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Points de vue - Page 15

  • Quelle langue parlons-nous en France en 2024 ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Chesnel cueilli sur Geopragma et consacré à l'invasion du mal-parler... Ancien ambassadeur et agrégé d'histoire, Gérard Chesnel est membre fondateur de Geopragma.

     

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    Quelle langue parlons-nous en France en 2024 ?

    La langue nationale est une des manifestations de la puissance d’un pays. Les grands empires, comme Rome, Byzance, les Abbassides et, plus tard, l’Espagne, le Portugal, la France ou l’Angleterre, qui ont conquis de vastes territoires, ont diffusé leur langue et leur culture dans les régions dont ils avaient pris le contrôle. C’était une composante de leur pouvoir. La défense de notre langue n’est donc pas un caprice de lettrés chauvins mais une nécessité si nous voulons maintenir prestige et influence.

    La langue française a subi, au cours des dernières décennies, de nombreux assauts auxquels elle a tenté de résister, soit en créant des institutions internationales comme la Francophonie, soit en légiférant à titre national (loi Toubon du 4 août 1994). Mais l’invasion de l’anglais ne s’est qu’accentuée avec le développement de l’informatique et des jargons générés par les réseaux sociaux.  Plus désolant encore, on voit aujourd’hui se multiplier les « attaques » provenant de l’intérieur, en raison bien souvent de l’inculture ou du snobisme de beaucoup de nos compatriotes. Citons quelques exemples, qu’on peut regrouper sous certaines rubriques :

    • Les « tics » verbaux collectifs comme « du coup », qui a remplacé depuis plusieurs années « donc » et « par conséquent » ou « voilà » qui dispense certaines personnes peu inspirées de tout autre commentaire (je pense à ce sprinter, très talentueux par ailleurs, qui, interviewé après tel ou tel de ses exploits, ne trouvait rien d’autre à dire que « Voilà »).
    • Un même appauvrissement du vocabulaire est dû à l’emploi répétitif d’un mot passe-partout. Actuellement, le vocable « incroyable » désigne tout ce qui sort de l’ordinaire ou qui est inattendu. Or il existe aussi, en français courant, des mots comme « magnifique, inouï, exceptionnel, extraordinaire » ou même « génial, fabuleux, dingue », etc. etc. Mais leur emploi se raréfie dangereusement au profit d’« incroyable ».
    • Les mots prétendument élégants ou savants comme « paradigme » ou « résilience » (souvent confondue avec « résistance ») la plupart du temps mal compris ou utilisés à contresens. Dans le même ordre d’idées, certains trouvent chic de parler de leur « problématique » alors qu’ils ont tout simplement des « problèmes ». Et il vaut mieux dire aujourd’hui que ces problèmes « perdurent » plutôt qu’ils ne « durent », ce qui serait sans doute trop simple. Mais le pompon dans ce domaine est détenu par un célèbre entraîneur de football qui redoute non pas ses « adversaires » mais « l’adversité ». Je le cite : « Nous avons perdu ce match car l’adversité était trop forte ».
    • L’utilisation détournée de mots anciens comme « maraude » qui signifiait autrefois « vol, larcin » et qui maintenant a ses lettres de noblesse puisque les « maraudes » sont devenues des tournées de travailleurs humanitaires cherchant à venir en aide aux nécessiteux. Ce « maraud » de François Villon en serait bien surpris (ou amusé).
    • La redondance injustifiée comme « Au jour d’aujourd’hui ». Le mot « hui » venant du latin « hodie » qui signifie « ce jour », le mot « aujourd’hui », est déjà une redondance, mais qui est passée dans l’usage. « Au jour d’aujourd’hui » est pour sa part une double redondance. Le verbe « pouvoir » offre lui aussi de belles perspectives comme « être en mesure de pouvoir » ou « avoir la possibilité pouvoir », etc.
    •  L’anglais mal maîtrisé mérite lui aussi quelques remarques. Ainsi, on peut être « supporter » d’une équipe, la soutenir mais pas la « supporter ». Sinon, on en viendrait à dire que l’on ne supporte pas de voir perdre l’équipe que l’on supporte.
    • Le faux anglais offre quelques expressions amusantes voire ridicules comme « rester focus » (rester concentré), « checker » pour « vérifier » ou, le pire du pire, « Il y a du level » (prononcé « levelle ») pour dire que la concurrence (ou l’adversité) a un bon niveau.

    Certes toutes les langues sont soumises à ce type de problème (devrais-je dire à cette problématique ?). Le Professeur Bernard Cerquiglini, l’un de nos meilleurs linguistes, vient de publier un livre plein d’humour intitulé « La langue anglaise n’existe pas, c’est du français mal prononcé », dans lequel il cite Daniel Defoe qui, en 1708, s’insurgeait devant le remplacement du vocabulaire anglais par le français : « I cannot but think, disait l’auteur de Robinson Crusoé, that the using and introducing of foreign terms of art or foreign words into speech while our language labours under no penury or scarcity of words is an intolerable grievance ». Aujourd’hui la situation est inversée et nous voyons arriver de plus en plus de mots étrangers (en grande majorité anglais) alors que leur équivalent français existe bel et bien et est d’ailleurs généralement plus harmonieux. Pourquoi parler d’un « coach » quand nous avons les mots « entraîneur » ou « sélectionneur », pourquoi prendre un vol « low cost » (souvent prononcé d’ailleurs « low coast » !) quand existent des vols pas chers, à bas coût ? Pourquoi le « sweater » prononcé systématiquement « switer » a-t-il remplacé le bon vieux chandail et le « jogging » le survêtement. On pourrait multiplier les exemples.

    L’une des causes de ce mal-parler réside dans l’affaiblissement du niveau des journalistes de radio et de télévision. Jusqu’aux années soixante, ces média faisaient office de bible, s’agissant de la prononciation du français. Ils n’auraient jamais confondu « cote » et « côte ». A cette époque on buvait du côtes-du-rhône et non pas du cotte du ronne, et c’était bien meilleur.

    Faudrait-il que l’Académie française se saisisse du problème ? Après tout, elle n’est pas obligée de se limiter à l’écrit. Mais voilà une problématique que beaucoup ne supporteraient pas ?

    Gérard Chesnel (Geopragma, 22 avril 2024)

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  • Penser la nécessaire révolution conservatrice avec Soljenitsyne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré aux idées métapolitiques de Soljenitsyne.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan, qui vient de publier Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, est également l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

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    Penser la nécessaire révolution conservatrice avec Soljenitsyne

    On connaît le titre d’un ouvrage de Rémi Brague : Modérément moderne. L’ouvrage ne vaut pas seulement par son titre, mais aussi par son contenu, notamment la dénonciation du « tout à l’ego », le règne de l’individualisme et du « quant à soi » (‘’tank à soi’’ dit Brague). Être modérément séduit par le paradigme moderne de la malléabilité infinie de l’homme, et du perfectionnement infini du monde, cela peut aussi se dire comme être modérément progressiste. Mais on peut le dire d’une façon moins réactive. Cela consiste à développer une critique conservatrice de la société actuelle.

