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Géopolitique - Page 30

  • Brexit : un coup de poignard dans le dos des Etats-Unis

    Nous reproduisons ci-dessous une note d'Hajnalka Vincze, cueillie sur le site de l'Institut de Veille et d'Etude des Relations Internationales (IVRIS) et consacré à la perception très négative que les Etats-Unis ont du Brexit... Analyste indépendante en politique de défense et de sécurité, Hajnalka Vincze a travaillé pour le ministère hongrois de la défense et a fondé l'IVRIS, un réseau d'experts européens dans les questions de défense et de géostratégie.

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    Brexit : un coup de poignard dans le dos des Etats-Unis

    Au lendemain du référendum britannique, le vice-président américain, Joe Biden s’est exprimé en disant : « Nous aurions préféré un résultat différent ».[1] Quelques jours après, le Secrétaire d’Etat Kerry estime qu’il n’est toujours pas impossible de revenir en arrière.[2] En effet, au cours des six dernières décennies, l’Amérique avait fait des pieds et des mains pour obtenir, puis perpétuer la présence de son allié préféré au sein de la construction européenne. La raison en est simple. Comme l’explique l’ambassade US à Londres, « l’Union européenne est l’organisation la plus importante du monde dans laquelle l’Amérique n’a pas de place à la table ». Pour y faire entendre sa voix, il a donc besoin d’un cheval de Troie ou, en termes diplomatiques, « l’expression dans l’UE de l’approche commune américano-britannique grâce au statut de membre du Royaume-Uni ».[3] Sauf que les électeurs britanniques viennent d’opter pour la sortie…

    Pressions américaines

    Dès le départ, les Etats-Unis avaient œuvré sans relâche pour que Londres se joigne à l’Europe alors en pleine formation. Lorsque les Britanniques ont refusé de participer aux négociations sur la CECA (Communauté européennes du charbon et de l’acier) des voix se sont même élevées au Congrès pour les menacer d’exclusion des aides du plan Marshall. Mais ce n’est que dix ans plus tard que le gouvernement britannique a fini par se résigner à ce que le Premier ministre Harold Macmillan appelait alors « le sinistre choix ».

    Lorsqu’il pose la candidature de son pays pour se joindre à ce qui était devenu entre-temps le CEE (Communauté économique européenne, ou Marché commun), sa décision n’est pas sans rapport avec les injonctions venues de l’autre côté de l’Atlantique et relayées de façon insistante par le diplomate US George Ball, co-auteur du plan Schuman, et futur Secrétaire d’Etat adjoint. « Les Etats-Unis sont fortement investis dans le succès des négociations », répète, à longueur de télégrammes, l’ambassadeur britannique à Washington.

    Pour David Ormsby-Gore, il n’y a pas de doute : « si nous décidions de rester en dehors du Marché commun, la réaction à laquelle nous devrions nous attendre aux Etats-Unis serait, au minimum, la perplexité et une neutralité peu serviable vis-à-vis des conséquences de notre décision. » Et il y ajoute cette phrase qui n’est pas sans lien avec la situation post-référendum : Washington « n’accepterait sans doute pas un échec comme définitif et leurs ingénieurs de sauvetage seraient vite sur le site de l’épave ».[4]

    C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé après le premier veto opposé par le général de Gaulle à l’entrée de la Grande-Bretagne, un veto destiné à empêcher que la CEE ne se transforme en « une communauté atlantique colossale, sous dépendance et direction américaines, et qui aurait tôt fait d'absorber la Communauté européenne »[5]. Trois ans plus tard, le président Johnson revient à la charge. Il explique au nouveau Premier ministre Harold Wilson, d’abord anti-intégrationniste, que « Votre entrée aidera certainement à renforcer l’Occident » et que les Etats-Unis « feront tout pour faciliter votre adhésion ».[6]

    Cinquante ans après, l’administration US est tout aussi mobilisée, cette fois-ci pour éviter la sortie des Britanniques de l’Union européenne. Après avoir estimé, dès 2015, que la présence du Royaume-Uni dans l’UE « nous donne beaucoup plus de confiance dans l’Union transatlantique »,[7] le président Obama s’est invité dans la dernière ligne droite de la campagne du référendum sur le Brexit. En visite à Londres, il a mis en garde les partisans de la sortie qu’avec un départ de l’UE, le UK se retrouverait tout au bout de la file d’attente pour la négociation des traités de libre-échange.[8] 

    Dans une tribune dans The Telegraph, le président américain a expliqué que « les Etats-Unis portent un profond intérêt au résultat de la décision » des Britanniques. Il a évoqué les liens étroits qui unissent les deux pays et dont témoignent, a-t-il tenu à préciser, « les dizaines de milliers d’Américains qui reposent dans les cimetières en Europe ». En s’adressant aux électeurs britanniques, le président américain a souligné que « votre voix puissante en Europe garantit que l’UE reste ouverte et étroitement liée aux alliés de l’autre côté de l’Atlantique ». L’Amérique souhaite donc « que votre influence continue au sein de l’UE ».[9] Car votre influence c’est, au final, la nôtre, aurait-il pu ajouter.

    L’entrisme anglo-saxon

    Avant même son lancement, la construction européenne suscitait, à Washington, une approche fort ambivalente. Un rapport du Département d’Etat, daté de 1943, l'a clairement dit : « Pour nos intérêts économiques à long terme, une union européenne pourra être soit une très très bonne chose soit horrible ».[10] A mesure que la puissance économique de l’Europe s’accroît et que de timides velléités politiques apparaissent, cette ambivalence initiale se transforme en une méfiance grandissante vis-à-vis du projet. Le « grand sage » de la diplomatie US, Zbigniew Brezinski, en a conclu au début des années 2000 : « Une Europe politiquement forte, capable de rivaliser en matière économique, et qui ne serait plus militairement dépendante des Etats-Unis, remettrait inévitablement en cause la suprématie américaine et confinerait la sphère de la prédominance des USA grosso modo à la région du Pacifique. »[11]

    Pour contrer une telle évolution, Washington avaient tôt identifié deux fronts. Sur le plan économique, l’Europe devait rester grand ouverte et sans même la trace d’un quelconque protectionnisme, a fortiori dans les secteurs stratégiques et/ou d’un intérêt particulier pour l’Amérique. Dans le domaine militaire, l’Alliance atlantique devait, elle, perpétuer la dépendance des Européens par rapport aux Etats-Unis. Les deux aspects sont d’ailleurs intimement liés. Comme le président Nixon l’a très clairement expliqué : « Les Européens ne peuvent pas d’un côté bénéficier de la participation et de la coopération des Etats-Unis sur le front sécuritaire et, de l’autre, développer une attitude de confrontation, voire d’hostilité sur les fronts économiques et politiques ».[12]

    Le rôle dévolu aux Britanniques a toujours été d’assurer que, sur ces deux fronts, la CEE, puis l’Union européenne, se développe dans un sens conforme à la vision et aux intérêts de l’Amérique. D’où leurs efforts infatigables, et largement réussis, pour rendre l’Europe à la fois économiquement ultralibérale et dépourvue de dimension militaire proprement dite. Qu’ils le fassent par conviction ou en raison de leur dépendance excessive (laquelle les conduit à intérioriser les priorités US)[13], le résultat est le même : l’activisme du Royaume-Uni en Europe sert d’abord et avant tout les intérêts américains (et bien souvent contre les intérêts britanniques eux-mêmes)[14].

