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etats-unis - Page 35

  • L'énigme Trump...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque l'énigme Trump... Philosophe et essayiste, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et L'écriture runique et les origines de l'écriture (Yoran, 2017).

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    Alain de Benoist : « Il y a une énigme Trump »

    La personnalité de Donald Trump n’en finit pas de dérouter les observateurs. D’un côté, on peut dire qu’il est complètement fou ; mais de l’autre, il est manifeste qu’il ne l’est pas. On le dit politiquement inculte, mais il ne manque pas non plus d’instinct politique. Est-il possible de dire qui est « vraiment » le nouveau président américain ?

    Il y a une énigme Trump. Quand on le voit brandir sa signature de paranoïaque, on a l’impression d’être en présence d’un grand malade. Quand on le voit multiplier les volte-face, on s’interroge sur ses intentions réelles. D’un autre côté, il y a de toute évidence une logique trumpienne, faite de réalisme et de brutalité, au point qu’on se demande parfois si ce n’est pas de manière volontaire qu’il joue son personnage, peut-être pour mieux impressionner. À l’époque de la guerre du Vietnam, Nixon avait agi de la sorte avec les Chinois et les Nord-Vietnamiens. « Il est parfois très raisonnable pour un prince de simuler la folie », écrivait, au VIe siècle avant notre ère, Sun Tzu dans L’Art de la guerre. Mais il faut bien le dire, « le Donald » fait plus penser au Docteur Folamour qu’au Prince de Machiavel…

    Donald Trump est, en outre, visiblement soumis (jusqu’au sein de sa propre famille) à des influences contradictoires, et il doit surtout faire face à des adversaires aussi nombreux que résolus : démocrates qui veulent prendre leur revanche, rivaux conservateurs, « néocons » toujours actifs au sein du camp républicain, classe médiatique qui rêve de le voir mort, représentants de l’« État profond », services secrets, complexe militaro-industriel, lobbies de toutes sortes. Face à la meute, il réagit souvent comme un sanglier blessé, un éléphant dans un magasin de porcelaine. Mais pour l’instant, tant qu’il n’a pas croisé la route d’un nouveau Lee Harvey Oswald, il poursuit sa route. Et comme il est difficile de ressentir la moindre sympathie pour cet establishment qui cherche à l’éliminer par tous les moyens, on ne peut se défendre d’en éprouver, au contraire, un peu pour lui. Ce qui n’empêche pas de trouver odieuses certaines de ses prises de position (par exemple, à propos de l’environnement).

    On peut au moins mettre à son crédit qu’il est l’un des rares hommes politiques à avoir mis quasiment en œuvre toutes ses promesses de campagne faites au peuple des blue collars, ces ouvriers américains en voie de déclassement. Donald Trump participe-t-il, par là, de la vague populiste européenne ?

    J’ai dit, dès son élection, qu’il fallait distinguer le personnage Trump et le phénomène Trump. Cette distinction permet de comprendre en quoi l’élection du « Donald », véritable tournant dans l’histoire des États-Unis, ne prend tout son sens qu’en référence à la vague de populisme qui est en train de monter un peu partout en Europe. « En Italie, on retrouve le même clivage qu’en France ou aux États-Unis », disait récemment Jérôme Fourquet, de l’IFOP. Le noyau dur de l’électorat de Donald Trump, ce sont en effet les blue collars et les rednecks, qui n’en peuvent plus de l’immigration, de la criminalité et de l’arrogance d’une Nouvelle Classe qui les a toujours tenus pour rien. Non seulement Trump a tenu l’essentiel des promesses qu’il leur avait faites, mais il a su donner une expression politique à leur malaise identitaire. Son style direct, qu’il décrit lui-même comme « un peu sauvage » (a little wild), est, à cet égard, un atout. Il apparaît comme du parler vrai, loin du politiquement correct et de la langue de bois. Nos politiciens sont comme les éoliennes : ils tournent dans le vide et brassent du vent. En adoptant l’attitude inverse, Donald Trump ne perd pas des voix, il en gagne.

    En politique étrangère, peut-on identifier avec quelque certitude quel est son ennemi principal ?

    Cela reste encore difficile à dire. Rappelez-vous la façon dont il est tombé dans les bras de Kim Jong-un après l’avoir agoni d’injures, et ce, sans avoir rien obtenu de concret de la part du Nord-Coréen. Trump ne raisonne qu’en fonction des intérêts américains, ce qu’on ne saurait évidemment lui reprocher. Il déteste le multilatéralisme et tout ce qui ressemble à une « communauté internationale » au sein de laquelle il se sent mal à l’aise. Il préfère les relations bilatérales. Ce peut être un gage de réalisme, mais connaît-il les dossiers ? Comme le dit Hadrien Desuin, Trump, c’est la « diplomatie du tourbillon ». On ne sait pas bien ce qu’il veut, mais on se demande aussi s’il le sait lui-même. Ce qui est sûr, c’est que les Européens ne l’intéressent guère : il a compris que, comparés aux Russes et aux Chinois, ils comptent aujourd’hui pour rien. Il semble, par ailleurs, décidé à en finir avec la guerre froide, sans doute dans l’espoir d’amener le Kremlin à prendre ses distances vis-à-vis de Pékin. Mais il se heurte à une forte opposition de son entourage.

