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Points de vue - Page 342

  • Cohen et Péan plongent dans le ventre de la bête....

    "[...] le livre «Le Pen, une histoire française» est avant tout une tentative de célébration politique et de blanchiment idéologique du leader d'extrême droite." Maurice Szafran (Marianne, 24 au 30 novembre 2012)


    Les éditions Robert Laffont viennent de publier Le Pen, une histoire française, une enquête signée par Pierre Péan et Philippe Cohen. Les deux auteurs, qui ont cherché à traiter leur sujet avec objectivité, ont, bien évidemment, provoqué la colère des bien-pensants...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue sur ce livre de Jean-Claude Lauret, cueilli sur le site de Boulevard Voltaire.

     

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    Cohen et Péan plongent dans le ventre de la bête

    « Le diable de la République », tel est le titre d’un documentaire consacré à Jean-Marie Le Pen et diffusé en 2011 sur France 2. Les rayonnages des bibliothèques ploient sous le poids des ouvrages consacrés au président d’honneur du Front national. Certains sont de véritables hagiographies dues à des admirateurs zélés et militants et sont de ce fait des armes destinées au combat idéologique. A côté de ces textes engagés, on dénombre une multitude de livres dont les auteurs, encore plus militants, s’évertuent de dénoncer tous les méfaits et nuisances d’un « monstre » accusé de tous les péchés du monde. Pour tous ses détracteurs, Le Pen était tour à tour pétainiste, antisémite, tortionnaire… A les entendre, il fallait sans cesse dénoncer cet être malfaisant, véritable menace contre la démocratie. L’affaire était jugée. La sentence rendue. Le Pen était condamné et expédié en enfer. N’est-ce pas la place du Diable et de ses lieutenants ?

    Philippe Cohen et Pierre Péan, peut-être agacés d’un tel déferlement de clichés et de caricatures, ont décidé de se pencher sérieusement sur ce satané bonhomme, objet de tant de haines. Il faut toujours se méfier lorsqu’on est confronté à la loi du lynch. L’un et l’autre sont le contraire d’apprentis journalistes. Ils ont derrière eux un long passé qui peut se caractériser par un regard iconoclaste et souvent bien acide sur notre société contemporaine. Par delà la diversité des thèmes, leurs textes se caractérisent par un constant souci de traquer au plus près la vérité. Nos deux compères en investigation se doutent naturellement de la levée de boucliers que leur ouvrage va susciter. Ils affrontent le diable. Ils l’interrogent. Ils expriment leurs doutes et ne manquent pas, devant cet inculpé accusé de toutes les turpitudes, de noter que Le Pen se dérobe, glisse dans le silence ou se livre à quelques pirouettes où il fait preuve d’une belle agilité. Lorsqu’une question le gêne, notent les auteurs, il nie, dément ou déclare ne plus se souvenir. La mémoire peut toujours connaître des éclipses, même à géométrie variable.

    Le Pen prend très vite la Corpo de la Fac de droit et en devient le président. Il est beau, a de la gueule, de la gouaille. Il aime la rhétorique et ne dédaigne pas bousculer ses adversaires, au besoin à coups de poing. Au Quartier latin, les empoignades sont tour à tour verbales et physiques. Le Pen n’est pas un trublion, c’est un ruffian, un corsaire et un réfractaire à toute autorité. Un chef de bande ou, mieux encore, un mâle dominant. Il règne sur sa bande.

    Narrant l’histoire de cet énergumène, Cohen et Péan ont le mérite de plonger leur lecteur dans l’ambiance d’une époque révolue. Au Quartier latin, en ces années de l’après-guerre, se déroule autour de la Fac de droit tout un folklore se voulant rabelaisien. On boit, on entonne des chansons paillardes, on se livre à de provocantes bacchanales, on bouffe du curé, on trousse allègrement les jupes des jeunes bourgeoises. Toutes ces frasques ne doivent pas occulter l’histoire. Le Parti communiste, fort de récolter lors des élections autour de 25 % des suffrages, se targuant d’être le parti des 75 000 fusillés, impose sa rugueuse et austère vision du monde. Deux univers se heurtent. Viscéralement anticommuniste, Le Pen attire autour de lui les réprouvés, sinon les damnés de la terre. Voici donc les parias au passé sulfureux : ils viennent de la LVF, de la Waffen SS, sont des collabos, d’anciens pétainistes, des barbares nostalgiques de Thulé et des Vikings. Ils sont bientôt rejoints par de fervents patriotes nostalgiques de la grandeur de l’Empire en train de se fracturer. Puis, au fil des ans, viendront les rescapés de l’Indo, des soldats perdus de l’Algérie, des insurgés du putsch, des membres de l’OAS, des pieds-noirs condamnés à devoir choisir entre la valise et le cercueil, des catholiques intégristes et des orphelins du Roi de France. Un inventaire à la Prévert.

    En suivant la longue histoire de cet histrion de la politique, Cohen et Péan racontent une histoire française qui fut souvent occultée pour des raisons partisanes et idéologiques. Suivant ce parcours chaotique, ils abordent des sujets extrêmement brûlants. Ils livrent sans complaisance leur analyse en explorant des dossiers aussi chauds que la torture, l’antisémitisme, les rapports de Le Pen avec sa fille Marine et sa petite-fille Marion…

    Cette biographie serrée, en dépit d’une certaine empathie pour ce diable d’homme, montre le côté obscur du personnage, véritable figure de notre histoire contemporaine. L’homme est violent, impulsif, parfois vulgaire, emporté par un ego démesuré. Il peut être injuste, vindicatif, et se laisser aller à des provocations inutiles. Lui qui a assisté, en y participant pleinement, à toutes les guerres de toutes les droites, peut se laisser embarquer en un méchant conflit familial quand un père prend trop d’ombrage du succès de sa fille et joue, par la bande, avec les conflits de génération. Ce faisant, les auteurs ne déboulonnent pas la statue d’un héros pour les uns, d’un monstre pour bien d’autres. Cette longue narration va sans aucun doute scandaliser des furieux qui ont la prétention d’être les champions du combat de la lumière contre les puissances du mal.

