PAUL BRIGHELLI. - Vous connaissez la phrase de Beaumarchais: «Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint.» Il fallait un vrai connaisseur de l'Éducation nationale, et on a hérité d'une diplômée de Sciences Po spécialiste de questions sociétales. Ce gouvernement, qui n'a pas d'autonomie en matière de choix économiques depuis que Bercy commence et finit à Berlin, fait volontiers dans le sociétal. Par ailleurs, Najat Vallaud-Belkacem s'est beaucoup impliquée dans les ABCD de l'égalité. Elle est à ce titre un repoussoir pour une bonne partie de la droite et de la Manif pour tous. Elle ne pourra qu'accroître la popularité de l'extrême droite - une stratégie constante de Hollande depuis qu'il a compris qu'il perdrait à tout coup au deuxième tour de la présidentielle face à un candidat UMP. Comme tous les gens qui n'y connaissent rien, Najat Vallaud-Belkacem cédera donc aux sirènes de la mode: le tout-informatique - qu'elle a déjà annoncé - ou la suppression des classes prépas. Ce serpent de mer a valu à Peillon bien des déboires, mais c'est l'un des dadas de Geneviève Fioraso, dont la calamiteuse gestion du supérieur a fâché tous les universitaires. La ministre sera sous influence des syndicats les plus pédagogico-béats. Cela évitera de poser les questions qui fâchent: la refonte totale des programmes dans le sens d'une vraie transmission des savoirs, l'inutilité d'un bac totalement dévalué, la nécessité d'une vraie liberté donnée aux universités de recruter sur concours ou sur dossier.

    Les questions de société ont-elles leur place à l'école?

    Il y a bien plus urgent que d'inciter les élèves à commenter un tableau de Renoir représentant un garçon habillé en petite fille - comme c'était le cas de tous les enfants vers 1890. J'invite à voir ce grand moment pédagogique, qu'on peut découvrir sur Internet*. L'égalité, tout comme la laïcité, ne se décrète pas, elle ne se prêche pas: c'est un combat de chaque instant tout au long d'une vraie scolarité, qui passe en priorité par l'accession à une culture réelle, aux Lumières.

    En cette rentrée, le débat se focalise de nouveau sur les rythmes scolaires. Ce sujet est-il vraiment à la hauteur des enjeux?

    Vincent Peillon a lancé une grande refondation qui a accouché d'une souris - comme si les chronobiologistes avaient le fin mot de l'Éducation nationale. La réforme des rythmes scolaires est un gadget suggéré par des communes riches (Paris) et imposé à des communes pauvres. Tout ça pour recruter des dizaines de milliers d'«animateurs». On va rééditer le coup des emplois-jeunes de la fin des années 1990, qui ont vu tant de «grands frères» investir l'école. Il s'agit aussi de ne pas fâcher le Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles (SNUipp). Ce syndicat avait combattu, sous Xavier Darcos, la semaine de quatre jours, mais il n'entend pas revenir à une semaine de quatre jours et demi de cours - j'entends de vrais cours, pas d'initiation au macramé. Or, les enfants ont besoin de vraies connaissances en français - c'est la priorité, en maths, en histoire et en géographie. Il faut qu'à la question «qu'as-tu fait à l'école aujourd'hui?», ils donnent chaque jour une réponse claire en termes de savoirs engrangés - et non en termes de récréation prolongée.

    Quelles sont les réelles causes de la crise de l'école?

    Trente ans de gabegie idéologique - depuis la calamiteuse loi Jospin de 1989 et sa lubie pédagogiste de «l'élève au centre», acteur et constructeur de son propre savoir. Délires à vrai dire conformes aux critères fixés par le Conseil européen de Lisbonne, qui visent à produire 10 % de cadres, et à donner un «socle» de pauvres connaissances à une masse désormais taillable et corvéable à merci. En cela, les libertaires ont admirablement fait le jeu des libéraux qui rêvent d'un tiers-monde à portée de main.

    Les institutions européennes ne sont-elles pas un bouc émissaire facile? Certains professeurs n'ont-ils pas défendu les thèses que vous dénoncez?

