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Métapo infos - Page 1603

  • Nous ne sommes pas en démocratie...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Eric Werner, publié par le site Enquête&débat. Eric Werner a publié de plusieurs essais remarquables comme De l'extermination (Thaël, 1993), L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1999), Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) ou dernièrement Douze voyants (Xénia, 2010). 

     

     

    Eric Werner : "Qui croit encore sérieusement que nous sommes en démocratie? "

    1. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé L’avant-guerre civile il y a plus de 10 ans. Pensez-vous que la France est encore en situation d’avant-guerre civile ?

    L’avant-guerre civile n’a pas nécessairement vocation à déboucher dans la guerre civile, si c’est ça que vous voulez dire. C’est évidemment une possibilité, mais il y en a aussi une autre: que l’avant-guerre civile se stabilise en tant qu’avant-guerre civile, côtoyant ainsi de près la guerre civile, la frôlant même parfois, mais sans jamais pour autant franchir la limite l’en séparant. C’est, me semble-t-il, ce qu’on observe à l’heure actuelle.

    On est dans une situation de “ni guerre, ni paix”, on pourrait dire aussi (par analogie avec ce qui se passe dans la sphère inter-étatique) de “paix armée” (ou de “guerre froide”). On observe bien, ici et là, certaines étincelles de guerre civile, mais dans l’ensemble les dirigeants maîtrisent encore bien la situation. Ceci posé, incontestablement, le risque existe. Qu’est-ce qui pourrait faire basculer l’avant-guerre civile dans la guerre civile ? Très peu de choses, en fait. Les gens ne le savent peut-être pas, mais la France ne dispose à l’heure actuelle que d’une autonomie alimentaire de vingt jours: vingt jours, c’est peu. A Paris, elle n’est que de quatre jours. J’emprunte ces chiffres au film de Coline Serreau, “Solutions locales pour un désordre global”, un documentaire sorti en 2010. Je les cite de mémoire.

    2. Le Front national ne fait-il pas office de soupape de sécurité du système pour canaliser les ressentiments divers et empêcher la guerre civile ?

    C’était assurément le cas à l’époque de Jean-Marie Le Pen. A cette époque-là, effectivement, le FN (tout comme, à une époque plus lointaine encore, le Parti communiste) faisait office de soupape, d’exutoire. On a souvent dit aussi que Jean-Marie Le Pen, non sans talent d’ailleurs, assumait une fonction tribunicienne (en référence aux tribuns du peuple dans la Rome antique). C’était un contre-pouvoir, mais un contre-pouvoir n’aspirant pas, comme parfois cela arrive, à devenir lui-même le pouvoir.

    Jean-Marie Le Pen ne s’est, je pense, jamais seulement imaginé qu’il pourrait un jour prendre le pouvoir. Il ne l’a jamais non plus ambitionné. Il en va différemment, me semble-t-il, de sa fille. L’impression qu’elle donne est qu’elle veut réellement faire bouger les choses. On pourrait la comparer en ce sens à l’héroïne de “True Grit”, le récent film des frères Coen. “True Grit”, autrement dit le cran, la détermination. C’est quelqu’un, assurément, qui “en veut”. Cela étant, une question se pose: que mettre à la place du système ? La guerre civile, puisque vous y faites référence, n’est évidemment pas en elle-même une réponse.

    3. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé “L’après-démocratie”. Nous ne sommes donc plus en démocratie selon vous ?

    Je suis surpris de votre question. Qui croit encore sérieusement que nous sommes en démocratie? La démocratie n’est rien d’autre aujourd’hui qu’un nom, un nom au sens proustien du mot, autrement dit ce qui fait rêver les gens, rêver ou rêvasser. On imagine des choses qui n’existent pas. Comment caractériser le régime occidental actuel ? En gros, comme une oligarchie, mais le terme le plus proche de la réalité serait, à mon avis, celui de ploutocratie (le gouvernement des riches).

    Certains vont même plus loin encore, n’hésitant pas, à l’instar de certains politologues (Guy Hermet), à faire le rapprochement avec les gouvernements autoritaires latino-américains des années 1950-1975, voire avec la dictature franquiste: rapprochement qui en surprendra plus d’un mais qui s’éclaire dès lors qu’on ne se contente pas de dire, comme il sied de le faire, que le régime occidental se veut respectueux du pluralisme des idées et des intérêts, mais qu’il comporte également toutes sortes de limitations dans ce domaine: limitations d’ordre social pour certaines, mais pas seulement. Les médias occidentaux reprochent à juste titre au régime chinois, ou encore iranien, d’enfermer les gens pour délit d’opinion, mais en Europe aussi il existe des prisonniers d’opinion ! C’est le cas par exemple en Allemagne, en Suisse et en Autriche, trois pays particulièrement répressifs en la matière.

    Le régime occidental actuel comporte aussi certains traits typiquement totalitaires, comme le recours désormais systématique à des lois-”caoutchouc” (ou encore “attrape-tout”), que les juges interprètent comme bon leur semble, en quelque sorte à la tête du client. On en a une illustration avec les lois fixant ce qu’il est permis ou non de faire et de montrer en matière sexuelle. L’indétermination dans ce domaine est aujourd’hui telle qu’elle autorise toutes les dérives. C’est le retour au bon plaisir du Prince.

