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Géopolitique - Page 24

  • Europe-États-Unis : l’urgence !...

    Nous reproduisons ci-dessous un la deuxième partie d'un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la position que l'Europe doit tenir face aux États-Unis.

    Économiste de formation, vice-président de Géopragma, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    Europe-États-Unis : l’urgence

    Combien de Français, combien d’Allemands ou d’Italiens en sont conscients ? La littérature diplomatique et militaire américaine, aussi bien que ce qui transparait des discours et documents officiels de Washington, témoigne de la rapide transformation d’une vision du monde qui aura des conséquences majeures sur la doctrine et sur l’action américaine. Il suffit de lire « Foreign Affairs », et ses livraisons successives consacrées à l’alliance entre nationalisme et libéralisme économique, ou bien aux ruptures irréversibles créées par Donald Trump à Washington (présentées par Williams Burns, par exemple, comme la perte de l’art diplomatique), pour le comprendre. Il y a urgence pour les Européens à se réveiller du sommeil profond dans lequel le parapluie militaire américain et l’engagement des États-Unis à assurer la sécurité de l’Europe les ont plongés.

    Il y a plus urgent encore ; interroger, challenger, repenser la relation transatlantique pour nouer avec les États-Unis un dialogue préalable au réajustement vital de la politique extérieure et de Défense des Nations européennes sur la base de cette réalité ; rarement l’écart entre ce qui est dit, publié, débattu, et la réalité n’a été aussi grand ; rarement les risques de collision entre les raisons d’agir et les conséquences de l’action n’ont été aussi grands.

    États-Unis : le changement Trump

    Révolution dans les affaires diplomatiques ? Sans doute, et tout aussi bien dans la relation transatlantique. Traumatisé par la suppression du tiers de son budget — le tiers ! — le Département d’État a perdu en moins de trois ans la majorité de ses professionnels de haut niveau, notamment parce qu’ils ont été accusés d’avoir souscrit à l’accord nucléaire avec l’Iran, d’être restés impavides face à la montée de la Chine, et plus simplement d’avoir servi pendant deux mandats la politique du Président Obama et de Mme Clinton.

    Suspects d’avoir participé aux machinations diverses organisées par l’administration démocrate pour soutenir Mme Clinton, nombre de services de sécurité américains se voient tenus à l’écart de la Maison Blanche, supplantés par des militaires, et nombreux sont les canaux d’échanges avec leurs homologues européens qui sont coupés, devenus aléatoires ou inopérants. Il est plus grave que les professionnels du renseignement expérimentés et capables de dialoguer avec leurs homologues russes, iraniens ou chinois fassent massivement défaut.

    Et combien de diplomates américains apprennent sur Twitter les décisions de leur Président, y compris quand elles concernent le pays ou la zone dont ils sont en charge ? D’où la confusion. D’où les excès. D’où une démesure qui frise l’inconscience. D’où une réalité dérangeante ; ils sont bien peu désormais à comprendre la France, l’Italie, ou les autres Nations européennes, ils sont aussi peu nombreux à prêter attention à une Union européenne qui appartient pour eux déjà au passé, encore moins à attendre quelque chose de l’Europe — le vide stratégique dans lequel l’Union a enfermé les Nations n’aide pas.

    America First

    La plus grande erreur serait d’en conclure à l’inconsistance de la politique extérieure américaine. Comme toujours, elle est dominée par la politique intérieure. Comme toujours, elle vit dans l’hystérie de la menace extérieure, même si aucune puissance ne menace directement la sécurité ou les intérêts vitaux américains [1]. Comme toujours, elle sert de variable d’ajustement à un Président qui prépare sa réélection. Mais les directions invoquées sont claires.

    Les États-Unis ne sont plus les gendarmes du monde

    La première est l’abandon du rôle de gendarme du monde. Les États-Unis interviennent, avec quelle brutalité, quand leurs intérêts sont en jeu. 800 bases militaires leur permettent d’agir à tout moment, sans délai, partout dans le monde — sauf dans les quelques zones où les systèmes d’interception et de brouillage russes ou chinois le leur interdisent. Qui considère le Kosovo autrement que comme la base militaire et politique qui couvre l’action américaine en Europe ?

    Mais ils n’éprouvent plus le besoin de justifier leurs interventions par le maintien de la paix, la défense de la démocratie, etc. Ils tournent le dos à l’idée que la prospérité et le progrès partout dans le monde sont des conditions de leur propre sécurité et de leur propre croissance — une idée qui explique la bienveillance qui a entouré l’essor du Japon, de la Corée du Sud, de l’Allemagne, la contribution décisive des États-Unis aux institutions multilatérales, comme elle explique une part de l’ascension chinoise et du luxe social européen. Chacun peut y voir l’expression de cette conviction, énoncée par Donald Trump ; nous vivons un monde hobbesien, où la violence et la guerre sont partout. D’autres préféreront y voir un égoïsme à courte vue ; à refuser l’interdépendance, les États-Unis pourraient bientôt découvrir leur propre dépendance.

    L’état profond est prêt à tout

    La seconde est plus claire encore ; contre le réalisme affiché par Donald Trump, l’État profond américain intègre la guerre, la famine et la misère, dans sa stratégie d’affaires. Les Iraniens, les Russes, comme les Irakiens ou les Soudanais hier, sont les cibles désignées d’un système qui « n’admet plus aucune résistance ; le dollar, ou la mort ! Au mépris de toutes les lois internationales, le blocage du détroit d’Ormuz au brut iranien est au programme, comme l’est le blocus de Cuba (trois pétroliers transportant du brut vénézuélien ont été arraisonnés en mars dernier par l’US Navy, dans un acte de piraterie au regard du droit international).

    Le projet de loi surréaliste (mais bipartisan, signé à la fois par des sénateurs républicains et des démocrates, Gardner et Menendez, introduit au Sénat le 11 avril 2019 !) qui déclare la Russie complice du terrorisme et les forces armées russes, organisation terroriste, est sans ambigüité ; qui sont ces Russes qui ne se plient pas à l’ordre américain ? Et qui sont ces Équatoriens qui prétendent limiter l’exploitation de leur sol par des majors américains du pétrole pour sauver leur forêt ?

    Plus besoin de s’abriter derrière la lutte contre le terrorisme ou les régimes autoritaires ; la militarisation du dollar, qui permet de racketter à volonté les entreprises et les banques étrangères, le piratage des transactions bancaires et des données privées que permet notamment le contrôle de SWIFT, des sociétés de transferts de fonds et des cartes de crédit, sans parler de la loi « FATCA » qui fait de toute banque l’auxiliaire forcé de l’administration américaine, changent la diplomatie mondiale en concours de soumission à l’intérêt national américain – ou à ce qui passe pour tel.

