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guerre - Page 6

  • L’Occident danse sur un volcan… et monte le son !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'impasse stratégique dans laquelle la France et l'Europe se sont volontairement enfermées depuis le déclenchement de la guerre entre la Russie et l'Ukraine.

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    L’Occident danse sur un volcan… et monte le son

    La France va mal : l’inflation dérape, les taux de crédit s’envolent, l’immobilier est à l’arrêt, et, comme pour nous mettre le nez dans notre incurie, notre note financière vient d’être de nouveau dégradée à AA- par une grande agence américaine. Ce déclassement n’est pas anecdotique. Il traduit la réalité de la dégradation de nos comptes publics, accroit encore notre dépendance aux États-Unis et la menace d’un défaut sur notre dette abyssale, et creuse notre déficit de crédibilité donc d’utilité internationale. Ce coup de semonce ne peut en effet que paralyser plus encore notre capacité résiduelle à faire bouger les lignes en portant un discours de raison et d’intelligence face au désastre de l’attitude occidentale dans le conflit en Ukraine…On me dira que c’est un faux problème car il faudrait encore en avoir le courage.

    Aux Etats-Unis, la folie de l’auto-enfermement des néoconservateurs américains dans une escalade militaire permanente face à Moscou précipite la destruction totale de l’État et du territoire ukrainiens et fait grandir le risque d’un dérapage, menaçant concrètement toute l’Europe. Pourtant, la haine ouverte de la Russie, le rêve éveillé succès que constituerait son anéantissement et son démembrement s’expriment ouvertement. Les médias occidentaux, confits dans l’ignorance et l’arrogance, devenus les pathétiques chambres d’écho d’une propagande délirante, n’ont plus aucune crédibilité. On est revenu aux pires heures du Maccarthysme ou pire, du fascisme de la pensée, de la calomnie et de la délation. Ce bouquet d’indignité empeste mais il nous est en permanence jeté à la figure, certes de façon de plus en plus ridicule et désespérée. Car le rideau et les masques sont en train de tomber face au réel récalcitrant. Pourtant, la rage et désormais la panique américaines cherchent encore à perpétuer le fantasme d’une « victoire » à venir, dont on ne s’est évidemment jamais donné la peine de définir les contours. Que peut bien vouloir dire « gagner » la guerre en Ukraine ? No Clue. Aucune vision en ce domaine. Quant à gagner la paix, on n’en veut pas. Quelle horreur ! Comment faire la paix avec Vladimir Poutine ?!!! cela parait impossible à des hémiplégiques volontaires englués dans leur rhétorique de bac à sable qui ne pensent qu’à humilier un « ennemi systémique » et en sont à faire des danses de la pluie (ou plutôt contre la pluie et la boue qui font s’embourber leurs chars de la dernière chance) pour conjurer l’inévitable. C’est donc la fuite en avant dans la haine inexpiable du Russe…jusqu’au dernier ukrainien. Le vertige est si grand face au gouffre que l’on ne sait plus qu’appuyer sur l’accélérateur de la déroute militaire et stratégique et sombrer dans une démence haineuse et sans issue. Cette haine se diffuse et infuse partout en Europe, surtout chez nos « élites » vassalisées et / ou stipendiées, elles aussi emportées dans ce piège tragique qu’elles font mine d’ignorer. Pourtant, le fiasco militaire est sans équivoque depuis déjà des mois. Même les « Mainstream media » commencent, sur ordre ou via d’opportunes fuites, à laisser filtrer l’implacable vérité : sur la réalité militaire du terrain, sur les désertions en chaine des malheureux jeunes ukrainiens ramassés dans les rues et jetés de force dans « le hachoir à viande russe », sur les pertes véritables, sur l’incapacité structurelle des forces de l’OTAN à fournir l’Ukraine en quantité en rythme et en qualité pour pouvoir prétendre tenir le choc et moins encore, pour renverser le rapport de force face à la Russie. Certes, au Pentagone comme dans les États-majors européens, on sait bien depuis des mois déjà que la messe est dite et le pari perdu. Il n’y a plus que les Polonais et les Baltes pour pousser à la roue. Mais l’on ne veut pas se réveiller, et l’on continue à inonder l’Ukraine d’armes (en grande partie détournées) et de monceaux d’argent pour assurer la « grande contre-offensive » – d’été …ou d’automne – aux allures de baroud d’honneur, dont l’échec anticipé servira à démontrer que « le camp du Bien » a fait tout ce qu’il a pu, mais que l’Ukraine n’a pas su vaincre la Russie (comme si elle le pouvait !) et qu’il faut « pour sauver l’Ukraine et son peuple » (amplement sacrifié pendant 2 ans) enfin se résoudre à négocier avec Moscou. Sans doute pas avec un président Zelenski carbonisé par son jusqu’au-boutisme et de plus en plus menacé par son entourage d’ultra-droite aux relents ouvertement fascistes. Notre déréliction morale est totale mais là encore, on le nie. Nous soutenons à bout de bras depuis 2014, avec un cynisme décomplexé une clique aux antipodes des valeurs dont nous nous gargarisons pour fomenter et mener cette « proxy war » de trop.

    Malheureusement, ce sont encore les « Neocons » de la Maison Blanche, de la CIA du NSC et du Département d’État qui font la loi à Washington. Et ils n’admettent pas que La Russie a gagné et ne s’effondrera ni militairement ni économiquement. Tout au contraire. Ses armes hypersoniques sont pour l’heure sans égales, elle a su anticiper et déjouer le piège des sanctions, son économie a tenu, son peuple soutient toujours assez massivement la réponse militaire à la menace militaire de l’OTAN à ses frontières. Surtout, elle fait désormais cause commune avec la Chine. Certes c’est une alliance en apparence du moins déséquilibrée. Mais une alliance vitale, ne nous en déplaise. Une convergence tactique et stratégique d’intérêts. Le Président Xi se frotte les mains, s’érige en pôle de stabilité financière et politique de substitution et se propose même comme faiseur de paix (rapprochement Iran-Arabie saoudite, plan en 12 points, etc…). Il rassemble ses nouvelles ouailles, troupeau disparate d’égarés en mal de protection qui n’en peuvent plus du Maitre américain et de ses pratiques de cowboy. Un rassemblement massif. Pas moins de 19 pays se pressent désormais à la porte des BRICS+, véritable « contre G7 ». Un processus d’intégration gigantesque s’ébauche à partir de ce noyau accueillant et à géométrie variable, autour de la Communauté des États indépendants (CSI), de l’Union économique eurasiatique (EAEU), de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), de l’OPEP+ et par extension, du Conseil de coopération du Golfe (GCC). Tout cela au profit de la BRI (Belt and Road initiative) chinoise, de la fortification impérative de son Corridor économique d’Asie du centre et de l’Ouest, mais aussi du Corridor international de transport Nord-Sud (INSTC) qui reliera la Russie et l’Iran à l’Inde. Les instruments financiers de cette intégration gigantesque que sont la BAII (banque asiatique pour les investissements et infrastructures) et la Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange sont déjà très actifs…

    C’est tragique mais clair et net : Nous sommes nos propres fossoyeurs. Ce sont notre anti-russisme pathologique et notre bellicisme en Ukraine pour provoquer Moscou en espérant l’embourber et la séparer de l’Europe à jamais qui ont accéléré la grande Bascule du monde, l’émergence d’une structure multilatérale englobante et rassurante capable de mettre à bas l’hégémonie du dollar, et qui menacent l’Europe d’une crise économique financière plus grave encore que celle de 2008.