    Ma génération n'a jamais refusé en bloc de transmettre ce qu'elle savait. Nombre d'enseignants sont vent debout contre ce qu'on tente de les obliger à faire. Il a suffi de quelques idéologues montés au pouvoir pour imposer ce désastre. L'engrenage a commencé avec la droite. Le collège unique, c'est Giscard d'Estaing et Haby. La gauche a continué. Le droit généralisé à l'expression de l'élève est dû à Jospin, l'entrisme des parents à l'école à Ségolène Royal. Leurs consignes sont appliquées par un corps d'inspecteurs dociles, en particulier dans le primaire, et par des formateurs convaincus (les IUFM, puis les ESPE). Ceux-ci ont obligé nombre d'enseignants à pratiquer des méthodes aberrantes - comme la méthode idéo-visuelle dans l'apprentissage de la lecture plutôt que les méthodes alphasyllabiques - et à renverser le rapport pédagogie/ transmission en faveur de la première. Sans même se rendre compte qu'ils précarisaient encore plus, sur le plan intellectuel comme sur le plan économique, les classes les plus défavorisées. Un pseudo-gauchisme culturel sert admirablement les intérêts de ceux qui ne veulent pas que les enfants les plus démunis pensent par eux-mêmes.

    Il y a près de dix ans, dans «La Fabrique du crétin», vous écriviez: «L'école a cessé d'être le moteur d'un ascenseur social défaillant. Ceux qui sont nés dans la rue, désormais, y restent.» Êtes-vous toujours aussi pessimiste?

    Non seulement je le suis, mais mes pires craintes sont vérifiées. On a fabriqué des ghettos scolaires dans les ghettos sociaux. On a dévalué les examens, et on envoie dans le mur des études supérieures une génération entière à laquelle le savoir et le travail sont refusés.

    Quelles sont les deux ou trois mesures qu'il serait urgent de prendre en cette rentrée?

    Il faut cesser de travailler à vue en faisant de l'idéologie pour l'idéologie, consulter pour de bon les enseignants de terrain, instaurer la diffusion de ce qui marche, imposer le zéro tolérance en matière de discipline et utiliser intelligemment le colossal budget de l'Éducation, dépensé aujourd'hui dans des gadgets technologiques sans intérêt.

    Le «tout-informatique», qui a fait la preuve de son inutilité quand ce n'est pas de sa nocivité, ne remplacera jamais des enseignants formés sur le terrain - par compagnonnage bien plus que par des cours de didactique in abstracto. Mais ce ministre et ce gouvernement sont bien incapables de prendre de telles décisions.

    Jean-Paul Brighelli (Figarovox, 1er septembre 2014)

     

    * http://www.cndp.fr/ABCD-de-l-egalite/fileadmin/user_upload/doc/fichepedagogique_madamecharpentieretsesenfantsparaugusterenoir.pdf

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  • Le féminisme veut-il encore dire quelque chose ?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au féminisme ...

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    Le féminisme veut-il encore dire quelque chose ?

    Après des années de lutte, quel bilan peut-on tirer du féminisme ?

    Un bilan nécessairement contrasté, pour l’excellente raison que le féminisme, en soi, ne veut pas dire grand-chose. Il y a, en effet, toujours eu deux grandes tendances à l’intérieur du mouvement féministe. La première, que j’appelle le féminisme identitaire et différentialiste, cherche avant tout à défendre, promouvoir ou revaloriser le féminin par rapport à des valeurs masculines imposées par des siècles de « patriarcat ». Non seulement le féminin n’est pas nié, mais c’est au contraire son égale valeur avec le masculin qui est proclamée. Cette tendance a, certes, connu des excès, allant parfois jusqu’à tomber dans la misandrie (dans les années 1960, certaines féministes américaines aimaient à dire qu’« une femme a autant besoin d’un homme qu’un poisson d’une bicyclette » !). Au moins ne remettait-elle pas en cause la distinction entre les sexes. Je trouve ce féminisme plutôt sympathique. C’est à lui que l’on doit d’avoir réellement fait avancer la condition féminine.

