Autonomie nationale et détention du capital
La réflexion stratégique doit s’étendre à la protection et au développement des activités et institutions essentielles pour la communauté nationale. La crise de la Covid nous a par exemple rappelé l’importance d’assurer la sécurité d’approvisionnements qualifiés justement de stratégiques. Mais en matière économique, il n’y a pas que les échanges commerciaux ; il y a aussi les mouvements financiers et les rapports technologiques ; et il y a le pouvoir, le contrôle des entreprises. La prise de contrôle d’une entreprise, surtout d’une certaine taille ou jouant un rôle particulier dans la vie collective, ne peut être considérée comme une opération neutre. Cela implique évidemment une contrôle minimal par l’autorité publique sous forme d’autorisation de cette cession, lorsque l’activité de cette entreprise le justifie. Mais la réflexion ne peut s’arrêter là. Elle doit porter plus généralement sur le l’ensemble des modalités de détention des entreprises : droit de vote, statuts, composition des actionnariats.
Un préalable : la prise en charge de l’activité nationale
La disparition de pans entiers ou de segments vitaux de la production aboutit à des bouleversements, par disparition d’emplois et parfois de pans entiers d’activité (compensés plus ou moins par d’autres, mais n’affectant pas les mêmes personnes). Pour en évaluer le sens, deux faits sont à considérer. D’un côté, les théories économiques classiques sur les bienfaits du commerce international (spécialisation sur les avantages comparatifs) sont simplistes. Non seulement on n’est jamais dans le cadre du schéma théorique ; mais en outre les avantages comparatifs sont loin d’être des données immuables ; ils dépendent largement de l’histoire et de la volonté humaine. Se résigner à une position résultant des données du moment est peu rationnel. Mais d’un autre côté il serait absurde de viser une forme d’autarcie ; non seulement parce qu’une grande partie des biens nécessaires ne peuvent être produits sur place (matières premières, spécialités chimiques, technologiques ou autres), ou pas de façon aussi économique, mais aussi parce que l’échange porte en soi ses bienfaits. Il se déduit de tout ceci qu’une attitude intelligente est intermédiaire : une forme d’ouverture raisonnée et contrôlée. Mais elle est difficile à assurer politiquement de façon rationnelle (on ferme la frontière par démagogie là où on devrait rester ouvert, mais on ouvre là où on manque d’ambition).
Ceci est aggravé par la mobilité du capital financier. Sans parler des crises que cela peut causer ou aggraver, elle distend de façon encore plus forte le lien entre actionnaires et entreprises. Il paraît donc que le degré de protection ou de contrôle sur les mouvements de capitaux, notamment sur les actions (fonds propres) devrait être plus strict que sur celui des marchandises. La question clef est donc l’élaboration d’un mode de gestion collective pragmatique, visant à la protection de la communauté et notamment du travail, mais sans fermeture méthodique, combinant détention largement locale/nationale des entreprises, culture appropriée des actionnaires et des travailleurs, et intervention publique judicieuse.
La question de l’actionnariat
Un point essentiel soulevé par tous les critiques de notre système économique est la financiarisation. Notamment, le marché devient le moyen de tourner la caractéristique principale de l’actionnariat : l’engagement à risque dans l’entreprise sur la longue durée, puisque les actionnaires peuvent vendre leurs titres à tout moment. En un sens donc, le marché boursier est devenu trop souvent le lieu du refus de l’engagement. D’où son court-termisme et la déformation que cela imprime au fonctionnement des entreprises, obsédées par le seul résultat financier observé instantanément. Le symptôme est particulièrement aigu dans le cas des OPA (offres publiques d’achat) : elles permettent en effet de changer radicalement l’orientation d’une entreprise, y compris contre sa direction (OPA hostile). Mais c’est aussi un moyen pour ses actionnaires de récupérer leur argent en totalité, et au prix fort. Le désengagement du capital est alors total. En amont, la menace ou la possibilité permanente d’une telle OPA est en outre un moyen puissant pour les actionnaires et pour le marché de dicter une conduite aux dirigeants.
