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Géopolitique - Page 23

  • Les leçons de la crise : la mise sous respiration artificielle de l’Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Geopragma et consacré aux conséquences de la crise du Coronavirus en Europe. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Les leçons de la crise : la mise sous respiration artificielle de l’Europe

    Il ne s’agit pas, comme pour l’OTAN, d’une prétendue “mort cérébrale” mais d’une très concrète mise sous respiration artificielle de l’Europe. Sans garantie de survie. Le Covid-19 agit comme un triste révélateur de la vérité de ce qu’est l’UE : une vieille dame qui a “de beaux restes” mais ne sait plus ce que veut dire “se tenir”, être digne de soi ou de ce que l’on prétend être. Telle une ancienne gloire de la scène mondiale, elle vit tellement dans ses souvenirs et ses illusions qu’elle ne s’est pas rendu compte que le monde avait complètement changé et qu’on ne l’écoutait plus.

    Les masques tombent

    Cette pandémie révèle les meilleurs et les pires des comportements humains : les trafics, les pillages dans nos hypermarchés dégoulinants de nourriture, le mépris des consignes de confinement d’une partie de notre jeunesse en sécession, l’abandon de notre partenaire italien en pleine tragédie, comme d’ailleurs celui de la Grèce plus seule que jamais face aux migrants à l’assaut de ses frontières, les coups de poignard dans le dos entre Européens (comme ces douaniers Tchèques qui récupèrent l’aide chinoise d’urgence destinée à l’Italie et la distribuent dans leurs hôpitaux). Il y a aussi le meilleur : la solidarité active de tant de nos concitoyens et de nos entreprises qui fourmillent d’initiatives et d’empathie, les policiers qui travaillent nuit et jour pour sauver de leurs bourreaux domestiques femmes et enfants plus en danger encore que d’ordinaire, les pompiers, les personnels dévoués de nos maisons de retraite et même simplement les “mercis” chantés chaque soir pour les “soignants” qui ne démissionnent pas alors même que l’impéritie gouvernementale les fait depuis des semaines monter au front presque sans masques ni gants… Ne nous trompons pas toutefois. Le dévoiement de la sémantique guerrière est à mon sens ridicule et même contreproductif. Cette rhétorique martiale dessert l’image de nos “chefs de guerre” manifestement mal armés et peu décisifs aux premiers temps de l’épidémie. Les “soignants” ne font que leur devoir. Ils vivent leur vocation, celle qui a inspiré leur choix professionnel. Ce ne sont pas des “héros”, ni des victimes. Même s’il est vrai que, comme nos gendarmes, nos policiers, nos croquemorts et tant d’autres, ils montent au front de la pandémie depuis des semaines souvent sans armes et prennent des risques personnels insensés dans un pays qui se targuait hier encore d’avoir le meilleur système de soins au monde…

    “Il est donc grand temps de redéfinir avec lucidité et ambition le périmètre du régalien”

    Les masques sont donc tombés de ce nouveau village Potemkine français, la politique préventive de santé publique. Dieu merci, Hippocrate est encore vivant. Il faudra néanmoins sérieusement s’occuper de lui dès la crise passée et le soigner à son tour sans mégoter. Cette incurie sanitaire aux conséquences désastreuses rappelle celle du budget de la défense, allègrement raboté durant des décennies au nom des “dividendes de la paix” sans réfléchir même à préserver les capacités essentielles indépendantes pour faire face à de collectives calamités. Nous sommes là au cœur de la résilience d’une nation et même de sa survie. Quand la tempête sera passée, ces domaines, comme ceux de la sécurité ou de la justice, devront une fois pour toutes échapper à nos petits hauts fonctionnaires comptables ratiocineurs, qui trouvent toujours de l’argent pour remplir les tonneaux des Danaïdes de l’assistanat à visée électoraliste, mais laissent nos soldats et nos médecins en haillons au nom de la rationalité budgétaire en misant sur leur sens du devoir pour faire le job malgré tout si besoin était. Besoin est.

    Le besoin d'état

    Il est donc grand temps de redéfinir avec lucidité et ambition le périmètre du régalien, qui dessine celui de notre souveraineté comme socle vital de la persistance dans l’être de la Nation. Temps aussi d’admettre que nous faisons face au grand retour des Etats dont il faut se réjouir au lieu de célébrer stupidement leur déliquescence comme un progrès.

