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Métapo infos - Page 1300

  • Dieudonné, un héros de l’art contemporain ?...

    Alors que le ministre de l'intérieur, pourtant en charge des libertés publiques, envisage de faire interdire les spectacles de Dieudonné, l'inventeur de la célèbre quenelle "anti-système", l'équipe d’Éléments a eu la bonne idée de mettre en ligne sur son blog, l'article de François-Laurent Balssa lui avait consacré dans le dernier numéro de la revue...

     

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    Dieudonné, un héros de l’art contemporain?

    « Les deux situations, aussi critiques et insolubles l’une que l’autre : celle de la nullité de l’art contemporain, celle de l’impuissance politique face à Le Pen ». Ainsi commençait le dernier papier de Baudrillard à Libération, qui provoqua un beau tollé et valut à son auteur de quitter le quotidien. Nous étions en 1997. Rien n’a changé depuis, sinon que Dieudonné s’est invité dans la danse. L’art contemporain est plus nul que jamais et rien ne semble en mesure d’arrêter Dieudo, qui fait un diable aussi beau que Le Pen. C’est le virus Ébola de l’humour : il s’insinue partout en dépit du cordon sanitaire dressé autour de lui. On « résissssste » tant qu’on peut, comme dans la chanson de France Gall, mais seulement dans les salles de rédaction. Partout ailleurs, la « dieudonnisation » des esprits est en marche, un phénomène aussi contagieux que la lepénisation. La mise en quarantaine médiatique ne change rien à l’affaire, elle produit même des effets contraires à ceux recherchés selon la logique des modèles d’identification négative. Puisque c’est interdit, c’est désirable, comme au bon vieux temps du samizdat. Depuis Mes excuses (2004), les spectacles de Dieudo sont devenus des mots de passe, des codes de reconnaissance que l’on échange dans la semi-clandestinité. Ecce Dieudo, aussi fort que Cartouche, Mandrin et Fantômas.

     

    La quenelle, du body art

    Entrer dans la culture populaire, l’art contemporain en rêve depuis cinquante ans (l’art pour tous). En vain. Dieudo l’a fait avec sa désormais fameuse quenelle – du body art passé dans le domaine public. On ne compte plus les quenelliers qui postent leurs œuvres sur le Net et les réseaux sociaux, de la petite quenelle de 14 cm à la quenelle géante de 175. Quenelliser, c’est tout un art. Le bras gauche tendu vers le bas et le bras droit qui remonte, la main à plat, jusqu’à hauteur de l’épaule (là, on parle de quenelle épaulée). Un geste qui n’est pas sans danger. Deux militaires en ont récemment fait les frais pour avoir mimé en godillots-treillis une quenelle martiale devant la synagogue Beth David à Paris. Quoi ! Comment ? Une nouvelle affaire Carpentras ! Tout l’appareil d’État mobilisé : le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, l’état-major au complet, la patrie en danger, Hitler aux portes de Paris. Mais la quenelle, c’est comme l’hydre de Lerne, vous lui coupez la tête, cent queues repoussent (ou l’inverse). Et que dire des si rafraîchissants Tony Parker et Boris Diaw (deux magnifiques quenelliers au passage) levant le doigt vers le ciel sur le perron de l’Élysée avec l’équipe de France championne d’Europe de basket. « Au-dessus, c’est l’soleil » (le soleil, ici, s’appelle Jordan, comme l’a rappelé Dieudo). Branle-bas de combat. Les éditorialistes qui nous rejouent la grande peur des bien-pensants, du nom de l’hommage de Bernanos à Drumont.

     

    Seul Ubu peut renverser Tartuffe

    Dieudo revient de loin. C’était le Noir rêvé, militant des droits de l’homme, universaliste, antifasciste, fruit de la bienheureuse « diversité ». La gauche adore. Elle voit les Noirs comme si elle les avait affranchis au dernier congrès du PS. Idéalement, ils devraient tous ressembler à Harlem Désir. Dieudo a choisi de ressembler à Jean-Marie Le Pen (« Jean-Ma », pour les intimes). L’imprévu dans l’histoire, comme disait Dominique Venner, l’accident industriel, une sorte de Seveso pour l’antiracisme : la rencontre d’un griot africain et du dernier menhir d’Occident, borgne de surcroît. À partir de cette date, Dieudo entrait dans la cour des grands, désertée depuis la mort de Céline (le premier nom venu à la bouche des spectateurs de Mes excuses, le plus beau bras d’honneur – ancêtre de la quenelle – au système). Dix ans après, Dieudo est devenu champion du monde des happenings politico-loufoques. Quel artiste contemporain peut aligner un pareil palmarès ? Le prix de l’infréquentabilité à Robert Faurisson. Le voyage en Orient façon circuit touristique du Hezbollah : étape au Sud-Liban, pèlerinage à Téhéran, conférences de presse à Damas et Alger. L’amitié avec Soral (la soralisation, elle aussi, est en marche – voir Le Monde diplomatique d’octobre). Une fille, Plume, portée sur les fonts baptismaux par « Jean-Ma ». La participation, à titre de témoin, avec Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, à la prison de Poissy au mariage gay de deux codétenus qui revendiquent la paternité de la fille de Rachida Dati : Alfredo Stranieri, surnommé « le tueur aux petites annonces », et Germain Gaiffe, condamné à trente ans de prison pour avoir assassiné et démembré un homme. Hénaurme.

    Que pèsent les provocations Dada et les enfantillages surréalistes à côté de la chanson « Shoananas » (sur l’air de « Chaud Cacao » d’Annie Cordy) ? C’est la technique du ready-made – l’audace en plus – appliquée à l’« industrie de l’Holocauste », pour reprendre l’expression de Norman Finkelstein. Moralité : seul Ubu peut renverser Tartuffe. Au regard des interdits contemporains, il n’y a pas de transgression plus forte. Dieudo délivre l’art contemporain du mal, il le renvoie à son impuissance vertueuse. À tout prendre, c’est le seul artiste d’avant-garde. La raison à cela ? Il renoue avec le geste inaugural du premier modernisme en se servant de la boîte à outils de l’art contemporain : l’intervention dans le champ public, le happening, la performance, le scandale – tout ce que le slavisant Gérard Conio a appelé la « théologie de la provocation ». On peut trouver à redire sur cette théologie. Il n’en demeure pas moins qu’elle a été pratiquée avec éclat par quelques grands noms, le premier et plus grand d’entre eux, Rimbaud, qui en a touché rapidement les limites. Une fois Rimbaud mort, tous les Duchamp du monde se sont mis à danser sur son cadavre immense. La théologie est devenue farce et la provocation mondaine. En labellisant ses urinoirs et en ajoutant des moustaches à La Joconde, Duchamp inventait la provocation anodine, qui ne demandait qu’à passer à l’état de procédé publicitaire. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Depuis lors, le mode d’intervention préféré des « artisses » (Louis-Ferdinand Céline), c’est le simulacre de la provocation. Cela donne de légers émois sexuels à toutes les Marie-Chantal de l’art contemporain. Des provocations éventées et convenues qui fonctionnent comme des coups marketing à la manière des publicités Benetton. Zéro risque, la signature du niveau zéro de l’art. Des petits pets dans l’eau, des éviscérations en 3D, des automutilations pour rire, des installations ineptes situées quelque part entre le stade banal et le stade anal. Le charlatanisme, mais sans l’humour. La provocation, mais sans la prison. Le mal, mais sans la damnation éternelle. Le saut dans le vide, mais du haut d’un tabouret.

     

    Dieudo, enfant de Loki, le dieu fripon

    Tout le contraire de Dieudo, lui l’enfant de Loki, le dieu fripon de la mythologie nordique, ce « mal né contestataire » auquel Dumézil a consacré un ouvrage. On a l’impression que c’est une rémanence du carnavalesque médiéval. Il conjugue deux formes de transgression : celle, politisée, de l’art moderne et celle, gullivérienne, ogresque et histrionique, du Moyen Âge, quand le bouffon était élu pape à Mardi gras et que la messe était dite par un âne, une mitre pontificale plantée sur les oreilles. À lui seul, c’est le refoulé du monde contemporain qui surgit d’abord sous un mode parodique. Shakespeare nous a embrouillé l’esprit avec ses fous dansants et ses plaisantins virevoltants. Le vrai bouffon vaut mieux que cela, lui qui payait au prix fort sa liberté de parole. Car on ne dit pas impunément au roi qu’il est nu, comme dans le conte d’Andersen – non pas seulement nu, mais aussi nul. Cette impertinence a un prix : le roi vous coupait la langue. Les démocraties n’agissent pas différemment : elles débranchent le micro.