    On plonge sans hésiter dans cette histoire d’une passion française. Voici le portrait d’un homme, rien que d’un homme. Une figure incontournable peut-être à l’image d’un monde qui a disparu.

    Jean-Claude Lauret (Boulevard Voltaire, 26 novembre 2012)

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  • Le désir et l'ordre...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue cueilli sur Idiocratie et consacré à la question du mariage des homosexuels et de ses conséquences, vue sous l'angle du droit.

     

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    Le désir et l'ordre

    Le mariage homosexuel provoque davantage de remous que ne l’escomptaient le président Hollande et son Premier ministre Ayrault. Ne s’agissait-il pas d’envelopper le tournant néo-libéral de la gauche dans une réforme sociétale en phase avec les progrès de l’histoire ? Et de montrer une fois de plus, s’il n’était besoin, que le diagnostic de Jean-Claude Michéa est entièrement vérifié : l’ouverture culturelle (libertaire) comme alibi et complément de l’ouverture économique (libéral), le tout se résolvant dans une marchandisation de tous les segments de la société et de l’être. 

    La réforme dite du mariage homosexuel appartient, bien sûr, à ce logiciel libéral-libertaire : promouvoir l’égalité de tous – comprendre l’arasement de tout ce qui dépasse de l’homo consumans – au nom d’une marchandisation généralisée de la société. Mais nous voudrions mettre l’accent sur un autre aspect de cette réforme : l’aspect strictement juridique. L’on sait que le Droit, depuis une dizaine d’années, a quasiment remplacé la Loi, puisqu’il vient souffler au législateur – faut-il rappeler que celui-ci est l’émanation du Peuple – les normes dont il doit se saisir. Et ce, en raison, des poussées sociétales qui contraignent l’organisation sociale et qui finissent par bousculer l’ordre étatique. L’Etat n’est plus ce « gros animal » ou ce « monstre froid », autrefois décrié par les philosophes, mais une machinerie informe dont les rouages s’étendent partout, sans âme directrice. 

    Revenons-en aux faits : quelle est la situation, aujourd’hui, en France ? Il existe déjà plusieurs couples homosexuels qui ont pratiqué des inséminations artificielles pour les femmes et des gestations pour autrui pour les hommes à l’étranger. Ils donneront, donc, naissance à un enfant ou le ramèneront en France pour l’adopter. Autrement dit, ces couples se mettent sciemment dans l’illégalité et produisent une situation de droit intenable : avoir un « enfant douteux » dont on ne sait pas si la filiation peut être prouvée ou non[1]. De deux choses l’une : ou l’Etat sanctionne une situation manifestement délictueuse et se voit dans l’obligation de retirer l’enfant aux dits couples en infraction, ou bien il modifie sa législation afin de mettre en conformité le droit avec la réalité sociale. Le problème est que la loi sur le mariage homosexuel ne règle rien : elle accorde un nouveau droit-créance à une catégorie de la population sans prévoir les conséquences de ce droit – situation inepte.           

    On l’aura compris, l’enjeu d’importance n’est pas le mariage, mais la modification du droit de la famille pour ce qui concerne la filiation : doit-elle rester attachée au couple biologique (avec l’exception consentie à l’adoption) ou doit-elle devenir l’effet d’une volonté ? Le débat pourra peut-être avoir lieu, mais sa conclusion semble déjà écrite : comment imaginer, en effet, que l’Etat retire aux couples homosexuels des enfants illégalement conçus ? Et si tel était le cas, la Cour européenne des droits de l’homme mettrait en demeure les autorités concernées de mettre fin à ce qui serait perçu comme une intolérable atteinte au bonheur personnel.  Ce qui entraîne deux séries de conséquences. D’un point de vue juridique, il sera désormais permis à des individus de contrevenir aux règles sociales (bien commun) pour satisfaire leurs désirs personnels, justifiés ou non. Autrement dit, le droit aura pour mission de consacrer, avec l’appui du législateur, des situations de fait. D’un point de vue politique, cela signifie que la chère volonté générale n’est plus de mise dans nos sociétés démocratiques sectorisées. Il n’appartient plus, en effet, aux représentants du peuple de dessiner les contours de l’organisation sociale à travers l’adoption de lois. C’est au contraire les multiples segments de la société, plus ou moins organisés en groupes d’intérêt, qui imposent à l’Etat son calendrier politique. Cela s’appelle tout simplement du management : le gouvernement répond à la loi de l’offre et de la demande en optimisant, au maximum, son retour sur investissement politique. Mais de démocratie, « le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple », il n’en est plus question. Mariage homosexuel ou pas. 

    Les idiots (Idiocratie, 26 novembre 2012)

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  • Autonomie ou indépendance ?...

    "L’autonomie, il faut le souligner, est quelque chose de tout à fait différent de l’indépendance. L’autonomie n’est pas plus une indépendance « inachevée » que l’indépendance n’est le point d’aboutissement logique de la marche vers l’autonomie. L’indépendance suppose la capacité d’un individu ou d’une collectivité, d’un « je » ou d’un « nous », à vivre de manière totalement autosuffisante, sans rien devoir aux autres. C’est ici que l’on retrouve l’idéal libéral de l’individu « séparé ». L’autonomie, au contraire, organise le rapport aux autres d’une manière plus souple, plus organique. On pourrait dire qu’elle n’appelle pas l’indépendance, mais plutôt l’interdépendance." Alain de Benoist (2003)

     

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Javier R. Portella, cueilli sur Polémia et consacré aux élections en Catalalogne, qui pourraient déboucher à terme sur un référendum sur l'indépendance de cette région. Javier R. Portella, qui est l'auteur de l'essai intitulé Les esclaves heureux de la liberté (David Reinharc, 2012), nous rappelle que la solutions des problèmes de l'Europe ne passe sans doute pas par la multiplication des micro-nationalismes mais plutôt par la capacité des Européens à construire une identité forte articulée sur trois niveaux de réalité : celui des patries charnelles, celui des états-nations et celui de la civilisation commune...