    Car nos peuples, tous les peuples ont besoin d’un Etat, et d’un Etat fort qui sache les protéger et décider dans l’incertitude au mieux de leurs intérêts physiques, matériels, et même immatériels. Les utopies fluides de la globalisation, de la délocalisation vertueuse des productions indispensables (des masques et respirateurs aux catapultes de nos avions de chasse, aux turbines de nos sous-marins en passant par notre alimentation, nos médicaments, etc…), celles de la virtualisation accélérée du monde viennent de se fracasser lamentablement devant un petit virus mutant, né de nos propres expérimentations, qui décime cet humain prétendument si proche de la vie éternelle et de l’humanité “augmentée”. Le COVID 19 vous terrasse comme la peste noire ou la grippe espagnole emportèrent en leur temps des centaines de milliers de malheureux. Nous ne sommes donc rien ou plutôt pas grand-chose ! Vanitas vanitatis, omnia est vanitas ! Il était temps de s’en souvenir. Pas de masque, pas de gants, une accolade de trop et hop ! Au trou ! Cette crise est une crise de l’Ubris occidental, gavé d’utopie technicienne au point de se croire invulnérable. On n’y croyait pas. Un peu comme les Américains avant le 11 septembre 2001, qui ne pouvaient seulement imaginer, en dépit de bien des signaux d’alarme, que leur territoire allait être magistralement désanctuarisé en son cœur même. Notre civilisation “post-moderne”, pétrie d’économisme triomphant, saisie du vertige transhumaniste et nos sociétés si sophistiquées qui pratiquent le trading haute fréquence et installent des millions de Kilomètres de câbles sous-marins pour gagner plus encore, en quasi totale décorrélation d’avec l’économie réelle comme du sort des populations ordinaires, avaient juste oublié qu’elles étaient mortelles. Paul Valery n’aurait sans doute pas imaginé pareille postérité à son prophétique propos.

    “L’Etat tient” nous dit-on ! Encore heureux ! Mais pour combien de temps et surtout, saura-ton tirer profit de ce drame mondial pour prendre de la hauteur, revoir de fond en comble nos plans d’urgence, nos priorités, notre planification de crise, notre gouvernance et enfin définir ce que nous attendons de nous-mêmes en tant qu’Etat-nation digne de ce nom dans le monde tel qu’il est ? Cela nous permettrait de décider au passage ce que nous attendons de l’Europe et ce ne serait pas du luxe ! Quand on réalise le temps perdu à Bruxelles par nos eurocrates hors sol et pleins de certitudes à nous convaincre qu’il était urgent d’attendre, qu’il ne fallait surtout pas fermer les frontières nationales ni même celles de Schengen, encore moins contrôler systématiquement les entrants nationaux ou étrangers, car c’était là manquer à “l’esprit européen” de liberté et au sacro-saint dogme libre échangiste, on mesure la totale irresponsabilité de ceux qui prétendent savoir ce qu’il faut aux Européens pour vivre en paix et prospères. Il faut vivre tout court déjà !

    Saura-t-on faire que cette crise soit le catalyseur d’une prise de conscience urgentissime de ce que la souveraineté nationale n’est pas une option mais une nécessité vitale pour chaque peuple sur cette planète ? Va-t-on en finir avec le conformisme intellectuel qui nous affaiblit collectivement en nous faisant faire l’autruche et tout comprendre en permanence de travers ? Saura-t-on voir que le sujet n’est pas le populisme ou je ne sais quelle lubie rétrograde, mais bien l’urgence de protéger concrètement nos peuples et notre civilisation contre divers périls, lutte à laquelle il faut affecter les moyens suffisants au lieu de fuir dans le ronron du productivisme en roue libre et de la morale en toc qui fait au loin des tombereaux de morts ?

    Les conseilleurs n’étant pas les payeurs (quoiqu’en l’espèce un peu quand même), il serait évidemment malvenu de critiquer ceux qui dans la tempête, après l’avoir gravement sous-estimée, cherchent rames et écopes. Si cette pandémie rappelle le monde entier à son humaine condition et fait sonner à ses oreilles sidérées le même glas, on voit immédiatement que les pays sont tout sauf égaux devant elle, selon les « choix » de leurs gouvernants en matière de contrôle des frontières mais aussi de dépistage et de traitement. Le” pouvoir égalisateur ” du virus lui-même s’arrête à la décapitation de nos petites vanités dérisoires. Plus que jamais, les destinées collectives des peuples dépendent des forces morales, mentales comme de l’autorité de leurs dirigeants.

    L’état n'est plus stratège

    En France, la stratégie adoptée de limiter les tests au maximum et de confiner l’ensemble de la population en mettant à l’arrêt la vie économique du pays au lieu de dépister massivement puis d’isoler les contaminés pour les traiter, n’a d’ailleurs pas été un arbitrage scientifique. Nous n’avions juste pas (plus) les moyens de faire autrement. Ce choix nous a été imposé par notre système sous-dimensionné de prise en charge de l’urgence sanitaire. Pourtant, le risque pandémique est un risque sanitaire majeur bien connu. Et depuis 15 ans, nous avons déjà connu les tragédies de la grippe aviaire et du virus H1N1…Mais nous n’en avons pas tiré les enseignements. Nous sommes passés à autre chose. Nous délocalisons toujours les productions pharmaceutiques et médicales et nos arbitrages sont idéologiques et d’opportunisme politique, nourris d’une confiance ingénue dans la supériorité de la liberté de circulation des individus sur la contagiosité extrême d’un virus. Dont acte.