    Au Proche-Orient, Donald Trump a annoncé que les troupes américaines quitteraient la Syrie à la fin de l’année. Cela ne fait pas l’affaire des Israéliens, qui ont en revanche applaudi à sa décision de se retirer de l’accord nucléaire avec l’Iran, décision absolument désastreuse qui impliquait aussi une déclaration de guerre aux grandes entreprises européennes, tenues de s’aligner sur un programme de sanctions sous peine d’en subir à leur tour. Ainsi s’est constitué un axe Washington-Riyad-Tel Aviv, tandis que l’armée syrienne parachève sur le terrain sa victoire militaire et que la Turquie fait bande à part au sein de l’OTAN. Lors de son dernier voyage à Moscou, Netanyahou s’est fait fort d’obtenir la levée des sanctions occidentales contre la Russie en échange d’un lâchage de la Syrie par la Russie. Poutine n’est pas tombé dans le panneau. Les naïvetés, c’est bon pour Macron.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 19 août 2018)

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  • Identité nationale et choc des cultures...

    Les éditions Odile Jacob viennent de rééditer en collection de poche un essai de Samuel Huntington intitulé Qui sommes-nous ? - Identité nationale et choc des cultures. Américain, professeur de sciences politiques à l'université de Harvard, décédé en 2008, Samuel Huntington est devenu célèbre avec son essai Le choc des civilisations (Odile Jacob, 1997).

    On pourra utilement lire l'article qu'Andrea Massari a consacré sur Polémia à cet ouvrage ainsi qu'à celui d'Alain de Benoist, Nous et les autres (Krisis, 2006) : L'identité vue par Samuel Huntington et Alain de Benoist

     

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    " Dans son œuvre fondatrice, Le Choc des civilisations, « l’un des livres les plus importants depuis la fin de la guerre froide », selon Henry Kissinger, Samuel P. Huntington soutenait qu’avec la fin de la guerre froide les « civilisations » allaient remplacer les idéologies comme facteurs de conflits internationaux. Cette vision prophétique semble s’être en partie avérée.
    Voici qu’il fait porter son analyse sur l’impact que les autres civilisations ont sur les valeurs américaines et occidentales. Le 11 Septembre a ravivé un certain patriotisme. Mais autour de quelle identité ? Quelles sont nos valeurs fondamentales ? Et quels sont les défis auxquels nous sommes confrontés au plus profond de nous-mêmes ?
    Une nouvelle fois, Samuel P. Huntington pose les termes d’un débat essentiel pour notre temps."

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  • L'Europe en "multicrise"...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Richard Dessens, cueilli sur Eurolibertés et consacré à la crise de l'Europe politique... Docteur en droit et professeur en classes préparatoires, Richard Dessens a notamment publié La démocratie travestie par les mots (L'Æncre, 2010), Henri Rochefort ou la véritable liberté de la presse (Dualpha, 2017) et La démocratie interdite (Dualpha, 2018).

     

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    L'Europe en "multicrise"

    La mondialisation heureuse des idéologues du bonheur universel et surtout paradis de la haute finance elle aussi apatride, est en berne. L’euphorie du début des années quatre-vingt triomphantes prend fin progressivement depuis les premières années du XXIe siècle. Le cycle fou trentenaire s’est heurté aux réalités politiques, humaines, écologiques et morales qui remettent en cause de manière encore ténue et peu visible les diktats du tout économique. Si la puissance divinisée des GAFA et de leurs nouvelles sœurs chinoises est encore évidente, on ne peut plus aujourd’hui parier sur leur pérennité tant leur fragilité est désormais palpable malgré les apparences. Géants aux pieds d’argile.

    La chute de l’URSS, la domination monopolistique des USA, unique gendarme du monde dans les années quatre-vingt-dix, puis le 11 septembre, puis la crise économique de 2008, le terrorisme, la très inquiétante puissance chinoise tentaculaire, les grandes migrations, les mutations climatiques, tout concourt à remodeler un nouveau monde, de nouveaux équilibres précaires – car les équilibres ne sont que des déséquilibres provisoirement stabilisés –, de nouvelles valeurs ou tout du moins un rejet des valeurs droit-de-l’hommiennes et économiques qui dirigent le monde occidental depuis 1945. Nous assistons aux troubles générateurs d’un nouvel ordre mondial, qui risque de voir s’affronter un jour la Chine et l’Asie au reste du monde.

    Dans ce bouleversement insidieux d’un ancien monde onirique auquel s’accrochent encore nos élites, l’Europe confirme son effacement en réalité commencé après la Seconde Guerre mondiale. Le fol espoir de l’Union européenne n’a fait que renforcer, contrairement à toute sa logique économique, sa disparition d’un leadership international. Empêtrée dans un apparent progrès fait d’entêtement dans ses erreurs d’appréciation, l’Europe vit toujours dans les conséquences de la IIe Guerre mondiale et dans sa course pour rattraper une mondialisation… qui est déjà en train de tourner la page dans ses formes actuelles. L’Europe a encore une fois une guerre de retard et en porte les terribles stigmates.

    Crises politique, économique, morale, humaine, sont le quotidien de cette Europe dévastée par son « Union » idéologique déconnectée des nouvelles réalités mondiales. Incohérence de ses membres, chocs de valeurs contradictoires, replâtrages de façade, absence d’unité politique à l’international. Même sa « puissance » économique qui en fait, sur le papier, le premier PIB mondial, ne signifie rien et ne produit aucun impact sur son rayonnement international. L’Europe est un astre éphémère éteint avec lequel les véritables puissances souveraines peuvent jouer à leur gré : USA, Chine, Russie, pour des motifs et intérêts d’ailleurs différents.

    Les partisans du « plus d’Europe » pensent donc avoir trouvé la solution, sans tenir compte du fait que leurs « valeurs » et leur idéologie trouvent de moins en moins d’écho dans la volonté des peuples européens, et sans admettre que les seules puissances qui peuvent survivre sont celles dotées de la souveraineté et d’un sentiment fort d’appartenance à une histoire et à une culture propres. Tout ce qui constitue donc cette « identité » rejetée, voire soigneusement détruite depuis des décennies, par nos élites dont les velléités cosmopolites généreuses sont déjà dépassées, après avoir tant affaibli les peuples européens.