    En France, naturellement, on fait comme si de rien n’était. On «s’étonne» de la dégradation de notre note financière, alors que tous les voyants sont au rouge de part et d’autre de l’Atlantique depuis déjà des mois, et que les premières secousses bancaires aux Etats-Unis comme en Allemagne et en Suisse ont été précipitamment étouffées. Peut-on éviter une crise majeure et systémique en la traitant par le mépris ? Cela parait douteux. Quoi qu’il en soit, la présidentielle de 2024 à Washington se profile mal pour le camp démocrate. Donald Trump pourrait bien de nouveau l’emporter en dépit du mur d’affaires et d’accusations dressé contre lui. Il a le cuir épais. Et puis, le fameux verdict de James Carville, conseiller de Bill Clinton, en 1992 s’impose de nouveau : « It’s the economy, stupid ! » Les Américains ne se préoccupent pas tant de l’Ukraine agressée « de manière non provoquée » ou de la victoire de la démocratie dans le monde que de leur porte-monnaie et de la fragilisation croissante de leur dollar dont la domination s’érode à vue d’œil. Dans sa curée anti-russe, Washington a en effet commis une faute cardinale en gelant de façon totalement arbitraire une fois encore, les 300 milliards de dollars d’avoirs russes au printemps 2022. Funeste décision. Bien des États ont ce jour-là compris que ce pouvait être demain leur tour. Cette démonstration de puissance a été la goutte de trop dans le vase déjà plein de rancœurs et de fureur devant les méthodes léonines de Washington en matière de sanctions et d’extraterritorialité juridique des « règles américaines ». Bien au-delà de la Russie de l’Iran ou de la malheureuse Syrie dont le calvaire n’en finit pas. Or, personne ne supporte plus ce « Rules based World Order ». Chacun a compris que seule l’Amérique édictait ces fameuses « règles » et les modifiait au gré de ses seuls intérêts. Les principes contenus dans l’imparfaite Charte des Nations unies sont bien plus protecteurs. Le dollar n’est plus ce qu’il fut longtemps, un gage de stabilité. Il incarne désormais l’incertitude, et la pure domination. Or les échanges internationaux ne peuvent se passer de sécurité et de stabilité. Le gel des avoirs russes a donné le signal d’une défiance en chaine de multiples pays qui ont compris qu’il leur fallait désormais se protéger des oukases washingtoniens et donc regarder du côté du nouveau pôle sino-russe. Pas pour s’aligner, pour doser et équilibrer leurs dépendances selon les sujets ou les secteurs. C’est l’ère du « poly-alignement » – c’est-à-dire la fin de l’alignement façon Guerre froide et le retour en grâce du non-alignement – dont la France devrait savoir se faire le chef de file. Les chiffres sont sans appel : la part du dollar dans les réserves globales est passée de 73% en 2001 à 55% en 2021 et…. 47% en 2022. L’accélération depuis 20 ans est considérable. Sans une correction urgente, qui suppose un changement de pied drastique des États-Unis dans leur comportement vis-à-vis du reste du monde, la chute devrait se poursuivre. 70% du commerce entre la Russie et la Chine se fait désormais en Yuan ou en roubles. La Russie et l’Inde commercent en roupies, le CIPS (système interbancaire chinois qui se pose en alternative au SWIFT) fonctionne à plein régime. Total et son homologue Chinois CNOOC viennent de signer un accord gazier…. en Yuan ! Pas par amour de la Chine. Parce que c’est une question de survie pour l’entreprise, que le pragmatisme convient aux affaires mieux que le dogmatisme, et que l’idéologie est en train de mettre à bas l’économie occidentale. Le monde est multipolaire et l’on ne peut plus faire semblant de l’ignorer. Le FMI reconnait que les cinq BRICS contribuent à eux seuls pour 32,1% de la croissance mondiale contre 29,9% pour les pays du G7. Et il y a encore 19 candidats…La coopération étroite entre Moscou et Ryad est aussi de mauvais augure pour l’Amérique. Elle permet à la Russie d’équilibrer sa coopération stratégique avec l’Iran, et renforce la main de Vladimir Poutine et celle de MBS dans leur fronde face à Washington en matière de prix du pétrole. Les BRICS ont de leurs cotés toutes les « commodities » et ressources naturelles du monde et défient désormais ouvertement la seule domination qui restait aux pays du G7, celle de la finance.

    Derrière tous ces faits, il y a un « sous-texte », une réalité que nous devrions saisir avant que le boomerang ne frappe trop massivement nos économies européennes et que la Chine, au-delà de son effort pour échapper, grâce à la BRI, à la domination américaine des mers et des routes maritimes de transport vers l’Europe, n’en vienne à nourrir un rêve de puissance plus offensif. Cette réalité, c’est que la révolution actuelle dans la géopolitique mondiale correspond à un rééquilibrage nécessaire des rapports entre les États. Il y aura des heurts, des crises, des conflits dans les prochaines années, mais nous sommes en phase de restabilisation après le déclin de l’hégémon américain devenu insoutenable et qui ne correspondait plus à la réalité du champ de forces géopolitiques et géoéconomiques. Notre planète a besoin d’apaisement, de stabilité, de respect, de rétablissement d’une forme d’égalité formelle et en tout cas d’équité réelle entre ses membres, petits ou grands. On me dira que je suis angélique. Je pense que c’est la motivation première de pays et régions entières du globe qui veulent se développer et refusent ce jeu à somme nulle que l’Amérique a cru pouvoir imposer ad vitam aeternam. C’est valable pour les puissances du Moyen-Orient (Iran, Syrie, Libye) qui doivent sortir du marasme, pour l’Afrique – qui voit dans cette ouverture du jeu de vastes opportunités-, pour l’Amérique latine -qui est en train de reléguer aux oubliettes la doctrine Monroe. C’est enfin valable pour l’Asie elle-même, qui donne certains signes de crainte et de circonspection devant la nouvelle cible chinoise du bellicisme américain provoquée à grand renfort de déclarations martiales (Taiwan). Seule l’UE parait vivre dans une bulle. Qui ne la protège plus. Elle semble ne pas voir que tout a changé, qu’elle est située sur le continent eurasiatique qui est une terre d’opportunités vers laquelle il lui faut se projeter avec vigilance mais sans crainte. Son avenir n’est pas dans une coupure radicale avec la Russie ou un alignement sur Pékin. Il n’est pas d’avantage dans une vassalisation consentie envers Washington, qui après l’Ukraine, ambitionne déjà de jeter l’Otan (qui n’a vraiment plus rien d’une alliance régionale défensive) vers les eaux de la mer de Chine. A quoi bon ? Pour nourrir le complexe militaro-industriel américain ? Pour poursuivre la déstabilisation et la fragmentation du monde ? En quoi ces objectifs servent-ils nos intérêts nationaux, économiques et sécuritaires ? L’Europe doit comme je le dis depuis des années, sortir enfin de son enfance stratégique et apprendre à marcher la tête haute. Sans béquille ni laisse.