    Levons une ambiguïté : cela ne consiste pas à conserver la société actuelle, auquel cas, pourquoi être critique ? Il s’agit de conserver ce qui mérite d’être conservé dans toute société, et que précisément la société actuelle détruit. « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux », nous disent les promoteurs de la Grande Réinitialisation (great reset). C’est effectivement le projet ultra-moderne. Le projet des ultras de la modernité du libéralisme du Capital. Il s’agit de supprimer toutes les propriétés, sauf la propriété privée des moyens de production et d’échange (banque, institutions financières). C’est pourquoi  le conservatisme a désormais une tâche révolutionnaire, qui en est l’inverse. Pour sauver les libertés, et notamment les libertés de la personne, et celles d’être propriétaire, il faut mettre fin à la domination de l’économie, et à l’assujettissement aux puissances d’argent. Il faut pour cela restaurer le droit de propriété personnelle, et mettre fin à la propriété qui les détruit, à savoir la propriété privée des grands moyens de production et d’échange. Le choix n’est pas entre étatisation et propriété privée, même si l’étatisation peut être parfois préférable – à condition que l’État soit celui du peuple tout entier et connaisse une circulation des élites –, le choix est entre propriété privée et propriété collective, une nationalisation qui peut être publique sans être étatique, qui peut être une propriété communautaire, une propriété mutuelliste, une socialisation dont l’histoire montre des exemples (la Yougoslavie titiste ne fonctionnait pas si mal dans les années 60-70, le « socialisme de marché » de la Hongrie de la même époque, etc). Autant dire que la révolution conservatrice, pour conserver vraiment ce qui vaut éternellement de l’être, doit être vraiment révolutionnaire. Pour le dire autrement, modérément progressiste ne doit pas vouloir dire modérément socialiste.

    Le choc Soljenitsyne

    Mais notre propos va se situer en amont de cette nécessaire révolution conservatrice. Il s’agit de s’attacher à un tournant de la vie intellectuelle qui a été la réception de Soljenitsyne. Sa pensée et le choc de son témoignage ont fait effet peu de temps après Mai 68. Il en a dégrisé beaucoup du communisme, et de ses différentes variantes, se voulant toutes plus pures les unes que les autres, échappant à la « dégénérescence », à l’entropie. Ceci laisse bien sûr perplexe, tant de décennies après Boris Souvarine et d’autres  (tel Serge Chessin, La nuit qui vient de l’Orient, 1929). Mais beaucoup d’intellectuels de gauche sont restés en chemin, devenus anticommunistes mais restant progressistes (uniquement sociétalement), tandis que d’autres intellectuels devenaient « de droite », c’est-à-dire passaient du communisme frénétique à l’occidentalisme exacerbé, comme si l’addition de deux demi-vérités faisait une vérité. S’agissant des intellectuels sortis du communisme mais restés « de gauche » (comment ne pas mettre des guillemets à des catégories si changeantes ?), ils n’ont pas vu le danger du refus des transmissions, de la négation de notre histoire, de l’oubli de soi, de la négation du « droit des individus et des peuples à la continuité historique » (Bérénice Levet, « Soljenitsyne, penseur des limites », Figaro, 28 novembre 2018). Ces intellectuels n’ont pas remis en cause le refus des héritages, le mépris des continuités. Ils  n’ont pas estimé la valeur des attachements au patrimoine culturel et aux habitudes de sociabilité, ni vu la valeur de l’ « enracinement dynamique », comme l’ont promu Elisée Reclus, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Murray Bookchin. Pire, ils ont souvent estimé que l’oubli de soi, voire la haine de soi était le meilleur moyen d’éviter les totalitarismes. Ils ont survalorisé l’adolescence et refusé l’idée que les jeunes ont besoin, comme le dit Hannah Arendt, d’être « escortés » dans leur entrée dans la vie. 

    Le contraire d’une erreur n’est pas la vérité

    La leçon de Soljenitsyne était pourtant claire. La société soviétique était fondée sur une privation de liberté (elle ne se résumait évidemment pas à cela mais comportait cet élément fondateur). Mais le contraire d’une erreur n’est pas forcément la vérité. En d’autres termes, la liberté du « monde libre » n’est pas forcément la meilleure des libertés. Elle était même une fausse liberté – une liberté privée de sens. Elle reposait sur une fausse conception de l’homme. Elle était fondée sur une idée mutilée de l’homme. Le message de Soljenitsyne (Discours de Harvard sur « le déclin du courage », 1978) mettait en cause trois tendances qui caractérisent notre Occident, et le font, au sens propre, se coucher.  L’une était notre rapport avec nous-mêmes. C’est-à-dire la question anthropologique. Nous nous refusons à nous-mêmes toute sécurité culturelle, par mépris des permanences, des continuités, des transmissions, par « présentisme » (Pierre-André Taguieff) ou « nostrocentrisme » (Hans Blumenberg), ainsi que par haine du passé.  Deuxième danger : notre rapport à notre civilisation, et aux civilisations en général. Nous croyons que notre identité est d’appartenir au « monde libre », c’est-à-dire non communiste.  (Depuis 1990-91, les choses ont en fait peu changé : nous avons remplacé le monde communiste par « l’axe du mal », les pays « autoritaires », les régimes « illibéraux », ou « populistes » ou « nationalistes » et nous sommes toujours tout aussi persuadés d’appartenir au « camp du bien »). Nous nions nos spécificités culturelles, nos racines, et celles des autres, Nous croyons tous les peuples miscibles dans une « République » conçue comme une enveloppe universelle et non comme une forme historique donnée de la trajectoire de notre peuple. Troisième péril : nous refusons de penser notre rapport à la nature autrement que sur le monde de l’instrumentalisation et de la consommation d’espaces et de ressources.   Nous oublions que nous faisons partie de la nature et que la salir et gaspiller ses richesses, c’est nous salir et nous gaspiller nous-mêmes. Ce n’est pas la planète qu’il faut sauver (elle durera plus longtemps que nous), c’est notre environnement. Voulons-nous avoir encore de la beauté à contempler et acceptons-nous de prendre notre place mais pas toute la place dans le système du vivant ? Autrement dit, appliquons-nous l’écologie à nous-mêmes en tant que partie intégrante du vivant ? Considérons-nous que notre envie de consommation doit avoir des bornes qui sont l’équilibre du vivant et le refus d’épuiser les ressources et les beautés de la planète ? « La domination du libéralisme libertaire, écrit Jean-Frédéric Poisson, désigne l’alliance de deux logiques qui plongent leurs racines dans une philosophie commune : le refus de la limite. Il s’agit d’une part de la contestation de toute forme d’autorité dans son principe et de la volonté de faire primer la liberté individuelle sur toute autre forme de considération, notamment collective et d’autre part, de la domination de la logique de marché et de consommation. » (entretien sur le site de Mayeul Jamin, etsictaitpossible.com, 15 novembre 2016).

    La fin de la loi naturelle et de la décence commune

    Plus de quarante-ans après le discours de Soljenitsyne, on ne peut que constater qu’il a dévoilé le vrai visage de notre monde.  Sa laideur ne se voyait pas encore pleinement, car ce monde était encore en partie enchâssé dans des structures mentales traditionnelles : le culte du progrès n’était pas encore déconnecté du goût du travail bien fait, l’appétit pour la liberté n’avait pas encore signifié la négation des invariants des sociétés humaines (ce que l’on pourrait appeler « la loi naturelle » – celle dont parle Pierre Manent -, ou la décence commune).  Depuis, nous avons fait du chemin. Nous avons avancé… vers l’arrière.   Nous sommes au temps des « hommes creux », comme disait Thomas Steams Eliot en 1925. Des hommes englués dans le présent, sans profondeur temporelle.