    Les débats sur le retrait américain occupent la scène et suscitent ici ou là de complaisantes inquiétudes. La réalité est que l’usurier remplace le gendarme. La tentation américaine demeure bien celle d’un « global reach » monétaire, juridique et numérique, qui garantisse l’enrichissement permanent de l’oligarchie au pouvoir, une emprise universelle qui ne s’embarrasse plus de prétextes, obtenue par le contrôle mondial des données, de l’énergie et de l’alimentation, ou par la terreur — le bombardier américain est derrière le dollar, comme il est derrière toute proposition commerciale américaine.

    Donald Trump a été clair dans son allocution inaugurale ; les États-Unis ne vont pas convertir le monde à leurs valeurs et à leur mode de vie, personne ne leur imposera des règles et des lois dont ils ne veulent pas. C’est bien à tort que certains en ont conclu à un retrait des États-Unis ! Ils ne se retirent pas, ils se contentent de poursuivre des intérêts que la globalisation a effectivement rendus mondiaux — ce qui signifie que tous les Etats de la planète qui utilisent le dollar sont en dette à l’égard des États-Unis. Ceux-ci affichent leur indifférence à l’égard des effets de leurs exigences. Et ils se contentent de défendre le mode de vie des Américains qui, faut-il le rappeler, n’est pas négociable – le seul problème est que la poursuite de ce mode de vie et d’enrichissement suppose qu’une part dans cesse croissante des ressources de la planète lui soit consacrée alors même que son coût écologique et financier le rend de plus en plus insupportable au reste du monde.

    Money First

    La troisième direction est la plus problématique pour les Nations européennes ; quand il n’y a rien à gagner pour les États-Unis, les Américains rentrent chez eux ! Tous les choix de Donald Trump sont ceux d’une liberté stratégique revendiquée contre lois, accords, pratiques, conventions et institutions. Les États-Unis marchent dans le monde les mains déliées. Gulliver est libre des liens qui l’avaient enchaîné ! Ni traité, ni lois internationales, ni liens historiques ne sauraient prévaloir sur le sentiment qu’ont les États-Unis de leur intérêt. Leur désengagement des institutions internationales et leur mépris des accords multilatéraux sont à la hauteur de la crédibilité qu’ils leur accordent — à peu près nulle. C’en est bien fini du « Nation’s building », du « State’s building », du « devoir de protéger », et autres fantasmes politiques qui ont abouti aux désastres que l’on sait. Les États-Unis viennent encore de le dire haut et clair en refusant de signer le pacte de Marrakech comme le traité sur le contrôle du commerce des armes, tous deux proposés par l’ONU. Les croisés de la démocratie planétaire et du libéralisme universel peuvent rentrer au vestiaire !

    La décision de retirer toutes les forces américaines de Syrie, même corrigée par la suite, est significative ; quand les buts de guerre affichés sont remplis (éliminer l’État islamique), ou en l’absence d’objectifs politiques clairs et réalisables (chasser les forces iraniennes de Syrie, par un accord avec les Russes en façade et Bachar el Assad en coulisses), l’armée américaine s’en va. Aurait-elle tiré les leçons des désastreuses affaires irakiennes, afghanes et libyennes ?

    Et elle s’en ira aussi quand elle n’est pas payée pour les services qu’elle rend. Donald Trump effectue moins une rupture qu’une explication ; il n’y a pas de repas gratuit. Toute intervention américaine a son prix, et ce prix sera payé par ses bénéficiaires — il existe mille et une façons de le payer. Les Nations européennes devraient le comprendre – et se préparer à consacrer 4 % à 5 % de leur PIB à leur Défense, ou à se soumettre.

    En quelques mots ; Jackson est de retour, là où les Européens attendent toujours Hamilton, Madison ou Jefferson ! Pour le supporter de Trump, le monde est loin, il est compliqué, cher et dangereux, on est mieux à la maison ! Si les États-Unis ont besoin de quoi que ce soit, il suffit d’envoyer les GI’s le chercher ! Rien ne sert de s’occuper des affaires des autres, il suffit d’être sûr que son propre intérêt va toujours et partout prévaloir, qu’importe le reste ?

    L’UE et le vide stratégique

    La leçon à tirer est claire ; seul l’intérêt justifiera le maintien d’une défense américaine de l’Europe. L’Europe devra payer pour elle, et le prix qu’elle ne consacre pas à sa défense, elle le paiera pour la défense américaine.

    Rien ne saurait être plus éloigné des palinodies auxquelles l’Union européenne, enlisée dans le juridisme des Droits de l’Homme et dans la prédication morale condamne les Nations européennes. Mais rien non plus n’est aussi nécessaire que le questionnement de la relation transatlantique, sujet tabou et vide abyssal de la diplomatie de l’Union. Quelle occasion perdue quand Donal Trump a mis en question la validité de l’OTAN et exigé des pays de l’Union un effort de Défense significatif ! Qui a compris, qui a répondu, qui a saisi la chance de penser une politique européenne de Défense, c’est-à-dire une Europe politique ? 

    La question n’est pas et ne peut plus être ; « qu’attendre d’eux ? » La question est et ne peut être que ; comment les Nations européennes s’organisent-elles pour assurer leur propre sécurité ? Comment peuvent-elles contribuer à la sécurité des États-Unis, et au sentiment de sécurité des Américains (le sentiment d’être menacé par un monde extérieur hostile est à la hauteur de la méconnaissance croissante par la population américaine du reste du monde), condition de la paix dans le monde, dans un rapport de réciprocité, de franchise et de reconnaissance mutuelle de souveraineté des États ? Partagent-elles des intérêts communs avec les États-Unis, lesquels, jusqu’où et comment peuvent-elles les servir ? Que peuvent-elles partager comme buts, offrir comme moyens, déployer comme capacités ?