    Les néoconservateurs américains ont mis non seulement l’Amérique mais l’Europe en grand danger. Il est plus que temps de mettre fin à cette folie et de hâter la conclusion d’un cessez-le-feu en Ukraine et d’une refondation durable de la sécurité en Europe. Le peuple ukrainien, la sécurité de l’Europe toute entière, l’économie occidentale et nos peuples le méritent. C’est de l’intérêt de tout le monde. Qu’attendons-nous ?

    Caroline Galactéros (Geopragma, 2 mai 2023)

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  • Métaphysique de la guerre...

    Les éditions de la revue Rébellion viennent de rééditer un essai court et important de Julius Evola intitulé Métaphysique de la guerre.

    Penseur essentiel du traditionalisme révolutionnaire, écrivain au style clair et puissant, Julius Evola est notamment l'auteur de Révolte contre le monde moderne (1934), Les Hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre (1961).

     

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    " Un principe justifie tout à fait la guerre aux yeux de l’homme : l’héroïsme. La guerre, dit-on, offre à l’homme l’occasion d’éveiller le héros qui sommeille en lui. Elle brise la routine de son petit confort et, à travers les épreuves les plus dures, favorise une conception transcendante de sa vie de mortel. Cet instant durant lequel l’individu parvient à se comporter en héros, fut-ce le dernier de son existence terrestre, possède infiniment plus de valeur que toute la monotonie de sa petite vie citadine. Spirituellement parlant, ce fait compense à lui seul tous les aspects négatifs et destructeurs de la guerre que les matérialistes pacifistes ne cessent de décrier. La guerre permet à l’homme de réaliser la relativité de sa vie et, par là même, de prendre conscience que quelque chose prévaut nécessairement sur cette existence. La guerre possède donc toujours une portée antimatérialiste et spirituelle." Julius Evola 

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  • Tour d'horizon... (242)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur le site de l’École de Guerre Économique, une étude sur les jeux vidéos de guerre comme vecteurs de l'influence américaine

    L’influence américaine à travers les jeux vidéo de guerre

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    - sur Theatrum Belli, une note d'analyse de la Fondation sur la recherche stratégique sur la guerre en Ukraine

    Guerre en Ukraine : analyse militaire et perspectives

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  • Russie-Ukraine : splendeur et misère du Grand Jeu...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Oswald Turner, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré au conflit russo-ukrainien et à ses implications...

     

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    Russie-Ukraine : splendeur et misère du Grand Jeu

    L’Ukraine est de facto en guerre contre la Russie depuis 2014. Il n’est pas inutile de le rappeler. L’invasion russe en février 2022 ne fut aucunement un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il y eut d’abord, en février 2014, l’invasion et l’annexion de la Crimée par les « petits hommes verts », ces soldats russes dépourvus du moindre insigne. Pour Moscou, ce coup d’éclat tactique, assorti d’un « référendum » populaire, n’avait qu’un seul objectif : ravir la très symbolique et stratégique péninsule criméenne à l’Ukraine en la rattachant à la Russie. En parallèle, à partir d’avril 2014, le Donbass, région orientale ukrainienne à majorité russophone, sombrait dans une guerre civile opposant le nouveau gouvernement ukrainien et des milices séparatistes. L’Ukraine, tout juste ébranlée et métamorphosée par les manifestations pro-occidentales de Maïdan, plonge dans une guerre civile ouverte et une guerre larvée avec la Russie.

    Une guerre dans la guerre

    Depuis 2014, les morts ukrainiens, civils et militaires, se comptent par milliers. Les exilés et les déplacés dépassent les deux millions de personnes. Cette guerre civile n’a pas eu lieu en Afrique, mais bien en Europe. Pour autant, jusqu’en 2022, les événements paraissaient lointains, comme le sont d’ordinaire les conflits africains. Certes, de façon ponctuelle, par exemple lors du crash du vol MH17, abattu par un missile sol-air, le conflit ressurgissait dans les médias occidentaux. Il devait cependant rester aux yeux de l’opinion un événement éloigné aux enjeux méconnus. Il était d’ailleurs d’usage de parler de crise plutôt que de guerre, marquant ainsi une forme d’éloignement et de détachement vis-à-vis de ce conflit.Et pourtant, la guerre civile ukrainienne a revêtu d’emblée un caractère fortement international. D’un côté, les milices séparatistes furent soutenues et encouragées par Moscou, bien décidé à avancer ses pions en jouant la carte du pourrissement de la situation et du grignotage territorial. De son côté, le gouvernement ukrainien s’est tourné, par volonté et par nécessité, vers l’Occident, États-Unis en tête. L’annexion de la Crimée a également débouché sur les premières sanctions européennes aux effets mitigés. Le Donbass est quant à lui devenu une affaire internationale, prise dans le redoutable Grand Jeu, cette partie géopolitique jouée par les grandes puissances de ce monde. L’Europe a été confrontée à la « question ukrainienne », comme naguère la « question d’Orient » accaparait les chancelleries.

    Un petit air de XIXe siècle

    Pour l’historien, en effet, le conflit ukrainien a quelque chose de familier. Il lui rappelle ces conflits du long XIXe siècle, de la guerre d’indépendance grecque aux conflits balkaniques. Des conflits marqués par les réveils et les appétits nationaux, volontiers nationalistes, qui ébranlèrent et façonnèrent l’Europe. Or, aujourd’hui même, nous assistons en Ukraine à la (re)naissance d’une nation, à l’histoire riche, mais souvent tragique. Aux yeux des Ukrainiens, la guerre fait incontestablement figure de guerre d’indépendance et de libération. Il faut dire aussi que l’Ukraine aura toujours été coincée entre les grands empires et royaumes : Polonais, Austro-Hongrois, Russes ou encore Allemands furent autant de voisins puissants et souvent encombrants.Pour l’historien, les négociations de Minsk et le dialogue dit « Format Normandie », parfaitement infructueux et vains aujourd’hui, ont également eu des allures de grandes conférences, à l’instar de celles ayant jalonné les XIXe et XXe siècles, de Vienne (1815) à Yalta (1945). Le sort de l’Europe s’est en effet souvent joué sur un coin de table. À Minsk, François Hollande, Angela Merkel, Vladimir Poutine et Petro Porochenko se sont inscrits dans cette grande tradition diplomatique européenne des rencontres et des conférences. À leur époque respective, Talleyrand, Bismarck et Staline ont usé de ce procédé avec succès. La « question ukrainienne » nous rappelle que l’ordre géopolitique européen est historiquement façonné par les rapports de force entre les puissances.Pour Zelensky, tout l’enjeu de cette guerre est d’assurer la survie de l’Ukraine contre la Russie, mais aussi, de façon plus générale, contre toute puissance extérieure. Rien ne serait plus dangereux effectivement pour l’Ukraine que de devenir un généreux gâteau dans lequel chaque puissance finirait par se servir une part. La Pologne du XVIIIe siècle fit les frais de l’appétit de ses voisins. Aussi, il serait périlleux pour les Ukrainiens de déléguer à quiconque, y compris les Baltes, les Polonais ou les Américains, leur place à la table des négociations. Les absents, on le sait, ont toujours tort… En l’état, le pire scénario pour l’Ukraine d’un démembrement « à la polonaise   apparaît cependant peu probable, sauf victoire militaire russe ou, pire encore, funeste entente entre les grandes puissances qui ne voulant pas sacrifier Paris, Moscou ou Washington dans une guerre nucléaire se résoudraient à crucifier l’Ukraine. L’exemple des Kurdes n’illustre que trop bien le redoutable jeu des grandes puissances dont certains peuples font les frais, sacrifiés sur l’autel du grand échiquier. Si l’Ukraine doit encore gagner la guerre, il lui faudra donc aussi gagner la paix. Il en ira de même pour la Russie. Un empire a besoin de grands maréchaux, mais aussi de grands diplomates.