    Pendant que ces Messieurs de l’art contemporain finissent accrochés aux murs des Guggenheim du monde entier, à Beaubourg, dans les fonds pensionnés des FRAC, célébrés par les médias, adulés par les galeristes, plébiscités par les maisons de vente, Dieudo se voit interdit de spectacle, convoqué devant la 17e chambre correctionnelle, boycotté par les journalistes. Cherchez l’erreur. La « tradition du nouveau » décrite par Harold Rosenberg apparaît désormais pour ce qu’elle est : un conformisme de l’anticonformisme – l’académisme de l’anti-académisme, une sorte d’institutionnalisation à l’envers. La vérité, c’est que les provocations de l’art contemporain ne provoquent plus rien. Coitus artisticus interruptus.

    « La barbarie plutôt que l’ennui ! », disait Théophile Gautier. Maintenant, on a la barbarie et l’ennui. Il n’y a guère plus que la SPA et l’Église catholique pour élever, de loin en loin, une protestation. Il y a quelques mois, un amoureux de la gente féline a giflé Jan Fabre quand le plasticien belge a organisé son lancer de chats dans l’Hôtel de ville d’Anvers (il n’y a que dans l’art contemporain que l’on trouve des initiatives aussi tartes, aussi communément indigentes, puériles et frelatées. De quasi-équivalent en nullité, on ne voit guère que les cadavres si peu exquis des surréalistes et les programmes de MTV à l’époque de Jackass, le crapoteux en plus, la prétention en moins. Au moins les animateurs de Jackass ne demandaient pas au bourgmestre d’Hollywood sa bénédiction et son argent). Tout aussi insignifiant : le « Piss Christ » d’Andres Serrano – une photo d’un crucifix immergé dans la Sainte Urine de l’Artiste – a été « vandalisé » par un catholique qui a pris au pied de la lettre les recommandations de Duchamp. On ne saurait trop l’en féliciter.

     

    Talmudisme et scolastique

    On peut s’indigner des prix atteints par l’art contemporain, trouver indécente la spéculation sur les tableaux, être choqué par la prodigalité des collectionneurs milliardaires, certes, mais tout cela n’est ni plus ni moins obscène que la valeur marchande des footballeurs, les salaires des journalistes de Canal+, la rapacité des fonds d’investissement ou la connerie de Cécile Duflot. Le mystère de l’art contemporain est ailleurs. Il tient à son insignifiance. Tout ça pour ça ! Avec en option la prétention discourante, les explications de texte sentencieuses, la phraséologie emphatique de Bernard-Henri Lévy et les ratiocinations grammatologiques de Derrida. Talmudisme et scolastique, barbouillage et verbiage. Le verbalisme est la maladie infantile de l’art contemporain. L’œuvre est dévorée à l’avance par son commentaire. Un désert de signification et une inflation d’interprétations. La théorie a pris le pas sur la praxis. Un formalisme informe, à la façon des amibes, s’est diffusé partout. Baudelaire disait du peintre qu’il a tué la peinture. L’artiste contemporain a fait mieux : il a tué l’art. Le refus de la représentation devait bien aboutir un jour ou l’autre à ce que l’art ne représente plus rien. Nous y voilà. L’art n’a plus rien à cacher et plus rien à montrer. La part maudite s’est dégradée en part ludique. Qui voudrait être le contemporain de ce contemporain-là ?

    On est désarmé face à autant de vacuité. Que dire ? Comment appréhender le néant ? C’est si arrière-gardiste, si pompeux, si pompier. C’est le triomphe du kitch et du latex, du mauvais goût siliconé et des dorures sur béton, de Lady Gaga et des gender studies, de la musique techno et des mangas psychédéliques, de la Gay Pride et du CAC 40, des OGM et de la pornographie. L’art, c’est désormais tout ce qui n’en est pas. Un ensemble de dispositifs, de « concepts », de postures, d’impostures, de subventions, de discours auto-légitimants. Après la banalité du mal, la banalité de l’art. Ni beau, ni laid. Rien, nothing, nada. Le vide à l’état chimiquement pur, un trou noir sur fond noir. « Le rien est parfait puisqu’il n’a rien à perdre et ne dérange personne », selon les mots mêmes de Warhol, la vacuité en personne.

    À quoi bon l’art contemporain, a-t-on envie de leur dire ? Alphonse Allais n’a-t-il pas tout dit avec sa série de toiles monochromes. Mon préféré : le bleu sur fond bleu baptisé : Stupeur de jeunes recrues apercevant pour la première fois ton azur, ô Méditerranée ! (à faire bleuir les monochromes de Klein). Alphonse enfonce Kasimir. Ce qui ne retire rien au génie de Malevitch, mais rendons grâce aux bolcheviks de lui avoir imposé le retour à la figuration. En sont sortis ses moujiks iconiques et christiques qui évoquent la célèbre nuit d’Arzamas où Tolstoï dit avoir éprouvé une terreur « rouge, blanche, carrée ».

                Nul n’a mieux décrit ces gens-là qu’Aragon en ces vers :

    Ils écrivent un braille à l’aveugle inconnu

    Ils parlent un langage étrange et convenu

    Où trois ou quatre mots font le bruit de la mer […]

    Mais le mot-clef le mot qui les laisse béants

    Pareil au coquillage où ronfle l’océan […]

    Le mot géant qui les culbute c’est néant […]

    Quel drame de titans miment-ils ces pygmées

    On dirait à les voir et leurs verres fumés

    Qu’ils attendent toujours une éclipse totale.

     

    Sortez vos carnets de chèques !

    Des pygmées, des nains, des grossistes de l’insignifiance. Jugez-en et sortez vos carnets de chèques (« Quand j’entends le mot culture, je sors mon carnet de chèques », Jean-Luc Godard). Les bandes rayées de 8,7 cm de Buren. Les feuilles de métal rouillé de Richard Serra. Les balafres sur peinture laquée de Lucio Fontana. Le crâne serti de diamants de Damien Hirst, vendu 100 millions de dollars (une « réflexion sur la vanité de la vie » – mais pas de l’artiste). Les pochoirs de Banksy qu’on arrache des murs de Londres pour les vendre à prix d’or. Les collages aurignaciens de Jean-Michel Basquiat qui font exploser les enchères. Le noir zébré de Soulages, l’artiste français vivant le plus cher, qui, non content d’avoir endeuillé Conques, va avoir son musée en tôle fuligineuse à Rodez. Et le château de Versailles ? De Jean-Jacques Aillagon à Catherine Pégard, du « homard géant » botoxé de Jeff Koons – alias « Mickey l’ange » – aux motifs criards et phosphorescents de Takashi Murakami, le Monsieur Louis Vuitton de l’art contemporain. Et maintenant Giuseppe Penone et ses arbres desséchés et minéralisés, aussi liposucés que la Cicciolina (ex-épouse de Jeff Koons), qui évoquent des termitières vitrifiées et des cendriers anorexiques sur pied tubé en imitation bois. L’Arte Povera ? Art de la misère, misère de l’art, comme eût pu dire Marx, l’accumulation primitive du capital en sus. On en vient presque à regretter que Dame Pégard, ordonnatrice du domaine de Versailles, ait dû déprogrammer, sous la pression du public (ô censure!), l’immense lustre en tampons hygiéniques, « œuvre » de la plasticienne portugaise Joana Vasconcelos (si le ridicule pouvait tuer, l’art contemporain serait mort-né). Aillagon a montré la voie à suivre, mais du moins faisait-il, lui, fructifier les placements de son ancien patron, ami et mandant François Pinault, grand collectionneur de jeff-kooneries. C’est l’avantage avec le marché de l’art, pas de délit d’initiés ici, pas d’appel d’offres. Les copains d’abord.