    D’autres textes (lois sécuritaires, antiterroristes, etc.) dotent la police de pouvoirs discrétionnaires, certains disent même illimités, pouvoirs dont la police fait ou non usage, mais qui, même lorsqu’elle n’en fait pas usage, joue le rôle d’épée de Damoclès. Rappelons qu’en France, en 2009, près de 900’000 personnes ont été placées en garde à vue, dont beaucoup sans la moindre justification. A ce stade, ce n’est même plus la démocratie qui est en cause, c’est l’Etat de droit.

    4. Quelle est la principale menace qui pèse sur la civilisation européenne selon vous ?

    Il y a une menace exogène, inutile d’y insister. Mais il y a aussi une menace endogène, plus importante encore peut-être. Je ne vais pas ici pleurer sur le grec et le latin. Mais c’est un fait que les humanités n’occupent plus aujourd’hui qu’une place très marginale dans les programmes scolaires. En soi ce n’est peut-être pas très important, mais il faut mettre cette évolution en rapport avec d’autres phénomènes similaires, les progrès de l’analphabétisme de masse, par exemple: analphabétisme au sens propre, bien souvent (entre 20 et 25 % des élèves en fin de scolarité obligatoire sont analphabètes en ce sens), mais aussi au sens figuré.Qui lit encore, par exemple, Montaigne, Corneille et Racine ? Le très beau film de Régis Sauder, “Nous, Princesse de Clèves”, récemment sorti sur les écrans, fait apparaître, il est vrai, une contre-tendance, mais elle est très marginale.

    Autrefois, dans chaque famille allemande, les enfants apprenaient dès leur plus jeune âge à jouer d’un instrument musical. Cette tradition s’est très largement aujourd’hui perdue. Etc. La principale menace, je dirais, elle est là. L’héritage culturel ne se transmet plus, ou mal. Au mieux, il se trouve relégué dans les musées, les conservatoires. Ou alors s’est délocalisé (au Japon par exemple). Cela étant je ne suis pas passéiste. On ne peut pas se contenter de répéter toujours les mêmes choses, moins encore de les répéter toujours de la même manière. Une culture ne reste vivante que si elle se renouvelle régulièrement. Sauf, je le pense, que ce renouvellement, pour être valable, ne saurait s’exercer dans le vide. Il lui faut s’adosser à une tradition.

    5. La Suisse, où vous vivez, jouit de la démocratie directe, un système qui existe également aux Etats-Unis, en Allemagne, et en Italie. Pourrait-il exister en France et à quelles conditions ?

    Il ne faut pas idéaliser la démocratie directe. Démocratie directe ou pas, de toute façon les dirigeants font ce que bon leur semble. S’ils décidaient un jour d’introduire la charia en Suisse, vous n’imaginez quand même pas qu’ils se laisseraient arrêter par un référendum. Ils l’introduiraient, point barre. Je ne dis pas que les référendums ne servent à rien, ils ont, admettons-le, une certaine utilité. Mais ils ne faut pas en exagérer l’importance. Leur importance est surtout symbolique. Pour influer sur le cours des choses, à plus forte raison encore l’infléchir, il ne suffit pas de gagner des référendums. Il faut changer les rapports de force.

    6. Comment expliquez-vous la progression de l’islam un peu partout en Europe?

    Pour une part, évidemment, par l’immigration de masse. Mais ce qu’on constate aussi, c’est que le terrain est bien préparé. Je ne dirais pas que l’islamophobie n’existe pas. Elle existe bien sûr, mais sans doute pas dans les proportions que certains imaginent (ou feignent d’imaginer). Les gens, dans leur ensemble, me semblent, au contraire, plutôt bien disposés envers l’islam. On n’observe en tout cas pas de réaction de rejet massif à son endroit.

    On objectera que les gens n’en pensent pas moins. C’est possible. En attendant ils laissent les choses se faire, et dans une certaine mesure même les accompagnent. Jusqu’où iront-ils dans cette direction ? Difficile de se prononcer. On dit et répète volontiers que les hommes sont prêts à mourir pour la liberté. Tel n’était pas l’avis de Dostoïevski. Lui, au contraire, pensait que les hommes n’aimaient pas la liberté.

    Le psychanalyste Erich Fromm dira de son côté que les hommes ont peur de la liberté. Fromm se référait aux expériences de son temps, mais sa remarque a bien évidemment une portée générale. Le rappellera-t-on, en effet, le mot islam signifie soumission. Ma position personnelle est simple. La progression de l’islam en Europe me gênerait moins si je ne constatais que partout où l’islam est aujourd’hui en position dominante il n’opprimait les religions minoritaires, les tolérant tout juste quand il les tolère, le plus souvent, en réalité, les persécutant, ne concédant à leurs adeptes qu’un statut de citoyen de seconde classe, les contraignant le cas échéant à l’exil, occasionnellement même les exterminant, etc.

    Tout le monde sait quel est le sort aujourd’hui réservé aux chrétiens dans des pays comme l’Algérie, l’Egypte ou même la Turquie, pour ne rien dire de l’Irak ou du Pakistan. Il faut être très bête, ou en tout cas d’une grande naïveté, pour croire qu’il en irait autrement en Europe, le jour où l’islam deviendrait ici même majoritaire.