    Alors, on a différé, séquencé, délayé, et perdu un temps précieux au risque de bien des morts, et de devoir in fine, une fois le système saturé et les soignants éreintés, choisir ceux que l’on sauve et ceux que l’on sacrifie, écrémage pourtant politiquement suicidaire. Le gouvernement après quelques semaines d’atermoiements, parait désormais avoir pris la mesure du danger et de bonnes décisions. On peut tout de même remarquer que notre vaisseau prend l’eau de toutes parts, et qu’il faudrait voir à racheter une grand-voile au lieu de rapiécer sans cesse notre Tourmentin. Tout cette improvisation révèle une folle vanité et une désorientation plus vaste encore, qui font craindre pour la sécurité au sens le plus large que méritent nos compatriotes. Car, à moins que l’on ne cède au complotisme, ce virus n’a pas été intentionnellement lâché dans la nature. Le prochain le sera peut-être. La “guerre” bactériologique et chimique est aussi vieille que l’homme. Chinois comme Américains et Russes sont les meilleurs au monde en cette matière. Nous ne sommes pas mauvais non plus. C’est la massification de l’empoisonnement à l’ancienne, la strychnine à l’échelle industrielle. Alors l’économie mondiale s’enraye bien plus surement qu’avec un blackout venu du cyber-warfare ! Alors le pétrole plonge, les convoitises et les embuscades préparées de longue date contre des entreprises fragiles peuvent s’accélérer. Pékin est déjà en train de fondre sur des proies australiennes, et bien des entreprises européennes sont sur sa wish list… Cette crise est donc une répétition générale opportune pour une autre attaque probable lancée à des fins de déstabilisation offensive.

    Face à ce type d’occurrence, il faut à nos démocraties molles des “chefs” politiques ayant des vertus particulières. Des hommes ayant le sens de l’Etat et de l’intérêt général, dotés une grande humanité mais insensibles et même réfractaires à l’air du temps, sachant définir un cap et s’y tenir, donner des ordres et se faire obéir. Des hommes surtout, qui arrêtent de bêler avec les autres européistes qui ont tué l’Europe des Nations à force de l’émasculer. Or, on a cassé le moule. Les gouvernants européens sont presque tous d’une autre eau. Pour eux, la guerre est un objet historique. Ils ne savent plus ce qu’elle exige d’anticipation austère et de sacrifices impopulaires. Ils sont sans boussole intérieure, historique et morale. Ils ne savent que “gérer” l’urgence dans l’urgence, sans jamais prendre le temps de s’y préparer sérieusement, à l’instar d’ailleurs de leur pratique politique générale, qui consiste à vouloir plaire à tout le monde, donc à personne. Pourquoi cette systématique indifférence à l’anticipation ? Sans doute parce qu’elle ne rapporte rien politiquement… sauf en cas de “surprise stratégique”. C’est un pari. Qu’ils ne font pas. Celui du service de l’intérêt national dont on ne vous saura peut-être jamais gré. Un pari à rebours de l’air du temps, qui requiert des mesures de protectionnisme économique, des nationalisations, la constitution de stocks et de champions nationaux, le maintien de capacités de production indépendantes multiples. Bref, cela coûte cher et ne rapporte rien, sauf si… Cela demande de croire à la souveraineté nationale, à l’intérêt et à la raison d’Etat et d’accepter leur coût politique et financier toujours exorbitant. Or, nous parlons d’Etat stratège sans jamais en accepter l’austérité et les exigences. Gouverner n’est pas glamour.

    Dieu merci, le cadavre européen bouge encore. Ou plutôt, sous l’effet de la gravité de la crise sanitaire qui cible les populations – première richesse d’une nation-, certains de ses “organes” (les Etats-membres) sortent de leur torpeur et reprennent leur vie propre. La Hongrie, L’Allemagne, L’Italie, la Grèce, la Pologne. On appelle cela avec dégoût le populisme, le souverainisme, et même “l’i-libéralisme”, alors que ce sont les systèmes immunitaires des peuples et nations qui se réveillent, non pas contre l’Europe mais pour elle, pour la faire sortir enfin de son enveloppe abstraite mortifère !

    Caroline Galactéros (Geopragma, 4 avril 2020)

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  • Pouvoir secret du renseignement...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°26, mars-avril 2020), dirigée par Jean-Baptiste Noé, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré au renseignement.