    L’exemple de l’élargissement de l’UE illustre à merveille cette approche suicidaire. Après la fin de la guerre froide, de réelles avancées stratégiques étaient enfin devenues une vraie option pour l’Europe. Sur les deux fronts, militaire et économique, la perspective d’importants changements se profilait à l’horizon. Pour éviter un tel mouvement vers l’approfondissement de l’Union, le Royaume-Uni a tout fait pour diluer celle-ci par le biais du « grand élargissement » (aux pays de l’Europe de l’Est, atlantistes et libéraux), dont il s’est fait le champion. On vient d’en constater le résultat, à l’issue du référendum…[15]

    Quant aux deux aspects fondamentaux du point de vue de l'Amérique, Londres a tout fait pour entraîner l'ensemble de l'UE dans la direction prescrite. Sur le plan économique, il a toujours affiché sa préférence pour une Europe-supermarché, dépourvue de véritables politiques, et ses initiatives visaient prioritairement à mettre en place un grand marché commun transatlantique. Il s'y emploie avec tant de zèle que même l’ancien chef d’orchestre des tentatives précédentes, l’ex-Commissaire européen Sir Leon Brittan, s’est exprimé avec un brin d’ironie quand il parlait du Royaume-Uni comme étant « le cheerleader le plus enthousiaste » du TTIP, l’actuel projet de traité de libre-échange.[16]

    D’après le Service de recherches du Congrès des Etats-Unis, « les responsables américains craignent qu’un Brexit ne conduise en Europe à une influence américaine réduite et à une UE moins libre-échangiste ». Ils y ajoutent à chaque fois la peur de la voir devenir, en matière de sécurité et de défense, un partenaire « moins fiable ».[17] A leurs yeux, un partenaire fiable, c’est une UE qui respecte la primauté de l’Alliance atlantique et qui se cantonne soit à de sympathiques missions civiles, soit à des opérations de petite envergure, pré-approuvées par l’OTAN/l’Amérique. Jusqu’ici, le Royaume-Uni a toujours été là pour faire en sorte que, à chaque nouvelle initiative européenne, cela soit effectivement le cas.[18]

    Impact du Brexit

    En 1964, l’ambassadeur britannique auprès des Communautés avait estimé que « si l’unité européenne se poursuit sur la base des seuls Six », la CEE et les Etats-Unis « pourraient se diriger vers la rupture ». L’ancienne secrétaire d’Etat du président Bush, Mme Condoleezza Rice s’est récemment exprimée à une conférence de Chatham House, en disant que « C’est une Europe très différente si c’est une Europe continentale ».[19] Comme on vient de le voir, les craintes US portent, à l’époque comme aujourd’hui, sur les conséquences à attendre dans les domaines militaire et économique. 

    Sur le plan commercial, avec le Brexit, le TTIP (le traité transatlantique de libre-échange en négociation en ce moment) perdra son plus fervent partisan. Plus généralement, en l’absence du Royaume-Uni, les Allemands pourraient être « contraints à travailler plus étroitement avec les Français » et « devenir moins libre-échangistes » eux aussi, comme cela a été souligné, il y a 4 ans déjà, lors d’une audition du Parlement britannique.[20] De là, il n’y aurait qu’un pas vers la mise en place d’une sorte de préférence européenne.[21] Or les Etats-Unis, tout en pratiquant une politique protectionniste pour leurs propres produits, se sont toujours catégoriquement opposés à ce que l’Europe fasse de même.[22]

    L’autre série de craintes anglo-américaines concernent l’évolution, post-Brexit, de la défense européenne. Comme l’a indiqué un rapport récent du Parlement britannique « La Grande-Bretagne, si elle reste dans l’UE et qu’elle continue sa politique actuelle, empêche la création d’une identité de défense forte de l’UE, en s’opposant par exemple à la mise en place d’un quartier général militaire opérationnel. Il est donc possible que le Brexit et l’absence du veto britannique débloque l’UE pour qu’elle poursuive une politique de défense commune plus unie et plus efficace. » Or une telle évolution pourrait conduire à un découplage UE-OTAN et à une Europe qui adopte, sur le dossier russe par exemple, une position indépendante…[23]

    Hélas, on n’en est pas encore là. Au cours des dernières décennies, et en particulier après le grand élargissement, l’UE dans son ensemble a été largement façonnée à l’image de la Grande-Bretagne : servilement pro-Américaine et farouchement ultralibérale. La nouvelle donne va obliger les pays fondateurs d’annoncer la couleur. Avec Londres écarté du jeu, ce sera l’occasion pour voir si c’est vraiment le seul Royaume-Uni qui fut à l’origine des multiples dérives et des blocages. Ou si les autres ont simplement profité de sa présence et de son activisme pour dissimuler leurs propres choix.

    Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : les « ingénieurs de sauvetage » américains vont activer tous leurs relais et leviers britanniques et européens pour que, au final, le Brexit ne se réalise pas. Peu importe qu’il s’agisse d’une ingérence flagrante dans les affaires intérieures de l’UE et de la Grande-Bretagne. En dépit de la voix des urnes et de la fermeté des premières réactions européennes, les Etats-Unis ne sont pas près d’accepter cette débâcle… et ils le font savoir. Interrogé sur la possibilité de revenir sur le vote, John Kerry s’est exprimé en ces termes : « il y a un certain nombre de moyens. Je ne veux pas, en tant que secrétaire d’Etat, les exposer aujourd’hui. Je pense que ce serait une erreur. Mais il y a des moyens ». [24] Vu l’enjeu, il semble plus que probable que l’Amérique compte bien les mettre tous en œuvre.