    7. Les Européens peuvent-ils un jour redevenir spirituels ?

    Autrement dit redevenir chrétiens ? Oui bien sûr. Je ne crois d’ailleurs pas à la déchristianisation. Les églises se vident, c’est une chose. Mais ce n’est pas parce qu’elles se vident que le christianisme serait sur le point de disparaître. En aucune manière. Mon sentiment propre, si je devais le résumer, serait plutôt que le christianisme est en train maintenant seulement de naître. Il est à son aube plutôt qu’à son déclin. On pourrait aussi dire, en recourant à une formule nietzschéenne, qu’il est en train de “devenir ce qu’il est”. Jusqu’ici le christianisme ne pouvait se passer d’un certain nombre de “béquilles”: l’ensemble des dogmes par exemple. De telles “béquilles” ne sont plus aujourd’hui nécessaires. Le christianisme peut très bien s’en passer. Certaines choses qui étaient contenues en germe dans les évangiles sont aujourd’hui parvenues à maturité. Et donc le christianisme peut voler de ses propres ailes.

    8. La mondialisation est-elle plus dangereuse que le mondialisme ?

    On n’échappe pas à la mondialisation. Voyez les questions environnementales, la question climatique en particulier. Il est évident que si l’on veut résoudre ces questions, la seule manière de le faire est de se situer au plan planétaire. Autrement, il n’y a pas de solution. Ceci étant, quand on parle de mondialisation, on ne parle pas de ça. On parle d’autre chose, et presque du contraire: de l’économie-monde, en fait. Car l’économie s’est aujourd’hui mondialisée.

    Il n’y a plus désormais qu’un seul et unique marché sur terre, le marché planétaire justement. Pour une part c’est le fruit de l’évolution propre du capitalisme, de sa dynamique immanente, mais l’évolution propre du capitalisme n’est, je pense, pas seule en cause. Il faut aussi y voir la concrétisation d’une certaine volonté politique, celle liée au courant de pensée néolibéral.

    C’est ici que surgissent les problèmes. On pourrait dire en simplifiant: une certaine mondialisation, oui, le libre-échange généralisé, non. Il est anormal, par exemple, que les accords de l’OMC ne comportent aucune clause sociale et environnementale. Je ne vais pas ici développer ce point, mais il relève de l’évidence. Il est anormal également qu’on encourage, comme on tend aujourd’hui à le faire, la libre circulation des denrées alimentaires d’un point à l’autre de la planète, sans prise en compte du gaspillage énergétique que cela occasionne.

    Il est déjà absurde de le faire à l’intérieur même de l’Union européenne, à plus forte raison de le faire d’un continent à l’autre. Idéalement parlant, on ne devrait consommer que des denrées produites dans un rayon de 200-300 kilomètres autour de chez soi. Il était question plus haut d’autonomie alimentaire. Beaucoup de pays ne veulent plus aujourd’hui se battre pour le maintien de cette autonomie. A mon avis ils ont tort.

    9. Faut-il craindre l’américanisation, ou au contraire remercier les Américains pour ce qu’ils nous ont apporté ?

    L’américanisation de l’Europe a commencé au XIXe siècle, il y a donc bien longtemps déjà. Il en est déjà question chez Baudelaire, Flaubert, et bien sûr aussi Tocqueville. L’américanisation de l’Europe a subi un premier coup d’accélérateur après la première guerre mondiale, un autre ensuite après 1945. Aujourd’hui, elle prend la forme d’un alignement plus ou moins contraint et forcé sur le néolibéralisme, idéologie que personnellement je n’aime guère, puisque nombre de catastrophes récentes lui sont directement imputables, catastrophes économiques mais aussi écologiques. Et donc je ne vois pas pourquoi je dirais merci aux Américains. Merci, sûrement pas.

    J’en veux aussi beaucoup à la commission de Bruxelles pour le rôle qu’elle joue à l’heure actuelle de cheval de Troie néolibéral en Europe. On ne l’avait pas créée pour ça. Vraiment pas. Ceci étant, je ne suis pas par principe anti-américain. Les Américains produisent par exemple beaucoup de très bons films, films qui sont aussi souvent des films très courageux. Les cinéastes américains abordent des thèmes que leurs homologues, de ce côté-ci de l’Atlantique, n’abordent que rarement: la corruption de la police, par exemple. Ils s’emploient également à décrire le fonctionnement d’ensemble du système, ses intrications avec le crime organisé, etc. C’est très instructif. Pour le reste, je ne sais pas ce qu’est qu’un hamburger, je n’en ai personnellement jamais consommé, et je ne fréquente jamais non plus les fast-food. L’américanisation de l’Europe trouve ici sa limite.

    10. Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’avenir de l’Homme ?

    Comment ne pas penser à ce qui vient de se produire au Japon ? Cette catastrophe est survenue au Japon, mais (comme on s’en rend compte maintenant) elle aurait très bien pu survenir ailleurs. On pouvait lire il y a quelques jours dans “Le Monde” (25 mars 2011) un article sur EDF, l’entreprise chargée en France de la production nucléaire. Selon la médecine du travail de la centrale du Blayais, 40 % de l’encadrement prenait des tranquillisants en 2008 et 2009. Des syndicalistes écrivent de leur côté: “La sûreté est mise en cause par le recours généralisé à la sous-traitance, à la disqualification, à la frénésie de changements d’organisation, à la mobilité interne”. Non, vraiment, je ne suis pas très optimiste.

    Eric Werner (Enquête&débat, )

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  • 1914 : une tragédie européenne !...

    Spécialiste de la pensée antique et de l'histoire des idées politiques, Yves-Marie Adeline vient de publier chez Ellipses un essai historique intitulé 1914 - Une tragédie européenne.