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉDITORIAL

    La peur et la servitude, par Jean-Baptiste Noé

    CHRONIQUES

    IDÉES

    Guérilla urbaine et contre-guérilla, par Alexis Deprau

    LE GRAND ENTRETIEN

    Fabrice Balanche. Syrie : Turquie et Russie se partagent le terrain

    ART ET GEOPOLITIQUE

    Bilan 2019 du marché international de l'art contemporain : un indice géopolitique signifiant, par Aude de Kerros

    ENJEUX

    HISTOIRE BATAILLE

    Rocroi (19 mai 1643). Le Soleil se lève au nord, par Pierre Royer

    GRANDE STRATÉGIE

    Le projet international de Mussolini, par Frédéric Le Moal

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    CARTES

    VUE SUR LA MER

    RIEN QUE LA TERRE

    CHRONIQUES

    CHEMINS DE FRANCE

    LIVRES

    LIRE LES CLASSIQUES

     

    DOSSIER

    Renseignement

    Coordonner les services de renseignement : un défi perpétuel, par Florian Vadillo

    Renseignement et temporalité : mauvais ménage et conséquences cruelles, par Xavier Raufer

    Un exemple de coopération, le SDECE et la PIDE, par Tigrane Yégavian

    A l'ombre du croissant. Le renseignement turc, par Tancrède Josseran

    Israël : le renseignement, une question de survie, par Jacques Nériah

    Renseignement extérieur, ambassades et diplomatie, par Alexis Deprau

    Le cadre du renseignement économique français, par Olivier de Maison Rouge

    Entretien avec le général Eric Bucquet : Quels sont les défis du renseignement français ?

     

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  • Erdogan n'est fort que parce que nous sommes faibles !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Renaud Girard à Figaro Vox à propos de la crise provoquée par la Turquie et qui implique la Syrie, la Russie et maintenant l'Europe... Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    «Vague migratoire: le seul moyen de faire reculer Erdogan, c’est de lui tenir tête»

    FIGAROVOX.- Pouvez-nous nous expliquer la situation à Idlib et le lien avec la crise migratoire?

    Renaud GIRARD.- La Syrie est plongée dans une guerre civile qui, depuis 2012, oppose une rébellion majoritairement islamiste (soutenue, entre autres, par la Turquie) au gouvernement laïc baasiste de Bachar el-Assad (soutenu par la Russie et l’Iran). En septembre 2015, le Président Vladimir Poutine a décidé d’engager directement les forces russes aux côtés du gouvernement syrien. Cet appui a permis au camp loyaliste de gagner la guerre et de reconquérir l’essentiel du territoire syrien.

    Cependant, la ville d’Idlib, au nord-ouest du pays, près de la frontière turque, est encore aux mains des rebelles. Les Accords de Sotchi, conclus en septembre 2018 entre Russes et Turcs, faisaient de cette ville une «zone de désescalade», sécurisée par l’armée turque qui est censée y protéger les civils.

    Mais les Syriens et les Russes ont décidé de reprendre la ville, car ils considèrent que le Président Erdogan a trahi ses engagements. En effet, la zone devait uniquement servir à protéger les civils. Cependant, les Turcs y ont accueilli en masse des djihadistes, syriens et étrangers, qui fuyaient la reconquête des autres provinces syriennes par les forces gouvernementales.

    Or, Erdogan n’accepte pas cette reconquête et ses troupes se heurtent à l’armée syrienne. Par ailleurs, au lieu de s’en prendre frontalement à la Russie, qu’il sait forte, il menace l’Union européenne (UE), qu’il sait faible. Il encourage des centaines de milliers de migrants musulmans à se précipiter sur les frontières de l’Europe. Tout cela parce que 33 soldats turcs eurent trouvé la mort dans un bombardement effectué à Idlib (sur le sol syrien donc) par les forces de Bachar el-Assad. Erdogan a ainsi rompu unilatéralement l’engagement qu’il avait pris envers l’UE de garder en Turquie les migrants (Afghans, Syriens, Irakiens...) et de les empêcher de passer en Europe, engagement pour lequel les Européens l’ont généreusement payé. Erdogan punit les Européens, alors qu’ils n’y sont strictement pour rien dans le bombardement d’Idlib.

    Le Président turc sait que l’immigration est devenue le talon d’Achille des sociétés européennes et qu’elle risque de faire imploser l’Union européenne. Et ce d’autant plus que les sociétés européennes n’ont jamais été consultées démocratiquement sur la question migratoire alors qu’elles ont depuis longtemps constaté, chez elles, l’échec du multiculturalisme.

    Par ailleurs, Erdogan cherche à négocier avec Poutine, qui est en position de force, mais sans perdre la face. La rencontre des deux dirigeants, le 5 mars à Moscou, vient de déboucher sur un cessez-le-feu provisoire, qui prévoit qu’Idlib ne sera pas réoccupée par les Syriens pour le moment mais que les organisations islamistes (soutenues par la Turquie) y seront démantelées.