    Hajnalka Vincze (Iveris, 2 juillet 2016)

     

    Notes

    [1] “U.S. would have preferred a different Brexit outcome – Biden”, Reuters, 24 juin 2016.
    [2] “John Kerry: Brexit could be 'walked back'”, The Guardian, 29 juin 2016.
    [3] Government foreign policy towards the United States, Eighth Report of Session 2013–14, 25 mars 2014.
    [4] John Dulbrell, A Special Relationship, Anglo-American Relations in the Cold War and After, Palgrave Macmillan, 2001, pp 178-179.
    [5] Conférence de presse du 14 janvier 1963. 
    [6] Le Général y a opposé un deuxième veto en novembre 1967, il aura fallu attendre son départ du pouvoir pour que le Royaume-Uni puisse entrer dans la CEE en 1973.
    [7] “Britain needs to stay in EU to support transatlantic ties”, Obama says, Reuters, 24 juillet 2015.
    [8] “Barack Obama says Brexit would leave UK at the 'back of the queue' on trade”, BBC News, 22 avril 2016.
    [9] Barack Obama: As your friend, let me say that the EU makes Britain even greater, The Telegraph, 23 avril 2016.
    [10] Cité dans Pascaline Winand, Eisenhower, Kennedy and the United States of Europe, 1993, p1.
    [11] Zbigniew Brzezinski, The Choice: Global Domination or Global Leadership, 2004.
    [12] Richard Nixon, 15 mars 1974. In Public Papers of the Presidents of the United States: Richard M. Nixon, 1974, p276.
    [13] Voir Petites perles de la relation (très) spéciale UK-USA, par Hajnalka Vincze, Theatrum Belli, 4 octobre 2014.
    [14] Un épisode édifiant est celui d’un contrat saoudien de 6 milliards de dollars passé au rival américain Boeing suite à des informations fournies aux USA par Londres, alors même que le gouvernement britannique était actionnaire d’Airbus à l’époque. Rapport du Parlement européen sur l'existence d'un système d'interception mondial des communications privées et économiques (système d'interception ECHELON), 11 juillet 2001 (A5-0264/2001).
    [15] Fidèle à son rôle de champion de l’élargissement, le Royaume-Uni fut l’un des seuls pays à ne pas imposer de mesures transitoires pour les travailleurs des 8 nouveaux Etats membres de 2004, qui y sont donc allés en masse (plus de 30 fois les estimations initiales, jusqu’à 600 000 en seulement deux ans et demi). Vu l’importance qu’a prise la question des immigrés européens dans la campagne du référendum, il ne fait guère de doute que le vote pour le Brexit est, en partie, la conséquence de cette politique.
    [16] Audition de Lord Brittan à la Commission des affaires européennes du Parlement britannique, 10 octobre 2013.
    [17] Derek E. Mix, The United Kingdom: Background and Relations with the United States, CRS report, 29 avril 2015; The United Kingdom and the European Union: Stay or Go?, CRS Insight, 20 juin 2016; United Kingdom Votes to Leave the European Union, CRS Insight, 24 juin 2016.
    [18] Voir, à ce sujet, L’Europe de la défense, éternelle pomme de la discorde entre la France et le Royaume-Uni, par Hajnalka Vincze, 31 janvier 2014.
    [19] Condoleezza Rice, Renewing the Transatlantic Alliance, Chatham House, 29 octobre 2015.
    [20] Audition de Charles Grant, directeur du Centre for European Reform, à la Commission des affaires étrangères du Parlement britannique, 10 juillet 2012.
    [21] Hajnalka Vincze, Europe européenne ou Europe atlantique : une question de «préférence»…, La Lettre Sentinel n°47, octobre 2007.
    [22] Nicole Bricq : « Les États-Unis sont très protectionnistes », entretien d’Anne Cheyvialle avec la ministre du commerce extérieur, Le Figaro, 5 octobre 2013
    [23] House of Commons Foreign Affairs Committee, Implications of the referendum on EU membership for the UK’s role in the world, Fifth Report of Session 2015–16, 26 avril 2016, p28.
    [24] John Kerry estime que le Brexit pourrait ne jamais se réaliser, AFP, 29 juin 2016.

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  • Union européenne : un projet aux origines… américaines !...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Caroline Galactéros, cueilli sur son site Bouger les lignes et consacré aux origines américaines du projet d'union européenne... Docteur en science politique et dirigeante d'une société de conseil, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013).

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    Union européenne : un projet aux origines… américaines

    La campagne anglaise du Brexit est l’occasion pour nos cousins Britanniques de s’interroger sur les origines du projet européen pour comprendre les modalités de cette intégration ad hoc qui n’a jamais su trancher entre les deux modèles classiques que sont la confédération et la fédération. Avec un Parlement que d’aucuns jugeront très sévèrement, plus préoccupé d’organiser le ballet de lobbyistes de tous poils missionnés pour infléchir sa déjà trop molle consistance que de représenter un « peuple » européen introuvable, avec surtout une Commission européenne tentaculaire qui réunit des pouvoirs à la fois exécutif, législatif et judiciaire, l’Union européenne ressemble de plus en plus dans son fonctionnement à une Union soviétique dont l’idéologie serait un néolibéralisme anglo-saxon mâtiné d’ordolibéralisme allemand. Ce cocktail paradoxal et détonnant a été préparé consciencieusement et méthodiquement depuis le Traité de Rome (ou plutôt les deux traités) instaurant en 1957 la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). S’étant étendue largement et rapidement aux anciennes républiques socialistes soviétiques depuis 20 ans, l’Union européenne est aujourd’hui bloquée dans son fonctionnement, incapable d’apporter la cohérence politique nécessaire pour transformer le Vieux continent en « Europe-puissance ». A la faveur de la crise migratoire – qui a révélé spectaculairement la faiblesse politique et la vulnérabilité culturelle de l’Union –, la renaissance d’un réflexe souverainiste diffus, déformé et instrumentalisé par des populismes parfois inquiétants, s’affirme rapidement dans plusieurs pays. Au Royaume-Uni, mais également en France, en Finlande, aux Pays-Bas, en République Tchèque, en Hongrie ou en Pologne, l’euroscepticisme gagne du terrain. Face à cette défiance croissante des peuples européens devant une hydre bruxelloise invasive mais impuissante, les dirigeants s’aveuglent ou se braquent, tels Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, qui avait déclaré dans un entretien au Figaro le 29 janvier 2015 sur fond de crise grecque : « il n’y a pas de choix démocratique contre les Traités ». Surprenante et très inquiétante formule …

    En réalité, cette embolie progressive de la construction européenne pourrait trouver en partie ses origines dans un défaut de jeunesse irrémédiable que le journaliste britannique Ambrose Evans-Pritchard a récemment décrit avec lucidité et que l’on pourrait résumer ainsi : l’Union européenne est moins un projet européen tourné vers l’avenir qu’un projet américain inscrit dans le cadre de la Guerre froide et d’une vision d’un monde unipolaire dominé par l’hégémon des USA. Ainsi influencée par Washington – ce que l’affaire du TAFTA montre très bien – et sortie de l’Histoire pour ne demeurer qu’un immense marché commercial et un ventre mou politique et culturel, l’Union européenne n’est que le bloc oriental d’une vaste Otanie qui s’étend désormais de l’Alaska aux Pays Baltes.