    Cet aplatissement du monde et de nos vies renvoie à la domination dans nos sociétés du droit et du marché (dont j’ai tracé la généalogie dans Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave nos peuples etdans Le Coma français). Le constat de Soljenitsyne rejoint celui que fera Jean-Claude Michéa. Quand les relations entre les individus relèvent principalement du droit, c’est que l’on ne fait plus appel aux vertus morales et sociales, à la décence ordinaire. De même, plus une société connaît l’ensauvagement, plus l’État se croit autorisé à multiplier les mesures de contrôle et de pistage de la population. Une société sans auto-régulation devient une société policière, une société de surveillance (comme l’a bien montré Guillaume Travers). La juridicisation des rapports humains aboutit à une inflation de droits et de lois. Les unes « microscopiques » concernant par exemple le « squatt dans les halls d’immeuble » : une façon de ne pas affronter le problème de l’économie de la drogue, les autres exorbitantes de toute décence, comme l’extension indéfinie du nombre de semaines de grossesse permettant d’avoir le droit d’avorter, par une mesure falsifiant l’esprit comme la lettre de la loi du 17 janvier 1975 (cf. Tribune collective, « IMG jusqu’au 9e mois pour ‘‘détresse psychosociale’’ : le danger d’un motif imprécis », Figaro, 12 août 2020).

    Omniprésence de la loi  

    Plus il y a de lois, plus une société renonce à produire des limites internes à ses dévoiements. On connaît la formule d’Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche. » Plus l’empêchement face aux dérives de comportement relève de la loi et des pouvoirs publics, plus il déserte le cœur de l’homme. Moins on en demande à l’homme, moins il exige de lui-même, et moins il donne à la société. Une société sans autre droit que « le droit du Parti » (communiste ou nazi) est invivable. Mais une société dans laquelle le seul parti est le « Parti des ayants droits » est tout aussi invivable. « Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme », note Soljenitsyne. Le droit ne suffit donc pas. Trop de droit contribue même à ce que Cynthia Fleury a appelé « la fin du courage » (Fayard, 2010). Le courage s’exprime quand on se place au-delà du ressentiment, et au-delà des états du droit tel que l’ « état d’urgence ». Le courage est un état d’esprit, et non une procédure juridique. Le courage est une forme nécessaire du lien social qu’aucun pacte juridique ne saurait remplacer. Le courage n’est pas un devoir juridique mais un devoir éthique. Il s’agit d’être fidèle à l’idée que nous avons de nous-mêmes. « Il me semble, écrit Paul-Marie Couteaux, que l’on ne fait des choses sur la terre qu’au nom et en mémoire de ce que nous sommes (…) »  (in Qu’est-ce que la France ? dir. Alain Finkielkraut, Folio-Gallimard, 2007). Vérité profonde qu’exprime de son côté Slobodan Despot de la façon suivante : « Nous faisons plus de bien par ce que nous sommes que parce que nous faisons. » On est courageux – ou pas – pour défendre son identité, et pour survivre physiquement et moralement. D’où l’expression, en désuétude, de « défendre son honneur ». « Une société, écrit encore Soljenitsyne, qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. »  C’est contre cet esprit du temps (Zeitgeist) qu’il faut se dresser, tout comme l’avait fait Hannah Arendt, et des écrivains aussi inclassables que majeurs tels Montherlant, Ernst Jünger, Dominique de Roux.

    Contre la bassesse et la médiocrité

    La force de Soljenitsyne est qu’il n’a jamais réduit le mal au communisme. Le mal n’est pas seulement la cruauté, ou la barbarie, mais est aussi la bassesse et la médiocrité (« En prison pour médiocrité », dit Montherlant). Le mal est ainsi une question qui se pose dans toutes les sociétés.   «  (…) la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme […] Au fil de la vie, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. », dit Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Il en est de même pour la ligne de partage entre le haut et le bas. Ce qui veut dire qu’il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour avoir à entendre ce que nous dit Soljenitsyne (mais être chrétien n’interdit nullement de le comprendre, voire en donne peut-être une compréhension plus immédiate). En effet, l’homme est-il faillible, est-il susceptible d’être aspiré vers le bas, vers le médiocre uniquement parce qu’il est une créature, inférieure par définition à son créateur ? C’est la vision chrétienne. Tout dépend de ce que l’on appelle créature. On peut très bien considérer que l’homme est une création de la matière, est de la matière complexifiée, un stade supérieur de l’évolution du vivant, et que du reste, le vivant, le cosmos, la matière sont incréés. Le rapport entre créature et créateur est donc sans objet. Dans ce cas, quand on a cette vision du monde, cela ne veut pas dire que l’on pense que l’homme puisse tout se permettre. Cela ne veut surtout pas dire que l’homme n’ait pas à distinguer entre le haut et le bas. Et l’enjeu est d’autant plus fort qu’il se situe en dehors de toute théologie. L’homme doit choisir à partir de lui-même, sans se référer à une instance extérieure. Il n’y a pas de transcendance extérieure à l’homme.  C’est à l’homme de construire sa propre échelle de valeur. C’est précisément dans une vision non désiste du monde, d’un monde auto-créé (ou incréé), que se ressent le mieux la fragilité du vivant, la fragilité de sa beauté, et la responsabilité de l’homme, en tant qu’il est « poussière d’étoile », issu, au sens propre, de la matière  première du monde. L’homme a des devoirs vis-à-vis du monde en tant qu’être de sensation et d’intelligence, à la pointe du vivant. Et donc berger de l’être (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, 1947). Berger et médiateur entre la terre et le ciel, entre les mortels et les dieux (les « dieux » n’existent évidemment pas, mais sont les allégories du sacré qui existe dans le monde tel que les hommes le mettent en perspective tant qu’ils sont des hommes. Pour le dire autrement, quand l’homme ne produira plus de sacré, il aura cessé d’être un  homme, hypothèse que l’on ne peut nullement exclure. Dés lors, quand l’homme est mort, tout est permis).

    C’est précisément parce que nous faisons partie du cosmos  que nous sommes en devoir de tracer des limites, et de nous tracer des limites. « Tout est possible », pensent les Modernes, et, au premier rang d’entre eux, ceux qui croient avoir découvert une vérité universelle : l’existence d’une race supérieure, d’un peuple élu, ou d’une idée rédemptrice comme le communisme. « Tout ce qui est possible n’est pas souhaitable », pensent au contraire les antimodernes. Si le possible nous abaisse, il faut lui tourner le dos. Plus d’accumulation pour plus d’uniformisation, ce n’est pas le bon chemin. Il faut préserver notre environnement – rien d’autre que le cosmos – de nos appétits de toujours plus de croissance. Athéna n’était pas seulement une déesse de la guerre. Elle était aussi une déesse des limites dans la guerre : ni pillage ni massacres gratuits. Refus de l’hubris. « Celui qui reconnaît consciemment ses limites est le plus proche de la perfection », dit Goethe.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 19 avril 2024)

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  • Rachida Dati : la grande imposture en route vers 2027 ?...

    Personne n'avait vu arriver arriver Emmanuel Macron avant 2016. Il n'est donc pas interdit d'imaginer un candidat surprise pour l'élection présidentielle de 2027, promu par le système et ses nombreux relais médiatiques  pour empêcher une victoire désormais possible du camp populiste. Dans ce texte cueilli sur Polémia, Jean-Yves Le Gallou évoque l'hypothèse, crédible, d'une mise sur orbite de Rachida Dati. 

