La redécouverte dans les années 1980 de Tocqueville, considéré comme un horrible aristocrate libéral par les révolutionnaires marxistes des années 1960, permettait de retourner l'antique malédiction des démocraties: puisque Tocqueville avait bien vu que le danger était la dictature des majorités sur les minorités, il fallait empêcher par tous les moyens cette tyrannie majoritaire. Au nom des droits de l'homme, on donna donc aux juges le moyen de contenir la moindre contrainte, la moindre «discrimination» de la moindre minorité. La démocratie n'était plus le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple, mais le pouvoir du juge, au nom du droit, pour les minorités. Le résultat ne se fit pas attendre: au nom de la nouvelle religion des droits de l'homme, le principe sacré de «non-discrimination» affirmait la tyrannie du juge et des minorités. On appelait cela avec emphase «l'Etat de droit».
Les anciens révolutionnaires qui avaient retenu de Marx que le droit en général, et les droits de l'homme en particulier, n'était que l'arme de la bourgeoisie pour affermir son pouvoir et contenir les assauts du prolétariat, retournèrent leur veste avec maestria et devinrent les défenseurs les plus forcenés des droits de l'homme. C'était leur nouvelle religion séculière après le communisme. Après la défense du prolétariat, la défense des minorités. Après la lutte contre le capitalisme, la lutte conte le néocolonialisme. Après le communisme, l'antiracisme. Religion dont ils devinrent les nouveaux prêtres. La religion avait changé, mais les bûchers de l'Inquisition étaient allumés par les mêmes. Les fascistes d'avant étaient seulement devenus les racistes d'aujourd'hui.
La pensée conservatrice affirme depuis longtemps qu'une nation n'est qu'une famille de familles. Il était inéluctable que la désagrégation de l'une entraînât celle de l'autre. Le constructivisme né dans les cerveaux des théoriciens français - Deleuze, Guattari, Foucault - nous revenait auréolé de son passage dans les campus américains des années 1960. Rien n'était naturel, tout était social. Rien n'était biologique, tout était culturel. C'était la victoire absolue de l'existentialisme de Sartre. On ne naît pas femme, on le devient. Ou pas. On ne naît pas homme, on le devient. Ou pas. On ne naît pas français, on le devient. Ou plus.
Tous les instruments de l'assimilation - prénoms, vêtements, langue, école, histoire, culture, cuisine -, qui avaient permis l'intégration de générations d'immigrés venus de toute l'Europe, étaient rejetés au nom du respect des cultures et du prestige de la «diversité». Là encore, la conjonction très française de la liberté et de l'égalité, du libéralisme mais aussi de l'ancienne vulgate marxiste, faisait des ravages. Libres de suivre et d'imposer sa culture d'origine, sa tradition, sa religion, même si elle vient en contradiction avec la culture dominante de la France ; mais égaux, au nom du scrupuleux respect du principe de «non-discrimination».
Cette double injonction est destructrice de la nation, qui n'est plus qu'un territoire sans passé où cohabitent des communautés diverses, au nom d'un «vivre-ensemble» oxymorique. Mais c'est bien l'objectif. Daniel Cohn-Bendit disait, bien des années après ses «exploits» de Mai 68: «Le peuple français n'existe pas ; et la notion même de peuple n'existe pas.» Le véritable héritage de Mai 68 est sans doute là, dans cette destruction voulue, pensée, imposée, des individus, des familles, des peuples, des nations. Ce nihilisme anarchisant s'épanouit au nom d'un universalisme totalitaire hérité du marxisme, marié avec le libéralisme de marché et qui n'a plus comme objectif de sacrifier la bourgeoisie sur l'autel du prolétariat, mais les peuples européens sur l'autel du métissage généralisé.
Mai 68 a gagné depuis longtemps. Les rebelles sont devenus le pouvoir. Un pouvoir qui se prétend toujours rebelle. Et qui traite toujours ses opposants de conservateurs. Alors que les conservateurs, ce sont eux. Mais la révolte gronde. Elle est disparate, éclatée, divisée. C'est le succès de la Manif pour tous, en 2013, contre le mariage homosexuel. C'est le réveil d'un catholicisme identitaire qui a compris le danger de l'islam. Mais c'est aussi, dans les banlieues, un patriarcat islamique souvent virulent, et parfois violent, porté par les «grands frères», qui se vit en opposition avec le féminisme de leur société d'accueil.
C'est même, sans qu'elles le comprennent elles-mêmes, la montée en puissance d'un néopuritanisme féministe qui, au nom des droits des femmes, remet en cause l'hédonisme libertin des anciens soixante-huitards, qu'ils soient producteurs de cinéma, photographes ou politiques. C'est enfin, à l'est de l'Europe, la coalition de peuples qui entendent bien sauvegarder tout à la fois leur cohérence nationale et leurs racines chrétiennes.
Toutes ces révoltes ne se valent pas. Elles sont même souvent antinomiques, et même adversaires. Elles sont toutes le produit de la désagrégation des sociétés occidentales depuis Mai 68, de toutes les identités, individuelles, familiales, religieuses, et nationales.
Sur les ruines de Mai 68, il faudra un jour reconstruire.
Eric Zemmour (Figaro Vox, 2 mars 2018)