    Dans The Telegraph, Ambrose Evans-Pritchard rappelle ainsi comment les Etats-Unis ont largement financé la construction européenne et comment ils se sont servis de ces fonds pour en contrôler le cours et menacer quand il le fallait les prétentions à l’indépendance de certaines nations européennes – à commencer par la France gaulliste !

    Nous reprendrons dans cet article les illustrations d’Evans-Pritchard à l’appui de cette thèse d’une Grande Otanie.

    • La déclaration Schuman du 9 mai 1950, qui a donné le ton de la réconciliation franco-allemande et préparé le Traité de Rome, a été largement commanditée par le secrétaire d’Etat américain Dean Acheson à une réunion à Foggy Bottom. Le directeur de cabinet de Robert Schuman a ainsi déclaré que « tout avait commencé à Washington », rappelant au passage que les Etats-Unis avaient menacé en septembre 1950 de couper les financements du plan Marshall face aux réticences de Paris.
    • Jean Monnet est souvent vu comme le Père fondateur d’une Europe fédérale. On oublie trop souvent qu’il passa le plus clair de son temps aux Etats-Unis et a été pendant la Guerre les yeux et les oreilles de Franklin D.Roosevelt. Le Général de Gaulle le considérait comme un agent américain, ce que la biographie d’Eric Roussel (1) confirme peu ou prou en détaillant la manière dont le héraut du fédéralisme européen travailla avec les différentes administrations américaines.
    • Les documents déclassifiés des archives du Département d’Etat américain ont assez peu fait l’objet d’analyses étendues. Il y aurait pourtant du grain à moudre ! Ces textes montrent sans équivoque comment la construction européenne a été largement financée par la CIA et comment Washington a fait pression pour que les Britanniques prennent part à l’aventure, de sorte à servir de “cheval de Troie” à leurs cousins de l’autre rive de l’Atlantique.
      • Ainsi, un mémorandum américain du 26 juillet 1950 décrit la campagne de promotion destinée à favoriser l’instauration d’un véritable Parlement européen. Ce texte est signé du Général William J. Donovan, chef du American wartime Office of Strategic Services, “ancêtre” de la CIA.
      • L’organisme de la CIA chargé de surveiller le processus d’intégration européenne était l’American Committee for a United Europe (ACUE), dirigé par Donovan. En 1958, un an après la signature du Traité de Rome, ce Comité de la CIA a financé 53,5% des fonds destinés aux organisations européennes fraichement instituées (CEE et Euratom).
      • D’après Evans-Pritchard, plusieurs papiers attestent du fait que les agents de la CIA mis à la tête de l’ACUE considéraient les « Pères fondateurs de l’Europe » comme de « petites mains » auxquelles ils avaient fortement déconseillé de trouver des financements alternatifs pour la construction européenne de sorte à ne pas affaiblir la mainmise de Washington.
      • Un mémo daté du 11 juin 1965 demande au vice-président de la CEE de poursuivre coûte que coûte le projet d’une Union monétaire européenne, mais de manière furtive, en empêchant tout débat, de sorte que « l’adoption de telles propositions finisse par devenir inéluctable ».

    Cette influence américaine sur le destin du Vieux continent pouvait se comprendre dans le contexte de la Guerre froide et de la mise en oeuvre du « containment » de l’URSS décidée par le président Truman à partir de 1947. Néanmoins, il est probable que les peuples européens n’ont pas alors mesuré, et ne mesurent pas plus aujourd’hui l’étendue de cette emprise américaine. La puissance du Deep state américain (i.e “l’Etat profond” pour reprendre le concept utilisé notamment par le politiste Peter Dale Scott) et notamment des Services de renseignement était telle qu’elle laissait peu de place au déploiement de démocraties européennes fondées en premier lieu sur la souveraineté des différents peuples du continent. Or, c’est l’Union européenne qui a servi ce projet américain, ce qui laisse une marque indélébile sur la crédibilité démocratique et l’indépendance de cette organisation. Pis, si nous savons aujourd’hui une partie de ce qui se passa réellement aux débuts de la construction européenne, il faudra attendre encore longtemps pour découvrir avec précision le rôle que jouèrent les Etats-Unis dans l’extension de l’UE aux ex-Républiques socialistes et soviétiques, de conserve avec celle de l’OTAN, de 1991 à aujourd’hui. A cette aune, les futurs historiens mettront sans doute en perspective le rôle joué par la crise ukrainienne de 2014-2015, inscrite dans cette consolidation d’une vaste Otanie qui aille le plus à l’Est possible. L’ancien Directeur du renseignement à la DGSE, Alain Juillet, l’a reconnu assez clairement dans une récente interview accordée au magazine ParisMatch.

    Reste la question anglaise… Il est évident que l’identité britannique, profondément marquée par son insularité tant géographique que culturelle, est par essence et depuis l’origine peu perméable à une quelconque forme de soumission à une logique ou à des structures continentales. Mais précisément. L’Angleterre qui a toujours préféré “Le Grand large” et s’est fort longtemps et en bien des domaines alignée sur les ambitions et positions américaines sans états d’âme, rend son positionnement actuel d’autant plus signifiant. Elle fuit manifestement la déroute continentale non pour condamner la renaissance souverainiste des États européens mais contre l’autoritarisme des structures bruxelloises qui cumulent les handicaps de la rigidité administrative technocratique et celle d’une patente faiblesse politique et économique. L’importance accordée à la notion de « souveraineté » dans le débat sur le Brexit et non seulement aux aspects économiques de ce possible bouleversement européen, illustre parfaitement cette conscience politique des Britanniques et aussi peut-être une relative autonomisation par rapport à Washington. L’idée d’être aux ordres d’une Europe dont l’inspiration vient de Washington mais dont les gardes-chiourmes se trouvent à Berlin plus encore qu’à Bruxelles dépasse l’entendement anglais. So shocking. Il paraît que Sa Majesté la Reine Elizabeth pencherait elle-même du côté du Brexit ...