    « Cela fait 35 ans que je cultivais ce jardin secret: la Grande Guerre comme mouvement de bascule. Tout le monde sait bien que, comme écrivait Chesterton, “cette guerre fut aussi une révolution”. Mais j’ai essayé d’apporter un regard nouveau sur le déclenchement de la guerre. Je vous promets que vous ne serez pas déçus. J’ai consacré énormément de recherches à ce travail, et je prétends, avec la certitude de ne pouvoir être contredit par personne, pas même le plus mal-intentionné de mes lecteurs, qu’il n’existe aucun livre équivalent sur cet événement. »

     L'ouvrage est préfacé par Philippe Conrad.

     

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    "En 1914, l’Europe gouverne le monde; un habitant sur quatre est un Européen ou de souche européenne. Mais cette civilisation est la proie de tensions idéologiques, culturelles et territoriales graves, et pour remédier à ces tensions, elle ne dispose que de valeurs qu’elle croit fortes mais qui se révéleront superficielles.

    Ce livre raconte le déclenchement de la Grande Guerre de 1914 comme une tragédie, au sens que lui donnaient les Grecs antiques : dès le commencement de l’histoire, toutes les conditions sont réunies pour que les événements tournent au pire. Il n’y a donc rien à faire pour l’éviter. D’autant qu’aux tensions habituelles va s’ajouter un engrenage technique imprévu qui emporte tous les acteurs vers la catastrophe.

    Après une présentation générale complète du théâtre du drame et des puissances d’alors, aussi bien mineures que majeures, ce récit raconte les événements depuis la fin juin à Sarajevo jusqu’au milieu du mois de novembre (quand le piège se referme tout à fait), mettant au jour des vérités ignorées, analysant les événements sans parti pris, offrant une vision panoramique jamais atteinte, et créant peu à peu un climat de suspense qui tient le lecteur en haleine. Plutôt qu’un requiem pour une Europe défunte, il est écrit dans un esprit équitable, réconciliateur, résolument européen."

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  • Immigration et logique du Capital...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent texte de Pierre Le Vigan cueilli sur le site de L'Esprit européen.

     

     

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    "Je ne crois pas qu'il faille faire de l'immigration légale liée au travail un problème", Le Monde, 17 avril 2011


    L'immigration n'est pas un «à-côté » de la logique du Capital

    Il suffit de passer un peu de temps dans le métro parisien pour constater une chose : de plus en plus de gens, qu’ils soient officiellement étrangers ou non – cela ne veut plus rien dire avec les naturalisations automatiques du droit du sol – ne parlent que leur langue d’origine. Leur communauté d’origine est tellement nombreuse, qu’elle soit chinoise, sri-lankaise, indienne, africaine, etc, que nombre de ces gens se lèvent en parlant leur langue d’origine, travaillent avec des compatriotes, vivent avec des compatriotes, se marient avec eux, font rapatrier leur corps au pays par des associations communautaires, et ne parlent français que le strict minimum, avec les administrations ou les « associations », et encore, car la France paie chèrement des traducteurs pour toutes les langues du monde. Comment l’assimilation fonctionnerait-elle alors que dans bien des quartiers de Paris et de banlieue les Français d’origine, « de souche » si l’on préfère, sont minoritaires ? Quand la langue parlée quotidiennement, même dans le travail (quand il y a travail) n’est pas le français ? (Que ceux qui en doutent aillent sur un chantier de bâtiment en région parisienne et ils comprendront). Il est loin le temps du vieil ouvrier maghrébin, francophone bien sûr, qui finissait par ouvrir un bistrot, Mohammed que l’on appelait affectueusement Momo, et qui faisait partie du paysage français.  Ou du Russe blanc de Billancourt, qui restait « très russe » mais devenait en même temps si français, au contact de ses compatriotes d’usine encore très majoritairement français de souche.
        J’entends dire parfois : « s’il n’y avait plus un seul immigré en France, il y aurait toujours les mêmes problèmes, la sous-culture mondialisée, l’hyper-consommation, l’alignement sur les USA, etc. » Tout n’est pas faux dans ce point de vue.  Mais il est bien spécieux. S’il n’y avait plus d’immigration le capitalisme ne serait plus le capitalisme, l’immigration n’est pas un « à-coté » de la logique du capital, elle lui est consubstantielle, c’est pourquoi il y a de plus en plus de vrais hommes de gauche qui sont contre l’immigration, légale ou clandestine, parce qu’ils sont contre la Forme-Capital, parce qu’ils ont vu les dégats qu’elle produit, et, assumons le subjectivisme, parce qu’ils sont trop français pour ne pas en souffrir (comme par hasard ce sont souvent des ouvriers ou des fils d’ouvriers). N’oublions pas que Le Capital de Marx était sous-titré Critique de l’économie politique. C’est en cessant de subordonner le monde à l’économie que l’on trouvera l’énergie de mettre fin au processus de disparition de nos peuples par les flux migratoires.

    Pierre Le Vigan (L'esprit européen, 1er mai 2009)

     

     


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  • L'Amérique qui tombe...

    Dans L'Amérique qui tombe, publié aux éditions Fayard, Arianna Huffington, Américaine d'origine grecque, fondatrice du Huffington Post, un des sites d'information les plus visités aux Etats-Unis, dresse un tableau accablant de la situation de son pays. Les admirateurs béats de l'Amérique impériale, qui n'ont de cesse de vanter son modèle, vont grincer des dents...