     

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    Rachida Dati : la grande imposture en route vers 2027 ?

    L’arrivée de Rachida Dati dans le gouvernement Attal a été survendue. Ce n’est ni une femme de droite, ni une réussite de la « méritocratie républicaine ». C’est un produit « people » issu de la « diversité ».

    Promotion à la faveur et non par la méritocratie républicaine

    Elle a été nommée magistrate sans passer de concours et doit toute sa carrière à l’intrigue et à la faveur. Elle s’est toujours montrée inapte à maitriser le moindre dossier que ce soit comme conseiller ministériel, comme ministre ou comme député européen.

    Rachida Dati, sûrement pas « une femme de droite »

    Ministre de la justice de 2007 à 2009 son principal bilan est d’avoir réformé la carte judiciaire ce qui n’a rien changé d’essentiel au fonctionnement laxiste de la justice. Elle s’est intéressée à quelques coups médiatiques – comme la création d’un contrôleur des lieux de liberté – mais non au fond qu’elle n’a jamais maitrisé et qui a été alors repris en main par le secrétariat général de l’Elysée. Maire du VIIe arrondissement de Paris où ont eu lieu beaucoup de manifestations de La manif pour tous, elle s’est bien gardée d’y participer et s’est ralliée à la loi Taubira.

    Un symptôme de la peopolisation de la politique

    Rachida Dati est « people ». Elle est « cash ». Elle est « bankable », plus que bien des actrices, dans les médias, où elle fait de l’audience et dans la presse « people » qu’elle nourrit de ragots. Elle dévoile aussi sa vie privée. Entre ses revendications d’indemnités pour la paternité de sa fille Zohra auprès d’un casinotier milliardaire.  Ou l’évocation de harcèlements scolaires dont la même Zohra aurait été victime pour obtenir de Brigitte Macron la scolarisation de sa fille à Franklin. Le tout raconté dans Voici.

    Rachida Dati et la cape d’immunité de la « diversité »

    Mal à l’aise sur les dossiers de fond qu’elle ne connait pas faute de travail, Dati utilise la cape d’immunité de la « diversité » quand elle est mise en difficulté. Dans leur excellent livre Belle ami, les journalistes Michaël Darmon et Yves Derai ont bien décrypté son manège : « son tempérament tient lieu de compétence, son origine de viatique » […] « elle refuse qu’on la désigne comme une beurette, adjurant les commentateurs de ne tenir compte que de ses résultats professionnels [mais]elle dénonce des relents de xénophobie et les procès en illégitimité dès que son bilan est mis en cause ». Elle a été sélectionnée par le Club Le siècle comme icône de la diversité et a cofondé le club XXI e siècle d’autopromotion de la « diversité » et instrument du Grand Remplacement des élites.

    Super lobbyste

    Rachida Dati par ses fréquentations comme par sa stratégie a toujours été proche de grands intérêts privés et de puissances étrangères. Directrice juridique du Conseil général des Hauts de Seine en 2006 elle a fait valser l’anse du panier et fourni de nombreux marchés publics aux grands cabinets d’avocats. Devenue avocate elle-même elle entretient de nombreux liens d’affaires qui lui valent une mise en examen dans l’affaire Renault/Ghosn pour 900 000 euros d’honoraires imparfaitement justifiés. Ses éloges dithyrambiques du roi Mohamed VI dans L’écho du Sahara et ses liens avec le Maroc posent question. Tous comme ses relations avec le Qatar ou l’Azerbaïdjan.

    Un produit si parfait…

    Dati est divine ! Pour les naïfs qui croient au conte de fées, c’est la petite fille méritante qui s’est hissée à la force du poignet malgré le « racisme systémique ». Pour les gogos : c’est une politique énergique, courageuse et de droite ! Pour l’oligarchie elle est doublement parfaite : elle dépend des médias et des lobbys. Sous ses (faux) air d’indépendance elle est bien tenue. Derrière une insolence de façade, une soumission certaine.

    L’intrigante Rachida a déjà son plan de route : la mairie de Paris en 2026, l’Élysée en 2027. « Elle sera présidente de la République » avait prophétisé Nicolas Sarkozy. Le scénario est crédible. Conforme à la loi tragique de la Ve République selon laquelle le président n+ 1 est pire que le président n.

    Jean-Yves Le Gallou (Polémia, 17 avril 2024)

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  • L'avenir de l'Occident et ses menaces...

    Dans cette nouvelle vidéo, Ego Non nous fait découvrir un ouvrage d'Oswald Spengler moins connu que Le déclin de l'Occident, intitulé Années décisives, qui vient d'être réédité par les éditions de La Nouvelle Librairie.

     

                                                  

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  • Israël, Liban, Iran : le Moyen-Orient en ébullition...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Fabrice Balanche au site de la revue Éléments pour évoquer la situation explosive au Proche-Orient.

    Maître de conférences en géographie à l'Université Lyon 2, Fabrice Balanche est arabophone et a vécu une dizaine d'années entre la Syrie et le Liban. Il vient de publier Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).

     

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    Israël, Liban, Iran : le Moyen-Orient en ébullition

    ÉLÉMENTS : Depuis les massacres perpétrés par le Hamas du 7 octobre 2023, Israël multiplie les frappes aériennes en Syrie, au Liban tout en poursuivant son offensive terrestre dans la bande de Gaza. Que cherche l’État hébreu ?

    FABRICE BALANCHE. Si Israël ne va sans doute pas jusqu’à bombarder l’Iran, il a le Hezbollah dans sa ligne de mire. Le mouvement chiite libanais pointe des milliers de missiles sur Israël et a les moyens de lancer une opération terrestre contre le nord de l’État hébreu. Or, les Israéliens voulant à tout prix éviter une surprise comme le 7 octobre, ils n’attendent qu’une réaction du Hezbollah pour pouvoir frapper au Liban. De ce point de vue, l’attaque reste la meilleure des défenses. Car si une pluie de missiles s’abattait sur le Hezbollah et ses infrastructures, les miliciens chiites auraient ensuite du mal à s’élancer à l’assaut de la Galilée.

    Mais une offensive terrestre de l’armée israélienne au Liban semble exclue. En juillet 2006, l’infanterie israélienne engagée au Liban s’était enlisée.

    Je prévois plutôt des frappes sur le Liban accompagnées d’un déploiement de Tsahal sur la bordure nord pour empêcher toute contre-attaque du Hezbollah. Israël demande l’application réelle de la résolution 1701 du conseil de sécurité de l’ONU, qui avait mis fin à la guerre de 2006, imposant que le Hezbollah se retire au nord du fleuve Litani, soit à une vingtaine de km de la frontière israélo-libanaise. L’État hébreu souhaite que le Sud-Liban redevienne la zone de sécurité qu’il était jusqu’en 2000 mais sans l’occuper.

    ÉLÉMENTS : Est-ce pour pousser le Hezbollah à la faute que Tsahal a bombardé le consulat iranien à Damas le 1er avril ?

    FABRICE BALANCHE. L’objectif était double : éliminer quelques généraux des Gardiens de la Révolution iraniens et provoquer une escalade. Frapper ce consulat revenait à frapper le territoire iranien, ce qui représente une humiliation pour Téhéran et le régime de Damas, incapables de contrecarrer ce raid. Même la Russie n’a pu empêcher les Israéliens de bombarder. Jusqu’à présent, Israël prévenait les Russes avant de violer l’espace aérien syrien, ce qui n’a pas été le cas ici, car Moscou n’y aurait jamais consenti. Cela explique la vigueur de la réaction de Vladimir Poutine qui a immédiatement demandé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.