     

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    La sécession en Catalogne ou les maux du nationalisme chauvin

    J’écris ces lignes le soir même du dimanche 25 novembre, jour des élections en Catalogne qui étaient censées produire un raz-de-marée sécessionniste en faveur de l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne. Le raz-de-marée ne s’est pourtant pas produit, les électeurs s’étant bornés à préférer « l’original », Esquerra Republicana, le parti le plus radicalement sécessionniste, qui est passé de 10 à 21 sièges, à « la copie », le CiU, parti qui avait convoqué les élections, qui est tombé de 62 à 50 sièges. Bref, un simple transfert de voix au sein des sécessionnistes qui, ensemble, représentent toujours 64% des électeurs, face à 36% pour les forces non séparatistes.

    Le désastre du nationalisme chauvin

    Mais oublions la petite cuisine électorale. Essayons de cerner les questions qui vraiment importent. Que se passe-t-il, que se joue-t-il en Catalogne (et il faudrait ajouter : et dans le Pays basque) ? La question est d’autant plus importante que la mouvance identitaire (du moins en France), portée sans doute par le rejet on ne peut plus légitime du jacobinisme, fait preuve souvent d’une grande incompréhension du phénomène national en Espagne, en même temps qu’elle manifeste des sympathies à l’égard de forces dont la victoire nous mènerait tout simplement à la catastrophe : au désastre du nationalisme chauvin que l’Europe a déjà suffisamment souffert jadis dans ses chairs.

    Ne nous trompons pas. L’enjeu, aujourd’hui en Catalogne (il faudrait préciser : en Catalogne espagnole, car il y a aussi une Catalogne française), ce n’est nullement la défense d’un petit peuple à la langue, à la culture, à l’identité et aux droits politiques brimés par l’oppression d’un autre peuple ou d’un quelconque pouvoir central. Si brimades il y a eu, elles ont plus que disparu depuis plus de trente ans, l’Espagne s’étant constituée en fait dans une sorte d’Etat fédéral dont les parties constitutives, appelées « Communautés autonomes », jouissent même de plus de droits que bien des Etats fédéraux.

    Le catalan, l’anglais et l’espagnol

    Soyons clairs. Si une langue, une culture, une histoire est aujourd’hui brimée et vilipendée en Catalogne, cette langue, cette culture, cette histoire n’est nullement celle de la Catalogne : c’est celle de l’Espagne, dont la langue – un exemple parmi mille – tient dans l’enseignement une place plus réduite que celle accordée à l’anglais. La fin du discours que pour clôturer la campagne électorale Artur Mas, président de la Catalogne, a prononcé en… anglais en constitue d’ailleurs la preuve éclatante et symbolique. Puisque le catalan est une langue minoritaire, était-il signifié, et puisqu’il nous faut bien une langue universelle dans ce monde heureusement globalisé que nous aimons tellement… alors, que cette langue soit donc l’anglais plutôt que l’espagnol que nous exécrons mais dont nous ne savons pas quoi faire pour nous en passer !

    La négation d’un passé millénaire

    C’est là toute la question. Lorsque la haine nationale, ou, si l’on préfère un mot moins fort, lorsque l’animadversion chauvine déverse son fiel dans le cœur d’un peuple (comme elle le déversa jadis dans le cœur, par exemple, des Français et des Allemands), toutes les autres questions deviennent parfaitement secondaires. Posons celle qui est sans doute la plus importante : Faut-il en finir avec « l’Etat-nation » pour créer, au sein de l’Europe, un autre modèle d’organisation politique de nos peuples ? Sans doute. C’est même tout à fait légitime de le revendiquer ou, tout au moins, de poser la question. Or, toute revendication devient illégitime, toute question devient là-dessus nulle et non avenue dès lors que le mouvement premier qui porte un tel élan consiste dans la négation de l’Autre : dans la négation, en l’occurrence, d’un passé millénaire où la langue, les institutions, la culture, l’être même de la Catalogne ont été indissociables – avec autant de particularités que l’on voudra – de la langue, des institutions, de la culture, de l’être même de l’Espagne.

    La vraie question de l’identité collective de nos peuples

    Il faut, certes, poser et défendre, face à l’individualisme qui nous accable, la question de l’identité collective de nos peuples. C’est là, il faut bien le reconnaître (*), le grand (et seul) mérite des mouvements nationalistes catalan et basque (tout le problème est qu’ils prétendent que leur identité est une, alors qu’elle est double !). Le phénomène est d’autant plus paradoxal que, face à ce grand élan identitaire, il s’étale, dans le reste de l’Espagne, une sorte de néant d’identité où l’individualisme le plus forcené, ayant écarté toute mémoire, tout enracinement, toute tradition, a gagné la partie.

    Il faut poser, disais-je, la question de l’identité collective de nos peuples. Mais il est absurde (outre ce qui vient d’être dit) de poser une telle question dans les termes de ces nationalistes catalans (et basques) qui, tout en ayant constamment le mot « identité » à la bouche, s’empressent d’accueillir, les bras grands ouverts, les masses extra-européennes dont l’immigration de peuplement met en danger notre identité à nous tous, à commencer par la leur.