    Coincée entre le sillage américain, auquel adhèrent encore la grande majorité des États européens, et ses atermoiements ambigus avec la Russie, l’Europe ne sait plus à quel saint se vouer, puisqu’elle a perdu depuis déjà longtemps son identité propre. L’Europe a besoin économiquement de la Russie mais la déteste politiquement. L’Europe a besoin des USA économiquement et militairement mais déteste Trump, mis dans le même sac que Poutine. Ces positions amènent à des politiques incompréhensibles, contradictoires souvent, en ordre dispersé toujours, qui font de l’Europe un partenaire sans aucune fiabilité pour des États sérieux et sûrs de leurs intérêts. Quant à la France, à l’Angleterre ou à l’Allemagne, seules puissances économiques encore identifiables, la condescendance amusée de la Chine, de la Russie ou des USA est à peine camouflée derrière les sourires de façade et le respect de principe dû à quelques vieilles dames à la gloire passée. Il n’y a plus que M. Macron pour faire croire qu’il est important. Affligeant.

    Richard Dessens (EuroLibertés, 13 août 2018)

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  • Le cinéma d'Hollywood, arme de propagande massive...

    Le 3 juillet 2018, Élise Blaise recevait, sur TV libertés, Pierre Conesa pour évoquer avec lui son dernier essai, intitulé Hollywar - Hollywood, arme de propagande massive (Robert laffont, 2018). Chef d'entreprise, ancien haut-fonctionnaire spécialiste des questions de sécurité nationale, Pierre Conesa a publié ces dernières années La fabrication de l'ennemi (Robert Laffont, 2012) ou Dr. Saoud et Mr. Djihad - La diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016).

     

                                      

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  • Les marqueurs de l’effondrement de l’empire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Dmitry Orlov, cueilli sur le blog francophone du  Saker et consacré aux signes annonciateurs de l'effondrement de l'empire américain... De nationalité américaine mais d'origine russe, ingénieur, Dimitry Orlov, qui a centré sa réflexion sur les causes du déclin ou de l'effondrement des civilisations, est l'auteur d'un essai traduit en français et intitulé Les cinq stades de l'effondrement (Le Retour aux sources, 2016).

     

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    Les marqueurs de l’effondrement de l’empire

    En réfléchissant à l’effondrement de l’empire américain qui se déroule (jusqu’à présent) graduellement, l’effondrement de l’URSS, qui s’est produit il y a près de trente ans, continue d’être une utile mine d’exemples et d’analogies. Certains événements survenus pendant l’effondrement soviétique peuvent servir de panneaux de signalisation utiles dans le contexte américain, ce qui nous permet de formuler de meilleures hypothèses quant au calendrier des événements qui peuvent soudainement transformer un effondrement graduel en sa version accélérée.

    Quand l’effondrement soviétique s’est produit, la réaction universelle a été « Qui aurait pu le savoir ? » Eh bien, je le savais. Je me souviens distinctement d’une conversation que j’avais eue avec un chirurgien au cours de l’été 1990, juste au moment où j’allais passer sur le billard pour me faire opérer de l’appendicite, en attendant l’anesthésie. Il m’a demandé ce qu’il adviendrait des républiques soviétiques, de l’Arménie en particulier. Je lui ai dit qu’elles seraient indépendantes en moins d’un an. Il avait l’air positivement choqué. Je ne m’étais trompé que de deux mois. J’espère pouvoir prévoir l’effondrement américain avec le même degré de précision.

    Je suppose que j’étais bien placé pour le savoir, et je suis tenté de deviner comment j’ai réussi cela. Mon domaine d’expertise à l’époque était l’électronique de mesure et d’acquisition de données pour les expériences de physique des hautes énergies, pas la soviétologie. Mais j’avais passé l’été précédent à Leningrad, où j’avais grandi, et j’avais une bonne idée de ce qui se passait en URSS. Pendant ce temps, toute la cohue des experts professionnels sur la Russie,  payés pour le faire, qui étaient installés dans divers organismes gouvernementaux à Washington ou qui consommaient de l’oxygène dans diverses fondations et universités des États-Unis, n’avaient absolument aucune idée de ce à quoi s’attendre.

    Je soupçonne qu’il y a un principe là-dedans : si votre carrière dépend de l’existence de X, et si X est sur le point de cesser d’exister, alors vous ne serez pas très motivé pour prédire avec précision sa fin. Inversement, si vous parveniez à prédire avec précision la fin programmée de X, alors vous seriez également assez intelligent pour changer de carrière à l’avance, donc vous ne seriez plus un expert sur X et votre opinion sur le sujet serait négligée. Les gens penseraient que vous avez quitté un excellent travail et que vous êtes maintenant aigri. À l’heure actuelle, j’observe le même phénomène à l’œuvre chez les experts de la Russie aux États-Unis : ils ne peuvent pas imaginer que les diverses choses qu’ils ont passé leur vie à étudier ont rapidement perdu de leur pertinence. Ou peut-être qu’ils le peuvent, mais qu’ils gardent cette prise de conscience pour eux-mêmes, de peur de ne plus être invités pour des talk-shows.

    Je suppose que puisque l’expertise est une question d’en savoir beaucoup sur un sujet circonscrit, tout savoir sur rien – une chose qui n’existe pas – est son point final logique. Quoi qu’il en soit, je pense que nous autres non-experts, armés du recul parfait que nous offre l’exemple de l’effondrement soviétique, nous pouvons éviter d’être pareillement aveuglés et abasourdis par l’exemple américain. Ce n’est pas une question académique : ceux qui jaugent la situation avec précision peuvent être en mesure de se faufiler et sortir de l’enfer à l’avance, alors que les lumières sont toujours allumées, pendant que le monde ne se promène pas encore dans une brume mentale induite par la drogue et des fusillades de masse et que d’autres types de chaos sont toujours considérés comme dignes d’intérêt par les médias.