    Peu importe qu’ils soient millionnaires ou prolétaires, surcotés ou déclassés, les artistes contemporains ne sont plus que des animateurs culturels, GO du capitalisme avancé, qui gèrent avec d’autres (la chanson pop, le foot business, les people) les temps libres (morts ?) des sociétés post-historiques. Professionnellement parlant, ce sont des agents d’ambiance. Ils chauffent la salle. Dieudo l’électrifie. Naguère, on allait chez les marchands forains voir la femme à barbe à titre de divertissement dominical. Aujourd’hui, on va voir en famille des « installations » éphémères, même si elles sont constamment renouvelées. Rien ne les distingue d’un show-room d’Ikea, d’un vide-greniers ou d’un terminal d’aéroport. Elles font partie du mobilier urbain. Il n’y a que les enfants qui s’y reconnaissent. Ils retrouvent un mélange qui leur est familier, fait de mikados géants, de vitrines de Noël, de gadgets numériques, de formes synthétiques. Quelle différence entre un Miró et un barbouillage d’enfant fixé sur un frigo ? Les aimants et dix millions d’euros. Rien de plus. Tous enfants, tous artistes. Les « adultes accompagnants », comme on dit dans les classes maternelles, sont pris à l’avance d’une lassitude monochrome. Déjà vu, déjà lu, déjà entendu. C’est tout le problème de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

    On pourrait se croire chez les fous, on trône chez les escrocs. Il y a toute la gamme, du virtuose au médiocre, suivi par l’armée habituelle des imbéciles. Le virtuose, c’est Andy Warhol, le meilleur élève de Duchamp – plus pâle que Woody Allen, plus affligé que Droopy, plus dépressif que Houellebecq. C’est la tête de gondole de l’art contemporain. Il sérigraphiait des billets de banque, sa fausse monnaie a fait de lui un Crésus exténué. C’est le visage du turbo-capitalisme, son plus parfait produit dérivé. Design, sérigraphiable à l’infini et déductible des impôts. François Derivery a montré dans ses livres et ses chroniques combien l’art contemporain est un avatar du néolibéralisme (mais il n’est pas que cela). Sa fonction : légitimer l’univers de la marchandise fétichisée en affectant de la dénoncer (et cela ne change rien à la chose si, en France, on a choisi de fonctionnariser l’artiste. Au final, on a deux formes d’institutionnalisation, par l’État ou par le marché).

     

    L’école du monstrueux ridicule

    Une hypothèse ? Et si l’art contemporain n’était qu’une resucée outrée de la préciosité qui a sévi au XVIIe siècle, dont le grand Molière a recueilli la sottise dans Les femmes savantes, Les précieuses ridicules et L’école des femmes. Il suffit de retourner le primat de l’élégance. Pour le reste, c’est la même surenchère dans le vide et la même esthétique du faux, de l’apprêté et du simulé. À ce compte-là, les acteurs de l’art contemporain seraient les nouveaux Trissotin ; et les plasticiennes et autres bas-bleus les nouvelles Bélise et Philaminte. Au XVIIe siècle, on échangeait des madrigaux grandiloquents et des galanteries au kilomètre, on se pâmait devant la carte de Tendre et les valets jouaient aux petits marquis poudrés. Rien de nouveau sous le soleil. On n’a aboli ni l’affectation ni le maniérisme, mais ils ne s’exercent plus dans les mêmes registres. Le fond de la préciosité, c’était « le retranchement de ces syllabes sales » (Molière). Celui de l’art contemporain, c’est l’ajout de syllabes sales et équivoques. À plus de trois siècles de distance, le sordide et le morbide donnent ainsi la réplique au tendre et au doux. À la panoplie du raffinement, s’est substituée celle du pourrissement ; à celle du rare, celle du banal. Hier, une hystérisation du beau ; aujourd’hui, une hystérisation du laid. Ce qui demeure, c’est l’expression perruquée, superlative et hermétique du vide. « Quel diable de jargon entends-je ici ? » (Gorgibus, le père, incarnation du bon sens dans Les précieuses ridicules). Le précieux s’est fait monstrueux. C’est l’école du monstrueux ridicule. Femmes savantes et hommes pédants. Christine Angot est la nouvelle Mme de Scudéry et Virginie Despentes la nouvelle Mme de Rambouillet. On ne couvre plus ce sein qu’on ne saurait voir, on vous le jette à la figure en exhibant ses tampons hygiéniques usagés. Quant au bourgeois gentilhomme, il n’aspire plus qu’à la bohème : il fait de l’art contemporain sans le savoir. Indémodable Molière, plus neuf aujourd’hui qu’hier et bien moins que demain, en butte aux réincarnations successives de Tartuffe. Ni plus ni moins que Dieudo.

    François-Laurent Balssa (Éléments n° 149, octobre - décembre 2013)
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  • Tour d'horizon... (59)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur l'Observatoire des multinationales, Rachel Knaebel  s'interroge sur la multiplication, en France, des centres commerciaux géants, sur le modèle des mall américains...

    Pourquoi les centres commerciaux géants recouvrent la France

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    - sur Marianne, Jacques Sapir nous livre la réalité des chiffres du chômage en France...

    François Hollande, le chômage et la réalité

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  • Vent divin...

     Vous pouvez découvrir ci-dessous une vidéo, esthétiquement superbe, intitulée Vent divin...

     

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  • Costanzo Preve, un Italien libre !...

    Après avoir rendu un hommage amical au philosophe italien Costanzo Preve, Yves Branca, qui a traduit en français deux de ses ouvrages, nous a adressé ce texte qui constitue un hommage intellectuel à la pensée de cet esprit libre...

     

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    Au revoir, Costanzo !    
      Un très grand philosophe italien s’est éteint à l’aurore du 23 novembre dernier.
     
      C’est par le dossier « Délivrons Marx du marxisme » de la revue Éléments (hiver 2004-2005), que je l’avais découvert. Émerveillé de trouver dans sa pensée quelque chose comme l’accomplissement de certaines idées qui me hantaient après mai 68, mais à peine ébauchées, et dont j’ai cru longtemps me libérer en m’abandonnant à des rêveries, j’ai décidé de contribuer à la faire connaître. Toute modeste que soit cette contribution, je m’en fais un honneur. Je dois remercier Alain de Benoist de m’y avoir encouragé à la fin de 2008. Les lecteurs des revues du GRECE et de Krisis ont déjà eu un aperçu de son originalité, de son audace, de sa liberté d’allure ; ainsi que de la richesse de son œuvre par la bibliographie très complète qu’Éléments en avait donnée en 2005. Mais on s’adresse ici à des lecteurs nouveaux ; et bien que Preve  ait beaucoup écrit depuis, et que son œuvre philosophique soit sans doute destinée à s’affirmer comme l’une des plus fondatrices de ce début du troisième millénaire, trois des ouvrages qui exposent ses derniers développements viennent seulement d’être traduits en français(1) . En Italie même, ses travaux sont isolés par un mur de silence, depuis qu’en 1999, une « gauche » de convention ralliée aux forces du « Nouvel Ordre Mondial » les a frappés d’un ostracisme auquel il répondit par Le bombardement éthique (Il bombardamento etico), brûlot contre l’« interventionnisme humanitaire » en Serbie. Avant de présenter cette pensée en quelques mots, il faut donc parler un peu de lui.
        