    Quels sentiments vous inspire cette décision du Président Erdogan d’encourager des centaines de milliers de migrants à forcer les frontières de l’Union européenne?

    Premier point, il s’agit là d’une forme d’invasion. Les frontières de l’Europe sont attaquées. Ainsi, le 1er mars 2020, on a pu voir de solides jeunes barbus, criant «Allah Akbar!», portant un tronc d’arbre en guise de bélier et essayant de défoncer le portail d’un poste-frontière grec. Ces musulmans, résidant en Turquie mais natifs de différents pays du Moyen-Orient, avaient été gratuitement transportés en autobus par les autorités turques vers la frontière grecque.

    Deuxième point. Erdogan est en grande partie responsable du chaos qui règne en Syrie. Jusqu’en 2010, il avait choisi comme ligne de politique étrangère «zéro problème avec nos voisins», et maintenait d’excellentes relations avec tous les pays de son entourage géographique. Mais en 2011, éclatent les printemps arabes: Erdogan tente alors de les récupérer à son profit et rêve d’en prendre partout le leadership. Pour cela, il appuie les Frères Musulmans. Il intervient dans la guerre civile syrienne, contre le régime baasiste d’Assad, dont il avait été pourtant l’ami personnel. Son service secret, le MIT, accueille les djihadistes venus du monde entier et les fait passer en Syrie. Il les arme et les soigne, sur le territoire turc. Erdogan se sent alors pousser des ailes et fanfaronne, annonçant en 2012 que d’ici quelques semaines le régime de Bachar sera tombé et qu’il viendra lui-même prier à Damas à la grande mosquée des Omeyaddes. Mais les alliés islamistes arabes d’Erdogan ont perdu. Si le Président turc n’avait pas joué à l’apprenti sorcier, la guerre civile syrienne aurait été terminée plus tôt et aurait fait moins de victimes et de réfugiés. Pourquoi les Européens paieraient-ils le prix des graves imprudences d’Erdogan?

    Troisième point, lorsque l’on regarde le choix d’Erdogan de sanctionner l’UE, il y a là matière à être surpris deux fois. D’abord, les Turcs ne sont pas chez eux à Idlib. La Turquie n’est ni envahie ni attaquée. C’est elle qui, au contraire, occupe une portion du territoire syrien, territoire que le gouvernement de Damas cherche à reconquérir, ce qui est dans la nature d’un gouvernement, quel qu’il soit. Quand on envoie des soldats en expédition dans un autre pays que le sien, ne prend-on pas le risque qu’ils s’y fassent tuer? Ensuite, pourquoi punir les Européens, alors que ce ne sont pas eux - mais des avions syriens ou russes - qui ont tué ces malheureux soldats turcs?

    Mais alors pourquoi Erdogan s’en prend-il à l’UE? Et comment doivent répondre les Européens?

    La seule manière de comprendre le geste d’Erdogan est que ce Frère musulman a toujours, dans sa diplomatie extérieure comme dans sa politique intérieure, préféré s’en prendre à des faibles qu’à des forts. Erdogan n’a aucune difficulté à insulter Macron. Avant d’insulter Poutine ou Trump, il y réfléchira à deux fois. Erdogan vit de nos faiblesses et de nos renoncements. Il n’est fort que parce que nous sommes faibles. Et nous sommes faibles par notre propre faute.

    Erdogan ne comprend que la force. Trump l’a bien saisi, comme le montre l’attaque sur la livre turque en août 2018 pour faire libérer le pasteur américain Andrew Brunson, emprisonné en Turquie. Poutine aussi l’a compris. Ainsi Erdogan a dû se réconcilier avec lui en 2016 après les sanctions russes suite à la mort d’un pilote russe, dont l’avion avait été abattu par les Turcs.

    La Russie et les États-Unis ne sont pas des pays que l’on fait chanter. L’Union européenne, c’est différent. Depuis la crise des migrants de 2015, les Turcs ont compris qu’ils pouvaient la faire chanter à leur guise: «Tu ne veux pas faire ce que je désire, tu ne veux pas me donner plus d’argent ou me soutenir dans ma politique? Alors, je vais t’envoyer quelques centaines de milliers de migrants musulmans supplémentaires.» C’est, en substance, le langage que tient tous les jours à l’égard de Bruxelles notre nouveau sultan néo-ottoman. Là, il vient de passer à la vitesse supérieure en révoquant unilatéralement des accords qu’il avait signés alors que l’UE lui a déjà versé plusieurs milliards d’euros pour empêcher l’arrivée de migrants. Et au moment même où Erdogan donne l’ordre à sa police de pousser les migrants vers la frontière grecque, la Commission européenne annonce qu’elle va lui verser 500 millions d’euros supplémentaires. C’est surréaliste.