     

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    "Les États-Unis, pays du tiers-monde ? Appliquée à la première puissance mondiale, la formule peut paraître provocatrice. Pourtant, le constat dressé par Arianna Huffington est sans appel.
    Un Américain sur huit vit grâce aux bons alimentaires. Plus de 120 000 familles se déclarent en faillite tous les mois : la classe moyenne est en voie de disparition. Un Américain sur cinq est sans emploi ou sous-employé. La désindustrialisation est galopante. Les infrastructures sont délabrées : le système de canalisations date de la guerre de Sécession ; un quart des ponts est structurellement déficient. Secteur le plus dévasté, l’enseignement : 30 % des lycéens quittent l’école sans diplôme.
    Le rêve américain semble avoir définitivement tourné au cauchemar.
    Arianna Huffington accuse ces élites qui ont trahi et sacrifié la classe moyenne américaine sur l’autel de Wall Street. À travers une enquête implacable et le récit de vies brisées, elle révèle le vrai visage de l’Amérique qui tombe, celui que nous ne voulons voir ni ici ni outre-Atlantique."

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  • Ni libre-échangisme, ni protectionnisme, pour des échanges choisis !

    Un nouveau texte d'Hervé Juvin cueilli sur son site Regards sur le renversement du monde...

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    Ni libre-échangisme, ni protectionnisme, pour des échanges choisis !

    Le débat sur la liberté des échanges fait une entrée encore discrète, mais puissante, dans la campagne présidentielle. Le constat est largement partagé ; la mondialisation des échanges nous emporte là où nous ne savions ni ne voulions aller. Elle a été engagée par la volonté de Roosevelt et de Churchill, lors du Pacte de l’Atlantique, en 1941, sous le signe de l’ouverture du monde aux entreprises anglo-américaines. Elle ne se réalisera que progressivement, à la faveur de l’occupation idéologique qu’assure le plan Marshall en Europe occidentale, puis de la montée en puissance des institutions supra-nationales et des investisseurs privés. L’affaiblissement parallèle des Nations et de leurs frontières, l’a rendue irrésistible à la fin des années 1970. Elle a tenu certaines de ses promesses. Elle a rempli les rayons des supermarchés, elle a dispensé l’Occident de faire face au vrai prix de son endettement, et elle a permis à une grande partie de ce qui était le Tiers-Monde, notamment en Asie, deux à trois décennies de croissance d’une extraordinaire vigueur ; la transformation de la Chine, réalisée à partir de la décision de Deng-Xiao-Ping en 1978 de faire entrer la Chine dans le marché mondial, est sans précédent dans l’histoire, et pour un pays de cette dimension ! Sortie de la pauvreté et de la peur du lendemain, accès de centaines de millions d’hommes à une aisance, au moins relative, enrichissement inouï des agents, des financeurs et des teneurs de péage des échanges mondiaux, qu’ils soient d’informations, de biens, de services, d’hommes ou de capitaux ; mais à quel prix ! La destruction du monde comme nature, comme gratuité et comme don, est en voie d’achèvement ; les « fake things » chères aux Américains comme aux Chinois, en ont fini avec la beauté du monde. La diversité, qui est l’humanité, se rétablira au prix d’une violence dont les prémices sont déjà là. Et les sociétés occidentales sont des sociétés éclatées, entre une caste qui détient l’accès aux media, fabrique les représentations qui la justifient, prélève sa rente sur tout ce qui bouge, et une caste sans cesse plus nombreuse qui subit la mobilité comme une agression, se voit peu à peu réduite à la survie, dépossédée de tout ce qui la rendait sûre d’elle, confiante dans l’avenir comme dans ses voisins. La décivilisation gagne une France, une Grande-Bretagne, qui ne peuvent nier la tiers-mondisation qui monte. Ceux qui ont parlé du bonheur français devront bientôt parler de l’enfer des classes moyennes, ces classes moyennes qui ont adoré la baisse des prix à la consommation, sans voir qu’elles achetaient la baisse des salaires et des emplois, ces braves gens qui se sont réjoui du développement de la Chine, de la Corée, comme de tant d’autres, grâce au libre-échange, sans voir qu’ils seraient bientôt payés comme un informaticien indien, comme un ouvrier chinois – ou perdraient leur emploi !

    La prise de conscience est rapide. L’interdépendance financière est la clé de l’extension dramatique de la crise, et le monde s’en est sorti grâce aux pays dont les monnaies ne sont pas convertibles, dont le système bancaire est fermé et le marché des capitaux protégé. La spécialisation internationale des cultures est le principe de la famine, et de la situation explosive d’Etats africains riches en terres, riches en actifs, et qui ne produisent pas de quoi nourrir leur population. Le libre échange a été une arme stratégique de destruction massive pour les pays dont une solide préférence nationale, ou un cynisme avéré, ne leur permettaient pas de résister, de défendre, de protéger. La France s’est voulu bon élève de l’Europe ; elle a voté des textes, elle les a même appliqué, ce que maints de ses concurrents se gardaient bien de faire. Elle célèbre le nombre de ses champions mondiaux ou européens, et la fortune de Bernard Arnault, devenu quatrième homme le plus riche du monde, oubliant que les trois quarts de l’activité de ces champions ont lieu loin de France, et qu’ils y paient de moins en moins l’impôt, quand ils en paient. Elle en est probablement à un degré de désindustrialisation qui fait perdre, non seulement des usines, des capacités de production, mais la possibilité même de produire ce qui a été délocalisé. Sa situation stratégique est particulière, y compris par rapport à certains de ses grands voisins européens ; pour un grand nombre de produits de la vie courante, comme de biens d’équipement, la production nationale est nulle, à la différence notable d’une Allemagne qui a conservé, même de manière marginale, une capacité à produire beaucoup plus diversifiée. Si l’indicateur de la capacité d’une économie à produire une part des biens et services nécessaires à sa population est bien un indicateur pertinent de la résilience stratégique, il faut mesurer la fragilité de la position stratégique vers laquelle le libre-échange et la supposée «  loi du marché » nous ont conduits !