        Costanzo Preve est né en 1943 près d’Alessandria en Piémont. Son père, issu d’un milieu piémontais de militaires et de fonctionnaires, était employé des Chemins de fer, sa mère issue d’une famille arménienne orthodoxe de Grèce, d’abord réfugiée en France. Après un début d’études sans conviction de droit et de sciences politiques à Turin, il se prend de passion en 1963 pour la philosophie (avec option de philosophie grecque classique), l’allemand, et le grec (ancien et moderne), qu’il étudie respectivement et successivement à Paris, Berlin, et Athènes, toujours avec le statut de boursier, obtenu par concours. A Paris, assidu aux séminaires de Louis Althusser, tout en fréquentant Gilbert Mury, et Roger Garaudy, il avait pu approcher toute la mouvance communiste française, depuis les staliniens ralliés au vaisseau de Pékin jusqu’aux tenants de la politique de la « main tendue » aux chrétiens progressistes. A Athènes, en 1967, il soutient une thèse en grec moderne sur le thème des Lumières grecques. Rentré à Turin en 1967, il y enseigne aussitôt jusqu’en 2002 l’histoire et la philosophie au lycée, qui en Italie sont associées, ayant obtenu sa titularisation par concours en 1970. Il adhère au Parti Communiste Italien entre 1973 et 1975, avant de militer dans plusieurs groupes de la gauche extraparlementaire, avec un bref passage au Partito della rifondazione comunista (Parti de la Refondation communiste), tout en collaborant, depuis 1977, à la revue romaine « nationalitaire » Independanza, et en poursuivant une recherche philosophique très personnelle, qui partait d’une critique de la tradition italienne et plus spécialement turinoise de l’internationalisme ouvriériste (travaux parus en 1982).
       Sa première étude importante, en tant que proposition d’une reconstruction du marxisme contemporain, La philosophie imparfaite (La filosofia imperfetta), paraît en 1984. Il se distancie de Louis Althusser, qui l’avait fort influencé,  renoue avec les idées d’ Ernst Bloch sur l’utopie et les thèses de la dernière période de l’œuvre de Georges Lukacs sur l’Ontologie de l’être social, aborde déjà la question de « l’impensé » philosophique de Marx(2). En 1991, il délaisse toute tentative pratique de « refondation  communiste », pour engager, sur les  causes profondes de la fin de l’Union Soviétique et du « socialisme réel » et les principes d’une «refondation anthropologique générale » du communisme, une réflexion d’où il résulte : qu’après l’implosion de l’URSS, la globalisation mondialiste ne peut plus être analysée et comprise selon les anciens schémas d’opposition « droite/gauche » et de «lutte des classes», mais selon une conception « sobre et désabusée » de la géopolitique (3); et qu’une nouvelle forme de société communautaire est à définir, aussi éloignée du collectivisme que de l’organicisme social réactionnaire. Preve a rejoint, en 2004, le Campo Antiimpetialista (Camp anti-impérialiste), en précisant bien qu’il n’adhérait par là qu’au soutien qu’apportait ce mouvement à la résistance irakienne. Il était devenu rédacteur régulier aux revues Eurasia et Comunismo e comunità, et collaborait librement, pourvu qu’elles donnent vraiment à penser, à des revues tant de la «gauche alternative » comme Bandiera rossa (Le Drapeau rouge), que de la droite radicale traditionaliste, comme Italicum. Depuis 2006, il était membre du comité éditorial de la revue Krisis d’Alain de Benoist.

     

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       Après 1999, la fécondité de Costanzo Preve fut extraordinaire : mentionnons seulement, pour la seule année 2006, avec l’Eloge du communautarisme, que j’ai traduit et présenté, Il popolo al potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici (Le peuple au pouvoir. Le problème de la démocratie sous ses aspects historiques et philosophiques); Verità e relativismo (Vérité et relativisme); Religione, scienzia, filosofia e politica nell'epoca della globalizzazione (Religion,science, philosophie et politique à l’époque de la globalisation); Il paradosso de Benoist (Le paradoxe Alain de Benoist), et Storia della dialettica (Histoire de la dialectique). Ce dernier ouvrage introduisait à ceux de l’année suivante, tous consacrés à préciser le principal, une Histoire critique du marxisme, parue en français en 2011. L’année 2008 voit paraître sa première analyse historique et politique concrète, La Quatrième guerre mondiale (dont ma traduction annotée vient de paraître aux éditions Astrée), sur ces nouveaux fondements étendus à la géopolitique depuis 2005 (Filosofia e geopolitica : Philosophie et géopolitique); et en 2009, où il achève de replacer le marxisme dans la tradition européenne (Il marxismo e la tradizione culturale europea - Le marxisme et la tradition culturelle européenne), il travaille « à quatre mains » avec Eugenio Orso, jeune et brillant économiste, à un premier essai d’analyse concrète du système de « gouvernance » de l’oligarchie mondialiste, et de sa « religion du politiquement correct », qui paraît en 2010, sous le titre de Nuovi signori e nuovi suditti (Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets)(4); depuis, sa santé déclinant de plus en plus, Preve s’était surtout consacré à parachever sa critique d’Althusser dans une Lettera sull’umanseimo (Lettre sur l’humanisme), et un monumental testament philosophique, sur lequel je conclurai, il éclairait et explicitait sa pensée par des articles, conférences, et entretiens, publiés par écrit et surtout en vidéos saisissantes, tout en passant le relais à un petit cercle de brillants disciples et amis, pour la plupart de la nouvelle génération, comme Alessandro Monchietto, Andréa Bulgarelli, Orso déjà cité, Carmine Fiorillo, leur aîné, son ex-collègue Giuseppe Bailone, et quelques autres, tous remarquables.    
        On aura peine à bien suivre la démarche des deux œuvres de Costanzo Preve que j’ai traduites si l’on perd de vue qu’il s’agit avant tout de manifestes  philosophiques militants. Un mixte de pédanterie, de préciosité, et de verbalisme, qui procède de l’étiolement de la vie et de la pensée dans notre ruine sociale et communautaire, a en effet rendu presque insolite ce genre où Preve excellait, que Fichte appelait « philosophie populaire », qui n’a rien à voir à la « vulgarisation ». Preve ne s’y est d’ailleurs pas limité ; son Histoire critique du Marxisme est un exemple d’une manière encore plus brillante, et par excellence, son testament philosophique, de cinq cent pages in quarto (dont le chapitre IV de l’Eloge du communautarisme est d’ailleurs un résumé partiel); mais, de même que Fichte, dont Critique de toute révélation ou La destination de l’homme s’adresse à « tout lecteur capable de penser et de bien lire un livre», Preve « fait un pari sur des lecteurs nouveaux, des gens nouveaux, des esprits ouverts, des têtes libres et pleines de questions ». Tant s’en faut, par conséquent, que ses « manifestes militants » soient les partis pris d’un intellectuel «engagé», ou «organique »; ils ne sont rien moins que l’exercice même de ce que Spinoza  regardait comme « la libre puissance de l’esprit ». Bien que Preve s’en rapporte assez peu au platonisme, sa distinction du philosophe et de l’intellectuel équivaut pour lui à celle du philosophe et du sophiste pour Platon. « Au résumé – écrit Preve dans Marx inactuel -, seule la pratique constante et explicite de la connaissance philosophique (dont le présupposé socratique est non seulement celui de savoir que l’on ne sait pas, mais de placer au centre [es meson] cette conscience de ne pas savoir) peut ou pourra peut-être, ou peut-être aurait pu, éviter au marxisme d’osciller entre les deux extrêmes vicieux et convergents, opposés et complémentaires, antithétiques et solidaires, de la pseudoscience et de la quasi-religion. Le statut authentique de la religion et de la science ne peut être recherché que par un tiers, c'est-à-dire par le philosophe. (…) Aussi bien, la philosophie serait utile parce qu’elle est non pas l’arbitre qui devrait décider qui a raison (illusion que je me garderai bien de favoriser), mais le tiers interlocuteur qui, à la manière de Socrate, invite à la rationalité dialogique. Or, celle-ci est impossible si l’on ne s’expose pas totalement à la discussion ». Preve précisait encore, au début d’une Autoprésentation de 2007, que « Monsieur Costanzo Preve a été longtemps un ‘intellectuel’ [qui se voulut engagé, puis organique] (…), mais aujourd’hui il ne l’est plus. Et en outre, il demande à être jugé, non plus sur la base d’illusoires appartenances à un groupe, mais sur celle, exclusivement, de ses acquis théoriques ».
      