    Aucune question n’est de trop dans ce domaine — voici si longtemps que l’Union européenne interdit à l’Europe toute question, y compris sur son existence même ! Voilà si longtemps que l’Union est tellement pleine de ses bonnes intentions qu’elle refuse tout bilan de son action [2] ! Mettre à plat la relation transatlantique est un préalable à toute évolution de l’OTAN, soit pour refonder l’Alliance sur de nouvelles missions, comme la lutte antiterroriste — dans ce cas, pourquoi pas avec la Russie ? – soit pour la dissoudre — l’OTAN ne pouvant demeurer le courtier des armements américains en Europe et le chiffon rouge agité devant l’ours russe. Comme elle est un préalable à tout effort coopératif entre Nations européennes pour assurer leur capacité autonome de faire face à n’importe quelle menace sécuritaire à leurs frontières ou à l’intérieur d’un quelconque pays membre. Comme elle est aussi un préalable à des actions diplomatiques plus fortes et plus marquantes, notamment vis-à-vis des pays avec lesquels telle ou telle Nation européenne entretient des relations historiques particulières, par exemple dans le Maghreb, en Afrique ou en Asie ; demain, les États-Unis auront bien besoin de la France, de l’Italie, de l’Espagne, pour sortir d’un isolement qui produit l’ignorance d’abord, la méprise ensuite, et les accidents stratégiques enfin !

    Au lieu de condamner les pays, tels l’Italie, la Suisse, la Grèce et le Portugal, qui s’engagent dans le projet chinois des Routes de la Soie, comme l’a fait bien maladroitement le Président Emmanuel Macron, mieux vaudrait considérer l’intérêt stratégique d’un renforcement géré des liens avec le continent eurasiatique, et l’opportunité qu’il donne à l’Europe de se positionner en troisième pôle mondial d’activité et de puissance. L’intelligence du monde n’a-t-elle pas été la première arme diplomatique de la France, avant même l’arme nucléaire, et quand quelque chose comme une diplomatie française existait encore ?

    Encore faudrait-il pouvoir parler, nommer et dire. Encore faudrait-il vouloir, décider, et oser. Sans doute, le temps n’est plus où un proconsul américain dictait les résolutions des premiers pays membres de la Communauté européenne, au mieux des intérêts américains et des instructions de Washington, relayés si besoin était par ces deux collaborateurs diligents qu’étaient Robert Schumann et Jean Monnet [3]. Il n’est même plus besoin de procéder ainsi, tant les Européens ont appris à obéir, à se conformer et à se soumettre avant même d’y avoir pensé !

    Le dialogue transatlantique appelle tout autre chose que le catalogue de bonnes intentions et de pieuses résolutions qui tient lieu à l’Union européenne de politique extérieure. Il a besoin que l’Europe décide de ses frontières extérieures, et les tienne. C’est vrai face à la Turquie, c’est vrai davantage face à de faux États comme le Kosovo, base arrière avérée de futurs djihadistes européens rescapés de Syrie, ou d’autres anciens États des Balkans, bastions de la pénétration islamique de l’Europe. Il a besoin que les Nations européennes sachent ce qu’elles sont et ce qu’elles se doivent, à elles, à leur histoire et à leurs peuples, en revoyant l’Union à ses bavardages sur les Droits de l’homme. Et il a besoin que les Nations européennes sachent de nouveau prononcer les mots de puissance, d’armée, de guerre, qu’elles désignent leurs ennemis et qu’elles se préparent à les affronter et à les détruire. S’il est un mensonge qui nous coûtera cher, c’est bien l’idée que l’Union européenne a apporté la paix. La paix était assurée par la guerre froide, puis par la protection militaire et nucléaire américaine. L’Union européenne n’y a eu rien à voir.

    La véritable refondation du dialogue transatlantique, en même temps que le progrès des relations avec les États-Unis passe d’abord par une prise d’indépendance. L’Europe doit mériter le respect que l’Union n’a rien fait pour mériter [4]. La dimension de son marché intérieur, de son épargne, les expertises sur les marchés des capitaux, des matières premières et des changes, ses liens avec d’autres puissances qui partagent la quête de souveraineté qui unit leurs peuples, permettent aux Nations européennes de construire des systèmes de paiement, de commerce de matières premières et d’or, des outils de crédit, de change et d’engagements à terme, hors du dollar et des systèmes américains, comme la Chine les construit patiemment de son côté [5].

    Ils permettent tout aussi bien aux Nations européennes d’imposer des normes, des bonnes pratiques et des règles dans les domaines écologiques, sanitaires, sociaux, aussi bien que bancaires et financiers, qui rallieront l’adhésion tant elles remplissent un vide béant dans le modèle américain, ou ce qu’il en reste. Il manque à l’Europe la conscience plus que les moyens, et la volonté plus que la force ! Que l’Europe ne reste pas ce continent où, pour paraphraser le commentaire par Charles Péguy du Polyeucte de Corneille, « ils veulent être de la grâce parce qu’ils n’ont pas la force d’être de la nature » [6]. C’est tout le danger que l’Union européenne comporte pour l’Europe ; à force de nier son identité, ses frontières et ses limites, elle se condamne à n’être qu’une bulle de bonnes intentions que l’impitoyable réalité du monde dispersera d’un souffle.  

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 30 avril 2019)

     

    Notes : 

    [1] A ce sujet, lire Philip Giraldi, « Rumors of War » (Foundation for strategic studies).

    [2] L’Union européenne illustre la petite histoire favorite de Richard Holbrooke ; l’équipe de baseball de Charlie Brown (Peanuts) a été écrasée, et il s’étonne ; « comment pouvons-nous perdre quand nous sommes tellement sincères ? » (cité dans Foreign Affairs, may-june 2019).

    [3] La lecture du livre de Philippe de Villiers, « J’ai tiré sur le fil du mensonge… » (Flammarion, 2018) interroge ; comment peut-il encore y avoir en France des rues, des lycées et des places qui portent le nom de ces deux collaborateurs au service de puissances étrangères, dont l’un a servi sous l’uniforme allemand, et qui tous les deux rendaient compte à Washington des débats stratégiques de leur Nation ?

    [4] Quand Robert Kagan s’interroge sur le possible retour de la question allemande en Europe, il témoigne de l’inquiétude américaine devant l’inconscience géopolitique de l’Union.

    [5] Voir la remarquable analyse de Charles et Louis-Vincent Gave, « Clash of Empires », Gavekal Books, January 2018.

    [6] Cité dans « Pierre Manent, le regard politique », Flammarion, 2010.

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  • Éloge de la réciprocité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Géopragma  et consacré au bilan accablant de la politique étrangère française de ces dernières années... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Éloge de la réciprocité

    Moscou commence à se lasser des leçons de démocratie dispensées par Paris ; notamment au regard de la gabegie « Gilets jaunes », de l’autorité de l’État bafouée et des sommets de démagogie que notre démocratie pontifiante et irréprochable déploie pour sortir de cette ornière et espérer laver aux yeux du monde cette humiliation.