    La question est posée ; comment en sortir ? Comment sortir d’une idéologie qui, du libre échange, a fait le libre échangisme comme dogme, comme croyance et comme interdit ? Et comment en finir avec les affirmations, aussi fausses que terroristes, qui veulent que tout économiste digne de ce nom soit favorable à la liberté des échanges ? D’abord en rappelant quelques vérités malséantes. Jamais le libre échange n’a été aussi de rigueur dans le monde qu’à la veille de la première guerre mondiale. Union postale internationale, Cour de la Haye, heure universelle GMT, câbles sous-marins, financement de toutes les aventures du globe par les rentiers britanniques et français… chacun connaît la suite de l’utopie planétaire qui régnait alors ! Jamais les Etats-Unis n’ont abandonné quoi que ce soit de leur souveraineté aux principes du libre échange, comme d’ailleurs aux prétendues règles du consensus de Washington, adoptant ce principe pour eux sage ; les institutions internationales sont pour les autres, leurs décisions s’appliquent aux autres, nous nous occupons très bien de nos propres affaires ! Et soyons certains que l’acquisition projetée d’une société de haute technologie par une société d’armement française, objet d’un examen par la commission américaine spécialisée, sera examinée sans préjugé, mais sans complaisance… au moment où un groupe chinois veut racheter Latécoère, il est bon de l’observer ! Jamais non plus le libre-échange n’a été universel, touchant tous les secteurs et tous les domaines ; l’agriculture est l’un des secteurs, avec la terre et l’éducation, dont seule une immense manipulation des esprits et de l’information a pu faire croire qu’il relevait d’un marché mondial !

    Ensuite en affirmant sereinement que le libre-échange actuel annonce la ruine du capitalisme et la destruction de nos démocraties occidentales. Car la question n’est plus, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, en France comme en Italie, de constater des écarts de revenus et de patrimoines entre membres de la même société, entre concitoyens ; la question est de constater que les écarts de revenus et de patrimoines font vivre les uns et les autres sur le même territoire, mais dans des mondes différents. Car la question est que l’augmentation des revenus et des patrimoines de tous ceux qui participent à l’aventure de la mondialisation, plus encore de ceux qui touchent les rentes de positions inexpugnables de péage sur les flux de la mondialisation – gérants de capitaux, avocats et fiscalistes, intermédiaires de marché et banquiers, etc. – les dispense de faire société avec ceux qui, autour d’eux, voient leur condition se dégrader parce qu’ils sont soumis, de plus en plus durement, et de plus en plus près, à la concurrence des nouveaux entrants sur le marché mondial du travail, des compétences ou de l’énergie. Le modèle n’est pas celui du Moyen-Age, où, comme le rappelait Adam Smith, le seigneur était responsable de tous ceux qui vivaient sur sa seigneurie ; le modèle est celui de l’esclavage, où quelques maîtres disposent des milliers d’esclaves qu’ils vendent, échangent, déplacent à leur guise. Avec les produits du tiers-monde, nous importons aussi le tiers-monde. Le libre-échange à la fois se nourrit et accélère la destruction des cadres institutionnels qui faisaient société entre nous. Incapacité de dire le droit ; incapacité de décider des normes et des règles ; incapacité de choisir de l’extérieur quoi et qui on accepte, quoi et qui on refuse ; le libre-échange entend réaliser concrètement la malédiction de Margaret Thatcher, « There is nothing as a society», qui contient la négation de l’Europe, puisque l’Europe est d’abord la société européenne. Et il le fait en permettant que tout devienne moyen de la concurrence ; tout, c’est-à-dire la destruction de l’environnement, l’esclavage, la manipulation de l’opinion, la vente à perte, etc.