    Javier R. Portella (Polémia, 25 novembre 2012)

    (*) Je l’ai explicitement reconnu et développé, par exemple, dans mon livre España no es una cáscara [L’Espagne n’est pas une coquille], Áltera, Barcelone, 2000.

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  • Délinquance : l'autre héritage de mai 68 ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Nicolas Gauthier, ancien rédacteur en chef de Flash,cueilli sur le site de Boulevard Voltaire et consacré au développement d'une délinquance violente qui ne reconnaît aucune limite...

     

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    Délinquance, l'autre héritage de mai 68

    Les faits divers se suivent et se ressemblent. Tous plus sordides les uns que les autres. À une cadence de plus en plus serrée. Buraliste abattu à Marseille pour un butin se montant à quelques dizaines d’euros. Fillette sciemment poussée sous un train à Yerres. Fusillade dans un restaurant d’Orly, un mort et plusieurs blessés graves. Et on ne compte plus les malheureux tabassés à mort pour un regard de travers ou une cigarette qu’ils n’ont pas voulu donner.

    C’est quoi ce monde devenu fou ?

    Bien sûr, le crime est aussi vieux que le monde en question. Bien sûr, il y a toujours eu des dingues en circulation. Mais sans jouer au ronchon réactionnaire estimant que c’était mieux avant, il n’est pas incongru que de constater que cela ne s’est pas arrangé depuis. Ainsi, pardonnez le « je » haïssable, mais l’auteur de ces lignes peut s’enorgueillir d’avoir, objectivement en vain, sonné le tocsin, plus d’un quart de siècle durant, dans la presse dissidente, ou « d’extrême droite » pour aller court. Et, quand à l’aube des années 80 du siècle dernier, nous tentions d’alerter nos concitoyens sur les ravages déjà visibles de la mentalité dominante issue de mai 68, on nous riait au nez. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour comprendre qu’un professeur acceptant de se laisser tutoyer par ses élèves savonnait la planche à ses successeurs qui se font aujourd’hui casser la gueule par ces pères ulcérés que leur cher petit trésor, leur enfant roi, ait pu être tutoyé ou verbalement rudoyé par un de ces profs débordés parce que n’ayant jamais appris dans les IUFM que, pour être respecté, il faut être respectable, c’est-à-dire, bien rasé, pas vêtus de pulls aux manches trouées et si possible parler du haut d’une estrade. Merci Mai 68 ! Les enseignants se sont mis au niveau de leurs élèves. Distance idéale pour se prendre des baffes. Finalement pas toujours imméritées…

    Et puis, l’immigration et les enfants d’icelle. Comme on disait chez nous, dans la banlieue de Montgeron (91), tous les Noirs et les Arabes ne sont pas des voyous, il se trouve seulement que tous les voyous sont des Noirs et des Arabes… Mon Dieu, quelle horreur ! Comment ose-t-on ! Ah, les têtes de rosières effarouchées de l’époque… Et pourtant c’était vrai et ça l’est globalement toujours.

    Mais dans cette presse dissidente plus haut évoquée, nous nous interrogions déjà sur le thème : pourquoi des gens issus de sociétés patriarcales, formatée par des religions d’ordre, islam comme christianisme, dans lesquelles le peu de délinquance qu’il y a se règle à coups de bâtons et les incivilités à coups de beignes se conduisent-ils, une fois la Méditerranée franchie, comme les pires des sauvageons ?

    Un camarade médecin qui exerçait ses talents en milieu carcéral nous avait de suite éclairés : « Le déracinement lié à l’immigration suscite des pathologies particulières. Oubli de la culture d’origine, incompréhension de celle d’accueil, sentiment de perte d’identité doublé par celui de n’être nulle part à sa place et les plus fragiles dérapent… » Plutôt bien vu. Diagnostic qui peut encore être complété par cette autre résultante de l’esprit soixante-huitard : après la culture du laxisme, celle du consumérisme effréné, assez paradoxale pour des gosses de bourgeois qui entendaient lutter contre la société de consommation et brandissaient la figure tutélaire d’un Guy Debord qu’ils avaient manifestement lu de travers. Bref, pour « être », il faut « avoir ». Les fringues de marque qu’il faut et tout le toutim. Cette société est une machine à créer de la frustration. Et le problème, c’est que les « frustrés » sont de grands gaillards ne connaissant plus limites ni morale, abrutis de sous-culture, de jeux vidéos dans lesquels la mort n’est que mascarade. Et quand il y a mort pour de vrai, flics et gendarmes vous le diront, les assassins en herbe n’ont même plus conscience de la portée de leurs gestes.

    Il n’est pas question ici d’excuses, mais d’explications : ce monde qui schlingue de plus en plus a enfanté des monstres. Les siens. Qu’il a de plus abandonnés. « Un homme, ça s’empêche », assurait le père d’Albert Camus. Rien à ajouter.

    Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 26 novembre 2012)

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  • Economistes, institutions, pouvoirs...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte intéressant de Frédéric Lordon, cueilli sur son blog La pompe à phynances et consacré aux mécanismes institutionnels qui favorisent le corruption des économistes.

     

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    Economistes, institutions, pouvoirs

    [Je prends ici le risque de mettre en ligne la communication que j’ai faite à la table ronde « Economistes et pouvoir » du Congrès de l’AFEP (Association française d’économie politique) qui s’est tenu à Paris du 5 au 8 juillet 2012, risque puisque les textes universitaires ne vivent pas très bien hors de leur biotope universitaire. Je le fais cependant à l’occasion du supposé renouvellement du Conseil d’analyse économique (CAE) et accessoirement comme une pièce à verser au débat qui a fait suite à la parution du livre de Laurent Mauduit, Les Imposteurs de l’économie. Mais non sans avertir que ce texte a le style de son caractère et de ses circonstances : académique (quoique…), comme il sied à un colloque… académique, avec quinze minutes de temps de parole strictement comptées. Ceci dit pour signaler que lui reprocher ce à quoi sa nécessité de forme le vouait ne fera pas partie des commentaires les plus malins possibles. A part quoi, on peut discuter de tout — au fond.]