    Et puis, à force d’erreurs de jugement, de fautes morales et d’entêtement, nous comptons si peu désormais sur la scène du monde. Au Moyen-Orient comme en Afrique, où nous souffrons d’une telle schizophrénie sécuritaire et d’un suivisme atlantiste aggravé, nous commençons à susciter la pitié plus que la crainte ou l’espoir. A minima, on ne nous attend plus. On discute, on négocie, et on décide sans nous. Qui « On » ? Qui sont ces impudents ? Les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie, Israël, l’Iran, et même, en Europe, l’Italie ou la Hongrie… Tous ceux qui ne se paient plus de mots depuis longtemps déjà, qui ont décidé de prendre leur avenir et leurs intérêts en main, et nous jugent sans aménité. La France parle toujours haut et fort, mais elle agit peu et mal. Les pays précités lui rappellent que le temps de la préséance occidentale est révolu, que l’Hexagone n’a plus vraiment de poids sur la scène du monde, que l’injonction universaliste ne passe plus et que notre prêchi-prêcha moralisateur est devenu inaudible et même complètement ridicule.

    Pour la Russie – qui voit que Paris reste arcbouté sur ses postures malheureuses concernant l’Ukraine ou la Syrie – est venu le temps des réponses « du berger à la bergère » et de l’application du principe de réciprocité. Puisque les journalistes russes accrédités en France se voient interdits d’Élysée et que Spoutnik comme Russia Today (RT) sont diabolisés et réduits au statut de purs canaux de propagande poutiniens, Moscou envisage de rendre la pareille à Paris en interdisant certains médias français de couverture d’événements en Russie ou en suspendant leurs accréditations. Dans la même veine, il se dit que le Kremlin aurait eu l’audace de faire prévenir Paris que la France ne devait pas s’ingérer dans la situation inflammable en Algérie… L’alliance Moscou-Alger est ancienne, mais une telle audace exprime sans équivoque un nouveau rapport de force régional clairement en notre défaveur. Cela nous apprendra à boire la « repentance » comme du petit lait.

    Quoi qu’il en soit, nous affirmons lutter vaillamment contre la propagande et les fake news, pardon « l’infox ». Mais qui décide de ce qui est vrai ou faux, lisible ou devant faire l’objet d’autodafés ? De quelle légitimité supérieure peut-on se revendiquer ? Quand on voit les conclusions du rapport Mueller et le « pschitt » retentissant du Russia Gate ouvrant une phase de représailles vengeresses du président Trump, bien décidé à « enquêter sur les enquêteurs » ; quand on se remémore l’unanimisme médiatique délirant et l’hystérie russophobe qui, pendant deux ans, ont nourri la farce d’un président américain agent du Kremlin pour expliquer l’inexplicable, l’insupportable défaite de l’immaculée Hillary Clinton, on se demande qui, finalement, relaie le mieux l’intox, la manipulation et le complot ?

    Au-delà du tragicomique de nos errances, nous devons prendre garde à cette décrédibilisation massive des médias occidentaux, car elle porte celle des politiques éponymes et sert les desseins de leurs rivaux chinois, russes ou turcs. Le chantage d’Erdoğan envers Washington à propos des Kurdes syriens, envers Paris avec l’affaire du génocide arménien ou envers l’Allemagne avec les migrants n’a plus de limites. Mais nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, victimes de nos inconséquences. On ne peut exiger de la Turquie qu’elle intervienne en Syrie contre le gouvernement de Bachar el-Assad soutenu par Moscou, qu’elle achète des armes américaines plutôt que russes, qu’elle conserve les centaines de milliers de réfugiés syriens sur son territoire et, « en même temps », lui interdire de consolider son influence locale, de rivaliser avec Ryad via Doha, moins encore de réduire l’abcès kurde à ses frontières alors que c’est sa préoccupation sécuritaire et politique n° 1.

    Le néo-sultan mégalomane n’a que faire de nos problèmes et de la dévalorisation stratégique de nos proxys. Il se livre à notre égard, et depuis des années, à un chantage permanent. Nous l’avons laissé faire en toute connaissance de cause, sans jamais l’arrêter, persuadés ainsi de gêner Moscou et impatients de faire tomber la malheureuse Syrie dans l’escarcelle américano-israélo-saoudienne. Nous payons aujourd’hui cette complaisance insensée, cette indulgence a minima envers l’engeance islamiste, envers Daech même, envers Al-Qaïda et ses succédanés, ainsi qu’envers leurs sponsors saoudiens, irakiens, qataris et turcs. Il est un moment où les masques tombent. Ni Washington ni l’Otan ne font plus peur à Ankara qui sait bien que jamais les États-Unis ne l’expulseront de l’Alliance. Quant à nous, Français, nous n’aurions jamais dû en rejoindre le Commandement militaire intégré ni nous soumettre à ses oukases pour quelques étoiles et postes ronflants ; un marché de dupes évident que pourtant, à Paris comme au Quai d’Orsay, on jugea logique et souhaitable puisque l’Amérique a toujours raison, nous protège et ne veut que notre bien… Nous en sommes donc à payer sans délai ni crédit le prix de nos accommodements immoraux, exposés à l’effet boomerang de notre moralisme à géométrie variable.

    Et la Russie dans tout cela ? Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, elle ne se frotte pas les mains face au champ de ruines de son rapprochement (mort-né ?) avec l’Union européenne. Son dépit amoureux face à cette part d’elle-même, qui la relie à l’âme et à l’histoire du Vieux Continent, est toujours là, tout comme son complexe obsidional que nous nous obstinons à nourrir par nos incessantes provocations. Alors, peut-être voit-elle avec une satisfaction amère le village Potemkine européen s’écrouler ; non parce qu’elle l’attaque (en cette matière, l’action d’un Steve Banon est bien plus efficace que celle des pires « idiots utiles » de Moscou), mais parce que ses fondations se révèlent chaque jour plus friables. Une sorte de victoire posthume et triste sur l’adversité. Les avanies, les humiliations, les anathèmes dont elle fait l’objet depuis bientôt vingt ans, depuis qu’elle a repris, contre toute attente, son destin en main, ne sont certes pas réparés. Et la mutation mentale des Européens vis à vis de Moscou n’est pas pour demain. L’Europe ne veut décidément pas de la Russie. Fort bien. Celle-ci s’en passera donc, et se consolera dans une bascule forcée vers l’Asie et Pékin dont nous ferons les frais lorsque la Chine et l’Amérique se disputeront nos reliefs ou s’entendront à nos dépens. Mais cette ostracisation ne portera pas chance aux États européens qui, pour complaire au suzerain américain, tiennent la dragée haute à Moscou sans comprendre l’évidente nécessité et la logique géopolitique d’un rapprochement sur des domaines d’intérêt commun (sécuritaire, migratoire, énergétique, culturel…)