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        Entre ces « acquis théoriques », le concept (au sens hégélien du terme(5)) de communauté est absolument central; et ce que Preve appelle communautarisme est non seulement la théorie de la communauté, mais encore la communauté comme concept. Mais disons d’abord ce que n’est pas le communautarisme, dans cette perspective. Bien que Preve fasse très clairement raison des formes de communautarisme à rejeter, et des acceptions du terme à réfuter, il importe tout particulièrement de préciser en France, nation formée autour d’un Etat que nos rois appelaient déjà, à la romaine, République (respublica), qu’il ne s’agit pas le moins du monde de « l’utilisation du communautarisme ethnique [ou religieux, ou tribal postmoderne, ou tout cela ensemble], pour ruiner aujourd’hui la souveraineté des états nationaux » (Eloge du communautarisme, Introduction, et chapitre VI). Preve y comprend le  multiculturalisme « emballage pittoresque de la totale américanisation du monde ». La crise de l’Etat-nation selon le modèle français, qui paraît aujourd’hui m’être plus « producteur de socialité », comme l’écrit Alain de Benoist, a fait en France du communautarisme un monstre effrayant, mais il n’y a pas de fumée sans feu… En Italie, c’est une autre acception du terme qui produit des « réactions pavloviennes », qui affectent le mot « communautarisme » d’une connotation « d’extrême droite » se rapportant  principalement au fascisme, au nazisme, aux prétendues « métaphysiques » contre-révolutionnaires et traditionalistes (Chamberlain, Guénon, Evola) qui assez confusément s’y sont mêlées. Pour élégantes qu’elles puissent être, comme chez Evola, ces « métaphysiques » ont en commun d’être des reconstructions qui mythifient d’anciennes formes d’autorité par nostalgie d’une communauté hiérarchique « naturelle », en remontant toujours plus « haut », de l’« Idée impériale gibeline » jusqu’à l’âge d’or de la «Tradition primordiale », en passant par les Hyperboréens, ou les Mages d’Orient, ou le Chakravartin. Les formes d’autorité politique qui en sont issues dans l’Europe du XXe siècle n’ont vu le jour que par la vertu d’un organicisme plus ou moins teinté de naturalisme romantique, mais qui ne pouvait échapper au modèle rigoureusement matérialiste et individualiste du Léviathan de Hobbes, et a produit des « régimes à Parti unique interprète des secrets de l’histoire »(6), sous un Conducteur suprême. Le collectivisme issu du marxisme a pris une forme analogue (du « petit père des peuples » au « conducator »), moins par la sécularisation d’idéaux religieux, que par un déjettement théorique scientiste et positiviste, qui est en soi d’essence religieuse : « Le communisme historique du XXe siècle (1917-1991) et en particulier sa première période stalinienne furent en tout point et intégralement des phénomènes religieux » (Histoire critique du marxisme, IV,10); et Preve a merveilleusement cerné la parenté secrète de l’organicisme social réactionnaire et du collectivisme stalinien : « Le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indistinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social »(7). Mercantilisme ultra-libéral « multiculturel » d’aujourd’hui, organicisme social ou collectivisme d’hier: Preve en traite comme de « pathologies du communautarisme », dont le diagnostic conduit négativement à la définition même de ce dernier, puisque toutes nient en pratique, ou en théorie, « la constitution irréversible, et historiquement positive, de l’individu moderne responsable de choix éthiques, esthétiques, et politiques »(8).
        Pour Costanzo Preve, la « communauté » est la société même, et le «communautarisme », la communauté pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique  du « matérialisme dialectique », auquel il tente de substituer un idéalisme méthodologique qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘communauté’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘communauté’ (Gemeinschaft) »(9). L’histoire toute entière de la tradition philosophique occidentale peut être reconstruite sans rien d’outré sur la base de la catégorie de communauté, que Preve voit aussi d’ailleurs à l’origine de la philosophie chinoise ; mais cette reconstruction intellectuelle suppose ce qu’il appelle un changement de perspective, une véritable  « réorientation gestaltique », que j’éclairerai à la fin.
        Cette réorientation reprend la tentative d’ontologie de l’être social de Georges Lukacs, en insérant la pensée de Marx « métaphysiquement », selon le sens original, ici, du mot « métaphysique » qui ne désigne aucune mystagogie, mais une réflexion sur l’être et ses catégories les plus générales. Et puisque l’«être social » est celui de l’homme en tant qu’« être générique », qui produit sa propre existence sociale, un socialisme communautaire ne peut être conçu que comme  « agir téléologique conscient » : « Le socialisme n’est pas analogue ou symétrique au capitalisme, lequel résulte d’une somme d’actes utilitaristes certes individuels et conscients, mais caractérisée par un mécanisme automatique de reproduction, anonyme et impersonnel » (Histoire critique du marxisme, V, 12). Il s’agit par conséquent de libérer le développement des forces productives de leur soumission et  incorporation à la reproduction capitaliste, tout en libérant la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ; et la question essentielle et capitale est celle des fondements d’une nouvelle « anthropologie culturelle », qui oriente cette libération et éclaire sa voie. Preve a montré en effet que la  Quatrième Guerre mondiale en cours, celle du capitalisme absolu contre les nations et les peuples, n’est rien de moins que « la première guerre culturelle globalisée de l’histoire de l’humanité »; d’où le premier chapitre de l’Eloge du communautarisme,  qui situe clairement le problème du communautarisme dans « l’époque des guerres pour le Nouvel Ordre mondial ».

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         Ce nouveau cycle de guerres correspond à une phase de privatisation et de financiarisation sauvages du capitalisme, qui piétine la légitimité du droit international entre Etats issus des traités de Westphalie de 1648, pour ouvrir un nouveau cycle de guerres de religions à l’échelle mondiale, au nom d’une nouvelle religion militante des Droits de l’homme et de la démocratie, produite par sécularisation et manipulation « atlantiste » et « euratlantiste » des religions monothéistes, hormis l’orthodoxie ( c’est l’un des points par où Preve rejoint l’eurasisme d’Alexandre Douguine ; voir en particulier le terrible chapitre V de La Quatrième Guerre mondiale ), et qui vise à mettre en tutelle la souveraineté des états et des nations. A cet égard, Preve, qui considère l’Etat national souverain comme « une forme de communauté », estime, qu’« en présence d’une puissance idéocratique américaine cannibale fondée sur le pouvoir de ‘l’air’, comme le dirait Carl Schmitt (…), la fonction des états nationaux en Europe n’est pas encore finie (…). S’il est logique de penser en termes d’ensembles continentaux (…), et qu’une Europe unie d’une manière impériale et fédérale se serait mieux opposée à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 que n’ont pu le faire des Etats nationaux incapables au surplus d’un pouvoir géopolitique de coalition, ceci est un discours utopique pour l’avenir, et non pour aujourd’hui »(10). Pour le présent, Preve préconise « un Etat national fortement démocratisé, où une culture communautaire puisse remplacer progressivement la culture individualiste dominante ».(11)
        Dans ce seul cadre peuvent aujourd’hui se rencontrer, en Europe, la liberté et la solidarité: « Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à s’évanouir lorsque l’humaine fragilité matérielle contraint à des relations avec ses semblables l’individu qui y répugne le plus. Une solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque; elle rentre en fait dans la typologie, que l’on a rappelée plus haut, de l’organisation politique de l’atomisation sociale. La solidarité et la liberté sont l’une et l’autre nécessaires : ce qui est la conclusion logique de tout éloge du communautarisme. »(12)
        
         Dans son bel « Adieu à Costanzo » du 28 novembre 2013, son collègue et ami Giuseppe Bailone n’a pas évoqué ses livres, ce « don qui nous reste », mais les très rares qualités de l’homme et de l’ami. « Il n’est pas difficile de rencontrer la philosophie par l’intermédiaire de la chaire et des livres -a- t-il dit - Il est beaucoup plus difficile de trouver un ami de la philosophie qui sache aussi se faire ton ami, s’intéresser à ton humanité ; qui soit disposé à mettre ses idées à l’épreuve vivante de la relation d’amitié, à discuter, longtemps, habituellement, sans te presser de te convertir ; qui ait la patience de faire attention à la manière dont tu les accueilles, à l’effet qu’elles produisent sur toi, à ta disponibilité à les faire tiennes, à les habiter. Cette sorte d’amitié, j’en ai bénéficié de toi… ».  Je puis moi-même en témoigner;  j’ai le bonheur de pouvoir m’unir fraternellement aux paroles de Bailone.