    Intérêts à penser 

    Sur un sujet à haute teneur polémique comme celui d’aujourd’hui, il est peut-être utile de ne pas céder immédiatement à l’envie (pourtant fort légitime) de la castagne et, au moins au début, de maintenir quelques exigences analytiques, conceptuelles même. Pour commencer donc, et dût la chose vous surprendre, voici ce que dit la proposition 12 de la partie III de l’Ethique : « L’esprit s’efforce autant qu’il le peut d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de son corps. » La chose ne vous paraîtra sans doute pas aller de soi à la première lecture, mais cette proposition livre ni plus ni moins que le principe de l’idéologie, à savoir que la pensée est gouvernée par des intérêts à penser, mais de toutes sortes bien sûr, très généralement les intérêts du conatus, c’est-à-dire tout ce qui peut lui être occasion de joie (c’est-à-dire d’augmentation de la puissance d’agir de son corps).

    Derrière la pensée donc il y a toujours des désirs particuliers de penser, déterminés bien sûr par les propriétés idiosyncratiques de l’individu pensant, mais aussi — et en fait surtout — par sa position sociale dans des milieux institutionnels. C’est cette position sociale qui conforme ses intérêts à penser, je veux dire à penser ceci plutôt que cela, à avoir envie de penser, de s’efforcer de penser dans telle direction plutôt que dans telle autre. La question est donc celle des profits ou des intérêts à penser ce qu’on pense, et dont il faut redire qu’ils peuvent être de toutes natures : monétaires bien sûr, mais aussi, et évidemment surtout, institutionnels, sociaux, symboliques, psychiques, et à tous les degrés de conscience — ce qui, par parenthèses, devrait suffire à écarter les lectures catastrophiquement béckeriennes [1] de ce propos…

    Sans surprise en tout cas, Spinoza rejoint ici Bourdieu : dites moi à quel domaine institutionnel vous appartenez et quelle position particulière vous y occupez, et je vous dirai quelles sont vos inclinations passionnelles et désirantes, y compris celles qui vous déterminent à penser. Si donc on pense selon ses pentes, c’est-à-dire si l’on est d’abord enclin à penser ce que l’on aime à penser — et telle pourrait être une reformulation simple de (Eth., III, 12), ou plutôt pour lui donner la lecture structurale qui lui convient : si l’on est enclin à penser ce qu’on est institutionnellement déterminé à aimer penser —, alors c’est ce bonheur de penser ce qu’on pense, parce que cela procure toutes sortes de joie, qui est au principe pour chacun du sentiment de la parfaite bonne foi, du parfait accord avec soi-même, et de la complète indépendance, de la complète « liberté » de penser.

    Il est donc probablement inutile d’aller chercher même les économistes de service sur le terrain de la corruption formelle : leur corruption est d’une autre sorte. Elle est de cette sorte imperceptible et pernicieuse qui laisse en permanence les corrompus au sentiment de leur parfaite intégrité, dans leur pleine coïncidence avec les institutions qui, dirait Bourdieu, les reconnaissent parce qu’ils les ont reconnues.

    Les effets d’harmonie sociale qui accompagnent les normalisations institutionnelles réussies rendent donc superflue la thèse formelle du conflit d’intérêt. De ces économistes qui, ignorant tout de l’idée de critique, rejoignent ouvertement le camp des dominants, il n’y a pas même à dire que ce sont des vendus, car ils n’avaient pas besoin d’être achetés : ils étaient acquis dès le départ. Ou bien ils se sont offerts avec joie. La thèse du conflit d’intérêt d’ailleurs, à sa lettre même, est vouée à rester impossible à établir. De tous les arguments, où le misérable le dispute au ridicule, avancés par exemple par le cercle des économistes (en fait certains de ses membres) pour sa défense, il n’y en a qu’un qui soit un peu robuste : tous ces gens-là mettront quiconque au défi de « prouver » le conflit d’intérêt. Et on ne le prouvera pas ! On ne le prouvera pas, non pas parce qu’on aura du mal à mettre la main sur les pièces à conviction décisives, mais parce qu’il n’existe pas.

    Si je me suis livré à ce bref détour théorique en introduction, c’est précisément pour rappeler qu’il existe bien d’autres modes de l’alignement des discours que le conflit d’intérêt, et qu’en lieu et place de la transaction monétaire explicite et consciente, il est une myriade de transactions sociales implicites et le plus souvent inconscientes qui concourent bien plus sûrement au même résultat, avec en prime le superbénéfice de la bonne conscience pour tout le monde, ce supplément heureux de toutes les harmonies sociales.

    Economistes et journalistes, en rangs serrés 

    C’est donc plus un regard sociologique et institutionnaliste qu’un regard journalistique et criminologique qu’il faut prendre sur le paysage dévasté de ladite science économique. A cet égard, la thèse du conflit d’intérêt est un sous-produit de l’hypothèse plus générale de la crapulerie — alias, s’il y a du mal dans le monde, c’est parce qu’il y a des crapules. Ainsi, expliquer la commission des économistes de service par le conflit d’intérêt équivaut dans son ordre à expliquer la crise financière par Kerviel et Madoff, ligne qui entraîne irrésistiblement les solutions dans les impasses de l’éthique. Aussi, très logiquement, tenter de mettre un terme aux malfaisances à coup de déontologie, de chartes et de transparence aura-t-il les mêmes effets, je veux dire la même absence d’effet, ici que là.