    ÉLÉMENTS : Cette stratégie de la tension rappelle le jusqu’au-boutisme des néoconservateurs américains. Au lendemain du 11 septembre 2001, ceux-ci entendaient remodeler l’ensemble du Moyen-Orient. De la même manière, après le traumatisme du 7 octobre, les ultranationalistes israéliens alliés de Benyamin Netanyahou souhaitent-ils l’embrasement de la région ?

    FABRICE BALANCHE. Il est certain que les faucons ont pris le dessus au sein du gouvernement et de l’état-major israéliens. Mais une différence de taille existe entre les deux situations : les États-Unis sont protégés par deux océans et le risque d’une agression en provenance du Canada ou du Mexique est négligeable. De son côté, Israël a des voisins plutôt belliqueux. L’État hébreu possède donc davantage de raisons objectives d’attaquer, car cela reste sa meilleure défense. Alors que les néoconservateurs américains voulaient imposer la démocratie en Irak en pensant que cela ferait boule de neige dans l’ensemble de la région, les Israéliens souhaitent simplement anéantir les capacités offensives de leurs ennemis. 

    ÉLÉMENTS : Outre une hécatombe et la ruine du pays, quelles seraient les conséquences politiques d’une nouvelle guerre d’Israël au Liban ?

    FABRICE BALANCHE. Dans le cas d’une destruction du pays par Israël, à la différence de 2006, ni les pays du Golfe ni le Hezbollah ne paieraient la reconstruction. La popularité du Hezbollah étant au plus bas en raison de la crise financière et des blocages politiques tous azimuts, l’équilibre des forces pourrait alors changer au Liban. Il faut dire que le Hezbollah a tellement perdu de sa superbe qu’il a dû accepter de définir la frontière maritime avec Israël, en octobre 2022, afin que le Liban puisse exploiter les champs gaziers offshore. Cette concession signifiait quelque part la reconnaissance tacite de l’existence d’Israël, ce qui est une entorse à l’idéologie et aux dogmes hezbollahis. Mais le parti de Dieu n’a pas vraiment eu le choix : en cas de blocage des négociations indirectes avec Israël, la classe politique et la population libanaises l’auraient accusé d’empêcher l’économie nationale de se redresser. Il faut souligner que ces gisements de gaz supposés sont le dernier espoir des Libanais pour sortir du marasme.

    ÉLÉMENTS : La politique du verbe a ses limites. La République islamique d’Iran et le Hezbollah proclament leur solidarité avec les Palestiniens de Gaza sans porter l’estocade. Comment expliquer leur attentisme ?

    FABRICE BALANCHE. Les destructions infligées au Hamas dans la bande à Gaza ne sont un drame ni pour l’Iran ni pour le Hezbollah. Si le Hamas se fait hacher menu, les Iraniens n’y verront qu’un juste châtiment asséné à un mouvement qui les a trahis en 2011. Pendant les révoltes arabes, le Hamas avait en effet soutenu l’opposition syrienne avant de quitter Damas pour Doha. Même si son chef Yahya Sinwar s’est rapproché de Téhéran depuis, le Hamas reste un allié stratégique – et non idéologique – du régime iranien. Pour les Iraniens, un groupe arabe sunnite comme le Hamas est quantité négligeable.

    Au sein de l’« axe de la Résistance » à Israël, il y a d’ailleurs de la concurrence entre le Hezbollah et le Hamas, le premier voulant demeurer le fer de lance du front anti-israélien, alors que le second lui vole la vedette depuis le 7 octobre.

    ÉLÉMENTS : Un clivage confessionnel chiites/sunnites oppose également Hamas et Hezbollah. Comme le dénonçait le roi de Jordanie il y a déjà vingt ans, existe-t-il un arc chiite dominant le Proche-Orient ?

    FABRICE BALANCHE. Absolument. Liban, Syrie et Irak font partie du croissant chiite contrôlé par les Iraniens. Ici, la stratégie géopolitique – maintenir un corridor vers la Méditerranée – se double d’une tactique confessionnelle qui vise à placer les chiites à la tête de ces trois pays.

    Cela dit, cet axe compte un maillon faible : la Syrie, dont la population est majoritairement sunnite. C’est aussi pour cela que le régime d’Assad a poussé au départ plusieurs millions de sunnites pour renforcer son pilier alaouite. Des bases chiites sont créées en Syrie : Assad tient et quadrille le territoire grâce à l’appui de 50 000 miliciens chiites, essentiellement irakiens, fournis par l’Iran. La démographie est d’ailleurs l’une des clés du contrôle de la région par Téhéran qui puise dans le réservoir irakien constitué de 26 millions de chiites (sur 42 millions d’habitants). Dans l’espace que forment l’Iran, l’Irak et la Syrie, les partisans d’Ali sont devenus les plus nombreux grâce à une démographie très soutenue en Irak et à l’expulsion de plusieurs millions de sunnites syriens vers la Turquie, la Jordanie et ailleurs.

    ÉLÉMENTS : Cet axe chiite et son allié russe sont la cible du djihadisme sunnite. Les attentats de masse que l’« État islamique Khorasan » a perpétrés cette année à Téhéran, puis Moscou l’ont montré. Pris entre ses ennemis djihadiste et occidentaux, ce croissant n’est-il pas un colosse aux pieds d’argile ?

    FABRICE BALANCHE. Quoi qu’en dise la propagande iranienne, le djihadisme sunnite ne constitue pas un danger existentiel pour l’axe chiite. D’une certaine manière, il sert même les intérêts de l’Iran, notamment pour maintenir la famille chiite arabe de son côté. C’est très net en Irak où la menace Daech a poussé les chiites à se précipiter dans les bras de l’Iran en 2014.

    Jusqu’à un certain point, quelques attentats djihadistes ponctuels permettent enfin de faire apparaître l’Iran comme un moindre mal aux yeux des opinions publiques occidentales. Les Français savent par exemple que le massacre du Bataclan est l’œuvre de Daech, pas du Hezbollah.

    ÉLÉMENTS : Ce paysage géopolitique semble totalement chaotique. Depuis que les États-Unis se sont progressivement retirés du Moyen-Orient pour se tourner vers l’Asie-Pacifique, qui domine la région ?

    FABRICE BALANCHE. Le retrait américain est assez progressif, ce qui laisse le temps aux autres puissances d’occuper le terrain abandonné. Le Liban, la Syrie et l’Irak appartiennent clairement à la sphère iranienne désormais. En ce moment, Téhéran fait d’ailleurs pression pour que les troupes américaines quittent l’Irak et l’est de la Syrie. Les milices chiites les harcèlent en bombardant leur base. Cela entraîne des représailles américaines sur les dirigeants irakiens de ces milices, donnant ainsi un prétexte aux pro-Iraniens pour exiger leur départ. Le gouvernement irakien, proche de Téhéran, a de plein droit demandé, en janvier 2024, la fin de la présence de la Coalition internationale contre l’État islamique. Or, si l’armée américaine déserte l’Irak, ses besoins logistiques lui feront aussi quitter la Syrie. Ce départ va également profiter aux Turcs qui avancent leurs pions dans le nord de la Syrie et de l’Irak. Dans ce dernier pays, les sunnites sont abandonnés, les États du Golfe s’étant désengagés de l’Irak, ce qui redouble le danger d’une régénérescence djihadiste de type Daech.