    Une guerre d’images, une guerre des récits

    Néanmoins, pour le moment, l’Ukraine parvient toujours (?) à tenir le terrain militaire ainsi que le très précieux terrain médiatique. Le président Zelensky, ancien comédien et humoriste, parvient ainsi à capter l’attention des médias et des opinions occidentales. Pour l’Ukraine, la médiatisation du conflit est absolument nécessaire. Face au Goliath russe, le David ukrainien doit en effet user autant de sa fronde que de sa voix, car, pour les médias occidentaux, Poutine restera toujours un personnage et un sujet plus « vendeur » que Zelensky. Dans l’imaginaire occidental, le maître du jeu demeure au Kremlin. Poutine est le méchant russe par excellence. Il renvoie à un imaginaire cinématographique puissant dont on aurait tort de sous-estimer la portée. C’est vers lui que les médias regardent, saturant d’ailleurs l’espace médiatique d’analyses et de conjonctures sensationnelles et volontiers contradictoires : le président russe étant tantôt un brillant stratège, tantôt un piètre joueur, tantôt un cancéreux en phase terminale, tantôt un homme plein d’énergie, tantôt un dictateur isolé au point d’être potentiellement assassiné, tantôt un président populaire soutenu par une large partie de l’opinion russe…Pour les Ukrainiens, en tout cas, il est essentiel que leur narratif s’impose face à celui des Russes qui excellent dans la guerre informationnelle. Pour le gouvernement ukrainien, la parole de Volodymyr doit prendre le dessus sur celle de Vladimir. On notera au passage l’extraordinaire personnalisation de ce conflit, incarné par les deux chefs d’État. La médiatisation des généraux et des stratèges est ainsi minime. Les visages de la guerre sont avant tout incarnés par la barbe de trois jours de Zelensky et le regard perçant et intimidant de Poutine. Le conflit ukrainien est une guerre médiatique, une guerre d’images, une guerre des récits.

    États-Unis-Russie : la Mer contre la Terre

    La grande tragédie pour l’Ukraine est d’être prise dans le Grand Jeu. Cette guerre civile ukraino-ukrainienne est devenue un enjeu majeur de rivalité entre les grandes puissances qui avancent leurs pions respectifs. Sur le grand échiquier international, la case ukrainienne est devenue une case clef, le lieu d’un affrontement indirect entre États-Unis et Russie. Une guerre dans la guerre, donc. Tout cela rend l’équation de la paix singulièrement difficile à résoudre, d’où l’absence de véritable médiation réussie, en dépit de quelques efforts menés notamment par les Turcs ou les Israéliens au début du conflit.Le malheur de l’Ukraine est d’être à la frontière de deux blocs géographiques : le monde occidental (Europe et États-Unis) et le vaste et profond monde eurasiatique. À certains égards, l’Ukraine constitue une marche, au sens médiéval du terme, c’est-à-dire un espace frontalier à vocation militaire, essentiellement défensive. En des termes plus antiques, on pourrait qualifier la région du Donbass de limes impérial. De façon nettement plus contemporaine, l’Ukraine peut être qualifiée de« pivot stratégique », pour reprendre l’expression de Zbigniew Brzezinski, ce formidable « stratège de l’empire » (Justin Vaïsse), qui a consacré de nombreuses pages au cas ukrainien. Pour la Russie, l’Ukraine est une pièce maîtresse de son « étranger proche », tant pour des raisons stratégiques que culturelles. De tous les pays voisins de la Russie, l’Ukraine est indéniablement celui dont l’importance symbolique est la plus forte.Une lecture schmittienne du conflit permet aisément de comprendre que l’Ukraine se trouve coincée entre la Mer et la Terre, entre le rivage atlantique (le « grand large » churchillien) et les profondeurs continentales eurasiatiques. Carl Schmitt évoquait à propos de l’affrontement entre la Russie et l’Angleterre une « lutte entre l’ours et la baleine », entre le Béhémoth et le Léviathan. De nos jours, on pourrait évidemment remplacer l’Angleterre par l’Amérique.

    Marche vers l’Est ou vers l’Ouest

    Dans cette analyse internationale du conflit, il convient d’insister sur l’ampleur géostratégique de l’affrontement. Si la guerre se joue d’abord dans les champs de tournesol et dans la raspoutitsa de l’Est ukrainien, elle se pense et se mène avant tout dans les salons et les bunkers où les joueurs avancent leurs pions sur le grand échiquier. Une partie décisive se joue sur la case ukrainienne.Les États-Unis, thalassocratie de premier plan et donc puissance de la Mer par excellence, ne peuvent que s’intéresser à l’Ukraine. Zbigniew Brzezinski, que nous citions plus haut, la percevait comme un pivot amené à former un grand axe Paris-Berlin-Varsovie-Kiev destiné à stabiliser l’architecture de sécurité européenne au profit naturellement de l’alliance euro-atlantique. Pour les États-Unis, l’Ukraine s’avère être également une formidable porte d’entrée dans l’étranger proche de la Russie. Pour fragiliser l’Empire russe, rien de mieux en effet que de mordiller son talon ukrainien. La Russie le sait. Elle, dont la marine reste très inférieure à celles de l’OTAN, ne peut pas se permettre de perdre son flanc occidental. Si elle perd l’Ukraine, elle pourrait bien perdre la Biélorussie, déjà secouée par des manifestations populaires faisant craindre pour Moscou un nouveau Maïdan. Et puis, le sort de la fragile Transnistrie pourrait également basculer. Enfin, la volonté de la Finlande et de la Suède d’adhérer à l’OTAN constitue un autre péril. De la Baltique à la mer Noire, tout le flanc européen de la Russie deviendrait hostile.Insistons sur le fait que le Grand Jeu actuel est aussi affaire de perception et d’imaginaire. La Russie se sent menacée depuis près de vingt ans par une espèce de « Drang nach Osten » (« marche vers l’Est ») otanien. A contrario, du côté de l’Europe de l’Est, on craint une poussée occidentale de la Russie, un « Drang nach Westen » russe si l’on peut dire (« marche vers l’Ouest »). Deux narratifs géostratégiques s’opposent. Les deux sont vrais, en ce sens qu’ils fondent la vision stratégique et même idéologique de chacune des deux parties. Chacune est en effet convaincue que l’autre constitue une menace. De toute évidence, il ne saurait y avoir de dialogue sincère et apaisé entre une OTAN issue directement de la guerre froide et une Russie post-soviétique animée par la volonté de puissance et le ressentiment, et même, pourrait-on dire, par la puissance du ressentiment. Le drame de la guerre en Ukraine est peut-être d’avoir été le fruit d’une paix infructueuse issue d’un dialogue de sourds, en bref, d’un Grand Jeu interminable et impitoyable, une impossible entente entre la Terre et la Mer.