    Evidemment, c’est un très grand progrès que de porter au jour les turpitudes de ces économistes, comme se sont attachés à le faire de longue date, et dans l’indifférence générale, Le Monde diplomatique, Acrimed et tout le mouvement de critique des médias, puis décisivement Jean Gadrey dans un texte de son blog, plus récemment le livre sans doute salutaire, quoique parfois surprenant, de Laurent Mauduit. Et l’on est tout aussi évidemment mieux avec des déclarations d’intérêt que sans ! Mais qui les lira, et qui en fera vraiment état ? Les journalistes ? Pour en faire quel usage ? Dans ses critiques Le Monde des Livres n’omet plus de signaler que Bernard-Henri Lévy et Alain Minc sont (était pour le second) au conseil de surveillance du journal. Ce devoir pieusement acquitté, on peut alors continuer de lécher comme d’habitude [2]…

    Par élargissement de la focale institutionnelle, on voit donc que la question n’est pas seulement celle des économistes supplétifs de la mondialisation, mais aussi celle des médias qui en sont les complices, solidaires, et qui les ont imposés sur un mode quasi-monopolistique — tout ce petit monde vantant par ailleurs les stimulants bienfaits de la concurrence non distordue… Car à la fin des fins, qui a promu ces individus, dont certains sont des olibrius ? Qui les a poussés sur le devant de la scène ? Qui, par exemple, s’est porté partenaire avec empressement, il y a une dizaine d’années, de cette navrante pantomime qu’est le « prix du jeune économiste » — dont Antoine Reverchon dans un numéro récent du Monde Economie [3] n’hésite pas à faire un modèle de pluralisme, on croit qu’on rêve…

    Comme on sait, cet effet d’imposition a été d’autant plus puissant qu’il a été le fait de la presse dite de gauche, je veux dire de fausse gauche : Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, France Inter, et jusqu’à France Culture — la honte… —, et ceci depuis des décennies. La complicité organique de ces médias avec ces économistes a passé les seuils où toute régulation intellectuelle a disparu. Avec ce sens très particulier de l’évidence qui est l’un des charmes de la bêtise, un article de ce même numéro du Monde Economie s’interroge en toute candeur : « Qui n’a jamais apporté ses conseils à une société privée ? A une banque ? A un gouvernement ? » Mais enfin, bien sûr ! Quel économiste n’a jamais fait ça ?... Mais il faudrait faire l’analyse complète de ce numéro décidément remarquable du Monde Economie, comme d’ailleurs de toutes ces opérations en mode damage control de cette presse auto-commise à la défense des experts organiques de l’ordre néolibéral, Dominique Nora pour le Nouvel Obs [4], ou l’inénarrable Eric Le Boucher pour Slate [5], journalisme de service au service des économistes de service.

    Misère de la déontologie universitaire 

    Ces simples évocations laissent entrevoir à elles seules l’ampleur du déport vers les pôles de pouvoir de tout un paysage institutionnel. Au sein duquel il faut évidemment compter les institutions de la science économique elle-même. Là encore, les patchs éthiques de la déontologie et de la transparence promettent d’être terriblement insuffisants. Les chers collègues et les comités de lecture des revues scientifiques liront-ils les déclarations d’intérêt ? Bien sûr ils les liront. Et puis ? Et puis rien évidemment ! La science économique dominante, de son propre mouvement, en suivant ses seules pentes « intellectuelles » (si l’on peut dire… ) et ses orientations théoriques, a donné son aval avec enthousiasme au tissu d’âneries dont les mises en pratique ont conduit à la plus grande crise de l’histoire du capitalisme. Je vous propose alors l’expérience de pensée suivante — c’est une contrefactuelle : période 1970-2010, soumissions aux revues, avec toutes les déclarations d’intérêt en bonne et due forme, des papiers de Fama, Jensen, Merton, Scholes, Summers, Schleifer, etc. Taux de rejet pour cause de collusion trop manifeste avec des intérêts privés ? Zéro, évidemment. C’est donc, là encore, toute une configuration institutionnelle, celle du champ de la discipline, qui a produit cet état dans lequel le discours de la science économique dominante est devenu si adéquat aux intérêts des dominants que se faire payer pour dire quelque chose qu’on a spontanément et « scientifiquement » pensé ne peut pas porter à mal.

    Voilà alors que, par une espèce de tropisme du pire, le système français, pris de décalcomanie institutionnelle, se met à imiter ledit modèle étasunien. Et la recherche est désormais en proie au fléau des fondations. Dans son ouvrage, Laurent Mauduit fait de curieuses différences en parant PSE [6] de tous les mérites, pour réserver à TSE [7] le rôle du vilain. Plutôt que de se perdre dans des différences secondes, c’est le principe premier lui-même, celui de l’organisation par fondation, qu’il faudrait questionner. Car en voilà une autre harmonie sociale, institutionnellement équipée, et là aussi, tout s’y emboîte à merveille : la science-scientifique la plus consacrée a pris le pli de dire d’elle-même des choses qui se trouvent n’offenser en rien les puissances d’argent (et je parle par litote) ; assez logiquement les puissances d’argent commencent à se prendre de passion pour une science si bien disposée et se proposent de « l’aider », comme une sorte de devoir citoyen sans doute…

    Mais qui peut sérieusement croire un seul instant qu’Exane, Axa, Boussard et Gavaudan Gestion d’Actifs (puisque ce sont les « partenaires » de PSE) pourraient ainsi offrir de larges financements si ces généreux mécènes n’étaient pas de quelque manière assurés d’avoir à faire à une institution qui, majoritairement, ne viendra à aucun moment défier sérieusement leurs intérêts fondamentaux sur le plan intellectuel ? Voici donc ce qu’on peut lire sur le site de PSE : « Le rôle des partenaires privés est central : leur engagement contribue au décloisonnement entre recherche académique et société civile ». On notera d’abord que ces décloisonnements s’effectuent toujours dans la même direction, et ensuite que c’est là très exactement l’argument sans cesse rabâché par le Cercle des économistes pour justifier ses agissements : « si nous sommes dans les banques et les conseils d’administration, c’est pour sortir de notre tour d’ivoire, aller au contact de la réalité, et parce que nous avons le goût du terrain »…