    Ce recul nous permet de repérer certains marqueurs qui se sont manifestés à ce moment-là et qui se manifestent maintenant. Les quatre dont je veux discuter maintenant sont les suivants :

    1. Les alliés sont aliénés ;
    2. Les inimitiés se dissipent ;
    3. L’idéologie devient non pertinente ;
    4. La posture militaire devient flasque.

    Tout cela est évident à voir dans l’effondrement américain. Comme pour l’effondrement soviétique, il y a une certaine période d’incubation pour chacune de ces tendances, pouvant durer peut-être un an ou deux, au cours de laquelle peu de choses semblent se produire, mais quand c’est le moment, tout décolle d’un seul coup.

    1. Alliances

    Au fur et à mesure que l’effondrement soviétique s’est déroulé, les anciennes amitiés se sont détériorées, d’abord à cause d’un manque de pertinence, puis ont tourné a une inimitié pure et simple. Avant l’effondrement, le rideau de fer a couru entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest ; trois décennies plus tard, il court entre la Russie et les pays baltes, la Pologne et l’Ukraine. Alors que dans l’après-guerre, les pays du Pacte de Varsovie tiraient de nombreux avantages de leur association avec la Russie et sa puissance industrielle, vers la fin leur adhésion au camp soviétique devenait de plus en plus gênante pour le progrès, entravant leur intégration avec les pays prospères et moins troublés plus à l’ouest et avec le reste du monde.

    De même, avec les États-Unis et l’Union européenne, ce partenariat montre également des signes majeurs de tension alors que Washington tente d’empêcher l’Europe de s’intégrer au reste de l’Eurasie. La menace particulière de sanctions économiques unilatérales dans le cadre d’un effort vain pour bloquer d’autres gazoducs russes vers l’Europe et forcer les Européens à acheter un projet de gaz naturel liquéfié américain incertain et surévalué a mis en évidence le fait que la relation n’est plus mutuellement bénéfique. Et alors que la Grande-Bretagne se sépare de l’Europe et se rapproche des États-Unis, un nouveau rideau de fer émerge peu à peu, mais cette fois, il traversera la Manche, séparant le monde anglophone de l’Eurasie.

    Des développements similaires sont en cours à l’Est, affectant la Corée du Sud et le Japon. La volte-face de Trump entre tweets tumultueux et rhétorique conciliatoire vis-à-vis de la Corée du Nord a mis à nu le vide des garanties de sécurité américaines. Ces deux pays voient maintenant la nécessité de prendre leurs propres dispositions de sécurité et de commencer à réaffirmer leur souveraineté en matière militaire. Pendant ce temps, pour les États-Unis, être incohérent n’est qu’un « arrêt au stand »sur le point de devenir insignifiant.

    2. Les inimitiés

    Pendant toute la période de la guerre froide, les États-Unis étaient l’ennemi juré de l’Union soviétique, et tout effort de Washington pour donner des conseils ou dicter sa volonté se heurtait à des aboiements bruyants, synchronisés et idéologiquement fortifiés de Moscou : encore l’agresseur impérialiste ; n’y faites pas attention. Ce bruit vertueux a très bien fonctionné pendant une période étonnamment longue, et a continué de fonctionner pendant que l’Union soviétique réalisait de nouvelles conquêtes impressionnantes – dans l’espace, la technologie, la science et la médecine, dans des projets humanitaires internationaux, etc. Mais lorsque la stagnation s’est installée, il a commencé à sonner creux.

    Après l’effondrement soviétique, cette immunité contre la contagion américaine a disparu. Des « experts » et des « conseillers » occidentaux ont envahi le pays et proposé des « réformes » telles que le démembrement de l’URSS en 15 pays distincts (piégeant des millions de personnes du mauvais côté de la frontière nouvellement inventée) avec une thérapie de choc (qui a appauvri presque l’ensemble de la population russe), les privatisations (qui mettaient des biens publics importants entre les mains de quelques oligarques politiquement associés, pour la plupart des oligarques juifs) et divers autres projets visant à détruire la Russie et à faire disparaître sa population. Ils auraient probablement réussi s’ils n’avaient pas été arrêtés à temps.

    Symétriquement, les Washingtoniens considéraient l’URSS comme leur ennemi juré. Après sa disparition, il y a eu un peu de confusion. Le Pentagone a essayé de parler de « mafia russe » comme d’une menace majeure à la paix mondiale, mais cela semblait risible. Puis, à l’occasion de la démolition de quelques gratte-ciels à New York, peut-être en plaçant de petites charges nucléaires dans le soubassement sous leurs fondations (ce sont les plans de démolition qui étaient enregistrés 1), ils ont embrassé le concept de « guerre contre le terrorisme », bombardant divers pays qui n’avaient pas de problème de terrorisme avant mais en ont certainement maintenant. Puis, une fois que ce plan stupide a suivi son cours, les Washingtoniens sont retournés à leur premier os à ronger pour harceler la Russie.