    Dans une certaine mesure, les Russes bénéficient aussi de la situation syrienne en vertu de leur accord avec l’Iran. Mais la guerre en Ukraine limite leur capacité de projection, laissant les Iraniens se renforcer à leur détriment.

    ÉLÉMENTS : Vous ne citez pas l’Arabie saoudite de Mohamed Ben Salman dit MBS. A-t-elle renoncé à toute ambition régionale ?

    FABRICE BALANCHE. MBS donne la priorité à ses objectifs intérieurs. Il s’est sans doute résigné à l’existence de deux Yémen : un sunnite au sud et à l’est, et un chiite au nord-ouest, contrôlé par les rebelles houthis. Mais il fallait que ces derniers cessent d’envoyer des missiles sur le royaume. C’est un des aspects de l’accord que l’Arabie saoudite a conclu, au printemps 2023, avec l’Iran sous les auspices de la Chine. En contrepartie de la neutralisation des houthis, Riyad abandonne à Téhéran le Liban, la Syrie et l’Irak. Considérant que les États-Unis n’ont pas respecté le Pacte du Quincy (1945) en les empêchant d’écraser les houthis au Yémen en 2017, les Saoudiens basculent de plus en plus vers l’axe eurasiatique. Ils se sont rapprochés des Russes après avoir observé leur capacité militaire en Syrie. Avec eux, Poutine applique la stratégie de la carotte et du bâton.

    ÉLÉMENTS : Comment ?

    FABRICE BALANCHE. Si les Saoudiens ne réduisent pas leur production pétrolière pour faire remonter les cours, Poutine menace de faire intervenir les houthis ou autres groupes chiites via l’Iran pour détruire les installations pétrolières saoudiennes. Seule condition, en 2015, pour que le prix du brut hausse durablement, en raison de la baisse des cours liée à l’exploitation massive des hydrocarbures de schiste en Amérique du Nord. S’ils acceptent de restreindre leur extraction, Poutine leur propose une carotte : le partage des bénéfices de la remontée des prix. Pour comprendre l’importance de cette question, il faut rappeler que la Russie est une puissance pétrolière et gazière qui ne peut survivre que si l’or noir dépasse les 60 dollars le baril. Or, en 2014, avant l’intervention russe en Syrie, il s’était installé durablement à moins de 30 dollars et l’économie russe se trouvait au bord de la faillite. Cette stratégie contrecarre les vœux américains. Ainsi, en septembre 2022, lorsque Joe Biden a demandé à MBS d’augmenter sa production de brut, pour compenser l’embargo appliqué à la Russie, ce dernier a refusé. D’une part, il ne veut plus que Washington lui dicte sa politique. D’autre part, il craint la réaction de la Russie et de l’Iran, qui, avec le Yémen, maintiennent une épée de Damoclès au-dessus du royaume. 

    ÉLÉMENTS : Dans ce jeu de puissances, les pays arabo-musulmans paraissent se soucier comme d’une guigne de la cause palestinienne. Après six mois d’offensive israélienne à Gaza, à quel dénouement peut-on s’attendre ?

    FABRICE BALANCHE. Il est probable que les Israéliens poussent les Gazaouis vers l’Égypte. C’est en prévision de ce scénario que les Égyptiens ont construit précipitamment un deuxième mur qui isole 16 km2 de territoire égyptien, voisin de la bande de Gaza. Officiellement, il s’agirait d’une plateforme logistique humanitaire, mais en réalité cela pourrait être plutôt une zone d’accueil pour les Palestiniens. Si ces derniers venaient à être expulsés de Gaza, en l’occurrence de Rafah, ils se retrouveraient bloqués dans ce no man’s land. Pour éviter que les réfugiés du Soudan ou autre ne se déversent sur notre continent depuis le pays des pharaons, les Européens ont déjà offert 7,4 milliards d’euros au Caire pour les trois années à venir. L’Égypte précise qu’aucun bateau de migrants, depuis 2016, n’a quitté ses côtes. Mais cela pourrait se produire dans le cas d’un départ massif de la population de Gaza : après des mois de disette, d’insécurité, de bombardement et d’absence de perspective d’un retour dans leur foyer détruit, des centaines de milliers de Gazaouis n’aspirent plus qu’à émigrer. L’Égypte pourrait les placer en « résidence surveillée » dans le Sinaï et obtenir ainsi une rente de plusieurs milliards d’euros annuels, en provenance d’Europe. La somme serait bien plus élevée à ce que la Turquie reçoit pour conserver sur son sol les réfugiés syriens, car les Palestiniens possèdent une valeur politique supérieure.

    Fabrice Balanche, propos recueillis par Daoud Boughezala (Site de la revue Éléments, 8 avril 2024)

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  • L'éternel retour d'Evola...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gennaro Malgieri, cueilli sur le site d'Euro-Synergies (qui en a assuré la traduction) et consacré à l'actualité de Julius Evola.

    Journaliste, essayiste et ancien député au parlement italien, Gennaro Malgieri a été un des animateurs de la Nouvelle droite italienne.

     

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    L'éternel retour d'Evola 50 ans après sa mort

    L'oeuvre de Julius Evola se confirme, avec le temps, un demi-siècle après sa mort (en date du 11 juin 1974), comme une aire incontournable au cœur de la modernité. Andrea Scarabelli lui a consacré un livre magnifique et volumineux, Vita avventurosa di Julius Evola, publié chez Bietti (pp.737,39,00 €), dont nous parlerons dans les prochaines semaines, un livre indispensable qui, par sa complexité et son exhaustivité, nous fait découvrir l'un des plus grands penseurs du vingtième siècle.Pour avoir lu et apprécié Evola, bien que sur plus d'un point avec des réserves compréhensibles, il y a cinquante ans, ou même plus tôt quand le débat autour de ses idées faisait rage, en essayant de le sauver d'une diabolisation préventive, c'est comme si on ne l'avait pas connu du tout quand on le relit aujourd'hui, surtout après la publication du livre de Scarabelli, dans le contexte de la révolution la plus subtile et la plus radicale qui ait eu lieu: l'affirmation d'une pensée unidimensionnelle et homologatrice, totalitaire dans son essence et libertaire dans sa forme, qui est à la fois fiction et enveloppe du déracinement des valeurs auquel nous participons, consciemment ou inconsciemment. Evola, paradoxalement, est beaucoup plus notre contemporain qu'il ne l'était à l'époque où son observation minutieuse et son diagnostic précis de la décadence se sont déployés, se projetant dans une dimension qui, seulement des décennies plus tard, comme il l'imaginait lui-même, s'ouvrirait même dans les sphères culturelles qui, de son vivant, tendaient à le marginaliser, voire à le "réduire au silence".