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         Il reste à dire quelques mots de ce testament philosophique signalé plus haut, que Preve vit enfin imprimé en février 2013, et qu’il appela dès lors, (Bailone l’a évoqué dans son dernier adieu, et Costanzo me l’avait dit lui-même au téléphone): « le livre de ma vie » .     
        Costanzo Preve considérait avec Fichte que nos temps de « péché consommé » (vollendete Sündhaftigkeit)  comportent enfin les prémisses des conditions sociales où puisse naître une nouvelle conscience. Il croyait que la génération de ses amis de vingt à trente ans en serait peut-être l’accoucheuse, et il lui a légué un monument : Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie, Editions Petite Plaisance, Pistoia, 2013): plus de cinq cent pages de format in quarto, la somme d’une recherche de quarante ans, écrite de 2007 à 2009, sans ralentir en rien sa production de deux ou trois livres par an: fructification prodigieuse d’une singulière « vertu » dans l’art hégélien du « travail du concept ».
        Ce testament, loin d’être un nouveau « catalogue » des grands moments de la philosophie européenne, consiste en leur exposition approfondie, selon la vision du chemin cyclique de cette pensée, depuis les grecs jusqu’à la grande philosophie classique allemande de Fichte et de Hegel - dans laquelle Preve inclut Marx, délivré de tout « marxisme ». Sa  vision est en effet le fruit d’une primordiale transformation gestaltique, dont il m’exposa l’essentiel en 2009: « Passer d’une conception ‘futuriste’ de Marx, selon laquelle il aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception ‘traditionaliste’, selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les présocratiques, et qui oppose cycliquement, aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation déréglée et anomique de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la communauté »(13). Ces cycles sont retracés selon une méthode de déduction historico- sociale génétique des catégories de la pensée, élaborée en partant, principalement, des derniers travaux de Georges Lukacs (le plus grand à ses yeux des « marxistes libres du XXe siècle ») sur l’ontologie de l’être social.
         L’axe de ce grand livre est la reconstruction du cycle antique de ce qui devint « l’empire gréco-romain », et du cycle des douze siècles du « communautarisme hiérarchique » féodal et seigneurial « sacralisé » (par le christianisme greffé sur l’Europe), si rapidement dissout par l’idéologie chrématistique anglaise au siècle des Lumières. Son concept-clef (au sens hégélien) est celui de la philosophie comme ontologie de l’être social, dont la conscience se peut aliéner, ou rétablir à un degré supérieur, selon les vicissitudes sociales du divorce, ou de la réconciliation des « catégories de l’être », et des « catégories de la pensée ». Chez Kant est le paroxysme bourgeois de ce divorce; la lutte fichtéenne du Moi et du Non-moi en amorce la réconciliation ; Hegel, l’Aristote de ce second cycle, l’accomplit idéalement, en repartant de Spinoza, dont l’idée de Substance, écrit-il, « est la même chose que ce qu’était le on (l’être) chez les Eléates (…) : la libération de l’esprit et sa base absolue ». Et le mot-clef de l’ouvrage figure dans son titre: si cette histoire de la philosophie est « alternative », ce n’est pas qu’elle serait « autre », comme on parle de cinéma « alternatif »; mais qu’elle entend poser les fondements de l’unique option de salut, face à la « mort spirituelle » du nihilisme post-moderne.
      
       Ces dernières lignes donnent à peine une idée d’un tel monument, mais les trésors qu’il contient se révéleront, en dépit de tout. C’est pourquoi j’ose dire: « Au revoir, Costanzo ! ».                                                         
                                                           

    Yves Branca. Le  23 décembre 2013.



    NOTES
    1: Histoire critique du marxisme, de 2007, traduction de Baptiste Eychart, Préface de Denis Collin, postface d’André Tosel, Armand Colin, Paris, mai 2011.
       Eloge du communautarisme, traduction, présentation et notes d’Yves Branca, KRISIS, Paris, septembre 2012.
        La Quatrième Guerre mondiale, traduction, préface, et notes d’Yves Branca, Astrée, Paris, novembre 2013.
        Par ailleurs, deux études de Preve avaient été traduites en français: Vers une nouvelle alliance. Actualité et possibilités de développement de l’effort ontologique de Bloch et de Lukacs, 1986, Actes sud ; et une étude critique d’ Althusser : Louis Althusser. La lutte contre le sens commun dans le mouvement communiste «historique», 1993, PUF. Signalons aussi quelques articles publiés dans la revue Actuel Marx, et le recueil Marx après les marxismes, sous la direction de Jean-Marie Vincent, L’Harmattan, 1997.
    2: Voir ma préface (« Costanzo Preve ») à l’Eloge du communautarisme; et l’Histoire critique du marxisme, chapitre II. 
    3 : Voir l’essai de Preve La lutte des classes, une guerre de classe ? paru dans la livraison « La guerre I » de la revue Krisis, n° 33, juin 2010. 
    4: Preve et Orso avaient d’abord pensé au titre Nouveaux seigneurs et nouvelles plèbes.
    5. Pour Hegel, le concept (Begriff) n’est pas ce qui est déterminé par son objet, mais ce qui se détermine comme objet, en passant par « le travail du négatif ». 
    6, 9: Voir C. Preve, Communautarisme et communisme, in Krisis, livraison « Gauche/droite ? » , n° 32, 2009 ; et sur la philosophie politique de Hobbes, Eloge du communautarisme, chap. IV, 27.

    10,11 : Il paradosso de Benoist, (Le paradoxe Alain de Benoist), chap. VII.

    12 : Eloge du communautarisme, chap. V, 18.

    7, 8,13: Costanzo Preve : Lettre ouverte à un traducteur français (2009), sur le site Internet esprit européen.fr, et celui de la revue Rébellion de Toulouse (rebellion.hautefort.com).

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  • L'empereur-océan...

    Les éditions Les Humanoïdes associés ont réédité cette année la série en trois volumes d'Igor Baranko, L'Empereur-Océan, en un tome intitulé Jihad.Un style se situant quelque part entre Hugo Pratt et Enki Bilal et de nombreuses références à l'idéologie eurasianiste... A découvrir !

     

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    " 1206 : fondateur de l'Empire Mongol, le Prince Temüdjin est reconnu comme Khan suprême et prend le titre de Chenghiz-khan (Empereur-Océan).
    Adepte des destructions massives et des exterminations totales, il domine avec seulement 150 000 hommes un immense territoire qui va du Pacifique à la Caspienne.
    2040 : ancien écrivain de science-fiction devenu dictateur de toutes les Russies, Ivan Apelsinov invoque l'esprit de Gengis Khan et sa Horde d'Or dans ses visées expansionnistes et son désir d'immortalité.
    Mais lorsqu'un homme au pouvoir, mû par l'avidité, veut vivre éternellement, aussitôt un autre apparaît, d'une indifférence terrifiante et dont l'idéal est la mort.
    C'est seulement ainsi que l'illusion du monde reste en équilibre..."

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  • La dissidence passe à l'offensive !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Yves Le Gallou à l'hebdomadaire Rivarol et cueilli sur le site de Polémia, dans lequel celui-ci fait un point sur les succès de la dissidence face au système...

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    La dissidence passe à l'offensive !

    Rivarol :  Votre dernier livre, La Tyrannie mediatique, est un véritable manuel de survie à la désinformation. Pour qui roulent réellement les media ?

    Jean-Yves Le Gallou : La superclasse mondiale, c’est-à-dire quelques milliers d’hyper-riches, relayés par quelques millions de super-riches, présents sur tous les continents. Ces oligarques veulent imposer un monde uniformisé et sans racines, abolissant toutes les distinctions pour ne plus connaître qu’un seul discriminant : l’argent.

    R : Vous attaquez dans un texte récent « l’écosystème de la diabolisation ». A qui sert ce règne de la pensée unique ?

    JYLG : La diabolisation sert aux grands lobbys (mondialistes, antiracistes, gays) à imposer leurs vues du monde en privant de droit de parole leurs adversaires par une délégitimation violente.

    R : Comment sortir de ce piège sans perdre son âme ?

    JYLG : Deux règles :

    • 1-Ne pas participer à la diabolisation d’autrui, ne pas hurler avec les loups ;
    • 2-Mais ne pas non plus exiger des autres qu’ils adoptent toutes vos positions.

    Bref, respecter la diversité des différents engagements. Et ne jamais se tromper d’ennemi. L’ennemi, ce n’est pas mon voisin (qui, c’est selon, en ferait trop ou pas assez). L’ennemi, ce sont les tenants de l’idéologie dominante : les effacistes et les remplacistes. Les effacistes veulent priver le peuple de sa mémoire historique, culturelle, civilisationnelle pour mieux la remplacer ; ils servent ainsi les remplacistes.

    R : En lançant la cérémonie des Bobards d’Or, vous souhaitiez exposer au grand jour les agissements de certains « journalistes ». Quels sont les exemples les plus révélateurs de la mentalité dominante dans cette profession ?

    JYLG : Dans cette profession, la mentalité dominante, ce n’est pas de distinguer le vrai du faux, l’exact de l’inexact, c’est de dire le « bien » ou ce qu’on croit tel. On a tort de parler de « journaliste », « propagandiste » serait plus exact. Car il y a absence d’esprit critique, mépris des faits et répétition en boucle des mêmes mensonges. Tous les medias se trompent en même temps dans le même sens et répètent les mêmes sottises.

    En 2012, le tueur de Toulouse et Montauban, quoique agissant revêtu d’un casque intégral, était présenté comme « blond, aux yeux bleus ». C’était l’islamiste Mohamed Mérah.