    L’axe Moscou, Téhéran et Pékin

    Sur le grand échiquier, un acteur incontournable a désormais son mot à dire : la Chine. Cette dernière soutient incontestablement la Russie, contrairement aux illusions de certains hommes politiques et de certains analystes occidentaux. L’apparente prudence chinoise, toute diplomatique, car non moins finement calculée et réfléchie, ne doit pas tromper : une défaite russe n’est pas intéressante pour Pékin. Certes, on peut soupçonner un réel appétit chinois pour la Sibérie, mais tout de même : une défaite, voire un effondrement russe, n’est pas dans l’intérêt de la Chine. Un allié est toujours plus utile vivant que mort… Si la Chine évite de s’engager trop ouvertement en faveur de Moscou, et ce afin d’éviter d’éventuelles sanctions occidentales, elle n’en reste pas moins une alliée importante et de plus en plus influente. Le fleuve Amour séparant Chine et Russie continuera à bien porter son nom, au moins pendant un temps. Il conviendra à l’avenir d’observer l’évolution des relations russo-chinoises, marquées par une nette asymétrie en faveur de Pékin.Un troisième acteur stratégique est également à considérer : l’Iran. Le pays est impliqué indirectement dans le conflit, puisqu’il fournit des armes, surtout de précieux drones, aux Russes. Moscou, Téhéran et Pékin forment ainsi un puissant axe anti-occidental, donnant à cette alliance une tonalité résolument eurasiatique.En s’attaquant indirectement, mais de façon suffisamment explicite à la Russie, les Etats-Unis envoient donc un signal à l’Iran et plus encore à la Chine. Disposés à briser les pattes de l’ours russe, les Américains n’hésiteront pas à terrasser le dragon chinois le moment venu. Kiev a tenu, il en sera de même pour Taipei. Les Taiwanais, d’ailleurs, regardent avec angoisse, mais aussi espoir les événements ukrainiens, bien conscients qu’un jour, sans doute, leur île sera au centre du monde. L’armée taiwanaise se prépare déjà. Le Grand Jeu se joue aussi là-bas.Enfin, un dernier élément témoigne de l’œuvre du Grand Jeu dans le conflit : la tentative d’assassinat d’Alexandre Douguine dont sa fille, Daria, fut la victime collatérale. Nous savons désormais que l’attentat fut l’œuvre des services ukrainiens. Une telle opération n’est pas anodine. Les Ukrainiens n’ont pas en effet visé un général ou un homme politique russe, mais bien un intellectuel et un géopoliticien, c’est-à-dire un cerveau, mais pas celui de Poutine contrairement aux insanités professées par certains médias. Mais pourquoi une telle opération d’assassinat ? En l’état, celle-ci reste encore trop obscure. D’un point de vue symbolique cependant, la tentative d’assassinat constitue un signal clair de rejet de tout projet eurasiatique ou du moins de tout retour aux yeux des Ukrainiens à une espèce d’impérialisme russe dont Kiev cherche à se défaire. L’attentat contre Douguine symbolise ce changement de cap (et donc de camp) de l’Ukraine. Elle quitte la sphère russe pour rejoindre la sphère occidentale. Elle fuit la Terre pour la Mer, elle fuit l’eurasisme pour l’euro-atlantisme. Outre la dimension résolument nationaliste de l’attentat, on peut donc y voir aussi une portée géostratégique plus vaste.
    On peut se demander si la vision d’une Ukraine équilibrée entre deux mondes est fondée. N’est-elle pas condamnée, faute d’être suffisamment puissante et vaste, à être étouffée ou brinqueballée entre le rivage euro-atlantique et l’hinterland eurasiatique ? La « finlandisation » de l’Ukraine relève de la gageure, car le pays penchera toujours plus d’un côté que l’autre.Toujours est-il que la Russie, elle, n’a pas d’autre choix que de se penser comme un acteur eurasiatique, à la lisière de deux blocs, l’occidental et le chinois. Un choix pragmatique et même nécessaire au regard des dimensions gigantesques du pays qui l’obligent à se soucier des glaces arctiques, des montagnes caucasiennes, des steppes centre-asiatiques et de la profondeur sibérienne et mongole. Mais la Russie aura-t-elle les moyens de garder son empire intact ? Les discours ou les analyses évoquant un « démembrement » de la Russie illustrent ce souhait d’un éclatement russe qui reste pour l’heure un vœu pieux, et c’est sans doute heureux, car les empires se cachant rarement pour mourir, et leur agonie étant souvent bruyante, une telle perspective n’aurait rien de séduisant pour l’Europe. Les ambiguïtés de Viktor Orbán sur le dossier ukrainien ou encore la volonté d’Emmanuel Macron de ne pas « humilier la Russie » doivent ainsi être replacées dans cette perspective. Qu’elle soit blanche ou rouge, alliée ou hostile, puissante ou faible, la Russie reste dans l’architecture géostratégique européenne un acteur clef, a fortiori avec près de 6 000 ogives nucléaires… La géopolitique des États reste avant tout liée à leur géographie, ne l’oublions jamais. Avec la guerre en Ukraine, la Russie s’est imposée comme une puissance disruptive dans l’ordre géopolitique européen. Elle a réintroduit le rapport de puissance et la conquête territoriale dans une Europe globalement stabilisée depuis 1945 et surtout 1991.

    Vae victis

    Finalement, l’aspect le plus inquiétant de cette guerre – mais c’est probablement là un aspect commun à presque toutes les guerres – est l’impossibilité pour les deux parties de perdre. Il y a d’abord les centaines de milliers de tués et de blessés. Il serait inconvenable de part et d’autre de croire que le sacrifice de tous ces soldats ait été vain. Ensuite, la Russie ne peut plus se permettre de perdre. Une défaite entraînerait vraisemblablement une intégration, au moins à moyen terme, de l’Ukraine à l’OTAN. Le pari stratégique de Poutine aurait alors tourné au fiasco. L’étranger proche russe serait enfoncé. La « démilitarisation » aurait produit les effets tout à fait inverses avec une Ukraine désormais surarmée. La Russie perdrait une cruciale partie du Grand Jeu, d’autant que d’autres endroits de son étranger proche sont instables, en particulier la zone arméno-azerbaïdjanaise. Quant à l’Ukraine, une défaite aboutirait au mieux à une amputation, au pire à une décapitation. Cette guerre semble confirmer le vieil adage : « Vae victis ! ». Pour l’heure, nous ne pouvons que nous demander comment une paix territoriale pourrait germer et prospérer entre les deux pays. Que les tragiques leçons de la sévérité des traités de Versailles (1919) et de Trianon (1920) et de la lâcheté des accords de Munich (1938) soient en tout cas sagement méditées.Les Américains, enfin, ne cessent de revendiquer et de renforcer leur soutien moral, financier et militaire à l’Ukraine. Ils déroulent avec assurance leur jeu. Ils ont le matériel, l’argent et plus encore la volonté pour jouer sur le grand échiquier. Le tout est consolidé et encadré par une vision géopolitique claire et élaborée. Depuis 2014, l’armée ukrainienne est ainsi soutenue par les États-Unis qui ont contribué à son impressionnante montée en puissance. De fait, la fragile et post-soviétique armée ukrainienne de 2014 est devenue au fil des aides et du temps une armée plus moderne, s’alignant progressivement sur les critères occidentaux et les normes OTAN. L’armée ukrainienne fait office de « proxy » idéal pour l’armée américaine. À coup de milliards de dollars, Washington peut compter sur une armée disposée à se battre jusqu’au bout, à la différence de l’expérience tragi-comique de l’armée afghane en 2021. Dans l’immédiat, toute reculade américaine serait perçue comme un renoncement et enverrait un signal inquiétant aux alliés européens et asiatiques. Or, pour une Amérique gendarme du monde, un tel retrait pourrait favoriser les appétits des puissances montantes, à commencer par la Chine. Il est à craindre que le conflit s’installe dans la durée. Le Grand Jeu est une affaire de temps. Sur l’échiquier international, le sablier est indiscutablement maître du jeu.