    Caroline Galactéros (Bouger les lignes, 13 mai 2016)

    (1) ROUSSEL, Eric, Jean Monnet, éd. Fayard, 1996.

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  • Sur la guerre économique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien du Cercle Henri Lagrange avec Christian Harbulot, réalisé en avril 2016 et consacré à la question de la guerre économique. Directeur de l'Ecole de guerre économique et spécialiste de l'intelligence économique, dont il a été un des introducteurs en France, Christian Harbulot a récemment publié Sabordage - Comment la France détruit sa puissance (François Bourin, 2014) et Fabricants d'intox - La guerre mondialisée des propagandes (Lemieux, 2016) et a également coordonné l'ouvrage collectif Les chemins de la puissance (Tatamis, 2007).

     

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  • Quand la France fait son retour dans l'OTAN en catimini...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hadrien Desuin, cueilli sur le site de Causeur et consacré au discret retour de la France dans l'OTAN et son commandement intégré. Ancien élève de l'École spéciale militaire de St-Cyr, expert en géo-stratégie, sécurité et défense, Hadrien Desuin collabore aux revues Conflits et Causeur.

     

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    La France (définitivement) de retour dans l’OTAN

    Le protocole de Paris ratifié en catimini

    Il y a des hasards du calendrier qui font bien les choses. Tandis que le conseil des ministres franco-allemands se réunissait à Metz, c’est dans l’indifférence générale que, jeudi dernier, l’Assemblée nationale a adopté en seconde lecture le projet de loi gouvernemental relatif à la ratification par la France du protocole de Paris. Protocole qui depuis 1952 définit le statut des quartiers généraux militaires de l’Alliance atlantique et plus particulièrement de leurs personnels civils et militaires. Dénoncé en 1966 par le général de Gaulle quand la France s’était retirée du commandement intégré de l’OTAN, sa caducité avait contraint les troupes américaines à quitter le territoire hexagonal. C’est la procédure dite « accélérée » qui a été retenue pour cette restauration atlantiste en catimini. Selon la représentante du gouvernement qui s’exprimait dans un hémicycle dégarni, la signature de ce protocole proposera « un cadre attractif et cohérent à nos partenaires pour l’accueil de leurs personnels au sein de certaines structures militaires françaises ». Ce petit raccourci en forme de brochure touristique cache un revirement politique pas si anodin pour la gauche au pouvoir.

    Lorsqu’en 2008, Nicolas Sarkozy avait décidé de fermer la parenthèse gaullienne de la France en marge de l’Otan, il s’était heurté à une vive opposition parlementaire de la gauche. Le 3 avril 2008, François Hollande au nom du groupe socialiste avait déposé une motion de censure dont voici un extrait : « Nous nous opposons en second lieu à cette décision parce qu’elle a peu à voir avec l’Afghanistan et beaucoup avec l’obsession atlantiste du Président de la République et son projet de réintégrer la France dans le commandement de l’OTAN. En abdiquant son autonomie de décision militaire et stratégique dont tous les présidents de la Ve République ont été les gardiens, en abandonnant son combat pour le multilatéralisme, en oubliant ses ambitions d’un pilier européen de défense, la France perdrait sa liberté de choix dans le monde. Elle se retrouverait liée à une doctrine des blocs qu’elle a toujours récusée. »

    Huit ans plus tard, non seulement le gouvernement de François Hollande n’est pas revenu sur la décision de Nicolas Sarkozy mais il décide au contraire d’achever la mutation atlantiste de nos armées. Bien sûr, pour la représentante du gouvernement cet accord technique n’est qu’une formalité législative qui ne pose pas de problème politique. En gros, c’est un oubli de la majorité précédente qu’il était temps de rattraper. Circulez braves gens!

    « La ratification de ce protocole n’est pas une simple formalité », a pourtant estimé Bernard Debré. Selon un rapport de la commission de la Défense de l’Assemblée, le « protocole de Paris » pourrait concerner quatre sites en France : les quartiers généraux des corps de réaction rapide de Strasbourg, de Lille et de Toulon ainsi que le Centre d’analyse et de simulation pour la préparation aux opérations aériennes (CASPOA) installé à Lyon. Dans chacun de ces états-majors français, des officiers de l’OTAN vont pouvoir asseoir leur présence et ainsi s’immiscer un peu plus dans les activités militaires de la France. Sous couvert d’inter-opérabilité entre alliés, notre pays fusionne toujours un peu plus avec l’OTAN. Des états-majors aujourd’hui mais pourquoi pas des bases militaires demain? Au moment même où cette organisation, sous tutelle américaine, montre ses muscles face à la Russie, le protocole de Paris ne peut pas passer inaperçu.

    Ironie de l’Histoire, ce protocole  est ratifié alors que le gouvernement socialiste faisait mine de sceller la réconciliation franco-allemande dont le général de Gaulle fut un des bâtisseurs. Ce “moteur”, aujourd’hui quelque peu faiblard, avait pour objectif de contrebalancer le poids de l’Amérique en Europe. Déjà en 2009, le sommet franco-allemand de l’OTAN à Strasbourg-Kehl avait été l’occasion de mettre en scène le retour de la France au bercail atlantiste. Un retour en fanfare en échange de la promesse d’une relance de l’Europe de la défense. Or huit ans plus tard, ce fameux pilier européen de l’OTAN n’a jamais vu le jour. La poursuite de la réintégration complète de la France dans l’OTAN se fait donc plus discrète. Le bilan est accablant; en moins de dix ans l’organisation atlantique a coulé l’Europe de la Défense, absorbant ses derniers partisans. La France a bien obtenu quelques postes honorifiques d’état-major pour nos officiers généraux. Présenté comme l’un des deux grands commandements de l’OTAN, le chef de la transformation de l’OTAN (NACT) est désormais français. En réalité, ce titre ronflant n’est qu’un poste de réflexion et de contrôle de gestion. Créé en 2002, il n’a aucune responsabilité opérationnelle.

    Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le Parti socialiste n’ait pas fait de publicité à l’événement. Lors du vote, le perchoir a été élégamment laissé à Marc Le Fur, vice-président Les Républicains de l’Assemblée nationale. Claude Bartolone n’a pas considéré que cette commémoration, en forme de désaveu du cinquantenaire du retrait de la France du comité militaire intégré de l’OTAN, méritât sa présence. Histoire de noyer le poisson, la séance faisait côtoyer un texte sur le statut des autorités calédoniennes avec la réforme du système de répression des abus de marché. Le ministre de la Défense était retenu par ses fonctions. Ce qui l’a malheureusement empêché avec son collègue des affaires étrangères d’assister au vote de ce projet de loi fondamental pour l’organisation de nos armées. Et accessoirement de discuter avec la représentation nationale sur le nouveau positionnement de la France au sein de l’alliance atlantique. C’est donc Madame Ericka Bareigts, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité réelle qui a eu l’honneur de porter la voix du gouvernement . Et puisque visiblement, son emploi du temps n’était pas surchargé, elle pouvait bien assurer quelques remplacements fortuits à l’Assemblée nationale. Faute d’homologue allemande sans doute, sa présence à Metz n’était pas indispensable. Un bel exemple d’égalité réelle. Mais ce petit arrangement d’agenda avait ses raisons que le féminisme ne connaît pas.

    Du côté de l’opposition, les ténors de la droite ont également brillé par leur absence. Jean-François Copé, Christian Jacob, François Fillon ou Henri Guaino n’ont pas eu le temps de se déplacer. De peur sans doute de raviver les mauvais souvenirs de 2009. Le groupe LR était d’ailleurs divisé sur la question. Bernard Debré s’est frotté à Jean-François Lamour pour qui le plein retour de la France dans l’OTAN constitue sans doute la fin de l’Histoire. Le Sénat, dominé par Les Républicains, avait d’ailleurs voté sans difficulté début mars le projet de loi du gouvernement socialiste. Il était difficile dans ces conditions d’élever le ton contre ce qui s’apparente à une triste mise en bière du gaullisme par ses héritiers. Pour Nicolas Dhuicq, député LR de l’aube, « c’est l’indifférence, l’amateurisme et l’inculture générale sur les questions de Défense » qui explique que ce dossier ait été traité à la légère de part et d’autre. L’éternelle croyance qu’on peut bâtir une Europe de la Défense dans le giron de l’OTAN.

    Hadrien Desuin (Causeur, 12 avril 2016)

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  • L'invention de la géopolitique américaine...

    Les Presses universitaires de la Sorbonne viennent de publier un essai d'Olivier Zajec intitulé Nicholas John Spykman - L'invention de la géopolitique américaine. Saint-cyrien, diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en histoire, Olivier Zajec est maître de conférence en science politique à Lyon III et enseigne la géopolitique et la stratégie théorique à l’École de guerre.

     

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    " Mars 1942. En plein conflit mondial, un professeur américain de relations internationales développe la théorie géopolitique du rimland censée garantir la domination de Washington sur le monde d’après-guerre. Pour les historiens, Nicholas Spykman partage ainsi avec Kennan la réputation d’avoir inspiré la stratégie du containment anticommuniste de la Guerre froide, qui triomphe à partir de 1947. Le réalisme dur de cet « élève de Machiavel », accusé d’être la voix « de la destruction et du nihilisme », lui vaudra d’intenses critiques.

    Toujours cité, jamais étudié, Spykman méritait-il ces jugements ? Ancien agent secret néerlandais, théoricien cosmopolite passé de la sociologie interactionnelle à la politique internationale, partisan de la Société des Nations, fondateur du premier département de Relations internationales de Yale avec le soutien de la fondation Rockefeller, agnostique, polyglotte et dandy, qui était-il réellement ? Jusqu’ici, personne – y compris aux États-Unis – ne s’était encore penché sur son parcours intrigant. Fondée sur des documents inédits, cette biographie intellectuelle comble ce vide en reconstituant l’ensemble de son parcours et en analysant l’histoire de la fascination-répulsion qui marqua la réception des théories géopolitiques allemandes aux États-Unis, des prémisses de la Seconde Guerre mondiale à la naissance du bipolarisme. La « géopolitique » telle que la pensait Spykman a-t-elle réellement eu une influence sur la manière dont la Guerre froide a été menée ? Inattendue, la conclusion à laquelle parvient cette biographie intellectuelle inédite ouvre la voie à une réévaluation de la période cruciale de l’entre-deux-guerres, qui prépara l’accession des États-Unis  au rang de première puissance mondiale. "

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  • La Russie se "retire" de Syrie ou l'art de mener la danse

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Point et consacré à l'annonce surprise d'un retrait partiel des forces russes de Syrie. Docteur en science politique et dirigeante d'une société de conseil, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013).

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    La Russie se "retire" de Syrie ou l'art de mener la danse

    L'annonce par le président Poutine, le 14 mars, d'un désengagement partiel de ses forces déployées en Syrie a paru surprendre gouvernements et médias occidentaux. Dès le 2 octobre dernier pourtant, quelques jours seulement après le lancement de la campagne russe en Syrie, Alexeï Pouchkov, président de la commission des Affaires étrangères de la Douma, interrogé sur Europe 1, avait estimé que « les frappes russes en Syrie dev[r]aient durer trois ou quatre mois », et que c'était l'intensité de la campagne, non sa durée, qui ferait son succès, comme le démontrait d'ailleurs, par contraste, le peu d'efficacité des opérations occidentales prolongées... Si même le président Assad a été prévenu par Moscou, on peut gager que les autorités américaines ont été mises dans la confidence du mouvement tactique russe.

    Vladimir Poutine a justifié cette décision par le fait que « la tâche qui avait été demandée à notre ministère de la Défense et aux forces armées a été globalement accomplie ». Le mandat des forces russes engagées, sur requête officielle du gouvernement syrien, dans leur première opération militaire en dehors des frontières de l'ex-Union soviétique depuis la guerre d'Afghanistan (1979-1989), était en effet clair et limité : « stabiliser les autorités légitimes et créer les conditions pour la mise en œuvre d'un compromis politique ».