    Romain Rancière (PSE) peut bien proposer une charte à l’usage des chercheurs de PSE, on ne voit pas, et pour les raisons que j’ai déjà indiquées, quels changements significatifs elle pourrait produire à elle seule, et surtout quand, mettant les individus sur le devant de la scène, elle omet de mettre en question l’institution elle-même, dans ses principes fondamentaux. Quitte à faire dans la transparence, il serait sûrement intéressant de rendre publics les résultats des conventions de recherche entre PSE et, par exemple, Axa Research Fund, ou bien avec la fondation Europlace Institute of Finance — on imagine d’ici les brûlots…

    Laurent Mauduit est malgré tout porté à voir dans la moindre part des partenaires privés dans PSE (relativement à TSE) une démonstration d’auto-modération et de sage prudence. Je lui propose une autre interprétation : PSE en voulait autant que TSE ! C’est juste que le fund raising a un peu foiré en route… après quoi, bien sûr, il est toujours possible de faire de nécessité vertu. Je lui proposerais même une interprétation de l’interprétation : en moyenne, PSE affiche un enthousiasme pour les mécanismes de marché un petit peu en retrait par rapport à TSE — amis économètres, à vos codages ! Intensité market friendly des publications vs. millions d’euros levés : je vous prédis des R2 étincelants.

    Refaire les institutions d’une science sociale critique 

    Spinoza explique dans le Traité politique qu’il ne faut pas attendre le bon gouvernement de la vertu des gouvernants — pari sur un miracle voué à être perpétuellement déçu —, mais sur la qualité des agencements institutionnels qui, en quelque sorte, déterminent des comportements extérieurement vertueux mais sans requérir des individus qu’ils le soient intérieurement.

    Parce que ce sont les institutions, spécialement quand nous sommes exposés à un air du temps aussi nocif que celui d’aujourd’hui, parce que ce sont les institutions, donc, qui déterminent les choses aimables à penser, il n’y a pas de salut hors de la reformation des institutions. Une reformation qui vise à consolider les principes de celles que nous habitons, et à tenir à distance celles qui veulent nous coloniser. Dit plus explicitement : le bazar déontologique ne nous sera que d’une très mince utilité. Il n’y a qu’un seul combat qui ait quelque sens et quelque poids, c’est le combat institutionnel de l’AFEP [8], et spécialement sous le diagnostic que les institutions « officielles » de la science économique, l’AFSE, les sections 5 du CNU et 37 du CNRS étant sans doute irrémédiablement perdues, il faut construire autre chose à côté.

    Autre chose qui ne nous défende pas seulement contre la corruption par les pouvoirs constitués, mais qui nous protège aussi de l’asservissement au pouvoir diffus de ce qui se donne à un moment donné comme le cercle des opinions légitimes, à l’intérieur duquel sont enfermées les seules différences tolérées. On ne prend conscience de cet effet particulièrement pernicieux qu’à l’occasion de grands événements qui déplacent d’un coup les frontières tacites du dicible et de l’indicible, du pensable et de l’impensable, choc massif de délégitimation qui laisse soudainement à découvert les amis de l’ancienne légitimité.

    A cet égard, l’effet de la crise financière présente aura été des plus amusants, en tout cas des plus spectaculaires. Ainsi a-t-on vu quasiment brandir le poing, parfois même dire « capitalisme », des économistes qui en quinze ans n’avaient rien trouvé à redire ni à la mondialisation, ni à la financiarisation, ni à l’Europe libérale — contestations alors extérieures au cercle de la légitimité, où il fallait impérativement se maintenir si l’on voulait continuer d’avoir tribune régulière au Monde ou à Libération, droit d’être invité à donner conseil au Parti socialiste, et peut-être plus tard de toucher la main d’un ministre. Certains qui fustigeaient l’irresponsable radicalité se retrouvent quelques mois plus tard à dire cela-même qu’ils critiquaient — c’est que dans le glissement de terrain tout bouge si vite, et qu’il faut bien tenter de suivre… D’autres commencent à s’indigner bruyamment de choses qui jusqu’ici les laissaient indifférents — et il n’y a pas plus drôle que ce spectacle des néo-rebelles tout occupés à faire oublier leurs propos, ou leur absence de propos d’hier.

    Comme toujours plus grotesque que la moyenne, le Cercle des économistes négocie comme il peut son virage sur l’aile pour ne pas sombrer dans le ridicule et avec le monde qu’il a toujours défendu. Avec un parfait sérieux, il publie maintenant des ouvrages intitulés « Le monde a-t-il encore besoin de la finance ? », ou bien « La fin de la dictature des marchés ? », ce dernier, je vous le donne en mille, sous la direction hilarante de David Thesmar…

    Dans sa lettre 30 à Oldenburg, Spinoza écrit ceci : « si ce personnage fameux qui riait de tout vivait en ce siècle, il mourrait de rire assurément ». On voudrait vraiment que le rire ne soit pas la toute dernière chose qu’il nous reste face à ces gens sans principe, ces opportunistes, et ces demi-retourneurs de veste qui sont le fléau de la pensée critique — dont c’est normalement la fonction de penser contre un air du temps, et d’en assumer le risque de minorité. Mais en parfaits individus libéraux, tous ces gens sont de petites machines procycliques.

    C’est le déséquilibre de nos institutions qui détruit les régulations de la décence et permet que soient à ce point foulées au pied les valeurs intellectuelles les plus élémentaires. On peut donc dire à quelques années d’écart une chose et son contraire, mais sans un mot d’explication, ni le moindre embarras de conscience — et toujours au nom de la science !