    L'œuvre d'Evola, loin d'être embaumée et conservée dans les recoins d'une aire intellectuelle minoritaire, fréquentée uniquement par des "dévots" sans esprit critique, est surtout aujourd'hui, dans sa complexité, non seulement un formidable réquisitoire, extraordinairement efficace et approprié, contre l'idéologie du déclin sous les différentes formes qu'elle a prises, mais se révèle pour ce que tant de gens ont pu y voir en s'y plongeant au point d'en sortir transformés, comme ce fut le cas par exemple pour le grand poète allemand Gottfried Benn après la lecture de Révolte contre le monde moderne. Et si ce sont les traits stylistiques d'une certaine "révolution conservatrice" que Benn a reconnus dans le livre du penseur italien, qui devait conquérir avec lui une notoriété non éphémère dans les milieux culturels européens, il faut dire aussi que l'analyse profonde et complète de la Tradition par Evola laissait entrevoir un horizon culturel qui, au tournant de la crise continentale, pas encore libéré des affres de la première grande guerre civile européenne, s'apprêtait à se dissoudre dans la crise de l'Europe, se préparait à se dissoudre dans la seconde, comme le prédisait "prophétiquement" un fascinant diagnosticien représentant le "déclin de l'Occident", un peu comme Evola lui-même le fera des années plus tard en entraînant la "prophétie" spenglérienne au-delà des contingences qui l'avaient inspirée pour la fonder dans l'éclipse d'une religiosité, même non fidéiste; la "crise du monde moderne" dont René Guènon avait déjà donné une représentation convaincante au point qu'elle tient encore face aux convulsions qui nous habitent et auxquelles nous avons l'impression de ne pas pouvoir échapper.

    C'est à ce sentiment d'impuissance qu'Evola s'est souvent intéressé, nous invitant à une sorte de révolution spirituelle qui, en ce début du 21ème siècle, nous apparaît comme la seule carte à jouer face aux contradictions de l'égarement intellectuel. Les conséquences politiques sont connues et la crise substantielle de la démocratie, démembrée par les pouvoirs oligarchiques, maîtres absolus du marché, n'est que la dernière étape de la dissolution sociale qui a commencé avec les crimes commis par la Grande Révolution.

    Le "totalitarisme mou", auquel Evola s'est implicitement référé tant de fois, ne s'arrête pas à la prétention d'uniformiser la vie selon l'uniformisation imposée par les potentats transpolitiques et la finance prédatrice à travers les médias, la publicité, l'allégorie fantasmagorique de la liberté exaltée - pour la nier - par les réseaux sociaux, l'apologie de l'homo consumans comme seul être réputé pertinent, la suppression de la souveraineté des peuples, des nations et des Etats en vue de la création d'un Marché Universel dont l'égalitarisme formel devrait être la ligne directrice. Avec pour objectif, de la part des oligarques intellectuels et politiques qui tiennent les ficelles, de transformer, jusqu'à les réduire à néant, les faits et phénomènes de diversité et de catapulter finalement la "théorie du genre" dans l'assimilation pratique de l'unisexe dans une société réduite à un désert de formes et privée de forces vives: bref, la révolution la plus bouleversante qui ait traversé l'humanité.

    La "pensée unique" a hâtivement consumé, dans l'horrible lande des idéologies mortes, ses gloires, renversant le principe d'"universalité" (qui n'est pas l'uniformité) propre aux soi-disant "civilisations traditionnelles" en celui de "collectif" propre à la soi-disant "civilisation moderne". Celle-ci s'oppose à l'"universel" comme la "matière" s'oppose à la "forme", affirme Evola. Et il explique, dans les dernières pages de Révolte contre le monde moderne, que "la différentiation de la substance dans la promiscuité de la collectivité et la constitution d'êtres personnels par l'adhésion à des principes et à des intérêts supérieurs constituent la première étape de ce qui, dans un sens éminent et traditionnel, a toujours été compris comme la "culture". Lorsque l'individu est parvenu à donner une loi et une forme à sa propre nature, de sorte qu'il s'appartienne à lui-même au lieu de dépendre de la partie purement physique de son être, la condition préalable à un ordre supérieur est déjà présente, dans lequel la personnalité n'est pas abolie, mais intégrée: tel est l'ordre même des "participations" traditionnelles, dans lesquelles chaque individu, chaque fonction et chaque caste acquièrent leur signification propre par la reconnaissance de ce qui leur est supérieur et de leur lien organique avec lui. Et, à la limite, l'universel est atteint dans le sens du couronnement d'un édifice dont les solides fondations sont précisément constituées à la fois par les diverses personnalités différenciées et formées, chacune fidèle à sa propre fonction, et par des organismes ou des unités partielles avec des droits et des lois correspondants, qui ne se contredisent pas mais se coordonnent solidement grâce à un élément commun de spiritualité et à une disposition active commune à un dévouement supra-individuel".

    Il en va tout autrement dans la modernité, où s'impose une conception opposée, de type mécaniste pourrait-on dire, visant au collectivisme. Ainsi, comme l'explique si bien Evola, l'individu apparaît de plus en plus incapable de valoir autrement qu'en fonction de quelque chose: dans ce "quelque chose", indéfini, il cesse d'avoir un visage propre; son visage est celui que les autres lui donnent, fruit de l'homologation, du renoncement à être lui-même du moins formellement. Aujourd'hui, on range tout cela sous le titre de "pensée unique", dont le déploiement est une praxis existentielle visant à la construction d'un indifférentisme accepté, presque toujours inconsciemment, comme une valeur apportée par le déploiement de la démocratie la plus accomplie, alors que c'est exactement l'inverse qui est vrai. C'est-à-dire que la régression dans l'indistinct constitue la dissolution non seulement des différences ordinaires et donc des hiérarchies morales, culturelles et civiles, mais aussi d'une démocratie populaire dont l'essence devrait être l'exaltation des pièces individuelles d'une mosaïque communautaire cimentée par la reconnaissance de la dignité.

    À l'époque de la quantification et de l'absolutisme mercantile, il est inévitable que la force du nihilisme devienne un puissant facteur de stabilisation de l'instabilité, avec des conséquences facilement imaginables que nous pouvons déjà voir à l'œuvre autour de nous, massivement présentes dans notre imaginaire culturel et destinées à submerger même les îles isolées que l'on croyait jusqu'à récemment à l'abri des flots de la vulgarité massifiante qui véhicule les modes et les coutumes qui remontent à l'univers de l'unicité de la pensée et donc au triomphe de la modernité. Âge sombre" ou "âge de fer", reprenant l'antique image d'Hésiode: c'est ainsi qu'Evola a défini notre époque. Et lorsque les formulations ont pris des allures de polémiques politiques, il ne s'est pas trouvé un seul homme pour ne pas stigmatiser le "baron noir" par des épithètes irrévérencieuses et pour ne pas considérer ses disciples comme pathétiques. Le temps s'est fait gentilhomme et le néo-totalitarisme, préfiguré et analysé par Evola en des termes on ne peut plus alarmants, bien avant que ses miasmes n'envahissent nos existences, progresse dans l'indifférence de ceux qui ne perçoivent pas les restrictions des espaces de liberté désormais occupés par les cris des multitudes qui réclament l'attention d'on ne sait qui, étant donné que ceux qui tissent les fils de la modernité ont intérêt à faire semblant de donner l'apparence de l'autonomie et de la critique à ceux qui la réclament, à condition, bien entendu, de disposer d'un cadre et d'une structure impénétrables et blindés pour protéger la citadelle du pouvoir qui n'admet aucune contestation, celui de l'argent qui domine les consciences en les achetant avec des gadgets culturels et des croyances nouvellement créées.