    Le risque d'une nouvelle provocation turque... ou saoudienne

    Il n'a jamais été question pour Moscou, sauf dans les cauchemars occidentaux nourris de l'anti-russisme primaire d'observateurs et de responsables qui crient au loup - rouge - (mais se trompent de prédateur), d'une présence militaire russe de long terme, d'un écrasement en solitaire (de facto impossible) de l'État islamique, ou du contrôle de l'ensemble du pays au profit du régime syrien. L'armée russe n'a jamais eu ni les moyens ni l'ambition d'une telle implication. Moscou ne peut défaire militairement l'État islamique ; les législatives russes de septembre approchent et le soutien populaire toujours massif au président - plus qu'à l'intervention en Syrie - ne doit pas être compromis par une quelconque contre-démonstration d'efficacité. L'enlisement a toujours été un spectre omniprésent, les limites logistiques et financières une réalité, et le risque d'une nouvelle provocation turque (un Mig 21 syrien a été récemment abattu… peut-être par un TOW) ou même saoudienne grandissant. L'Arabie saoudite vient en effet d'annoncer la livraison de missiles sol-air et antichars aux « rebelles ». Même si Washington interdit à Riyad de s'en servir, cette nouvelle a dû faire réfléchir Moscou qui envisageait d'acheminer des chars ultra-modernes sur le théâtre !

    C'est en fait le moment quasi idéal pour le président russe, scénariste de haut vol de sa propre politique et qui pratique avec brio l'adage « faire de nécessité vertu », de quitter avec les honneurs une partie dont il a su rebattre toutes les cartes. Il a imprimé sa marque et son rythme. Si, militairement, au Moyen-Orient, son « empreinte demeure légère », elle est très profonde en termes politiques et symboliques. Or, la grande politique est faite d'intérêts prosaïques et de symboles… d'où l'art, précieux entre tous, de savoir jusqu'où ne pas aller trop loin. Débarquer spectaculairement donc, « faire le job » prévu, ni plus ni moins, savonner la planche des concurrents au passage, puis passer le flambeau avec magnanimité aux diplomates, tout en mettant la pression sur son allié syrien pour le rendre plus conciliant dans les négociations qui s'ouvrent, et aussi sur son partenaire iranien, soudainement bien seul au sol et avec lequel les contentieux se multiplient. Tout cela pour conforter ses chances d'un deal global avec Washington.

    Un jeu simultané sur plusieurs échiquiers

    Car le chef du Kremlin joue en simultané sur plusieurs échiquiers - géographiques et thématiques - une partie mondiale, dont l'enjeu ultime demeure la restauration et la consolidation du statut de la Russie comme puissance globale incontournable dans la redéfinition des rapports de force mondiaux en duopole… avec Washington. Bien avant Pékin. Et puis il y a l'Arabie saoudite, avec laquelle il faut malgré tout savoir garder contact et lien, car les intérêts de ces deux immenses producteurs d'hydrocarbures convergent aussi partiellement, a minima contre l'Iran, qui cherche à revenir dans le jeu pétrolier et semble au fond plus un adversaire qu'un allié de long terme pour Moscou dans la région.

    Washington aussi mène une lutte d'influence globale et tous azimuts avec Moscou. Une lutte d'essence stratégique. Mais l'Amérique reste ponctuellement en convergence tactique avec la Russie. Car elle ne peut risquer d'aller au choc militaire frontal et doit gérer ses alliés saoudien et surtout turc avec doigté et fermeté, pour gêner la Russie en Europe et sur son flanc ouest, sans se laisser entraîner, avec l'Otan (qui chaque jour remet un peu d'huile sur le feu), dans une confrontation gravissime. Dans ce couple pragmatique, chacun joue en conséquence alternativement de postures agressives et conciliantes, poursuivant ses intérêts tout en empêchant la dynamique propre du conflit et ses acteurs secondaires de le pousser à un duel où il devrait reculer en s'humiliant.

    Le bilan de 5 mois et demi d'opérations russes positif

    Le terme de « victoire » fera évidemment grincer bien des dents, mais on peut difficilement méconnaître les résultats obtenus par Moscou. Le « mission accomplished » russe semble plus fondé que celui de George W. Bush en 2003, après quelques semaines de campagne irakienne, qui signa le début d'un enlisement américain dangereux pour toute la région et le monde. Alors que fin septembre 2015, l'armée gouvernementale syrienne était en grande difficulté et que le territoire sous son contrôle fondait à toute vitesse, l'équilibre s'est inversé et l'initiative a changé de camp. Le bilan de 5 mois et demi d'opérations russes est sans équivoque : 9 000 vols, des tirs massifs jusqu'à 1 500 kilomètres de distance avec missiles air-sol et mer-sol, le ralentissement de l'approvisionnement des terroristes, la coupure des voies principales de transit des hydrocarbures vers la Turquie et des canaux essentiels d'approvisionnement en armes et munitions ; la libération de Lattaquié, la communication avec Alep rétablie, la libération en cours de Palmyre occupée, la remise en fonctionnement de gisements pétroliers et gaziers, la libération de la majeure partie des provinces de Hama et de Homs, la levée du blocus de la base aérienne de Kuweires - assiégée depuis trois ans –, l'élimination de plus de 2 000 djihadistes (y compris russes), et 17 chefs de guerre, la destruction de 200 sites d'extraction, de traitement et de transfert du pétrole, ainsi que celle de près de 3 000 moyens de transport des hydrocarbures et camions-citernes, la libération avec les forces syriennes de 400 villes et villages et de plus de 10 000 kilomètres carrés de territoire. Les armements, la logistique, l'agilité et l'inventivité opérationnelle de la manœuvre aérienne russe, avec notamment l'emploi d'une aviation tactique permettant l'attaque au sol à basse altitude (SU25) conjuguée aux avions de diverses générations et à capacités plus classiques ou très sophistiquées, ont spectaculairement prouvé leur efficacité, et les soldats leur courage.

    Le soutien se poursuit à certaines opérations en cours, comme la reprise de Palmyre, et les bases de Tartous et de Khmeimim conserveront leur régime actuel de fonctionnement et de protection. Elles incarnent la permanence de l'intérêt de Moscou sur la région et son implication dans le respect du cessez-le-feu. Last but not least, pour faire pâlir d'envie les états-majors occidentaux, le président russe vient d'annoncer un coût total de l'opération… d'environ 420 millions d'euros déjà budgétés par le ministère de la Défense pour les exercices militaires et l'entraînement des troupes en 2015 !