    Plus nous serons faibles avec Erdogan, plus il sera méprisant et exigeant. C’est une grave erreur de croire qu’il sera bienveillant si nous nous montrons complaisants et cédons à ses menaces. Il en voudra alors toujours plus. Céder face à lui serait un nouveau Munich, comme lorsque nous avons cédé face à Hitler en pensant ainsi acheter la paix. Le seul moyen de faire reculer Erdogan est au contraire de lui tenir tête.

    Pourquoi la BCE ne spécule-t-elle pas contre la livre turque (comme le firent les USA avec succès pour libérer le pasteur Brunson)? Pourquoi ne surtaxons-nous pas les exportations turques (acier, aluminium, noisettes...)? Pourquoi ne prenons-nous pas des sanctions économiques - sur le commerce et le tourisme - contre la Turquie (comme le firent Trump et Poutine) afin qu’Erdogan cesse son chantage migratoire? La justice française vient de mettre en examen quatre personnes soupçonnées d’avoir collecté des fonds pour le PKK (organisation politico-militaire indépendantiste kurde, hostile à Erdogan). Pourtant les Kurdes nous ont rendu de grands services contre Daech. Erdogan ne fait pas la police pour nous (avec les migrants), pourquoi la ferions-nous pour lui, en arrêtant des Kurdes appartenant à un mouvement, le PKK, qu’il juge terroriste.?

    Surtout, il faut d’urgence aider financièrement et militairement la Grèce et la Bulgarie à défendre les frontières de l’Europe et arrêter cette immigration musulmane de masse, dangereuse pour la cohésion de l’UE. Nous devons mobiliser les armées et polices européennes pour bloquer le flux de migrants et neutraliser le chantage turc. Voilà qui permettrait de donner aux peuples européens une image positive et protectrice de l’UE.

    Le Président turc est-il plus faible qu’on ne le croit?

    Oui. Sa politique étrangère a été contre-productive. Nous sommes à l’opposé de la ligne «pas de problème avec les voisins» des années 2002-2010. Aujourd’hui, en plus de ne pas avoir pu renverser Bachar, Erdogan est isolé diplomatiquement. Il s’est fâché avec de nombreux pays musulmans moyen-orientaux (dont l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les Émirats, qui - bien que sunnites comme la Turquie - considèrent les Frères Musulmans comme une organisation terroriste).

    À l’intérieur, le Président turc est aussi en position de faiblesse. Sa cote de popularité est en baisse. Son parti, l’AKP (islamo-conservateur), a perdu la ville d’Istanbul (principale ville et capitale économique du pays, dont Erdogan fut longtemps maire). Son économie connaît des difficultés. Sa population est excédée par la présence de millions de migrants arabes, africains et afghans.

    En se lançant dans une opération militaire pour stimuler le sentiment nationaliste et en tentant de se débarrasser des migrants, Erdogan espère relancer sa popularité auprès de son opinion publique. Mais si sa politique aboutissait à des sanctions économiques, son pari se retournerait contre lui.

    À Idlib, les civils sont pris entre les Turcs (et leurs alliés djihadistes) et les forces de Bachar el-Assad. Face à la guerre, au froid et à la famine, ils vivent une véritable crise humanitaire. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé Quelle diplomatie pour la France? (Le Cerf, 2017), ouvrage dans lequel vous critiquez la position de la présidence Hollande sur le dossier syrien. Pour vous, que doit faire la France pour Idlib?

    La France continue (depuis 2011!) de refuser tout dialogue avec Bachar el-Assad alors qu’il est désormais manifeste que cette ligne est tout à fait erronée.

    Car, qu’on le veuille ou non, Bachar el-Assad a aujourd’hui gagné la guerre et reconquis l’essentiel de son territoire. Même les Émirats Arabes Unis (puissance sunnite qui a longtemps soutenu et armé les rebelles) ont pris acte de la victoire de Bachar et rouvert leur ambassade à Damas! En agissant comme elle le fait, la France se prive de toute influence sur le règlement politico-humanitaire de la crise d’Idlib.

    Le réalisme seul nous permettra d’avoir un impact politique et humanitaire positif là où notre moralisme nous condamne à l’impuissance. Pour pasticher la formule de Charles Péguy sur la morale de Kant, nous pouvons dire que: «la diplomatie française a les mains propres parce qu’elle n’a pas de mains». Notre position n’est d’aucun secours aux civils d’Idlib là où une posture réaliste de rapprochement avec Bachar el-Assad nous permettrait au contraire de peser sur lui. Pour pacifier la Bosnie et mettre fin aux massacres grâce aux accords de Dayton, il a bien fallu parler à Milosevic.