    Enfin, en posant des principes. Le premier s’applique notamment à l’industrie et à l’agriculture ; le libre-échange, ce n’est pas le renard libre dans le poulailler libre ! Le moins-disant réglementaire, environnemental, social, n’est pas un facteur structurel de compétitivité ; ce qui signifie qu’il est parfaitement légitime d’en corriger les effets et de rétablir les bases d’une concurrence juste et non faussée. Le second en appelle à la conscience nationale, et promeut le « buycott » plutôt que le « boycott » ; l’origine des produits, la localisation de la valeur ajoutée, doivent redevenir des motifs d’achat, ils doivent permettre l’expression de la préférence pour soi des Français et des Européens. Il faut, et il suffit, que l’appellation « Fabriqué en France », ou bien « Fabriqué en Europe » et l’indication de la part de la valeur du produit crée en France ou en Europe figure sur l’étiquette. Le troisième ouvre le chantier de la taxe environnementale et sociale. Chantier impossible ? Chantier évident au contraire, puisqu’une hausse de la TVA permet très bien de faire payer aux produits importés une contribution à la protection sociale des Français et à l’amélioration de leur milieu de vie – TVA qui peut être modulée en fonction des engagements sociaux, nationaux et environnementaux des entreprises productrices. Le quatrième chantier commence par l’identification des secteurs stratégiques, ceux qui commandent la résilience de la Nation, ceux dans lesquels une dépendance vis-à-vis de l’extérieur peut limiter ou condamner l’indépendance des choix de la France. Information et spectacle ; alimentation ; énergie ; télécommunications ; marchés financiers, banque et gestion de capitaux ; conseil aux entreprise et audit ; utilities ; dans ces domaines, l’interdépendance est une dépendance, et limite la souveraineté. C’est pourquoi il faut ouvrir, dans chacun de ces domaines, l’analyse et la recherche de modèles de propriété qui allient la propriété du capital, la connaissance des associés, et l’intérêt territorial ou national. A l’évidence, la forme coopérative est l’un des modèles, sinon le modèle à étudier. C’est pourquoi aussi, dans tous les domaines de fournitures aux collectivités publiques, un « small business act » à la française, réservant une part des commandes à des entreprises de taille petite ou moyenne, doit être étudié. Le cinquième chantier est d’une toute autre nature. L’impérialisme de l’économie n’a pu s’affirmer qu’à la faveur de l’individualisme souverain, du désarmement du peuple par le droit, le contrat et le marché. L’identification des Français à un projet collectif, la mobilisation des Français pour la reconquête de leur autonomie collective, la préférence des Français pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font, est la seule condition d’une véritable maîtrise des échanges. Les Français ne survivront pas qu’ils ne l’aient pas voulu, choisi et mérité.

    Hervé Juvin, 21 mars 2011

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  • Orwell, entre littérature et politique...

    La revue Agone consacre son dernier numéro (n°45) à Georges Orwell. Les textes publiés sont issus des contributions d'un colloque universitaire qui s'est déroulé à Lille en mars 2010.  

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    Numéro issu du premier colloque consacré à George Orwell en France, à l’université de Lille III, en mars 2010 : « Orwell, une conscience politique du XXe siècle ».

    Orwell n’a peut-être pas été ce prophète que d’aucuns aimeraient voir en lui, mais sa critique de la gauche offre toujours une base à partir de laquelle repenser la crise des gauches contemporaines. L’honnêteté sans faille de cette critique, la haine de tout ce qui prend l’apparence du politique en éludant les vraies questions ne nécessitent qu’un léger ajustement aujourd’hui.
    Ce qui mérite d’être ravivé, dans ce monde mielleux de tolérance, de réforme modeste et de gauche « propre sur elle », c’est la colère qu’Orwell puisait dans sa haine de l’indécence. La disparition des pauvres et des parias du discours politique montre que la gauche, au bout du compte, accepte les distinctions de classe. Il nous faut réapprendre auprès d’Orwell cette décence qui naît de la colère : son indignation face à l’état du monde, mais également face aux excès des intellectuels de gauche, qui, à bien des égards, ont l’indécence d’ignorer le « peuple » et ses contradictions.



    SOMMAIRE

    Orwell le moderniste, Patricia Rae
    Comme John Rodden nous l’a rappelé dans un livre novateur publié en 1989 sur la réputation de George Orwell, quantité d’étiquettes lui ont été appliquées : « La Voix de la Vérité », « le Rebelle », « l’Homme ordinaire », « le Prophète », « l’Homme vertueux », ou encore « le Saint ». Les critiques en ont ajouté une myriade d’autres, souvent contradictoires en apparence : le Socialiste, le Libéral, le Conservateur, l’Anarchiste Tory. Dans cet article, je me propose d’ajouter à cette liste une épithète qui pourrait même réconcilier certaines de ces appellations contradictoires : le Moderniste. Selon moi, Orwell a sa place aux côtés d’auteurs comme Joseph Conrad, James Joyce, T.S. Eliot, T.E. Hulme et Ezra Pound, qui sont autant de figures canoniques du modernisme littéraire anglo-américain.

    Ni anarchiste ni tory. Orwell et « la révolte intellectuelle », Jean-Jacques Rosat
    Qu’est-ce qui a détourné Orwell de l’anticonformisme de droite d’un Swift ou d’un Waugh, un destin politique qui était particulièrement probable étant donné ses origines sociales, son éducation, et ce qu’il était à dix-huit ans ? (On se souvient du portrait qu’il a rétrospectivement tracé de lui-même : « À dix-sept, dix-huit ans, j’étais à la fois un petit snob poseur et un révolutionnaire. Je n’hésitais pas à me parer de la qualité de “socialiste”, mais il m’était toujours impossible de me représenter les ouvriers comme des êtres humains. J’ai l’impression d’avoir passé une moitié de mon temps à vilipender le système capitaliste, et l’autre moitié à pester contre les receveurs d’autobus. »)
    À mon avis, trois choses au moins l’ont détourné de cette trajectoire : (1) un ensemble de sentiments moraux et sociaux égalitaires, profondément enracinés dans sa propre expérience ; (2) un rapport politique, et non intellectuel ou théorique, au politique : son souci premier n’était pas les idées mais la volonté et l’action ; (3) une analyse rationnelle de l’état du monde en 1936.