    Mais maintenant une odeur étrange flotte dans le vent à Washington : l’odeur de l’échec. L’air commence à fuiter de cette campagne pour calomnier la Russie, et c’est putride. Pendant ce temps, Trump continue à faire des bruits qu’un rapprochement avec la Russie est souhaitable et qu’un sommet entre les dirigeants devrait avoir lieu. Trump emprunte aussi quelques pages du livre de règles russe : tout comme la Russie a réagi aux sanctions occidentales par des contre-sanctions, Trump commence à réagir aux barrières douanières occidentales par ses propres barrières douanières. Nous devrions nous attendre à ce que l’inimitié américaine contre la Russie se dissipe quelque temps avant que l’attitude américaine à l’égard de la Russie (et de beaucoup d’autres choses) ne devienne insignifiante. Nous devrions également nous attendre, une fois la bulle de la fracturation hydraulique [pétrole de schiste, NdT] explosée, à ce que les États-Unis deviendront dépendants du pétrole russe et de son gaz naturel liquéfié, qu’ils seront forcés de payer avec de l’or. (La fracturation implique un processus de combustion en deux phases : la première phase brûle de l’argent emprunté pour produire du pétrole et du gaz, la seconde brûle le pétrole et le gaz.)

    D’autres inimitiés sont aussi sur le déclin. Trump vient de signer un document intéressant avec Kim Jong-un, président de la Corée du Nord. L’affaire (si nous l’appelons ainsi) est un acte de capitulation tacite. Il a été orchestré par la Russie et la Chine. Il affirme ce que la Corée du Nord et la Corée du Sud avaient déjà accepté : la dénucléarisation éventuelle de la péninsule coréenne. Tout comme Gorbatchev a consenti à la réunification de l’Allemagne et au retrait des troupes soviétiques de l’Allemagne de l’Est, Trump s’apprête à accepter la réunification de la Corée et le retrait des troupes américaines de la Corée du Sud. Tout comme la chute du mur de Berlin a marqué la fin de l’imperium soviétique, le démantèlement de la zone démilitarisée coréenne marquera la fin de l’ère américaine.

    3. Idéologie

    Alors que les États-Unis n’ont jamais rien eu d’aussi rigoureux que le dogme communiste de l’Union soviétique, leur mélange de propagande pro-démocratie, de capitalisme du laissez-faire, de libre-échange et de domination militaire a été puissant pendant un certain temps. Après avoir cessé d’être la plus grande puissance industrielle du monde, cédant la première place à l’Allemagne et au Japon, puis à la Chine, les États-Unis accumulent des dettes prodigieuses, confisquant et dépensant l’épargne mondiale tout en défendant le dollar américain sous la menace de rétorsion militaire. Il fut pendant un certain temps compris que le privilège exorbitant de l’impression monétaire sans fin devait être défendu avec le sang des soldats américains. Les États-Unis se voyaient et se positionnaient comme le pays indispensable, capable de contrôler et de dicter des conditions à la planète entière, terrorisant ou bloquant divers autres pays selon les besoins. Maintenant, tous ces schibboleths idéologiques sont en ruines.

    La rhétorique en faveur de la démocratie est toujours utilisée consciencieusement par les porte-parole des médias politiques, mais dans la pratique, les États-Unis ne sont plus une démocratie. Ce pays a été transformé en un paradis des lobbyistes qui ne sont plus confinés dans le hall en bas mais se sont installés dans les bureaux du Congrès et rédigent des quantités prodigieuses de lois pour répondre aux intérêts privés des entreprises et des oligarques. Le penchant américain pour la démocratie n’est pas non plus visible dans le soutien que les États-Unis prodiguent aux dictatures du monde entier ou dans sa tendance croissante à promulguer et appliquer des lois extraterritoriales sans le consentement international.

    Le capitalisme du laisser-faire est également bien mort, supplanté par le capitalisme de copinage nourri par une fusion complète des élites de Washington et de Wall Street. L’entreprenariat privé n’est plus libre mais concentré aux mains d’une poignée de sociétés géantes, alors qu’environ un tiers de la population active aux États-Unis travaille dans le secteur public. Le département américain de la Défense est le plus grand employeur du pays et du monde entier. Environ 100 millions d’Américains en âge et en capacité de travailler ne travaillent pas. La plupart des autres travaillent dans des emplois de service, ne produisant rien de durable. Un nombre croissant de personnes garde des moyens de subsistance précaires en travaillant de manière sporadique. Tout le système est alimenté – y compris les parties qui produisent le carburant, comme l’industrie de la fracturation hydraulique – par de la dette. Aucune personne saine d’esprit, si on lui demandait de fournir une description réaliste du capitalisme, ne fournirait u plan aussi délabré.

    Le libre-échange était prôné jusqu’à très récemment, même si de nos jours le mouvement est en perte de vitesse. Le commerce sans entraves sur de grandes distances est la condition sine qua non de tous les empires, y compris l’empire américain. Dans le passé, des navires de guerre et la menace d’une occupation ont été utilisés pour forcer des pays, comme le Japon, à s’ouvrir au commerce international. Tout récemment, l’administration Obama a été très active dans ses tentatives de faire passer divers partenariats transocéaniques, mais aucun n’a réussi. Et maintenant, Trump s’est mis à détruire le libre-échange en combinant sanctions et barrières douanières, dans une tentative malavisée de raviver la grandeur perdue de l’Amérique en se tournant vers l’intérieur du pays. En cours de route, les sanctions sur l’utilisation du dollar américain dans le commerce international, en particulier avec les principaux pays exportateurs d’énergie tels que l’Iran et le Venezuela, accélèrent le processus par lequel le dollar américain est détrôné en tant que monnaie de réserve mondiale, démolissant le privilège exorbitant de l’impression monétaire sans fin.

    4. Militarisme

    L’effondrement soviétique était dans une certaine mesure déjà acté avec le retrait soviétique de l’Afghanistan. Avant cela, il était encore possible de parler du « devoir international » de l’Armée rouge pour rendre le monde (ou du moins les parties libérées) sûr pour le socialisme. Après cela, le concept même de domination militaire a été perdu, et les interventions qui étaient possibles auparavant, comme en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, n’étaient même plus pensables. Lorsque l’Europe de l’Est a connu une rébellion en 1989, l’empire militaire soviétique s’est simplement replié, abandonnant ses bases et son matériel militaire en se retirant.