    Sans se penser de façon autonome et sans la Russie, l’Europe n’est pas en mesure de faire masse critique entre les deux nouveaux môles stratégiques mondiaux. La Chine comme l’Amérique appuient sur ses plaies avec une commisération jubilatoire. Ni l’une ni l’autre ne l’aideront jamais pour rien. Les inquiétudes des peuples européens face à la menace migratoire, à l’insécurité culturelle et identitaire, au libre-échange érigé en idole, aux inégalités fiscales entre États et à la béance sociale, sont telles que la mascarade de l’unanimité et de la convergence ne tient plus. Il devient urgentissime de réformer de fond en comble tous les attendus et postulats européens, de même que les mécanismes institutionnels. Les « éléments de langage » d’une technocratie hors sol et autres postures ne suffisent plus. Il faut une évaluation froide et sans concessions de nos intérêts communs véritables et une définition chirurgicale, et non « attrape-tout », des domaines de coopération souhaitables et accessibles. Il faut arrêter de se mentir, de croire aux éléphants roses que sont « le couple franco-allemand », « l’ogre russe » et le gentil génie américain. Il faut cesser aussi de faire comme si une somme de renoncements ou de faiblesses faisait une force collective. Il faut passer aux coopérations renforcées, aux coalitions de projet, au lieu de chercher une unanimité qui produit inertie et paralysie. Il faut qu’à l’intérieur de l’Europe, chacun se mesure pour imposer ses vues et entraîner. La rivalité n’est pas la guerre ! On nous mène, en revanche, une guerre sans merci depuis l’extérieur de l’Union en jouant de notre phobie collective du conflit. Chercher chacun notre place dans la construction européenne provoquera non une guerre, mais un échange infiniment plus sain que ce mensonge permanent de chacun envers tous qui postule l’harmonie et l’identité d’intérêts.

    En conséquence, au lieu de pleurer son couple mythifié avec Berlin, qui n’a jamais vraiment existé que dans son regard embué, Paris doit se lier avec les puissances du sud et de l’est de l’Union (pour chasser sur les plates-bandes allemandes), telle l’Italie, l’Autriche ou la Hongrie, au lieu de les insulter et d’en faire des pestiférés rétrogrades. Il faut enfin oser et non plus procrastiner. Décider par exemple, que l’Europe n’est pas là pour fixer le gabarit de nos fromages de chèvre ou la taille de nos fenêtres, mais pour tenir nos frontières, instaurer une réciprocité commerciale stricte vis à vis de ceux qui prétendent atteindre notre grand marché, faire de l’euro et de la Banque centrale européenne les outils d’une croissance et d’une protection monétaire véritables qui ne se réduisent pas à la lutte contre l’inflation, faire grandir sans états d’âme des champions industriels, technologiques et numériques européens, assumer un « patriotisme économique» sourcilleux, au lieu de laisser des loups entrer dans une bergerie pour la détruire.

    Il faut enfin cesser de rêver à une « armée européenne » ou à un siège européen de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ‒ ce qui revient simplement à donner le nôtre à l’Allemagne et à ses affidés, en espérant que Berlin nous en saura gré. Outre le fait que l’on brade avec une désinvolture inouïe l’un de nos derniers avantages relatifs en termes d’influence, c’est parfaitement irresponsable envers la nation comme envers notre Histoire.

    Pour finir ‒ ou pour commencer ‒ il faut dire que la souveraineté n’est pas un gros mot, qu’à l’instar du « populisme » violent, l’européisme béat est une impasse, une imposture de la « modernité », une fuite en avant suicidaire et infantile. Nous ne parviendrons pas longtemps encore à bâillonner les peuples européens qui refusent leur perdition et la négation dogmatique de leur substrat culturel chrétien et humaniste. Pour survivre face aux ambitions dévorantes des autres, l’Europe doit réarmer tous azimuts, au sens mental, culturel et symbolique du terme. Qu’elle commence par s’affirmer en éliminant les sanctions contre la Russie et en réengageant ses projets d’échanges commerciaux avec l’Iran ! Qu’elle accepte de grandir et de s’affirmer !

    Caroline Galactéros (Geopragma, 24 avril 2019)

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  • Une autre Europe est-elle possible ?...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°21, avril-mai-juin 2019), dirigée par Pascal Gauchon, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré à la possibilité d'une autre Europe.

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉCHOS

    ÉDITORIAL

    Une autre Europe, par Pascal Gauchon

    ACTUALITÉ

    ENTRETIEN

    Jean-Marie Bouissou : Incorrect Japon

    PORTRAIT

    Le maréchal Haftar : vers un retour à l'ordre en Libye ? , par Bernard Lugan

    ENJEUX

    Yemen,. la fin de la guerre est-elle possible ? , par Eva Martinelli

    ENJEUX

    Bosnie, Kosovo, Macédoine. Carrefours de l'islam radical ? , par Linda Lefebvre

    ENJEUX

    Bouddhisme et islam. Un affrontement inévitable ? , par Didier Treutnaere

    ENJEUX

    70 ans d'OTAN, mais pas beaucoup plus, par Olivier Kempf

    ENJEUX

    Le pacte de Marrakech pour les migration, par Thierry Buron

    ENJEUX

    Pour qui roulent les trains à grande vitesse ? , par Jean-Yves Bouffet

    ENJEUX

    Le bras de fer fiscal avec les GAFAM, par Olivier de Maison Rouge

    IDÉES

    Une géopolitique des extra-terrestres, par Didier Giorgini

    IDÉES

    La géopolitique en Union soviétique, par Florian Louis

    GRANDE STRATÉGIE

    Les Mongols, inventeurs de l'Eurasie, par Sylvain Gouguenheim

    BATAILLE

    Falloujah (2004). Retour vers le futur, par Pierre Royer

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    "Je ne conçois pas l'action sans réflexion", par David Simmonet

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    Entretien avec Aurélien Colson. La négociation un art aux multiples facettes

    L'HISTOIRE MOT À MOT

    "L'Europe sera notre revanche", par Pierre Royer

    LA LANGUE DES MÉDIAS

    Le "mur de Trump", par Ingrid Riocreux

    BOULE DE CRISTAL DE MARC DE CAFÉ

    L'euro, une chance pour la France, par Jean-Baptiste Noé

    BIBLIOTHÈQUE GÉOPOLITIQUE

    Sortir du chaos, par Gérard Chaliand

    CHRONIQUES

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    Sarajevo : l'épuration ethnique au bout du compte, par Thierry buron

     

    DOSSIER : Une autre Europe est-elle possible ?