    L’Europe : réveil ou impuissance ?

    Et l’Europe dans tout cela ? Force est d’admettre l’ambivalence du rôle européen dans cette guerre. D’abord, les Européens, y compris d’ailleurs les Ukrainiens eux-mêmes, ne croyaient pas au conflit. Les mises en garde américaines furent ainsi accueillies avec scepticisme, le précédent de 2003 ayant sans doute joué. Poutine, pensait-on, ne serait pas aussi fou pour attaquer.Et puis, il y a ces fameuses sanctions européennes contre la Russie qui laissent un goût amer. D’une part, leurs effets sont moins violents que prévu et surtout moins visibles : si des secteurs russes ont été très touchés, notamment l’automobile, la communication russe, à grands coups de rayons de supermarchés remplis – symbole moderne d’abondance et de prospérité –, est parvenue à semer le doute dans les opinions européennes et à garder la face. D’autre part, l’Europe, en sanctionnant la Russie, vise un marché économique et énergétique qui lui était pourtant précieux et même profitable. À cela, il convient d’ajouter les gesticulations diplomatiques pour remplacer le gaz russe par d’autres fournisseurs. Le Qatar et l’Azerbaïdjan se sont imposés comme une alternative énergétique importante, quitte à s’asseoir sur les droits de l’homme dont l’Europe ne cesse pourtant de se faire l’inénarrable avocate. Une hypocrisie teintée d’une forme d’amateurisme qui risque de souligner moins les convictions idéologiques de l’Europe que sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur et sa capacité à renier ses « valeurs » dès lors que ses intérêts vitaux l’imposent. Sur ce très épineux dossier énergétique, l’Europe aura finalement montré qu’elle était capable de faire preuve d’un nécessaire cynisme au mépris de son idéalisme souvent béat et hors-sol. Un bien pour un mal ? Lâcheté ou pragmatisme ? Question de point de vue.

    L’Europe jardin dans un monde jungle

    Plus inquiétant, l’Europe apparaît en retrait par rapport aux États-Unis qui, en qualité de première puissance mondiale, sont à même de s’engager puissamment face à la Russie. Le Vieux Continent est contraint de suivre cette dynamique américaine. Même la Pologne, très proactive dans le conflit, n’en reste pas moins tributaire des décisions venant des États-Unis. La bonne volonté de certains Européens doit nécessairement composer avec celle des Américains qui, ne nous faisons pas d’illusions, pensent d’abord à leurs intérêts, ce qui est parfaitement légitime pour une grande puissance. En vérité, l’ennui ne vient pas tant du jeu stratégique redoutable mené par les Américains que de… l’absence de jeu de la part des Européens. L’Europe apparaît coincée entre le coup de poker russe et le jeu d’échecs américain. Elle ne peut ni infléchir Poutine ni contredire Biden.Coincée, l’Europe l’est aussi au sens figuré du terme. Il aura fallu attendre ce conflit pour qu’enfin les chancelleries européennes redécouvrent la guerre et ses réalités. À force de côtoyer la douceur de Vénus, les Européens en ont oublié la fureur de Mars. Ce n’est pourtant pas faute pour certains états-majors, surtout français, d’avoir alerté les décideurs politiques sur le retour de la « haute intensité » et donc sur l’impérieuse nécessité de réévaluer à la hausse les budgets militaires. Avec la crise sanitaire, l’Europe a pris conscience de la fragilité de ses services de santé et de sa dépendance au reste du monde dans la quasi-totalité des domaines (électronique, médicaments, etc.). Avec la guerre en Ukraine, elle vient de découvrir que l’époque où les dividendes de la paix justifiaient un relâchement militaire est révolue.Le jardin européen – pour reprendre une belle expression de Josep Borell – découvre donc que la jungle qui l’entoure est non seulement étrangère et hostile, mais aussi expansionniste. Dans le doux jardin européen, où les roses n’ont même plus de pointe, voici que des lianes étrangères s’imposent en franchissant ses frêles murets. Le temps des naïvetés est terminé, le « temps des prédateurs » (François Heisbourg) s’est imposé.

    Le parapluie n’est pas un paratonnerre

    Certes, l’Europe, au vu de l’état de préparation de ses armées, peut se consoler d’être protégée par l’OTAN. L’Europe de la défense n’étant pour l’heure qu’un serpent de mer, les Européens se satisfont de la présence américaine en Europe, d’autant plus qu’elle leur permet de limiter leurs propres dépenses militaires. Le parapluie américain s’avère commode, puisque les Européens n’ont quasiment pas à en assumer le poids financier et militaire. Mais cela n’en reste pas moins problématique, car tant que les Européens ne tiendront pas en personne leur parapluie, celui-ci sera toujours soumis à la volonté du porteur. Or, l’Oncle Sam pourrait se lasser ou se fâcher, comme ce fut le cas sous Barack Obama avec l’amorce d’un pivot asiatique ou bien sous Donald Trump avec un vigoureux rappel à l’ordre envers des Européens intimés de rehausser leurs dépenses militaires à hauteur de 2 % de leur PIB respectif.Du reste, rien ne garantit vraiment qu’en cas d’averse violente, par exemple une frappe nucléaire, le parapluie américain s’ouvrira pour les Européens. Les Américains ne se mouilleront sans doute pas complètement pour l’Europe, au risque d’être eux-mêmes trempés. Enfin, en cas de tempête mondiale, les Américains pourront-ils vraiment s’occuper à la fois du typhon asiatique et de l’ouragan atlantique ? L’incertitude de la réponse impose un nécessaire sursaut européen vers, au moins, une plus grande autonomie, au mieux, une indépendance militaire et stratégique. Voilà assurément l’un des grands défis du XXIe siècle européen. Les discours sur le réveil de l’Europe, volontiers laudateurs et consolants, ne doivent donc pas faire illusion sur l’état réel du Vieux Continent. Coincée entre les États-Unis et la Chine, l’Union européenne doit aller plus loin dans son affirmation si elle veut réellement peser dans le monde. Les communiqués et les bonnes intentions de Bruxelles ou des chancelleries européennes ne suffiront pas.