    La seconde tendance, qu’on peut appeler égalitaire et universaliste, est bien différente. Loin de chercher à revaloriser le féminin, elle considère que c’est, au contraire, la reconnaissance de la différence des sexes qui a permis au « patriarcat » de s’imposer. La différence étant ainsi tenue comme indissociable d’une domination, l’égalité est à l’inverse posée comme synonyme d’indifférenciation ou de mêmeté. On est, dès lors, dans un tout autre registre. Pour faire disparaître le « sexisme », il faudrait faire disparaître la distinction entre les sexes (tout comme, pour faire disparaître le racisme, il faudrait nier l’existence des races) – et surtout nier leur naturelle complémentarité. Dès lors, les femmes ne devraient plus concevoir leur identité sur le mode de l’appartenance (au sexe féminin), mais sur leurs droits en tant que sujets individuels abstraits. Comme l’a dit l’ultra-féministe Monique Wittig, « il s’agit de détruire le sexe pour accéder au statut d’homme universel » ! En d’autres termes, les femmes sont des hommes comme les autres ! C’est évidemment de cette seconde tendance qu’est née la théorie du genre.

    Est-il forcément besoin d’être féministe pour être une vraie femme ?

    Il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est une « vraie femme » ! Raymond Abellio distinguait trois grands types de femmes : les femmes « originelles » (les plus nombreuses), les femmes « viriles » et les femmes « ultimes ». Il interprétait le féminisme comme un mouvement de mobilisation des premières par les secondes. Ce qui est sûr, c’est qu’on peut être féministe au sens identitaire sans l’être au sens universaliste. La question se pose, d’ailleurs, de savoir si la seconde tendance évoquée plus haut peut encore être qualifiée de « féministe ». S’il n’y a plus d’hommes et de femmes, si le recours au « genre » permet de déconnecter le masculin et le féminin de leur sexe, on voit mal en quoi la théorie du genre peut encore être considérée comme « féministe ». Qu’est-ce en effet qu’un féminisme qui nie la réalité d’une spécificité féminine, c’est-à-dire de ce qui caractérise les femmes en tant que femmes ? Comment les femmes pourraient-elles rester femmes en se libérant du féminin ? Telles sont précisément les questions que n’ont pas hésité à poser les féministes les plus hostiles à l’idéologie du genre, telles Sylviane Agacinski ou Camille Froidevaux-Metterie.

    Aujourd’hui, les Femen… Suffit-il de montrer ses seins pour faire avancer la cause féminine ?

    Si tel était le cas, la condition féminine aurait, depuis quelques décennies, fait d’extraordinaires bonds en avant ! Mais dans le monde actuel, l’exhibition d’une paire de seins est d’une affligeante banalité. Même sur les plages, le monokini est passé de mode ! En exhibant des poitrines dans l’ensemble plutôt tristounettes, les Femen, venues d’Ukraine, ont naïvement imaginé qu’elles allaient faire impression. Elles ont seulement fait sourire. Disons qu’elles ont cru que, pour se faire entendre, il leur fallait recourir à ce que certains sociologues appellent la « nudité hostile », une nudité qui n’est plus conçue comme un moyen d’attirer, de séduire ou de provoquer le désir, mais comme un défi agressif, une sorte de proclamation à l’ennemi. Ce genre de pratique relève de cet exhibitionnisme pauvre à quoi se résume actuellement une grande partie de la sociabilité occidentale, laquelle consiste à user de son corps comme d’une marchandise. Les malheureuses Femen seront d’autant plus vite oubliées que tout le monde se fout de leurs nichons !

    Mais ce serait aussi une erreur de croire qu’elles ont le soutien des féministes. Mis à part Caroline Fourest, notoirement tombée amoureuse d’Inna Shevchenko, la plupart des féministes ont très vite pris leurs distances vis-à-vis de ces exhibitionnistes, auxquelles elles ont reproché d’utiliser leur corps et de faire appel à une « politique de la télégénie » pour mobiliser l’attention médiatique, au risque de légitimer indirectement la reconnaissance des différences de sexes – en clair, de faire de leurs glandes mammaires un usage propre à conforter les « stéréotypes ». D’autres ont objecté aux activistes aux seins nus qu’au lieu d’affirmer la supériorité de la nudité, elles feraient mieux de défendre la liberté des femmes de s’habiller comme elles le veulent. Lisez, à ce propos, l’article de Mona Chollet paru dans Le Monde diplomatique de mars dernier, qui s’intitulait « Femen partout, féminisme nulle part ». Quant aux revendications proprement féministes des Femen, on les cherche encore !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 17 août 2014)

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  • Le djihad, une chance pour la France ?...

     Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec François-Bernard Huyghe, cueilli sur Atlantico et consacré à l'impact du djihadisme sur les populations musulmanes en France...

     

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    Atlantico : Selon la presse britannique, deux apprentis djihadistes, Yusuf Sarwar et Mohammed Ahmed, ont commandé les livres "L’Islam pour les nuls" et "Le Coran pour les nuls" sur Amazon avant de quitter Birmingham pour aller combattre en Syrie, en mai dernier. Cette attitude n'est-elle pas surprenante venant d'aspirants djihadistes ? 

    François-Bernard Huyghe : Le profil typique du djihadiste n’existe pas. Il y a aussi bien des djihadistes, issus d’un milieu très musulman, très fondamentaliste, qui fréquentent les madrasas (école théologique musulmane ndlr), et ceux, notamment en Occident, qui subissent des retournements brusques et des conversions très rapides.

    Généralement, ceux là ont adopté un comportement "occidental", ils possèdent des voitures, s’habillent comme tout le monde et vont en boîte, ou au contraire, se caractérisent par un parcours complètement chaotique, liée à la délinquance ou à la criminalité.

    Il n’est pas étonnant, qu’il y ait de nombreux cas de conversions brusques s’opérant avec un faible niveau doctrinal, dans la mesure où ce que recherchent ces djihadistes néophytes, c'est une occasion d’employer une énergie agressive qui bouillonne en eux ou une rationalisation, la formalisation d’un désir de revanche envers le système qui persécute leurs frères musulmans. Ils ont alors besoin d’action. La justification théologique, quant à elle, viendra toujours après et n’a pas besoin d’être élaborée. Enfin, beaucoup de ceux qui ont envie d’aller faire le dhijad, ne sont pas forcement des intellectuels, qui ont une grande habitude de la lecture, ce qui ne veut pas dire pour autant que les intellectuels ne fassent pas le djihad. 

    S'agit-il d'un signe de modernité et de massification du djihadisme ?

    Il est certain que les technologies modernes, en particulier de communication, facilitent le processus de radicalisation pour ceux qui ont une prédisposition. Dans le cheminement des islamistes passés au djihad, beaucoup racontent comment ils ont assisté à la télévision aux persécutions de leurs "frères" palestiniens, tchétchènes ou sunnites d’Irak.

    Au cours de ce processus, leur indignation et leur besoin de vengeance montent en flèche. Ils se rendent aussi sur Internet, où ils fréquentent des forums spécialisés. La radicalisation s’opère très vite. En effet, l’information mondialisée renforce l’identification entre musulmans, les plus radicaux apparaissant alors à leurs yeux comme des héros positifs, qui accomplissent des exploits, qu’il s’agisse de combattants d’Aqmi ou de shebabs somaliens. Ce processus d’identification, de basculement, cette montée de l’hostilité se fait beaucoup plus vite qu’auparavant et il n’y a pas besoin d’apprendre l’arabe littéraire à la bibliothèque ou de réciter le Coran pour en arriver là.

    Ce profil est-il courant, que dire de sa progression ?

    Oui. Il est difficile d’avoir des statistiques fiables en la matière, mais nous observons de nombreux profils de djihadistes, tout à fait intégrés dans la modernité. Le rap constitue notamment un détail parmi d’autres. Evidemment, tous les rappeurs ne sont pas extrémistes, mais beaucoup de djihadistes ont en commun d’aimer le rap, certains allant même jusqu’à le chanter. Ils aiment la musique très contemporaine, portent des vêtements très branchés et adorent les voitures modernes. Bref, ils ont des profils d’adolescent de chez nous. D’ailleurs, beaucoup de familles sont souvent étonnées de découvrir leurs proches ou leurs enfants passer au djihadisme violent, alors qu’ils voulaient dans le même temps être à la mode pour plaire aux filles, passaient la journée à regarder des clips à la télévision ou à écouter de la musique. Chez les convertis, on retrouve souvent ce genre profils, à l’image de Mohamed Merah, qui avait une petite amie, aimait les bagnoles de sport et allait en boite. 