    Ce ne sont pas des chartes qui nous délivreront de ça, voilà pourquoi il importe de construire autre chose. Autre chose qui affirme qu’une pensée vouée à la simple ratification de l’ordre établi ne mérite pas le nom de pensée. Autre chose qui élise la vertu contracyclique de la critique comme notre forme de la vertu. Autre chose, en somme, qui, par l’effet de sa force collective institutionnalisée — donc en extériorité — nous attache à cette vertu en nous déterminant à aimer penser autrement.

    Frédéric Lordon (La pompe à phynance, 23 novembre 2012)

    Notes

    [1] Gary Becker est un économiste qui s’est signalé par son projet de théoriser tous les comportements humains à l’aide du modèle économique du choix rationnel. Quand un criminel envisage de passer à l’acte, un fumeur d’arrêter, un individu de se marier, ou de divorcer, etc., il s’agit toujours d’une décision prise sur la base d’un calcul rationnel des profits et des pertes. Evidemment cette brillante entreprise intellectuelle a été, comme il se doit, couronnée d’un prix Nobel…

    [2] Modulo, bien sûr, les variations des rapports de force qui commandent de moins lécher quand l’individu devient moins léchable.

    [3] « Dogmatisme, conflits d’intérêt, la science économique suspectée », Le Monde Economie, 3 avril 2012.

    [4] Dominique Nora, « Les économistes sont-ils des imposteurs ? », Le Nouvel Observateur, 2 avril 2012.

    [5] Eric Le Boucher, « Les économistes, bouc émissaire de la crise », Slate, 23 mars 2012.

    [6] PSE, Paris School of Economics, créée sous Dominique de Villepin pour réaliser un équivalent français de la LSE (London School of Economics) ou du MIT, imités jusqu’au bout, y compris dans les formes du financement, puisque PSE est adossée à une fondation qui lève des capitaux auprès de généreux donateurs privés.

    [7] La même chose à Toulouse (Toulouse School of Economics).

    [8] AFEP, Association française d’économie politique qui s’est créée en 2009, en rupture avec l’officielle AFSE (Association française de science économique), autour du problème des manquements gravissimes au pluralisme intellectuel dans les institutions académiques de la science économique.

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  • De l'hypnose politique avant abattage rituel...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré aux manoeuvres du système politico -médiatiques...

     

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    De l'hypnose politique avant abattage rituel

    Sarkozy peut être condamné (ce qui serait étonnant : ils passent tous à travers les gouttes), cela n'a guère d'importance, la jurisprudence politique montre que des responsables ayant eu des démêlés avec la justice, comme Jean-Marce Ayrault, le premier ministre, ou Harlem Désir, pour le parti socialiste, peuvent conduire sans problème un gouvernement ou un parti du système. Il n'est donc pas exclu que l'agité du bocal politicien ne revienne hanter le petit écran pour déloger le flamby qui s'y colle. Les pitreries grotesques des bouffons de l'UMP ne laissent guère de doute sur le triomphe probable de l'américanoïde président, qui s'affichera comme un zorro hollywwodien.

    Ce qui importe, c'est de voir comment tous les régimes de gauche, en Grèce, en Italie notamment, et en France maintenant, justifient le régime libéral tout en préparant (ou en ayant préparé, pour les deux premiers pays) le retour de la droite "décomplexée. Papandréou, et Zapaterro ont imposé à leurs pays, comme cela commençait à être le cas en Italie avant le prise de pouvoir du technocrate de Goldman Sachs Monti, soutenu par 556 voix (droite et gauche confondues) contre 61, des mesures qui ne ressemblaient en rien à une politique de gauche, au contraire. Convaincus du bien-fondé du Nouvel Ordre mondial, ou emportés par le maelström d'une crise qui bouscule en détruisant, qui incite en désespérant, qui impose ses solutions en ayant assujetti les peuples à sa logique délétère, ils ont commencé à rogner, à démanteler l'édifice social qu'une Europe, probablement naïve, croyait avoir érigé pour toujours, confiante qu'elle était dans la pérennité d'une civilisation de progrès.


    En quoi elle se trompait : la dure réalité de la puissance, de la domination sans fard revient, sans trop prendre la peine d'ajuster un masque qui ne sert plus à grand chose. Les conditions sont mûres pour qu'une oligarchie cynique et avide prenne le pouvoir dans l'aire de domination des Etats-Unis. En attendant pire...

    Avec la complicité des médias, les mesures libérales les plus radicales semblent désormais "souhaitables" pour sortir d'une crise déclenchée sciemment, une révolution ultra-capitaliste, où tous les acquis sociaux et républicains vont voler en éclat. En quelques années, la France va chuter au niveau des pays du Maghreb. Des voix se font entendre pour demander un ajustement sur les salaires espagnols, que le gouvernement Rajoy écrase, et qui sont ravalés eux-mêmes au niveau de ceux du Maroc, qui, eux-mêmes... L'arrivée de Sarkozy dans un ou deux ans est programmée (Copé a été trop mal « élu », et Fillion est discrédité). Attendons-nous à un gros coup de matraque sur la nuque. 

    Le pire, c'est que, comme d'habitude, le peuple, croyant bien faire, risque en masse de voter, comme en Espagne, ou, dans une moindre mesure en Grèce, pour ses bourreaux de droite, par dégoût de la gauche. La presse meanstream, les « spécialistes », l'enfumage propagandiste préparent les cœurs et les esprits.

    Quitte à manifester, un peu plus tard, avec la gueule de bois, par millions, pour se recevoir des coups.

    Mais ce sera trop tard.

    Claude Bourrinet (Voxnr, 19 novembre 2012)

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