    En 2013, le « tireur fou » de Libération et de BFM était présenté comme « de type européen » avec « le crâne rasé » (malgré la capuche ou la casquette…). C’était un Arabe d’extrême gauche.

    Mais le principe de base des media est le suivant : mentons, mentons, il en restera toujours quelque chose. D’autant que dès que la vérité se fait jour, ils passent à un autre sujet. Passez muscade ! Leur logique, c’est mentons bruyamment, démentons sournoisement.

    R : Vous décrivez votre démarche comme de la réinformation. Qu’entendez-vous par ce concept ?

    JYLG : Apporter un autre éclairage aux faits, aux événements. Faire émerger à la connaissance des faits occultés. Relativiser des incidents montés en épingle. Donner des points de vue contradictoires au lieu de bégayer les affirmations d’un seul camp. Décrypter les images et les vidéos. Entendre ce que dit la Russie autant que l’Amérique, l’Iran autant qu’Israël, le gouvernement Assad autant que les rebelles djihadistes. Mettre en perspective historique, géographique, géopolitique les événements.

    R : Face au rouleau compresseur du système, où sont passés les media libres pour vous ?

    JYLG : Il existe de rares et précieux media libres écrits. Ils ont souvent le mérite d’exister depuis longtemps : trente ans, quarante ans, cinquante ans ou plus. Etre et durer est un grand mérite, c’est une qualité guerrière qu’il faut saluer.

    Mais aujourd’hui l’essentiel des medias libres se trouve sur Internet.

    Le rapport de force media dissidents/media dominants était de 1 à 1000, il est aujourd’hui de 1 à 10 ou de 1 à 20 : cela change tout. Les media du système ont perdu leur monopole.

    R : Vous avez lancé en 2002 la Fondation Polemia. En quoi consistent vos activités ? Pouvez-vous évoquer vos dernières assises ?

    JYLG : Polémia est un cercle de pensée sur Internet. Notre site « polemia.com » met en ligne plusieurs milliers de textes (originaux ou repris d’autres sites) apportant un éclairage politiquement incorrect sur la géopolitique, l’immigration, l’économie, les questions de société. C’est une véritable encyclopédie politiquement incorrecte.

    A côté du site nous avons trois activités principales :

    • -les Journées de la réinformation : la dernière a été consacrée à la désinformation publicitaire ;
    • -la cérémonie des Bobards d’Or, cérémonie parodique visant à récompenser les « meilleurs journalistes », c’est-à-dire ceux qui mentent le mieux pour servir le Système ; la Ve Cérémonie des Bobards d’Or aura lieu mardi 11 mars 2014 ;

    -les forums Polémia pour éclairer des sujets difficiles ; ainsi nous avons traité le 26 novembre dernier de la question suivante avec Laurent Ozon : « Les jeunes Européens face à la société multiculturelle / Comment redonner confiance à nos enfants ? »

    R : Quel bilan faites-vous de l’expérience du Club de l’Horloge ? Pensez-vous que l’approche « nationale-libérale », qui était la vôtre à l’époque, garde de son actualité ?

    JYLG : Le national reste clairement un point clé (même si ce n’est pas le seul) de l’identité. Quant au « libéral », il faut s’entendre sur les mots : l’économie de marché ne doit pas être jetée avec l’eau du bain du capitalisme financier et des oligopoles ; et la critique de l’Etat-providence – qui fait notamment fonctionner les pompes aspirantes de l’immigration – reste pertinente. Cela étant, la situation des années 2010 n’est pas la même que celle des années 1970/1980. Reste que dans Les Racines du futur, premier livre du Club de l’Horloge publié en 1977, on trouve une vigoureuse critique de la société marchande qui a gardé toute sa pertinence.

    R : De même, on rapproche souvent votre démarche de celle du GRECE. Que conservez-vous des idées de la « Nouvelle Droite » ?

    JYLG : La « Nouvelle Droite » a énormément produit et l’œuvre d’Alain de Benoist est à la fois immense et buissonnante et quelquefois déroutante. Mais c’est un grand anticipateur.

    S’agissant du GRECE ou de la revue Eléments – en particulier à leurs origines – il me semble qu’ils sont la matrice d’un concept absolument essentiel aujourd’hui : l’identité.

    R : Alors que la gauche détient quasiment tous les pouvoirs, comment expliquez-vous ses nombreux échecs et ses reculades ?

    JYLG : C’est un phénomène très profond. Le pouvoir vacille parce que ses fondements idéologiques s’épuisent.

    Nous assistons en effet à l’épuisement de cycles historiques décennaux et centennaux : épuisement du cycle d’alternance politique classique, né en 1980, entre RPR devenu UMP et PS. Epuisement du cycle de révolution sociétale de 1968 car un peu de « chienlit » (De Gaulle) ça va, 45 ans de chienlit, ça lasse. Epuisement du cycle de mondialisation et de libre-échange ouvert en 1962 car, à part les très riches, plus personne ne croit à la « mondialisation heureuse ». Epuisement du cycle de culpabilisation engagé en 1945 et qui conduit à un mea culpa permanent de plus en plus lassant, sur la « Shoah », la colonisation, l’esclavage, le « racisme ». Epuisement du cycle de l’Etat-providence quand l’impôt ne rentre plus. Epuisement du cycle de 1914 alors que la crédibilité militaire et financière du mondialisme anglo-saxon (dernier survivant des idéologies nées des ruines de la Première Guerre mondiale) est mise en doute. Epuisement du cycle des Lumières né au XVIIIe siècle alors que l’arraisonnement utilitaire du monde à la technique et à l’argent rencontre ses limites et que les préoccupations de retour aux sources et à la nature reviennent en force.

    R. Qu’évoque à vos yeux la personne de F. Hollande ?

    JYLG : Hollande, patron du PS, passait pour un homme bonhomme, tout en rondeur, avec un sens aigu du compromis et beaucoup d’humour. Le président se révèle un militant socialiste sectaire et à la remorque des grands lobbys sociétaux et internationaux.

    R : Les luttes internes de la droite l’empêchent de profiter du boulevard que lui offrent les événements. Pensez-vous que l’UMP pourrait éclater à brève échéance ? Sur quelles bases se ferait, selon vous, une recomposition ?

    JYLG : L’UMP est un astre mort. Il est éteint. C’est par effet de décalage temporel que nous continuons à croire qu’il envoie de la lumière. D’après l’historien (de gauche) Jacques Julliard, la « droite » c’est la même chose que la « gauche » moins 10%. Autant dire que si l’UMP revenait au pouvoir elle serait très vite dans la même situation que le PS et pour la même raison : leur moment historique est passé. Cela étant, l’UMP va rester un parti « municipal ».

    R : Le débat sur l’immigration semble revenir en force. Quelles seraient vos propositions en ce domaine ?

    JYLG : Ce n’est pas un problème technique. Avec le système actuel on ne peut jouer qu’à la marge : refaire du Guéant au lieu de faire du Valls, cela ne changerait pas grand-chose.

    Ce qu’il faut c’est renverser la table de jeu ; changer de paradigmes. Redonner au peuple par le référendum la souveraineté qui lui appartient et qui est aujourd’hui accaparée par les « gnomes » – selon la formule du général De Gaulle – du Conseil constitutionnel, de la Cour de justice européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Tant qu’on n’aura pas fait cela on n’aura rien fait ! A partir de là tout devient possible : abrogation des lois liberticides (Pleven et tutti quanti), droit de la filiation comme cœur nucléaire du droit de la nationalité, préférence nationale.

    R : La révolte fiscale devant les multiplications des impôts et taxes vous semble-t-elle apporter des éléments pour une déstabilisation du gouvernement ?

    JYLG : Oui le gouvernement va se trouver coincé entre ses clientèles qu’il entretient et les contribuables qu’il pressure pour ce faire. N’oublions que l’impôt c’est le carburant du politiquement correct car c’est ce qui fait vivre les clientèles électorales, associatives et même mediatiques (2 milliards de subventions à la presse écrite !).

    R : Comment jugez-vous la politique étrangère du gouvernement ? Dans une situation de basculement du monde, la France et l’Europe sont-elles capables de prendre en mains leurs destins ?

    JYLG : Elles n’en prennent pas le chemin car les oligarchies dirigeantes sont dans les mains des réseaux d’influence américains, la French American Foundation notamment, et se conduisent souvent en putains du Qatar.

    R : Comment analysez-vous la situation au Proche-Orient ? Pensez-vous que l’affaire syrienne marque un tournant géopolitique ?