    Les occasions manquées, par Pascal Gauchon

    Une majorité contre l'Union européenne ? , par John Mackenzie

    Surmonter ou accepter les divisions de l'Europe, par Hadrien desuin

    La Grande carte : la désunion européenne

    Brexit : pourquoi tant de haine ? , par Hadrien Desuin

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    La défense européenne maintenant ou jamais, par Louis Gautier

    Un moteur franco-allemand à gaz pauvre, par Georges-Henri Soutou

    L'Europe et l'UE : histoire d'un malentendu , par Pierre Royer

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  • Ces frontières qu’on n’attendait plus…

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au retour des frontières.

    Économiste de formation, vice-président de Géopragma, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    Ces frontières qu’on n’attendait plus

    Des peuples en quête de liberté, des Nations en quête de sécurité, redécouvrent la vertu de la frontière. Elle sépare de l’extérieur, elle unit à l’intérieur. Elle assure la liberté de mouvement dans le territoire qu’elle contrôle. Sans elle, pas de liberté politique, pas de souveraineté nationale, et pas de démocratie. Nous n’en sommes plus à « L’éloge des Frontières » (1) nous en sommes à l’urgence de définir, renforcer et défendre nos frontières nationales et européennes.

    Le temps de la séparation

    Barrières, murs, fossés, partout s’élèvent, se construisent ou se creusent, partout l’idéologie de l’ouverture, de la mobilité infinie et de l’unité planétaire bat en retraite, et partout vient le temps de la séparation. La frontière est la figure du monde de demain, un monde qui ne ressemble pas à ce qui nous était annoncé. Et tant pis pour qui répète les clichés hérités des années 1990, du temps où la « fin de l’histoire », le modèle de «  l’open society » et la berceuse du multiculturalisme s’enseignaient partout, de l’ENA au festival de Cannes.

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  • Le retrait des Américains de Syrie : une chance pour la France ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactértos, cueilli sur Figaro Vox et consacré aux possibilités ouvertes pour la France par la décision de retrait des troupes américaines de Syrie prise par le président des Etats-Unis. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

     

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    «Le retrait des Américains en Syrie est l'ultime chance pour la France de peser de nouveau»

    Encore une fois, l'homme a pris (presque) tout le monde à contre-pied.

    En premier lieu nous, l'allié français,. Nos salves d'autorité ne changent rien à la donne de fond du conflit syrien: un accord est en train de se nouer entre Washington, Moscou et Ankara, et nous n'en sommes pas. Parlant de Yalta, les Polonais disaient avec amertume que «si l'on n'est pas à la table (des négociations), c'est que l'on est au menu». Pour la France, c'est pire: nous ne sommes même plus dans la carte mentale de notre Grand allié…Que le Général Mattis n'ait pas été d'accord avec le Président ne change rien à l'avanie insigne que nous subissons. L'Empire ignore superbement ses limes. Car l'essentiel pour lui est ailleurs: les forces spéciales américaines quittent la Syrie car Trump est un vrai réaliste. Il a compris qu'il était urgent d'enfoncer un coin dans l'alliance tactique mais bien réelle entre Moscou, Téhéran et Ankara, avant que celle-ci ne se consolide trop. Il s'agissait donc de faire plaisir à la Turquie, d'où le lâchage kurde, la «réflexion» sur l'éventuelle livraison de Gulen, etc. et d'interrompre le raidissement du néo-sultan Erdogan dont le flot de menaces désormais retombe... sur nous, qui aimons trop les Kurdes.

    La Turquie est donc la grande gagnante de la décision américaine de retrait. Une fois encore, elle joue là remarquablement son positionnement «in and out» par rapport à l'OTAN. Le lâchage des valeureux Kurdes par les Américains va les contraindre à tirer leur épingle du jeu en se rapprochant de Moscou - qui mène toujours la danse régionale mais se méfie de ses «alliés» tactiques iranien et turc -, et de Damas qui doit aussi composer avec la présence turque, son soutien aux islamistes et son influence durable dans le pays et la région. Les Kurdes tireront sans doute au mieux parti de ce nœud de vipères mais leur rêve fou d'État a vécu.

    L'Iran en revanche doit s'inquiéter, car le sort que semble lui réserver Washington (via Tel Aviv) ne semble en rien modifié. «Mad dog» (surnom donné au général Mattis) a fait son œuvre et Téhéran est plus que jamais dans le collimateur du Pentagone... et dans la ligne de mire d'Israël, dont Téhéran est de fait le seul véritable concurrent régional à moyen terme (bien plus qu'un adversaire militaire crédible): un rival non arabe, de haut niveau culturel, intellectuel, technologique, industriel et bien sûr potentiellement économiquement supérieur du fait de ses immenses richesses fossiles.

    L'Iran est donc en grand danger. D'autant que John Bolton, le Conseiller à la sécurité nationale, est lui bel et bien toujours là. Il est «augmenté» de ses nombreux avatars et relais néoconservateurs, enivrés de leur propre discours antédiluvien de diabolisation aujourd'hui anti-iranienne et antirusse comme hier anti-irakienne ou antisoviétique. Le départ des Généraux Mattis, Mac Master et Kelly est un affaiblissement temporaire qui renforce sans doute sa détermination.

    Mais ne nous trompons pas encore une fois de diagnostic. On sous-estime gravement Donald Trump depuis son irruption dans le jeu politique américain et son arrivée à la Maison blanche. Il a mis à mal tant de promesses, de plans de carrières et de prébendes qu'il a déclenché une phobie éruptive, des torrents de haine et d'injures parfaitement inqualifiables. Car il gêne. Il est instinctif, impulsif, bravache et surtout, il n'est pas manœuvrable, travers impardonnable dans un système politique et militaro industriel américain qui fait depuis toujours marcher l'occupant de la Maison blanche sinon à la baguette, du moins «au profit général» du peuple américain, mais surtout du gros business… de la guerre notamment.