    Dans le cas des États-Unis, pour l’instant, ils restent capable de faire beaucoup de dégâts, mais il est devenu clair que la domination militaire de la planète entière n’est plus possible pour eux. L’armée américaine est encore énorme numériquement, mais elle est déjà bien flasque. Elle n’est plus capable de déployer une force terrestre d’une quelconque envergure où que ce soit et se limite aux bombardements aériens, à l’entraînement et à l’armement de « terroristes modérés » et de mercenaires, et au patrouillage inutile des océans. Aucune des aventures militaires récentes n’a abouti à quelque chose ressemblant à la paix à des conditions que les planificateurs américains avaient initialement envisagées ou que l’on aurait pu juger souhaitables : l’Afghanistan a été transformé en incubateur de terroristes et en usine d’héroïne ; l’Irak a été absorbé par un croissant chiite continu qui s’étend maintenant de l’océan Indien à la mer Méditerranée.

    Les bases militaires américaines sont toujours présentes dans le monde entier. Elles étaient destinés à projeter le pouvoir américain sur les deux hémisphères du globe, mais elles ont été largement neutralisées par l’avènement de nouvelles armes de précision à longue portée, d’une puissante technologie de défense aérienne et d’une magie de guerre électronique. Ces nombreux « nénuphars », comme on les appelle parfois, sont à l’opposé d’actifs militaires : ce sont des cibles inutiles mais coûteuses situées dans des endroits difficiles à défendre mais faciles à attaquer pour des adversaires potentiels. Ils ne peuvent être utilisés que pour faire semblant de combattre, et la série interminable d’exercices d’entraînement militaire, tels que ceux dans les États baltes, juste à la frontière russe, ou ceux en Corée du Sud, sont des provocations, mais ils sont des Parangons d’inutilité, car attaquer la Russie ou la Corée du Nord serait un geste suicidaire. Ce sont essentiellement des exercices de renforcement de la confiance, et leur intensité croissante témoigne d’un déficit de confiance prononcé et croissant.

    Les gens ne se lassent jamais de souligner la taille énorme du budget militaire américain, mais ils oublient presque toujours de mentionner que ce que les États-Unis reçoivent par unité d’argent est dix fois moindre que, par exemple, la Russie. C’est un plan d’extorsion boursouflé et inefficace qui produit de grandes quantités de gaffes – une éponge d’argent public sans cesse assoiffée. Peu importe combien d’argent elle absorbe, cela ne résoudra jamais le problème fondamental de l’incapacité à faire la guerre à un adversaire adéquatement armé sans subir des dommages inacceptables. Partout dans le monde, les États-Unis sont maintenant détestés, mais on les craint de moins en moins : une tendance fatale pour un empire. Par contre l’Amérique a très bien réussi à militariser ses services de police locaux, de sorte que le moment venu, elle sera prête à faire la guerre … contre elle-même.

    Conclusion

    Cette analyse peut se lire comme une enquête historique détachée de considérations pratiques et quotidiennes. Mais je crois que cela a un mérite pratique. Si les citoyens de l’URSS avaient été informés, avant les événements de 1990, de ce qui allait leur arriver, ils se seraient comportés différemment, et beaucoup de tragédies personnelles auraient pu être évitées. Une distinction très utile peut être faite entre l’évitement des effondrements (ce qui est futile, tous les empires s’effondrent) et l’évitement des scénarios les plus défavorables, qui deviendra, lorsque l’effondrement va s’accélérer, votre préoccupation la plus importante. Votre approche peut impliquer de fuir vers un terrain plus sûr, ou de vous préparer à survivre là où vous êtes. Vous pouvez choisir vos propres marqueurs d’effondrement et faire vos propres prédictions sur leur calendrier au lieu de compter sur le mien. Mais, ayant été témoin d’un effondrement, et étant témoin d’un autre, la seule approche que je ne recommanderais vraiment pas, est de ne rien faire et d’espérer le meilleur.

    Dmitry Orlov (Le Saker francophone, 19 juin 2018).

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  • Vers un nouveau Yalta ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur son blog Bouger les lignes et consacré à la menace que constituerait la mise en place d'un condominium américano-chinois, qui marginaliserait l'Europe et la Russie... Docteur en science politique, au diteur de l'IHEDN, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Vers un nouveau Yalta

    L’Europe va mal et c’est de sa faute. Elle persiste dans l’aveuglement, signe son effacement progressif de la nouvelle carte du monde et se laisse glisser dans une sorte de coma inquiétant. Elle aurait besoin d’un vigoureux massage cardiaque, d’une séance de défibrillation radicale. Elle préfère tirer nerveusement sur sa pompe à morphine, croire aux contes de fées et attendre le baiser salvateur, en l’espèce d’une Amérique… dont le président est tout sauf un prince charmant. Elle doit pourtant échapper toute seule à la prise en tenaille qui va la broyer. Mais ses sauveteurs eux-mêmes sont ambivalents. Ils s’indignent beaucoup, se réunissent sans cesse et cherchent des parades à une offensive… à laquelle ils ne veulent toujours pas croire. Ils se trompent de diagnostic et donc de recommandation thérapeutique. Nos élites communautaires prennent en effet chaque manifestation de bon sens et de santé démocratique des peuples européens (comme récemment le scrutin italien, ou la crise politique déclenchée en Allemagne par le ministre de l’Intérieur qui implore la chancelière de traiter enfin sérieusement le défi migratoire) pour une attaque contre « Leur Europe », celle de l’utopie initiale, celle de l’incomplétude d’une création qui se meurt de n’avoir jamais osé exister vraiment, et qui s’étouffe toute seule, empêtrée dans ses bons sentiments. Attitude typique d’une confusion entre les effets et les causes.