    Depuis le début de l’année 2012, les gouvernements occidentaux ont cessé de parler au régime Assad, estimant que sa chute n’était plus qu’une question de semaines. Ils se sont trompés. Il est temps de prendre les réalités telles qu’elles sont et de comprendre qu’Assad est -qu’on le veuille ou non- un acteur incontournable, qui jouit du soutien d’une partie non négligeable de la population syrienne. Ça ne nous plaît peut-être pas mais ce sont les faits. On ne fera donc pas taire les armes à Idlib sans lui parler. Notre diplomatie moralisatrice et droit-de-l’hommiste n’a servi à rien et n’a pas fait avancer d’un pouce les Droits de l’Homme ou la démocratie. Elle a au contraire abouti à des résultats immoraux, à savoir des souffrances horribles pour les populations. On refuse de se compromettre en parlant à Bachar, mais ce sont les civils syriens qui endurent les conséquences terribles de notre position. «La vraie morale se moque de la morale», disait Pascal.

    Nous avons commis deux grandes erreurs au Moyen-Orient. La première a été de rompre avec Bachar el-Assad et de prendre les rebelles syriens pour des «démocrates» alors que la majorité d’entre eux étaient islamistes. La seconde a été d’abandonner nos amis: les Chrétiens d’Orient et les Kurdes. Or, dans cette région du monde, les gens - y compris vos ennemis - ne vous respectent que si vous n’abandonnez pas vos amis. Ainsi Poutine est respecté par tous les peuples orientaux, y compris par les Turcs et les Saoudiens, parce qu’il n’a pas abandonné son ami Bachar. À cause de ces deux erreurs, la voix de la France ne compte aujourd’hui pour rien en Syrie, alors que nous en sommes pourtant l’ancienne puissance mandataire: dans les négociations du 5 mars, Poutine a décliné la demande d’Erdogan de convier également Emmanuel Macron à une rencontre sur la Syrie. Nous payons là neuf années d’erreur et d’aveuglement.

    Faut-il condamner les frappes russes sur Idlib?

    Pour répondre, regardons les chiffres. La guerre en Syrie a fait 73 000 morts en 2013 et 75 00 en 2014, mais 20 000 en 2018 et 11 000 en 2019 (c’est-à-dire un chiffre divisé par 7 par rapport à 2014). Donc l’intervention russe (qui remonte 2015) et les succès russo-syriens sont synonymes d’une baisse du nombre de morts sur le terrain.

    Surtout, les frappes russes visent des djihadistes, c’est-à-dire notre ennemi principal, le même qui massacre les Chrétiens d’Orient, tue nos enfants dans nos rues et que nous combattons en France et au Mali. D’ailleurs, la chaîne France 24 a publié des images dans lesquelles des djihadistes français se filment fièrement à Idlib parmi les rebelles. Notre attitude est donc incohérente: en France ou au Sahel, nous combattons ces gens. Mais en Syrie, nous déplorons que Poutine les bombarde.

    Les rebelles d’Idlib, protégés par la Turquie, appartiennent à Hayat Tahrir al-Cham, conglomérat djihadiste dont la principale branche est Fatah al-Cham, nouveau nom du Front Al-Nosra, c’est-à-dire de la branche syrienne d’Al Qaeda. N’oublions pas qu’Al Qaeda est à l’origine des attentats du 11 septembre de 2001 (les plus meurtriers de l’histoire du terrorisme). C’est elle que nous affrontons dans le Sahel (sous le nom d’Aqmi). Depuis 20 ans, cette nébuleuse a aussi tué des milliers de civils dans le monde arabe.

    Pendant toute la guerre syrienne, la filiale Al-Nosra est restée fidèle à la réputation de sauvagerie de sa maison-mère Al-Qaeda. Elle s’est tristement illustrée, entre autres exactions, par des massacres de druzes, de chrétiens et d’alaouites, mais aussi de sunnites. Par exemple, le 11 décembre 2013, Al-Nosra a infiltré la ville d’Adra: au moins 32 civils ont été massacrés, certains décapités. La victoire d’Al Nosra en Syrie, empêchée par les Russes, aurait signifié l’extermination de toutes les minorités religieuses, l’instauration de la charia et la constitution d’un État islamiste et terroriste au coeur du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Si les bombardements sur Idlib tuent hélas aussi des civils, c’est parce que les djihadistes prennent la population en otage et se mêlent à elle.

    En septembre 2015, j’écrivais «il faut aider les Russes en Syrie». Si nous l’avions fait, nous pourrions jouer un rôle dans la crise syrienne au lieu d’être ravalés au rang de spectateurs passifs.

    Renaud Girard (Figaro Vox, 6 mars 2020)

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  • Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon cueilli sur Geopragma et consacré à l'épidémie de coronavirus et à ses conséquences sur les rapports de force mondiaux. Membre fondateur de Geopragma, ancien élève de l'ENA, Jean-Philippe Duranthon est inspecteur général au ministère de l'Ecologie et du Développement durable.