    On veut donc l'isoler, et accréditer l'idée qu'il a un besoin impératif de tuteur car il ne saurait pas ce qu'il fait. Un être quasi irresponsable en somme, pour lequel d'ailleurs une procédure d'impeachement s'imposerait au nom du salut même de l'Amérique… Mais Donald Trump résiste et il n'est pas «seul». Plutôt un peu isolé mais sans doute très soulagé de s'être débarrassé d'hommes hostiles qu'il n'avait une fois encore pas choisis, et qui prétendaient lui dicter sa conduite en politique étrangère. Allégé de quelques ennemis donc, mais toujours en butte à une invraisemblable curée de l'establishment qui a juré sa perte. Le printemps augure d'un harcèlement redoublé de la part des démocrates notamment. Mais il est convaincu que son agenda est le bon, qu'il doit tenir ses promesses de campagne pour être réélu, que la bourse tangue dangereusement, qu'il lui faut conjurer une nouvelle crise financière qui gronde et tenir la Chine en respect (donc ne pas s'aliéner totalement la Russie) et qu'à tout prendre, mieux vaut combattre une chambre démocrate que républicaine, tant il est vrai que cela porta chance à Clinton puis à Obama. Pour lui en somme, la menace est bien plus intérieure qu'extérieure.

    En amont de ce retrait militaire annoncé, les termes du «deal» (implicite ou explicite?) entre Washington et Moscou pourraient donc bien avoir été: «je quitte peu ou prou la Syrie, et te laisse dominer ce pays, où de toute façon nous avons perdu notre pari de déstabilisation et n'avons plus grand-chose à prendre ou à gagner. Nous reprenons langue sur les sanctions et l'Ukraine, tu retrouves la superbe d'un dialogue entre anciens «Grands», antichambre d'un triumvirat Washington-Moscou-Pékin où tu auras ta place et pourras servir. En échange, tu lâches progressivement l'Iran diplomatiquement et militairement…»

    Il est peu probable que Vladimir Poutine donne dans ce marchandage sans garanties fortes. D'autant qu'à l'inverse des États-Unis, la Russie base son retour diplomatique tonitruant sur la scène mondiale sur sa fiabilité et son respect des engagements pris dans le cadre de ses alliances, qu'elles soient tactiques ou stratégiques. La rivalité russo-américaine est par ailleurs toujours très vivace sur un grand nombre de terrains et de dossiers. Simplement, «la méthode Trump» pour traiter l'ogre russe tranche d'avec l'hostilité fossilisée de l'appareil militaro-politique américain, qui n'a d'ailleurs jusqu'ici abouti qu'à un rapprochement accéléré et dangereux de Moscou avec Pékin (dont l'Europe fera in fine les frais) et à la bascule de «clientèles» africaines et orientales que l'Amérique croyait pouvoir conserver à sa botte ad vitam aeternam.

    Sans parler du retour du Qatar dans le jeu, adossé à l'axe Moscou-Téhéran-Ankara, qui ruine les efforts saoudiens pour l'ostraciser, et force Washington à ménager la chèvre et le chou pour faire pression et tenter de contrôler son pion à Ryad, le jeune prince MBS, qui se croit tout permis, et contrer le vieux mais toujours puissant Roi Salman qui, lui, ne met pas tous ses œufs dans le même panier et lorgne vers Moscou pour sa sécurité.

    Et puis il y a la Libye, autre théâtre tragique de l'inconséquence occidentale, où Washington ne veut pas se laisser tailler de nouvelles croupières par Moscou, où se replient avec une facilité déconcertante, les djihadistes de Daech, comme Afghanistan. L'Afghanistan où les négociations directes avec les Talibans vont bon train et vont permettre l'allégement du contingent américain… Sans que l'on puisse pour autant parler d'un retrait du Moyen-Orient, où les États-Unis gardent tout de même près de 50 000 hommes.

    Alors, pour la France, fini de jouer. Jouer aux apprentis sorciers face à un islamisme radical que l'on croit lointain et indolore, mais qui inspire chez nous une fraction de la jeunesse en rupture de ban, éclabousse nos rues du sang de nos concitoyens et écartèle la chair malheureuse de notre nation en voie de communautarisation accélérée. C'est la fin de partie et le moment ou jamais de remettre quelques atouts dans notre jeu. Notre choix est simple: soit nous nous réveillons, soit nous disparaissons vraiment du Moyen-Orient et notre plat de lentilles - gagné au mépris de nos convictions, de toute cohérence politique et de notre sécurité intérieure - aura un goût bien amer et peu nourrissant.

    Avec cette décision américaine pourtant, nous avons une belle occasion de «révolution» au sens propre et figuré, de notre stratégie au Levant mais aussi, par onde de choc bénéfique, en Europe. Donald Trump, en effet, nous faisant subitement défaut et montrant le peu de cas qu'il fait de ses alliés, ne peut aucunement nous reprocher de vouloir rester en Syrie. Ce serait le comble, et notre président a raison de lui rappeler tristement la valeur de la fiabilité entre alliés, même si c'est sans doute de l'ironie, quand on songe au nombre de lâchages et renversements d'alliances tactiques opérés par Washington dans l'histoire contemporaine…

    Rester peut-être, sans doute, mais pour quoi faire? Pas pour s'enferrer dans l'erreur, demeurer crânement aveugles et entêtés dans une vision du conflit syrien que tout discrédite. Nous devons donc profiter du changement de pied américain pour parler immédiatement et sérieusement avec Moscou, engager une coopération sécuritaire concrète avec la Russie dans la région, et revenir dans le processus diplomatique avant qu'on ne nous ferme définitivement la porte au nez. Nous en serions alors réduits, toute honte bue, à passer les plats dans une quelconque Conférence de la Paix à Paris, comme lors des «vrais faux» Accords de Rambouillet il y a plus de 20 ans à propos du Kosovo. La France doit absolument être partie prenante de la phase de négociation politico-militaire et diplomatique qui va s'ouvrir et qui sera très délicate, toujours à la merci d'une décision intempestive ou d'une provocation, mais où nous pouvons faire valoir quelques atouts utiles (nos liens avec la Jordanie et le Liban notamment).

    Nous n'existerons pas «en nuisant», comme par exemple en contrant stérilement le processus d'Astana quand celui de Genève patine depuis des années par défaut de représentativité. Nous existerons en manifestant un état d'esprit résolument innovant, désidéologisé, et une volonté de conciliation pragmatique sur la base de la situation de terrain. Nous devons cesser pour cela d'être comme des enfants qui voient tout en noir et blanc et ne veulent pas se résoudre aux «50 nuances de gris» du monde.

    Si on ne saisit pas cette ultime chance, nous serons durablement excommuniés du Levant. Les politiciens qui, après le désastre libyen, ont de nouveau entraîné la France dans un soutien à la déstabilisation du pays et un appui à l'engeance islamiste qui s'est jetée sur lui après une révolte populaire initiale, portent une lourde responsabilité dans le martyre vécu par le peuple syrien depuis bientôt huit ans. Il faut sortir enfin de ce cynisme (dont le réalisme est l'exact opposé certes paradoxal) pour travailler sur le réel, avec l'humain au cœur. Cela nous honorerait et nous sauverait.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 28 décembre 2018)

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  • Affaire Khashoggi : le piège du poulpe...