    L’Europe est en manque de souveraineté, de clairvoyance et d’audace. Les pulsions dites populistes ‒ terme qui mélange à dessein des sensibilités diverses pour disqualifier globalement toute résistance à la doxa européenne ‒ ne menacent pas son unité ; elles révèlent combien celle-ci est fragile et peut conduire l’Union européenne (UE) à sa perte si l’on continue à nier des évidences. L’Europe est parvenue au bout du mensonge dans lequel elle s’est complu si longtemps, celui d’un ensemble de plus en plus vaste, disparate et prospère, mais sans colonne vertébrale politique ni stratégique, élevé au bon lait d’un globalisme désormais battu en brèche partout ailleurs par un retour en force des États et des peuples. Une Europe consentant docilement à la tutelle psychologique et normative d’une Amérique qui n’a plus le temps, désormais, de lui raconter des histoires à dormir debout, toute entière occupée à s’affirmer face à son nouveau Peer Competitor chinois. Depuis toujours, et surtout depuis les années 1990, Washington lui a coupé les ailes stratégiquement, l’a entravée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) qui ne défend que très marginalement les intérêts communautaires, l’a méthodiquement isolée de sa part orientale (la Russie), diabolisée à outrance pour délégitimer tout rapprochement qui aurait pu faire exister une masse critique stratégique continentale autonome. Et depuis un an, c’est pire : un mépris ouvert, une guerre commerciale radicale, l’ordre de se soumettre à l’extraterritorialité du droit américain, de rentrer dans le rang sans céder aux avances de l’autre Grand, qui propose avec un aplomb chaque jour grandissant un autre type de sujétion, un imperium inédit et déroutant.

    Mais, le choix d’une allégeance est-il nécessaire et fatal ? Devons-nous à toute force nous accrocher à un occidentalisme discrédité ou devenir des Eurasiens sinophiles malgré nous ? Devons-nous ad vitam aeternam admettre ce statut de zone coloniale disputée auquel ce choix nous réduit ? Sans aucun doute, si nous continuons à jouer en ordre dispersé. L’Union européenne n’aura bientôt d’autre choix que de constituer la péninsule d’achalandage des « Nouvelles Routes de la Soie ». La Chine est en train d’enserrer l’Europe au nord et au sud et semble encore hésiter sur le sort à réserver à la France dans ce sandwich. Le Français sera-t-il un consommateur de première classe, avec des produits chinois acheminés par train jusqu’à lui, ou un client de second ordre, achalandé par voie maritime ? C’est encore à nous de choisir… pour l’instant.

    Dans cette course de vitesse avec Pékin pour gober par petits bouts une proie qui tragiquement se croit à l’abri, Washington se gausse de notre incapacité à gérer le défi migratoire qui est aussi sécuritaire et, n’ayons pas peur des mots, identitaire. Il est vrai qu’en misant sur la division des Européens et leur manque de lucidité sur les lignes de forces du nouveau monde et les alternatives qui pourraient se proposer à eux, Washington prend un risque mesuré. En effet, tandis que le partage du monde autour de ce nouveau duopole structurant se fait à toute vitesse, avec une réaffectation des clientèles, des tutelles, des États bascule ou tampon, l’Europe se sent, elle, soudainement orpheline. Il lui faut « tuer le père » et grandir enfin. Les occasions de s’affirmer sans se sentir coupable ne manquent pourtant pas : dénonciation de l’Accord sur le climat, du Partenariat transpacifique, de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA), guerre commerciale ouverte, mépris total des positions européennes sur les questions nord-coréenne, palestinienne, syrienne et, bien sûr, iranienne, etc. Il lui faut simplement oser la rupture. Même le patron allemand d’Airbus implore Paris et Berlin de structurer d’urgence une vision industrielle stratégique commune, afin que l’Europe spatiale ne se laisse pas distancer décisivement par l’offensive de Space X qui prend l’Agence spatiale européenne de vitesse et engage une guerre des prix des lanceurs menaçant notre supériorité.

    Alors, qu’attend-on ? De pouvoir dire qu’il est trop tard, que l’on a encore raté une belle occasion mais que l’on saura saisir la prochaine ? Ou bien veut-on à toute force croire au discours ambiant sur « un mauvais moment à passer », sur Donald Trump, « père » tyrannique, abusif et indifférent qui ne sera pas réélu, ce qui nous permettra de retrouver bientôt le giron rassurant d’une domination traditionnelle ? C’est un vœu pieu, de l’ordre de la pensée magique. Quels que soient ses bien réels défauts, le président américain est aussi l’incarnation d’une part de la vérité américaine et l’on perd un temps précieux à le stigmatiser comme un irrationnel incompétent au lieu de saisir le fond de ses messages tonitruants. Chacune de ses prises de position, chaque revirement nous démontrent qu’il n’a cure de nos intérêts ou de nos avis. Et les siens ne sont pas tous naïfs ou inutiles. C’est « l’Amérique d’abord », contre tous s’il le faut. L’Europe doit obéir ou tomber. Le problème est qu’on ne lui accorde aucun crédit, même lorsqu’il fait des propositions qui pourraient indirectement nous désenclaver ; par exemple, lorsqu’il propose habilement (pour dissocier Moscou de Téhéran dont il s’agit d’entraver le rayonnement régional) que l’on réintègre la Russie dans le G7, on s’insurge à Paris et Berlin, tremblant pour la crédibilité de nos propres chantages, sur l’Ukraine notamment… qui ne mènent pourtant à rien depuis des années. Moscou a beau jeu de faire la moue en expliquant que le G7 n’est pas représentatif de la diversité mondiale actuelle et qu’en être ou pas n’a plus d’importance. Le mythe d’un Occident univoque aux intérêts convergents a vécu. Il nous faut grandir enfin, prendre la mesure de notre solitude et tout faire pour qu’elle ne finisse pas en isolement irrattrapable.