    Quelles sont alors les raisons de cette radicalisation et de cet engagement terroriste ?

    On sait depuis 20 ans qu’il est impossible de dresser un profil psycho-sociologique type des gens qui passent au terrorisme. Mais il y a quand même des facteurs préférentiels, comme la colère ou le ressentiment, surtout chez les convertis rapides notamment attachés à la cause palestinienne, qui font des raccourcis sur les musulmans oppressés par "l’ennemi sioniste".

    Le besoin de gloire joue aussi. Le djihad n’est pas une lutte pour les timides mais pour des jeunes gens qui ont de la vitalité, qui expriment un besoin d’être chef, de dominer les autres, d’avoir du prestige.

    Certains passent notamment de la délinquance à l’islamisme, où ils expriment des qualités positives de courage et de prise de risques dans le cadre d’une guerre idéologique. Malgré leur us et coutumes occidentales, ils promeuvent une idéologie anti-occidentale, en adoptant des codes contradictoires et archaïques.

    Une identité religieuse affirmée et régulière n’est-elle pas un rempart contre la radicalisation islamiste ?

    Ce n’est pas la solution non plus. Evidemment, on peut tenir un discours politiquement correct en disant que la vraie religion éloigne de la violence du dhijad, que s’il y avait de bons imams et une bonne formation religieuse, les jeunes musulmans seraient des citoyens modèles. Hélas, il y a aussi le risque des imams extrémistes, l’initiation musulmane n’étant pas aussi structurée comme celle de l’église catholique. Les exemples extraordinaires en Angleterre de prêcheurs extrémistes, sont à ce propos particulièrement frappants. Vous pouvez ainsi aussi bien vous radicaliser tout seul devant votre ordinateur qu’en allant avec des "frères" à la mosquée où vous rencontrerez un prêcheur qui a beaucoup de prestige, surtout s’il a été en Afghanistan. S’il vaut mieux que les jeunes musulmans aient une formation religieuse sérieuse, en aucun cas, cela n’est une garantie contre les dérives islamistes.

    Ces nouveaux profils augmentent-ils le degré la de la menace et rendent-ils la lutte anti-terroriste dans les pays occidentaux plus difficile ?

    Oui, bien sûr. Parce que s’ils se mettent à se faire pousser la barbe, à porter la djellabah et à fréquenter des mosquées islamistes, il est relativement facile pour la police de mettre de caméras au bout de la rue, d’essayer d’infiltrer et d’avoir des indicateurs, de repérer les éléments radicaux et de les filer. Concernant ces conversion très rapides, je ne crois pas en revanche au loup solitaire complet, ce gars qui devant son écran pète un plomb un jour et se s’en va mourir pour le djihad afin de conquérir sa place au paradis. Quand vous vous battez, vous avez le plus souvent des camarades et des soutiens. Il vous faut au moins des complices pour fournir les armes et pour vous encourager. On parle alors du "djihad des copains", où des petits groupes pas du tout structurés peuvent pendre des initiatives, commencent à s’auto-exciter, à se former en cellules autonomes et à passer très vite à l’action violente.

    D’autant plus que les basculements sont brusques et les milieux d’incubation plus restreints. Par définition, ils sont donc plus difficiles à détecter. Souvent, la famille et l’environnement social ne repèrent même pas les changements. Vous avez ceux qui en font des tonnes, qui portent des t-shirt Ben Laden, qui hurlent des versets du Coran pour que tout le monde soit au courant, et ceux qui ne vont pas apparemment changer leur mode de vie ou tenir un discours religieux et moralisateur à leur entourage ou leurs amis. Ce sont des profils psychologiques un peu schizophrènes entre un monde de la modernité et de la consommation, et un monde de la mystique et de la conversion. En tout cas ils sont beaucoup moins repérables pour les autorités.

    François-Bernard Huyghe (Atlantico, 26 août 2014)

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