    Le peuple d’Orwell, John Crowley & S. Romi Mukherjee
    La référence au « peuple » est omniprésente dans l’œuvre d’Orwell, aussi bien dans ses romans que dans ses essais et articles. Une certaine idée du « peuple » est sous-jacente à ses nombreuses remarques sur des entités collectives plus concrètes comme la classe ouvrière ou la classe moyenne, ou sur des figures représentatives comme le travailleur, l’homme de la rue ou « celui qui gagne cinq livres par semaine », ou encore sur des notions comme celles de décence commune et de sens commun.
    Pourtant, loin d’être systématique ou même cohérent, le populisme politique d’Orwell est avant tout un espace conflictuel, un espace de lutte. Cette lutte résulte de son refus d’invoquer un « peuple » abstrait, messianique et utopique, et de son attention constante aux hommes et aux femmes tels qu’ils sont, à leurs odeurs, leurs angoisses, leur laideur et leurs espoirs. Cette lutte représente bel et bien la tentative opiniâtre d’Orwell pour affronter l’impossibilité apparente d’une conscience politique véritable.

    George Orwell et la question palestinienne, Giora Goodman
    Cet article analyse l’attitude de George Orwell vis-à-vis du sionisme et de la question palestinienne – un sujet qui, aujourd’hui comme de son vivant, n’est pas sans susciter émotions et controverses au sein des milieux de gauche. Si quelques études ont été publiées sur son attitude par rapport aux Juifs et à l’antisémitisme, il reste que sa position sur la question palestinienne mérite qu’on y regarde de plus près, principalement pour deux raisons. Premièrement, sur ce sujet comme sur d’autres, les opinions d’Orwell – où domine l’antisionisme – le plaçaient en porte-à-faux par rapport à beaucoup d’intellectuels de gauche de son époque, qui comptaient pour certains parmi ses amis les plus proches, et pour d’autres parmi ses alliés politiques. D’autre part, il a exprimé ces opinions alors que le conflit palestinien connaissait une véritable flambée en cette dernière décennie du mandat britannique – moment historique clef dont, faut-il le rappeler, les conséquences se font sentir aujourd’hui encore.

    L’anticolonialisme de George Orwell et Bertrand Russell, Olivier Esteves
    Je propose d’étudier ici la pensée anticolonialiste de ces deux intellectuels, en prenant en compte le contexte historique dans lequel chacun d’eux a ­évolué : en effet, si Russell a été témoin de la guerre des Boers (1899–1902) avant de pourfendre, une soixantaine d’années plus tard et notamment pendant sa période dite « guévariste », l’impérialisme américain au Vietnam, l’anticolonialisme d’Orwell s’est surtout nourri de son expérience en Birmanie (1922–1927) et de celle des années 1920 et 1930, avant qu’il puisse assister, au soir de sa vie, à la partition de l’Inde (1947). On n’oubliera pas que, malgré toutes les affinités qui seront relevées, la question de l’Empire est proprement centrale chez Orwell, tandis qu’elle se trouve, chez Russell, en quelque sorte subsumée dans une réflexion plus générale sur des questions aussi diverses que la technologie et l’industrialisme, le libre-échange, les droits de l’homme, la nature du pouvoir, la démocratie et l’internationalisme.

    La fabrication d’une icône : « Orwell l’européen », Christophe Le Dréau
    Au mois de janvier 1947, la rédaction de Partisan Review envoie une ­proposition éditoriale à quelques auteurs qui incarnent la gauche anti­stalinienne : Arthur Koestler, James Burnham, Granville Hicks, Arthur Schlesinger, Victor Serge et George Orwell. Elle leur demande d’y ­répondre sous la forme de contributions qui sont toutes publiées sous un titre ­identique, « The Future of Socialism ».
    Au-delà du sous-titre « Toward European Unity », à première vue sans ambiguïté et qui résonne comme un programme, le contenu de l’article d’Orwell est assez problématique. Il défend avant tout le socialisme et George Orwell s’y montre assez critique à l’égard de l’Europe : s’il approuve le slogan « États-Unis d’Europe », il ne croit absolument pas à sa réalisation ; c’est pour lui un beau rêve, un slogan parfait mais utopique. Donc, si l’unité européenne pourrait être un moyen, elle n’est en aucun cas une fin. L’unité européenne n’est pas bonne en soi ; elle serait bonne si elle devenait le moyen d’imposer le socialisme démocratique en Europe.

    French Orwellians ? La gauche hétérodoxe et la réception d’Orwell en France à l’aube de la guerre froide, François Bordes
    Dans l’étrange et spectaculaire reconnaissance de la figure d’Orwell, le patient travail de lecture et d’interprétation, les enquêtes minutieuses que peuvent mener les historiens et les philosophes avec leurs modestes moyens restent d’une évidente nécessité. À son échelle, le présent article propose d’apporter quelques éléments sur la réception d’Orwell en France à l’aube de la guerre froide, de 1945 à 1948. Il espère ainsi éclairer un peu cette « énigme » que constitue la situation longtemps faite en France à cette œuvre majeure.
    Existe-t-il un courant orwellien en France ? George Orwell, cette grande « conscience politique du XXe siècle », a longtemps été méconnu en France où son œuvre fut le plus souvent réduite à 1984. Ce n’est qu’à partir du « moment antitotalitaire » des années 1970 et du chantier éditorial lancé par les éditions Champ libre que la situation d’Orwell s’est réellement « débloquée ». Il faut donc repartir de ce moment-là.

    Un peu partout avec G. Orwell, interview de George Orwell par William G. Corp

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