    Embryon de gouvernement de transition

    Diplomatiquement, ne nous en déplaise, le cessez-le-feu proclamé par les présidents Poutine et Obama n'a été rendu possible que par le revirement dans les combats induit par l'intervention russe. La Russie dirige désormais en duo avec Washington, et en surplomb par rapport aux autres acteurs, le processus de négociations à travers le Groupe international de soutien pour la Syrie. Moscou a surtout influé sensiblement sur la composition de « l'opposition », mettant en avant des interlocuteurs adoubés autour des Kurdes syriens (jusque-là évincés diplomatiquement sur pression d'Ankara), et d'autres « opposants » jugés respectables, formant avec eux le « Groupe de Khmeimim », embryon possible d'un gouvernement de transition pouvant négocier avec les représentants du régime, puisque ses membres n'ont pas pris part à la lutte armée contre le régime d'Assad. Il semble aussi probable qu'un accord avec Washington ait été obtenu permettant à Bachar el-Assad de ne pas être livré à la sauvagerie de ses adversaires comme en son temps l'Afghan Najibullah. La réputation de Moscou et celle de son président en interne et dans le monde dépendent aussi de ce point-clé.

    Mais le plus remarquable reste le bilan stratégique. Mettant fin à une série d'humiliations et de provocations européennes et américaines en Europe, mais aussi au Moyen-Orient, depuis 15 ans, Moscou a :

    - réaffirmé son statut d'acteur politique et militaire global ;

    - bousculé le jeu occidental au Moyen-Orient et enrayé le projet américain soutenu par Riyad, Doha et Ankara de renversement du régime syrien pour s'emparer de ce verrou énergétique stratégique pour l'alimentation de l'Europe en pétrole et gaz eurasiatique et moyen-oriental ;

    - démontré que c'étaient les États-Unis et leurs alliés qui ne voulaient pas d'une coalition antiterroriste globale et révélé les doubles jeux et les atermoiements dans la lutte contre l'islamisme salafiste ;

    - équilibré auprès de Damas l'influence de son partenaire/concurrent iranien ;

    - sécurisé sa base de Tartous, établi celle de Lattaquié et 2 bases aériennes ;

    - pris des positions commerciales avantageuses sur l'exploration des gisements off shore syriens en Méditerranée orientale ;

    - remis la Turquie à sa place en faisant ravaler au président Erdogan sa morgue et ses ambitions néo-ottomanes... sans se laisser entraîner dans une « montée aux extrêmes » dangereuse avec Ankara ;

    - repris langue avec Israël et l'Égypte ;

    - « retourné » habilement les Kurdes syriens (Moscou livre même désormais quelques armes à ceux d'Irak pourtant très étroitement liés à Washington) en les utilisant dans la lutte anti-« tous terroristes » et en les imposant comme interlocuteurs cardinaux dans les négociations. Les Kurdes syriens s'enracinent dans le nord de la Syrie, formant désormais (presque) un mur à la frontière avec la Turquie. Ils viennent d'annoncer l'établissement d'une entité « fédérale démocratique » dans les trois zones autonomes du nord de la Syrie sous leur contrôle, malgré les mises en garde de Damas et d'Ankara. Dans ces conditions, la Russie est plus que jamais en position de force pour les négociations avec les États-Unis et les puissances sunnites afin de pouvoir garantir ses objectifs stratégiques (enjeux pétroliers et gaziers, bases militaires, contrepoids à l'influence iranienne - Téhéran reste à moyen terme un concurrent énergétique de premier plan) ;

    - offert une vitrine incomparable à ses armements et à ses capacités logistiques et de projection, en déployant à bas coût un groupe militaire réduit très efficace, alliant des forces et des équipements diversifiés (renseignement spatial, drones, aviation de chasse et d'assaut, forces de la marine qui ont utilisé des armes très modernes lancées par des navires de surface et des sous-marins depuis la Méditerranée et la mer Caspienne, système antiaérien puissant basé sur les systèmes de missiles sophistiqués S-400, etc.) ;

    - réaffirmé l'autorité de l'État syrien sur une grande partie de son territoire, donc l'importance du respect de la légalité internationale contre les tentations occidentales de redessiner les frontières et de changer les gouvernements en place au gré de leurs intérêts ;

    - commencé à retourner l'arme de l'élargissement européen (fortement encouragé par Washington) à ses ex-satellites à son profit à l'occasion de la crise migratoire. Désormais, Bulgares, Tchèques, Hongrois, Slovaques et autres pays balkaniques candidats à l'entrée dans l'UE, qui se sentent menacés par les utopies solidaires des technocrates européens, et le renoncement aux nations que sous-tend l'approche bruxelloise et surtout allemande de la gestion des flux de réfugiés, considèrent le voisinage russe comme une protection culturelle et civilisationnelle non dénuée d'intérêt… La crise ukrainienne est toujours vive par ailleurs, et face à un gouvernement de Kiev incapable de réformes, ultra-corrompu, et à un pays en faillite, ce cadeau empoisonné de l'Amérique à l'Europe pourrait finir par lasser cette dernière et redorer le blason de la tutelle russe sur Kiev.

    Un retrait partiel à tout moment réversible

    La guerre est loin d'être finie. La ligne de front restera mouvante, l'État islamique n'est pas en déroute mais en phase de repli et de redéploiement, notamment vers la Libye. Moscou cherche d'ailleurs à consolider son influence auprès du Caire, qui pourrait être à la manœuvre au sol en cas d'opération de la Coalition. Le président russe Poutine a beaucoup à gagner à cette nouvelle phase en coopération avec les Égyptiens, qui ne peuvent intervenir tout à la fois à l'ouest et dans le Sinaï.Que vont faire les adversaires d'Assad en Syrie et à l'étranger après le retrait du gros des troupes aériennes russes ? Le processus de négociations sera long, peut s'interrompre à tout moment, et les combats vont se poursuivre. En cas de reprise généralisée de la guerre, et sans un soutien massif russe, l'armée syrienne pourrait recommencer à perdre la guerre.

    Vladimir Poutine vient de rappeler, à toutes fins utiles, que son retrait partiel est à tout moment réversible et que ses forces peuvent se redéployer si nécessaire « en quelques heures » ! À bon entendeur, salut ! La Russie ne quitte pas la Syrie. Elle consolide son influence et réarticule les formes de son empreinte locale, régionale et globale.

    Quant à la France, il est trop douloureux d'en parler. Nous ne sommes pas dans ce nouveau « grand jeu ». Nous sommes hors-jeu. Durablement. Alors pourtant que nos armées valeureuses et nos forces de sécurité ne déméritent nullement sur le terrain ni sur le territoire national. Alors que notre nation, « travaillée » en toute impunité par un communautarisme militant, est une cible de choix pour le djihadisme mondial et que nos concitoyens sont les spectateurs menacés et impuissants d'un renoncement identitaire incompréhensible. Impardonnable.

    Caroline Galactéros (Le Point, 18 mars 2016)

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