    JYLG : Oui, assurément, pour la première fois une guerre programmée par les « néo-conservateurs » n’a pas eu lieu. C’est un échec majeur pour eux. La rentrée de la Russie dans le jeu international est aussi une bonne nouvelle car c’est une avancée vers le retour d’un monde multipolaire.

    R : La divine surprise de la mobilisation contre le « mariage » homosexuel aura-t-elle pour vous une suite ? Comment analysez-vous ce phénomène inédit ?

    JYLG : C’est un contre-Mai 68. Il faut s’attendre à l’extension du domaine de la lutte. Nous assistons à la montée des dissidences qui se renforcent les unes, les autres : dissidences numériques, intellectuelles, sociétales, électorales :

    • - La dissidence numérique : La révolution technologique a multiplié les centres de recueil et de diffusion de l’information. La parole unique des media de l’oligarchie est ainsi battue en brèche par l’explosion de la réinfosphère : sites internet dissidents, blogues, réseaux sociaux sont devenus des acteurs majeurs d’information, de réinformation et de contestation. Il est donc désormais possible de manifester sans soutien médiatique.
    • - La dissidence intellectuelle : Face aux « experts » des media dominants qui portent la parole officielle, des intellectuels renâclent et osent prendre en compte les faits et les opinions discordantes. Des philosophes repartent à la quête du sens. Des penseurs annoncent le grand retour des frontières. Des sociologues et des géographes portent un regard critique sur l’immigration. Des économistes réhabilitent le protectionnisme. Les géopoliticiens signent leur grand retour. Le dévoilement de l’ « art contemporain », de plus en plus perçu comme un « non-art », progresse. La dénonciation des oligarchies atteint tous les courants intellectuels, des libéraux aux anticapitalistes. Les neurosciences démasquent les méfaits de la télévision et des « pédagogies nouvelles ».
    • - La dissidence sociétale : face au cosmopolitisme, idéologie dominante mondiale, il faut se poser les bonnes questions : a-t-on le droit de refuser l’immigration ? A-t-on le droit de refuser les excès du libre-échange ? A-t-on le droit de refuser d’admirer le non-art contemporain ? A-t-on le droit de refuser la dénaturation du mariage ? A-t-on le droit de refuser l’excès fiscal et les délires de l’assistanat ? La dissidence sociétale répond oui. Les luttes se multiplient : Manif pour tous contre la loi Taubira, Printemps français contre les excès idéologiques du pouvoir, Pigeons, Bonnets rouges et Bonnets orange contre le trop plein fiscal, contestation des délires du non-art contemporain.

    Face à une répression puissante ces manifestants inventent de nouvelles formes d’action, non violentes mais, rendant les déplacements des autorités politiques de plus en plus malaisés.

    R : La montée en puissance du Front National vous semble-t-elle une réalité qui se traduira dans les urnes ? Le système ne joue-t-il pas à se faire peur avec les divers sondages ?

    JYLG : Je réponds oui et oui à vos deux questions.

    Oui, le Front National monte et cela se traduira dans les urnes : cela s’est déjà traduit lors des élections partielles. D’autant qu’il a le vide en face de lui : vide socialiste, vide UMP.

    Oui, le système joue un peu à se faire peur, d’autant qu’aux municipales le Front National ne pourra capitaliser que là où il aura des listes et là où ces listes seront crédibles, ce qui reste un exercice difficile. On peut prévoir un grand succès par rapport aux municipales de 2008 ; mais ce succès ne dépassera pas forcément de beaucoup celui de 1995 (550 listes, un millier de conseillers municipaux, trois maires, plus celui de Vitrolles en 1997).

    R : Comment jugez-vous la nouvelle équipe actuellement à la tête du parti ? La stratégie « nationale-populiste » vous semble-t-elle efficace ?

    JYLG : Le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? Je le crois nettement plus qu’à moitié plein !

    • 1 – Marine Le Pen a une stratégie : insertion de la critique de l’immigration dans la critique plus globale de la mondialisation, occupation du champ économique et entreprise de dédiabolisation.
    • 2 - Cette stratégie présente des inconvénients mais elle a un avantage : elle facilite l’accès dans les grands media qui restent – pour le moment du moins encore incontournables – pour toucher 45 millions d’électeurs.
    • 3. – Quand on a une stratégie il faut s’y tenir et Marine Le Pen montre dans ce domaine une grande fermeté.
    • 4 - Dans une période troublée la fermeté est un atout ; notamment en contrepoint de François Hollande présenté comme indécis.
    • 5 – Marine Le Pen attache de l’importance aux élections municipales, ce qui est bien parce que c’est la base de l’enracinement territorial.

    Bien sûr, toute médaille a son revers et une lecture plus critique de la démarche mariniste conduirait à s’interroger :

    • -Jusqu’ où conduire la stratégie communicationnelle sans trop céder de terrain au politiquement correct et à la novlangue ?
    • -La stratégie républicaine de type mégrétiste restera-t-elle pleinement adaptée à la nouvelle donne du XXIe siècle ?

    Quoi qu’il en soit et pour le moment la stratégie mariniste fonctionne et d’un point de vue strictement électoral le Rassemblement bleu marine (RBM) est la seule offre électorale d’envergure pour qui veut envoyer un message de dissidence.

    R : Comment expliquez-vous l’attitude ambiguë à l’égard du « mariage » homosexuel de Marine Le Pen – due en partie, dit-on, au lobby gay à l’intérieur du FN ?

    JYLG : Elle n’est pas si ambiguë que cela : Marine Le Pen a pris position pour l’abrogation de la loi Taubira.

    Tactiquement son absence à la Manif a plutôt facilité la vie de la Manif pour tous sans empêcher le RBM de capitaliser. D’autant que Marion Le Pen était très présente et qu’elle est brillamment intervenue notamment lors de la manifestation en faveur de la libération du prisonnier politique, Nicolas Bernard-Buss.

    R : Et le lobby gay à l’intérieur du FN ?

    JYLG : Franchement, je n’en sais rien. Je suis désormais un observateur extérieur et la vie privée des uns ou des autres ne me regarde pas. Je me souviens d’une formule de Jean-Marie Le Pen, en 1995, je crois : « Au Front National, il n’y a pas d’inspection des braguettes ». Cela me paraît sage.

    R : Vous avez été député européen de 1994 à 1999 pour le FN. Que vous inspirent l’évolution des alliances européennes du parti, la séparation d’avec les alliés les plus radicaux comme le Jobbik et le rapprochement avec les libéraux-sionistes de Geert Wilders ?

    JYLG : Je n’ai jamais connu le Jobbik et je n’ai qu’une confiance limitée dans le peroxydé hollandais mais en matière internationale si l’on veut faire des alliances, il faut faire des compromis. Et la diabolisation des uns ou des autres (voir plus haut) ne facilite pas les choses.

    R : Vous aviez évoqué l’absence de désir de gouverner de Jean-Marie Le Pen. Marine Le Pen veut-elle (et peut-elle) prendre le pouvoir ?

    JYLG : Les circonstances ont changé. Les opportunités politiques sont aujourd’hui immenses alors qu’il n’y avait guère de possibilités de gouverner il y a quinze ans. En revanche, je pense qu’il aurait été possible de travailler encore davantage l’enracinement local. Mais Jean-Marie Le Pen avait reconnu lui-même qu’il « n’avait pas la fibre municipale ». C’est dommage, d’autant que la crise de 1999 a été, de ce point de vue, coûteuse pour le Front National alors que les municipalités FN étaient bien parties et ont d’ailleurs eu un bilan, au moins sur le plan fiscal et financier, remarquable. Si la France avait été gérée comme Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles (et aujourd’hui Bollène), elle aurait gardé son triple A.

    R : Marine Le Pen veut-elle (et peut-elle) prendre le pouvoir ?

    JYLG : Les opportunités politiques sont immenses. Je vois très peu de journalistes (ma stratégie est fondée sur les media alternatifs) mais j’en ai rencontré deux tout récemment : l’un de France 2 et l’autre du Wall Street Journal, l’accession de Marine Le Pen fait désormais partie de leurs hypothèses. C’était impensable il y a quinze ans. Mais cela suppose encore de profonds bouleversements dans l’opinion et exigera ensuite des changements radicaux dans les politiques conduites.

    Jean-Yves Le Gallou, propos recueillis par Monika Berchvok (Rivarol, 12 décembre 2013)

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