La question se pose avant tout dans le cas des sociétés commerciales. Il ne s’agit pas ici de remettre en question leur principe, et donc celui de l’actionnariat. Il est logique que celui qui prend l’essentiel des risques liés à l’entreprise soit celui qui prenne les décisions, en assume les profits et les pertes, et en soit donc au sens propre le propriétaire. Le modèle de la société commerciale (par actions) est donc légitime, même s’il n’est pas le seul, et s’il comporte aussi des devoirs. Il reste que, dans le cas de l’actionnaire d’une société cotée, qui a la possibilité de vendre son action à tout moment, le lien risque d’être beaucoup plus lâche – même si pour vendre il doit trouver un acheteur qui se substitue à lui. Et cela peut donner lieu à de multiples excès, par court-termisme, financiarisation etc., et plus généralement non-respect de l’intégrité de l’entreprise, de sa raison d’être et de son rôle collectif. D’où l’intérêt majeur de favoriser la détention sur longue durée ainsi que l’engagement actif des actionnaires.
Les voies d’action possibles
La première voie vise à privilégier avec détermination la détention à long terme. Certes, il serait difficile et illogique de contraindre directement l’ensemble des investisseurs, notamment financiers, à se passer de toute liquidité. Mais plusieurs moyens sont disponibles pour les inciter à détenir les titres sur une certaine durée : par exemple, en donnant des droits de vote différenciés selon la durée de détention, soit après coup, soit par un engagement pris à l’avance. Cela conduit logiquement et au minimum à une mesure simple : supprimer les droits de vote en cas de détention sur courte durée – ce qu’on fait pourtant fort peu. De même lorsque le gestionnaire ne poursuit pas dans sa gestion le bon fonctionnement de l’entreprise, comme dans le cas de la gestion passive ou indicielle. Le gérant se borne alors à suivre l’indice. Il est alors absurde qu’il exerce un droit de vote.
Une deuxième famille de réflexion vise à structurer l’actionnariat en favorisant un noyau dur et stable, par exemple la famille fondatrice, ou les fondateurs en général, ou des actionnaires liées par un pacte (avec des droits de vote accrus, des pouvoirs de veto etc.), ou par des fondations dédiées comme on va le voir. Ce qui se relie évidemment avec la considération de la raison d’être de l’entreprise, qu’on va évoquer. Mais cela peut conduire à la mise en place d’un nouvel investisseur public, avec des moyens conséquents – ressemblant éventuellement aux fonds souverains de certains pays. A l’Amafi j’avais proposé la réactivation à cette fin du Fond de réserve des retraites créé par Jospin, et stupidement mis en liquidation progressive sous Sarkozy.
Une troisième famille de réflexion consiste à décourager certaines OPA jugées nocives, soit par des dispositifs externes (examen par les pouvoirs publics ; pression de l’environnement de l’entreprise, etc.), soit par des mécanismes financiers telles les ‘poison pills’ américaines. Une intervention publique peut notamment se justifier lorsqu’un changement d’actionnariat modifie profondément l’orientation de l’entreprise, notamment au profit d’intérêts étrangers à la communauté nationale.
Plus fondamentalement, une quatrième famille de réflexion consiste à préciser la ‘raison d’être’ de l’entreprise, qui doit aller au-delà de l’intérêt pécuniaire des actionnaires. C’est ce que propose de façon un peu timide la loi ‘Pacte’ française. Dans l’optique qui est la nôtre, elle devrait s’insérer dans une préoccupation de bien commun et conduire à de vrais engagements. Car l’entreprise est d’abord une communauté humaine, certes partielle, mais réelle, qui vise à réaliser ensemble une œuvre : fournir aux autres, à la société, certains biens ou services. Le calcul économique est une des composantes de cette action, mais pas son centre exclusif. Celui qui achète une telle action sait alors clairement quelles sont les orientations de l’entreprise concernée. Bien entendu, la question se pose du respect ultérieur de cette « charte fondatrice » en cas de changement massif de l’actionnariat. C’est même un enjeu essentiel, notamment pour des sociétés cotées à large actionnariat, car il est tentant pour des prédateurs de s’emparer d’une société gérée de façon éthique pour en tirer à court terme des superprofits en vivant sur la bête, ou même, plus modestement, pour des actionnaires de chercher à les gérer dans une perspective purement financière. Outre diverses méthodes juridiques (majorité très renforcée pour changer la raison d’être, etc.), une proposition attractive de Colin Mayer est d’utiliser des fondations : un conseil de mandataires (‘trustees’) est chargé de veiller au respect par les dirigeants (et les actionnaires) de cet objet social, selon des modalités librement déterminées par les parties intéressées. Soit avec des droits spécifiques, soit en étant un actionnaire particulier.
Pierre de Lauzun (Geopragma, 21 juin 2021)