    Nous reproduisons ci-dessous éclairage de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'affaire Kashoggi. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Affaire Khashoggi : le piège du poulpe

    « L’héritier du léopard hérite aussi de ses taches. » Proverbe bantou

    Nous ne redirons pas l’horreur du dépeçage du malheureux journaliste saoudien ni la sauvagerie qu’elle traduit, pas plus qu’on ne s’indignera bruyamment, comme si l’on découvrait subitement l’insigne brutalité des mœurs locales… Torture et assassinat sur ordre suprême de Ryad sans presque plus aucun doute. L’enflure médiatique prise par cette affaire et la réduction du profil de la victime à sa fonction de journaliste, qu’il occupait à titre accessoire… et comme un accessoire d’ailleurs, pour ne pas dire comme couverture, sont éminemment suspects. Un leurre destiné à dissimuler la gravité d’implications autrement plus graves pour les divers acteurs de cette triste affaire. Nous rappellerons donc juste quelques éléments et laisserons nos lecteurs faire eux-mêmes les liens et se poser quelques questions.

    Jamal Khashoggi, bien plus qu’un journaliste, était un agent d’influence chevronné, extrêmement proche des services de renseignement américains comme de la famille régnante saoudienne. C’était aussi l’ami et le confident d’Oussama Ben Laden. Un atout incontestable mais aussi une vulnérabilité qui le conduisit, depuis la mort de celui-ci, à se montrer progressivement de plus en plus critique vis-à-vis des premiers comme de la seconde…

    Donald Trump, malgré sa victoire aux Midterms et sa reprise en main consécutive du Parti républicain, demeure en butte à l’offensive puissante du Deep State américain (Services et complexe militaro-industriel) comme de ses adversaires politiques et du monde médiatique. Tous sont depuis 2 ans bientôt vent debout contre son pragmatisme corrosif, qui fait tomber le masque de leurs subterfuges moralisateurs et brise les illusions de leurs plus fervents affidés.

    Le coup d’Etat qui a fait de Mohammed Ben Salman (MBS) le prince héritier saoudien en lieu et place de son cousin Mohammed Ben Nayef (MBN) – qui avait lui les faveurs de l’appareil militaro-industriel et de renseignement américain (SMI-Deep State) – a mis en danger des réseaux d’influence, de contrôle (et de prébendes) patiemment établis.

    La « prise en main » parallèle du fougueux et narcissique prince par Israël (via le gendre de Donald Trump), qui y voit un proxy malléable et même vendable aux Européens au service de sa lutte contre Téhéran, est gênée par l’exposition actuelle de la réalité de ses méthodes. MBS, par ses affichages de prince modernisateur, servait jusqu’à présent docilement le dessein de l’Etat hébreu de faire agir le proxy saoudien face à l’Iran comme en témoigne l’inutile et écœurante guerre du Yémen. La rivalité à l’intérieur même du système américain entre les deux courants d’influence est donc désormais ouverte et vive. L’un « environne » déjà étroitement le président Trump depuis le cœur même de son Administration. Ce sont les Généraux Mattis et Mac Master, John Bolton, tous les néoconservateurs et /ou pro-israéliens favorables à la poursuite de la déstabilisation agressive du Moyen-Orient et de l’Iran après l’échec syrien, y compris de façon militaire, et les « réalistes » (conservateurs traditionnels, Deep State, notamment CIA et SMI) qui veulent raison garder et préfèreraient avoir à Ryad un prince plus directement contrôlable. Car, aux yeux des réalistes, l’affaire Khashoggi menace désormais la sécurité du Royaume elle-même, point d’appui essentiel de l’imperium américain au Moyen-Orient. Une domination déjà gravement défiée par le retour russe dans la région depuis 2015 et l’implication de Moscou en Syrie et de plus en plus en Libye.

    Dans ce contexte, l’actualité s’éclaire d’un jour différent. L’agent d’influence proche de la CIA s’était montré ouvertement critique vis-à-vis de MBS depuis sa prise de pouvoir. Il avait aussi demandé sa nationalité qatarie.

    Mais il y a pire encore. Derrière cette fumée noire s’agite le spectre des ambitions nucléaires saoudiennes qui font l’objet de négociations secrètes entre Washington et Ryad depuis déjà quelques années et s’accélèrent depuis l’arrivée de Donald Trump. Ambitions civiles ? Militaires ? À dissuader ? À encourager ? À instrumentaliser ? Là aussi, sur fond de très juteux contrats et d’instrumentalisations diverses, la lutte entre les deux tendances évoquées supra fait rage entre le Président américain, enclin à faire confiance à son allié MBS et à ses protestations d’honnêteté concernant la finalité strictement civile de ses projets nucléaires, et le Congrès qui mesure la charge délétère d’un tel programme à l’échelle régionale.

    Quoi qu’il en soit, le principal gagnant de l’imbroglio Khashoggi est le président Erdogan, dont le rôle, en amont même de l’opération, reste trouble. La Turquie joue habilement et tous azimuts pour gagner en influence au Moyen-Orient. Il est de son intérêt de faire indirectement pression sur Donald Trump pour obtenir des concessions en Syrie notamment face à son ennemi kurde. Elle est aussi le véritable challenger de l’Arabie saoudite pour la tutelle politique et religieuse du monde sunnite (Frères musulmans contre Wahhabites) et est financièrement soutenue par le Qatar qui lutte aussi pour exister face à Ryad…

    L’autre bénéficiaire est incontestablement Moscou qui accentue son offensive de séduction vis à vis du royaume saoudien et y consolide ses réseaux pour structurer une alternative à l’emprise américaine et gêner Washington sur ce front décisif du partage des influences dans la région.

    L’avenir dira lequel des deux courants évoqués l’emportera. Donald Trump essaie d’aider son allié Mohammed Ben Salman en l’exhortant, comme si c’était une « punition », à mettre fin à sa guerre du Yémen, dans une impasse politique et militaire manifeste. Un cadeau en fait. L’occasion pour MBS de se sortir d’un guêpier dangereux en donnant l’impression, sans perdre la face, de faire une concession à l’indignation internationale… Mais l’Iran reste dans sa ligne de mire, dans celle de Tel Aviv et de gens puissants à Washington. 2019 sera l’année de toutes les exaspérations. Celle aussi de tous les dangers. Où est la France ?

    Caroline Galactéros (Géopragma, 26 novembre 2018)

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