    Sur terre, sur mer, mais aussi sous la mer

    Le sabotage de Nord Stream 2, événement marquant de cette guerre en Ukraine, illustre d’ailleurs toute l’impuissance de l’Europe. L’impossibilité, au moins officiellement, de désigner un responsable est en réalité moins inquiétante que l’acte lui-même. Au fond, qu’il soit l’œuvre des Russes (ce qui serait pour le moins surprenant) ou plus vraisemblablement des Américains (ou d’un groupe pro-ukrainien, selon des sources américaines), qu’importe. Ce sabotage est un coup sérieux infligé à l’Europe. Une infrastructure critique a été touchée et neutralisée. Voilà qui devrait rappeler, s’il le fallait, que les profondeurs sous-marines sont et seront des espaces de conflictualité, songeons notamment aux très indispensables câbles sous-marins. Il serait bon que les Européens ne négligent pas la Mer comme espace géostratégique, eux qui en furent les maîtres pendant plusieurs siècles. Que l’Europe retrouve ainsi l’esprit de Magellan. À notre époque hypermondialisée, le Grand Jeu terrestre se joue aussi dans le Grand bleu océanique.Un dernier aspect à prendre en compte dans l’analyse de cette guerre ukrainienne, le plus important sans doute, est le signal envoyé par la Russie. En attaquant un pays européen, candidat à l’entrée dans l’UE et dans l’OTAN, a-t-elle ouvert une boîte de pandore ? Après la Russie, faut-il craindre le passage à l’acte de la Chine ou de la Turquie, par exemple ? S’il fallait au fond trouver une raison légitime pour l’Europe de s’engager, indirectement au moins, dans ce conflit, ce serait bien celle-ci. Une absence de réaction risquerait bien d’envoyer un déplorable et dangereux signal de faiblesse et de passivité. Or, il faut rappeler qu’aux yeux de nombreux pays non européens, l’Europe est une puissance déclinante, voire décadente, ce qui peut justifier, a fortiori au regard du passif colonial et impérial, une attitude revancharde et hostile. En cela, il faut prendre très au sérieux l’attaque russe en Ukraine. Elle pourrait bien annoncer une offensive, pas nécessairement militaire d’ailleurs, contre l’Europe. Le sort de la pauvre Ukraine illustre finalement l’impuissance d’une Europe qui subit bien plus qu’elle n’impose.

    « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau »

    Assurément, il existe des puissances que l’on pourrait qualifier de révisionnistes, en ce sens qu’elles aspirent à un nouvel ordre international dégagé des aspirations hégémoniques occidentales. En d’autres termes, elles souhaitent désoccidentaliser le monde, provincialiser l’Occident. Or, si un affaiblissement de l’hégémonie américaine et une plus grande multipolarité sont parfaitement souhaitables et même absolument nécessaires pour l’Europe, il ne faudrait pas non plus que le continent européen soit la victime collatérale, voire directe, des prétentions anti-occidentales des puissances émergentes. Dit autrement, il ne faudrait pas que faute de pouvoir s’attaquer frontalement aux États-Unis, des puissances étrangères s’attaquent à l’Europe, perçue comme le ventre mou du monde occidental. Pour l’Europe, la marge de manœuvre est donc formidablement complexe et réduite. Dans un contexte de rivalité systémique sino-américaine, il lui faut en particulier ménager la chèvre américaine et le chou chinois. Il lui faut s’émanciper des États-Unis tout en veillant à ne pas être dévorée par les nouvelles puissances montantes. La voie de l’équilibre, qui n’est possible que sous réserve de puissance, apparaît comme une évidence pour une Europe à même de proposer au monde un ordre multipolaire et donc la capacité à ne pas s’aligner systématiquement sur l’un des deux blocs. La guerre en Ukraine a d’ailleurs démontré l’aspiration au non-alignement chez les puissances émergentes et les pays africains.Il importe donc de rappeler que si penser l’Europe-puissance est une chose, la faire en est une autre. Quoi qu’on en dise, c’est là l’unique solution satisfaisante pour peser dans le monde. Quelle que soit, au fond, la forme que prendrait l’Europe, le refus de toute idée de puissance rendrait de facto cette Europe inopérante. La respectabilité du Vieux Continent ne peut pas uniquement passer par des valeurs abstraites, a fortiori lorsqu’elles sont universalistes et impersonnelles, et qui plus est appliquées avec ambivalence et hypocrisie selon les intérêts et à la tête du client. Face à la Russie, la Turquie, la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Brésil et bien autres, l’Europe doit s’armer, au sens propre comme figuré, pour faire face à la réalité d’un monde qu’elle ne contrôle plus et qui ne lui veut pas toujours, voire rarement du bien. L’avenir dira si le conflit ukrainien fut l’amorce d’un projet européen enfin ambitieux ou s’il ne déboucha sur rien d’autre qu’un vif mais éphémère frémissement. La guerre en Ukraine ne doit pas être pour l’Europe le prétexte à un renfermement mortifère sur elle-même. Le Vieux Continent ne peut pas se résoudre à n’être qu’un petit Finistère marginalisé. Il lui faut penser à la fois la Terre et la Mer, a fortiori dans ce contexte de rivalité sino-américaine de plus en plus forte.Avec cette guerre, l’Europe s’est certainement réveillée. Mais s’est-elle levée ? En ces temps troublés, la grasse matinée n’est pas une bonne idée. Que l’Europe se lève donc promptement, car pendant qu’elle sommeille dans son lit douillet, le monde, lui, s’active. Que l’Europe se lève, et du bon pied de préférence ! Mais quand l’Europe se relèvera, le monde tremblera-t-il ? Ce qui est certain, en tout cas, c’est que si l’Europe ne se réveille pas, son lit deviendra son cercueil. Mais Nietzsche nous l’avait dit, « l’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau ». Tâchons d’y voir un signe d’optimisme en ces temps pessimistes. Faisons, en conclusion, le vœu que l’Europe ressorte et dépoussière ses pions, car sur l’échiquier international, le Grand Jeu s’active déjà ! Pour la survie de notre continent, l’échec et mat ne peut être que proscrit.
     
    Oswald Turner (Site de la revue Éléments, 20 mars 2023)
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  • Christian Harbulot : "Les USA profitent de la guerre et l’Europe en pâtit !"

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'entretien donné par Christian Harbulot à Régis Le Sommier sur Omerta, dans lequel il évoque la complexité des intérêts économiques qui guident la guerre en Ukraine.

    Introducteur en France, au début des années 90, de l'intelligence économique et fondateur de l’École de Guerre Économique, Christian Harbulot a notamment  publié Fabricants d'intox (Lemieux, 2016) et Le nationalisme économique américain (VA Press, 2017).

     

                                               

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  • La Guerre Sainte des démocraties face au choc des réalités...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré à l'échec du discours idéologique porté par le camp occidental dans l'affrontement avec la Russie. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

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    La Guerre Sainte des démocraties, face au choc des réalités

    A propos de la guerre d’Ukraine, la question d’un grand affrontement entre démocraties et régimes autoritaires a été soulevée. Beaucoup en sont convaincus dans ce qu’on appelle un peu rapidement l’Occident. La réalité est autrement plus nuancée.