    Le spenglérien Evola écrit, toujours dans Révolte contre le monde moderne De même que les hommes, les civilisations ont leur cycle, un début, un développement, une fin, et plus elles sont immergées dans le contingent, plus cette loi est fatale. Cela, bien sûr, ne peut impressionner ceux qui sont enracinés dans ce qui, étant au-dessus du temps, ne serait altéré par rien et qui demeure comme une présence éternelle. Même si elle disparaissait définitivement, la civilisation moderne n'est certainement pas la première des civilisations à s'éteindre, ni celle au-delà de laquelle il n'y en aura pas d'autre. Les lumières s'éteignent ici et se rallument ailleurs dans les vicissitudes de ce qui est conditionné par le temps et l'espace. Les cycles se ferment et les cycles se rouvrent. Comme on l'a dit, la doctrine des cycles était familière à l'homme traditionnel, et seule l'insipidité des modernes leur a fait croire un instant que leur civilisation, plongée, plus qu'aucune autre ne le fut jamais, dans l'élément temporel et contingent, pouvait avoir un destin différent et privilégié.

    Mais est-il possible que la fin d'un cycle puisse préluder à l'ouverture d'un autre dans une continuité, certes essentielle et marginale ? C'est un grand thème qui, projeté sur l'immense marécage contemporain, sollicite des considérations anthropologiques par rapport auxquelles tous les domaines de la pensée sont remis en question, à commencer par le religieux (même s'il n'est pas ancré dans une foi donnée) jusqu'à l'économico-social. C'est dans ce contexte que celui que l'on a appelé la "lux évolienne" s'est imposé de manière décisive, surpassant même des théoriciens de la crise et du déclin beaucoup plus acclamés. Evola, contrairement à ce que l'on pourrait penser - et surtout dans les dernières années, bien qu'il n'ait pas cultivé les illusions à court terme d'une possible renaissance (les nombreux articles qu'il a écrits pour Il Conciliatore, L'Italiano et Roma en sont la preuve) - a imaginé la possibilité d'inverser le cours des choses, sans s'attarder à les chercher dans certains renouveaux plus folkloriques qu'autre chose des "traditionalistes" autoproclamés de la dernière heure ou dans une religiosité de seconde main, telle qu'on l'observe dans Masques et visages du spiritualisme contemporain.

    Il a imaginé qu'une minorité active et culturellement consciente de la tâche à laquelle elle doit se consacrer après avoir mesuré les étapes de la décadence et tiré les conséquences de la dissolution des formes même élémentaires inhérentes à une existence à peine ordonnée, pourrait émerger. Il définit les personnalités qui composent ce noyau comme des egregoroi, c'est-à-dire ceux qui regardent. Mais en plus grand nombre, dit-il, "il y a des individualités qui, sans savoir au nom de quoi, ressentent un besoin confus mais réel de libération. Orienter ces personnes, les mettre à l'abri des dangers spirituels du monde présent, les amener à reconnaître la vérité, et rendre absolue leur volonté que certains d'entre eux puissent atteindre la phalange des premiers, c'est encore ce que l'on peut faire de mieux". Et, toujours dans un rigoureux réalisme, il ajoutait: "Mais là encore il s'agit d'une minorité et il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse en résulter une variation appréciable dans l'ensemble des destinées. Telle est donc la seule justification de l'action tangible que certains hommes de la Tradition peuvent encore exercer dans le monde moderne, dans un milieu avec lequel ils n'ont aucun lien. Pour l'action directrice précitée, il est bon que de tels "témoins" soient là, que les valeurs de la Tradition soient toujours indiquées, sous une forme d'ailleurs d'autant plus atténuée et dure que le courant adverse est plus fort. Même si ces valeurs ne peuvent pas être réalisées aujourd'hui, elles ne sont pas réduites à de simples "idées"". Et encore: "Rendre clairement visibles les valeurs de vérité, de réalité et de Tradition à ceux qui, aujourd'hui, ne veulent pas de "ceci" et cherchent confusément "autre chose", c'est apporter un soutien pour que la grande tentation ne l'emporte pas chez tous, où la matière semble désormais plus forte que l'esprit".

    La Tradition, prise non pas comme conatus réactif à la "pensée unique", mais comme véhicule d'affirmation d'une "pensée autre", est donc l'héritage d'Evola pour les "derniers temps". Une Tradition, bien sûr, vécue dans ses valeurs constitutives et non dans les déchets rhétoriques qui lui sont associés, auxquels les attitudes culturelles ont offert un espace pour le moins irrespectueux à l'égard de l'univers traditionnel lui-même. Et qui ne peut devenir "active" qu'en prenant les traits d'une "révolution conservatrice", comme le suggère Evola lui-même dans Gli uomini e le rovine (Les hommes au milieu des ruines), dans Cavalcare la tigre (Chevaucher le tigre) et dans de nombreux autres écrits organiques et occasionnels. La formule met en évidence l'élément dynamique représenté par la "révolution", qui n'a donc pas de valeur subversive ou violente d'un ordre légitime, et l'élément constitutif qui l'étaye, lequel est "conservateur". Mais conserver quoi? La tradition et ce qui en découle, en la faisant vivre - et c'est là la tentative la plus ardue - à travers les instruments de la modernité sans être conditionnée ou même subjuguée par eux. Préserver la Tradition et ce qu'elle signifie est le seul véritable acte révolutionnaire imaginable. Et il est loin d'être irréaliste de croire qu'une réaction loin d'être stérile au totalitarisme de la "pensée unique" puisse en découler.

    Loin de cristalliser l'idée de Tradition, Evola la relance comme proposition culturelle à l'heure de la crise de toutes les croyances et à la veille de l'effondrement d'idéologies élevées au rang de pratiques quasi mystiques. Dans un article paru dans Il Conciliatore en juin 1971, Evola écrit: "L'introduction de l'idée de Tradition vaut pour libérer chaque tradition particulière de son isolement, précisément en ramenant son principe générateur et ses contenus essentiels dans un contexte plus large, en des termes qui soient d'une intégration effective. Seules les éventuelles revendications d'exclusivisme et de privilèges sectaires en pâtissent. Nous reconnaissons que cela peut être dérangeant et créer une certaine désorientation chez ceux qui se sentaient en sécurité dans une zone donnée et clôturée. Mais pour d'autres, la vision traditionnelle ouvrira des horizons plus larges et plus libres, elle ne fera qu'instiller une sécurité supérieure, à condition qu'ils ne trichent pas au jeu: comme dans le cas de ces "traditionalistes" qui n'ont mis la main sur la Tradition que comme une sorte de condiment à leur propre tradition particulière réaffirmée dans toutes ses limites et dans tout son exclusivisme".

    La personnalité multiforme d'Evola se prête, on le sait, à des interprétations diverses, variées, voire contradictoires. Mais sur un aspect de sa pensée, il n'y a probablement pas de différence de jugement. Evola - au-delà de ses propres intentions - est le protagoniste incontesté d'une révolte culturelle contre le conformisme dont la dictature de la "pensée unique" est l'expression la plus macroscopique et la plus meurtrière.

    Evola est en bonne compagnie, bien sûr. Mais la pertinence contemporaine de ses idées est telle qu'il est considéré comme la référence d'une vision du monde qui embrasse, contrairement à d'autres, bien que contigus, les domaines les plus importants de l'esprit et de l'action, du sexe (à la "Métaphysique" duquel, anticipant prodigieusement les résultats de la soi-disant "libération sexuelle", il a consacré des pages qui déboulonnent la théorie du genre et l'unisexisme dominant) à la religiosité dans ses multiples déclinaisons, en passant par la science, la démographie, la contestation de la jeunesse et ses mythes, et les formes de décadence.

    Quelle est sa pertinence aujourd'hui ? Question inutile. La réponse se trouve dans ses livres.

    Gennaro Malgieri (Euro-Synergies, 12 avril 2024)

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