    Le nouveau Yalta, c’est donc une course effrénée pour la domination des régions du monde, via le hard, le soft, le smart ou le sharp power. Il faut convaincre des clientèles qu’elles seront mieux loties avec Pékin qu’avec Washington. La démonétisation radicale de « la signature américaine » ne joue pas en faveur de notre Grand Allié. La convertibilité du yuan est en route. Elle va encore prendre quelques années mais on mesurera un beau jour l’ampleur de la bascule économico-politique réalisée par Pékin. Dans ce jeu de go mené à la hussarde, l’Europe n’est qu’une cible commerciale, et chacun des deux nouveaux Grands joue ses membres en bilatéral. La Russie lui a été ravie et n’a d’autre choix que de faire ami-ami avec Pékin autour d’un « eurasisme » qu’il lui sera très difficile de dominer à moyen terme. Donald Trump espère encore, si son entourage le laisse faire, offrir l’illusion à Moscou d’une relation privilégiée avec l’Amérique à laquelle Vladimir Poutine tient toujours. Mais, là encore, cela ne se fera qu’au détriment de l’Europe qui va progressivement découvrir le prix douloureux de son mépris entêté pour Moscou. Ne pas penser par et pour soi-même est toujours lourd de conséquences.

    Ce Yalta sera aussi normatif, dessinant les contours d’une nouvelle carte mondiale des influences et des pratiques sur le plan du droit, des monnaies, des référentiels de normalité politique et démocratique. Là encore, Pékin a de l’avance, car la Chine a toujours soigneusement évité la posture de donneuse de leçons qui fait haïr l’Occident dans toute une partie du monde. Elle ne conditionne pas son soutien financier au respect formel de quelconques droits ou valeurs. Elle pousse des États en difficulté à faire défaut sur des prêts trop importants qu’elle leur accorde pour les soumettre ensuite, achète des dettes souveraines, des pans entiers d’économies nationales, des ressources énergétiques ou minières, des terres rares, et offre à ses nouveaux obligés le développement rapide de leurs infrastructures. Quel que soit le niveau d’activité actuel de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), la priorité accordée à ce type d’investissement signe une vision de très long terme. Tandis qu’on se gargarisait d’un G7 dissonant où s’étalait le divorce américano-européen, Pékin a accueilli à Qingdao, dans l’Est chinois, les huit chefs d’États membres de l’Organisation de coopération de Shanghai (Chine, Inde, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Pakistan et bientôt Iran). L’OCS monte en puissance et s’affirme, bien au-delà des enjeux sécuritaires, comme l’un des véhicules structurants du « contre-monde » chinois. Qui s’en est inquiété en Europe ou en a seulement parlé ?

    Enfin, il faut bien comprendre que les nouvelles formes de la gouvernance mondiale vont jumeler un duo de tête sino-américain et, en dessous, une arborescence de mécanismes régionaux ou thématiques « multilatéraux », accompagnés d’un discours autour de la nécessaire pluralité des centres de décision et de souveraineté. En somme, on habille la bipolarité structurante d’un multilatéralisme rassurant…

    Le sommet de l’OTAN des 11 et 12 juillet (en marge duquel les présidents Trump et Poutine arriveront peut-être enfin à se rencontrer) pourrait bien donner une nouvelle impulsion à l’Alliance et éloigner décisivement l’Europe de toute perspective d’autonomie stratégique salutaire. Quelqu’un a-t-il tiré un bilan lucide des bientôt dix ans de réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Alliance ? Notre influence est-elle plus grande à Washington, à Mons, à Bruxelles, à Pékin, à Berlin ? Des centaines d’étoiles brillent sur les larges épaules de nos généraux mais… le Commandement allié Transformation est-il vraiment le lieu de la décision ? L’OTAN défend-elle les intérêts des Européens et contribue-t-elle au poids géostratégique de l’UE… ? Toute refondation crédible d’une Europe des nations respectueuse de leurs souverainetés mais aussi désireuse de se faire entendre et prendre enfin au sérieux sur la scène internationale, passe par l’affirmation et la mise en œuvre d’un projet stratégique autonome. Cela ne signifie pas être contre les États-Unis, cela signifie qu’il n’est de meilleur allié que libre.

    N’en déplaise aux moutons bêlants du panurgisme ambiant, la Russie est un bout d’Europe et d’Occident. Ce n’est pas pour rien que l’Amérique a tout fait pour nous en dissocier, et que le pragmatisme d’un Trump, après que ses prédécesseurs ont poussé Moscou dans les bras étouffants de Pékin, le conduit aujourd’hui à jouer sur les deux tableaux : celui d’une dérive russe contrainte vers Pékin afin qu’aucun rapprochement russo-européen ne menace la domination stratégique américaine, celui de la Russie « avec » Washington, comme un vieux couple devisant des affaires du monde par-dessus la tête de l’Europe et contre la Chine.

    Depuis 1991, les États-Unis ont commis une erreur stratégique cardinale en mettant la Russie au ban de l’Occident. Nous devons les convaincre de l’urgence d’en réunir les diverses composantes. La diplomatie religieuse actuellement à l’œuvre entre Églises romaine et orthodoxe peut utilement servir ce rapprochement. Il ne s’agit évidemment pas de se retrouver enfin entre Américains, Européens et Russes pour attaquer la Chine, mais pour, ensemble, faire le poids face à une offensive tous azimuts dont l’Union Européenne sera sinon la prochaine victime.

    Caroline Galactéros (Bouger les lignes, 22 juin 2018)

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