    On le voit déjà au niveau planétaire : si une majorité nette de pays a condamné l’invasion russe de l’Ukraine, seuls les Occidentaux ont décidé des sanctions. Entre les deux lectures possibles ‘occidentales’ du conflit ukrainien (agression contre un Etat, ou lutte du bien et du mal), la première se révèle bien plus féconde internationalement. La grande majorité des pays hors ‘Occident’, démocraties comprises, ne se sent pas impliquée par une idée de grande croisade contre des forces antidémocratiques. D’autant qu’ils ne se sentent pas menacés par la Russie. La situation est sur ce point nettement différente de celle de l’URSS, qui avait un programme idéologique et pouvait s’appuyer sur des forces locales plus ou moins classées comme révolutionnaires, de sorte qu’à côté de la menace militaire éventuelle, limitée à certaines zones, on craignait une menace idéologique bien plus large.

    Ce qui veut dire concrètement que la prétention des Occidentaux à représenter un camp qui serait celui de la démocratie est de fait contestée. Bien des pays considèrent d’ailleurs à tort ou à raison que la menace d’une intervention occidentale, notamment américaine, idéologique ou à prétexte idéologique, est pour eux plus sérieuse que la menace des autres, et en tout cas plus étayée par l’expérience. On peut ajouter que la définition même du camp des démocraties n’est pas vraiment évidente. Comme chacun sait, dans le camp dit occidental de nombreux régimes non-démocratiques ont trouvé et trouvent tranquillement place.

    Du côté des Etats classés autoritaires (Chine, Russie, Iran et autres) la situation est loin d’être simple ou uniforme. Partout il y a une ligne officielle, plus ou moins idéologique, et à forte composante nationaliste. Mais c’est à usage interne, et de façon très différenciée. Si la Chine présente à l’évidence une situation spécifique, en cela que l’idéologie marxiste y est supposée rester une référence interne majeure, et qu’un parti communiste y est parti unique, ce n’est pas un produit d’exportation, au moins actuellement et à vue humaine. De même a fortiori pour la Corée du Nord. Quant à la Russie actuelle, le régime, de fait de plus en plus autoritaire, ne met pas en avant de modèle politique original pouvant servir d’exemple, en dehors du simple fait de ce caractère autoritaire. Corrélativement, ce pays ne se signale pas par une grande originalité idéologique. Certes il se présente comme divergeant du monde occidental sur plusieurs sujets, comme les questions de société et de mœurs, mais cela ne constitue pas une alternative politique. On ne se rapproche d’une forme d’idéologie prosélyte qu’avec l’Iran, mais ce n’est qu’un cas parmi d’autres dans le monde musulman ; et la dimension iranienne d’un côté, chiite de l’autre, apparaît très largement prépondérante dans son action extérieure.

    Il apparaît donc en définitive que du point de vue des idées et du régime le rapprochement entre Russie, Chine et Iran est passablement circonstanciel, et largement dû à l’existence d’un adversaire commun, occidental. On ne saurait discerner de véritable impérialisme idéologique de leur côté.

    Cela ne les classe évidemment pas comme des petits saints. Il y a chez les uns ou les autres une propension évidente au débordement de puissance, de sorte que dans leur opposition commune aux Occidentaux (en fait, aux Américains) le discernement entre cause et effet soit sujet à débat. Mais ne n’est pas l’effet d’un antagonisme idéologique irréductible, du moins vu de leur côté et de celui des tiers. La volonté de puissance est une chose, l’idéologie une autre. Inversement bien sûr, de trop grands succès de leur côté favoriseraient sans doute un modèle autoritaire de régime ici ou là, mais cela pourrait prendre des formes très variables, faute de modèle.

    Il est par ailleurs patent que la propension occidentale, ou plutôt américaine, à la recherche régulière de l’instauration de la démocratie par la force, est à la fois remarquable par son inefficacité et, à nouveau, une cause majeure de la crainte que cette manie instille non moins régulièrement un peu partout. Le monde arabe a été comme chacun sait le lieu le plus caricatural de la démonstration, le cas du malheureux Iraq étant ici emblématique. Cette démocratisation avait pourtant eu l’air d’opérer après 1945 en Allemagne et au Japon, mais c’était après une guerre à mort radicale, et dans une mesure importante dans les deux pays on renouait avec des situations antérieures à leur dérive agressive. Et en tout cas cet interventionnisme ne fonctionne pas ailleurs. D’autant moins que, comme on l’a dit, dans la perception générale hors Occident la volonté de puissance du supposé libérateur l’emporte sur les motivations démocratisantes affichées. En bref, l’affichage démocratique est ruiné par son identification de fait avec ce qui est perçu à tort ou à raison comme un impérialisme. C’est manifeste notamment en Afrique ou au Moyen Orient, ou sous une forme plus modérée en Amérique latine. Et même là où la dimension stratégique peut favoriser l’identification au camp occidental, voire à la démocratie, celle-ci n’est pas vécue comme une copie impliquant la solidarité – ainsi en Asie du Sud et du Sud-Est.

    Est-ce à dire qu’il n’y ait pas en la matière de soft power ? Ou que les thèmes idéologiques soit sans effet ? Evidemment non. Il est évident que le thème de la démocratie ou plus encore celui de la liberté ont une audience et une résonance, éventuellement fortes. Mais sur ce plan le facteur essentiel reste les évolutions politiques internes, qui peuvent bien sûr être facilitées par une action de rayonnement si elle est appropriée. A condition de ne pas insister sur des facteurs répulsifs comme l’idéologie woke, et cette manie de vouloir imposer une vision des mœurs qui répugne à la plupart des cultures.

    On peut noter par ailleurs qu’en matière économique, notamment de commerce international, une attitude apparemment inverse a prévalu côté occidental. Mais elle était en réalité tout aussi idéologique, et non moins contestable. Toujours par idéologie, on a en effet poussé activement à une ouverture maximale des frontières douanières et autres, et à l’entrée de la Chine puis de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sans aucune réflexion sur la dimension pourtant évidemment stratégique d’un tel commerce, et sur le besoin de se protéger de ces partenaires qu’on vilipendait par ailleurs. Car on croyait avec une naïveté confondante que le « doux commerce » allait déboucher sur la paix, et surtout, dans les pays concernés, sur la démocratie. Le résultat de cette illusion a été de donner à la Chine le moyen d’un formidable bond en avant qui en a fait l’usine de la planète et un compétiteur stratégique de premier plan.

    La mythologie de la supposée croisade des démocraties contre les forces du mal, et le mélange des genres entre relations de puissance et idéologie, sont donc en résumé contre-productives de façon générale, et cela du point de vue même de ses promoteurs. Certes, au niveau international, la dimension idéologique n’a pas disparu, mais à l’époque actuelle ce qui domine est le polycentrisme des puissances, le développement de chacun dans sa logique propre. Face à cette réalité, on ne peut qu’être frappé par le contraste avec le rôle subsistant de l’idéologie dans la vie politique dans ce qu’on appelle Occident. Y compris d’ailleurs au niveau interne, que ce soit par son utilisation croissante par la construction européenne au détriment des réalités nationales, ou par son rôle ravageur dans le déchirement interne américain. Mais en tout cas, sous sa forme conquérante et agressive ce n’est pas un très bon article d’exportation.

    Conséquemment, dans le cas de la guerre d’Ukraine le déterminant principal pour l’attitude à tenir n’est pas la nature des régimes (ce qui n’empêche pas d’avoir une opinion critique sur eux et leurs comportement, et de l’exprimer), mais la dimension internationale, qu’il s’agisse de considérations de droit, d’évaluation des rapports de forces réels ou espérés, ou de la paix possible.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 16 mars 2023)

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