     

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    Quand les routes de la soie se transforment en routes des virus

    Il est bien sûr un peu tôt pour évaluer toutes les conséquences de la crise du coronavirus, d’autant que celle-ci en est encore à ses débuts. Mais il est possible de réfléchir dès à présent à certaines de ses conséquences, par exemple au positionnement géostratégique de la Chine.

    Jusque-là sûre d’elle, fière d’un système, combinant développement économique et stabilité politique, garantissant l’adhésion de la population, la Chine pouvait adopter une posture conquérante, à l’échelle régionale mais aussi planétaire. L’apparition du virus à Wuhan (ville où, étrange coïncidence, elle avait décidé d’installer son laboratoire P4 spécialisé dans les recherches sur les virus) et sa propagation changent la donne et remettent en cause cette posture. L’absence de maîtrise initiale de l’épidémie montre en effet le manque de réactivité des responsables locaux, les imperfections des processus d’information au sein de l’empire, et les déficiences du système de santé : autant de faiblesses d’importance qu’il faudra corriger, donc de réformes internes qu’il faudra engager. Les dirigeants chinois devront accorder au moins autant d’attention au bien-être de la population qu’à la conquête de marchés ou de verrous diplomatiques. Car même en Chine l’on ne peut pas tout faire en même temps, surtout lorsque la croissance économique est la plus faible depuis trente ans.

    A l’échelle internationale, l’isolement dans laquelle la Chine est depuis peu plongée, à la fois volontairement du fait de la fermeture des régions contaminées, et malgré elle, parce que la plupart des pays ou des compagnies aériennes ont rompu leurs liaisons avec elle, interroge.

    Mais, au-delà de ces décisions emblématiques, c’est surtout la mise à l’arrêt d’un appareil de production dont des pans entiers sont conçus pour l’international qui importe : elle remet en effet en question l’habitude prise par la plupart des entreprises occidentales de réaliser une large part de leur activité en recourant à la sous-traitance dans des pays à faibles coûts de production, en particulier la Chine. Si ces entreprises ont aujourd’hui pour priorité de parer au plus pressé en recherchant, vaille que vaille, des palliatifs leur permettant de continuer leur activité, il est certain qu’elles réexamineront, dès que cela leur sera possible, l’ensemble de leurs processus de production et leur analyse des risques : elles pondéreront davantage leur dépendance à l’étranger, surtout l’étranger lointain, et considéreront que les risques de la délocalisation des processus industriels deviennent, surtout lorsqu’il s’agit d’approvisionnement en source unique, plus importants que les écarts de coût horaire qui les compensaient, et au-delà, jusqu’alors. Il est donc très probable que la crise du coronavirus modifiera de manière importante la division internationale du travail et sera un facteur de ré-internalisation de l’activité industrielle. La Chine, à l’instar de ses voisins, en sera pénalisée, d’autant plus que sa part dans l’activité manufacturière mondiale a cru fortement ces dernières années.

    Il faut donc s’attendre à deux évolutions qui se combineront : d’une part un repli sur soi pour donner la priorité aux réformes internes nécessaires, d’autre part une moindre appétence des pays occidentaux pour les usines chinoises.

    Mais il serait illusoire d’imaginer que cette évolution sera durable. La Chine a l’habitude de donner du temps au temps mais conserve ses objectifs, surtout quand le symbole du centenaire de la création de la Chine Populaire approche. Pas question donc que la Chine ne cherche plus à prendre la place des Yankees dans le contrôle de la région, qu’elle ne revendique plus d’être l’alter ego des Etats-Unis, voire l’alter ego dominant, qu’elle n’utilise plus ses avantages économiques (énorme marché, faibles coûts de production, main d’œuvre docile) et les réserves financières qu’elle a accumulées pour être un acteur incontournable, voire dominant, de la vie économique de la planète. Pas question qu’elle ne cherche plus à combiner ces atouts pour se doter d’un complexe militaro-industriel de tout premier niveau au service de sa politique de puissance.

    Le coronavirus va donc certainement ralentir quelque temps la montée en puissance de la Chine sur le plan mondial, mais il ne lui donnera pas un coup d’arrêt. Il est même probable que les entreprises chinoises, qui auront besoin d’accroître leur présence sur les marchés mondiaux pour compenser le ralentissement de la croissance en Chine, chercheront à compenser la désaffection relative de leurs partenaires occidentaux en se montrant encore plus agressives à l’étranger.

    Il est donc peu probable que le coronavirus soit pour la Chine ce que Tchernobyl a été pour l’URSS.

    Mais les interrogations d’ordre géostratégique soulevées par l’épidémie/pandémie de coronavirus concernent désormais aussi d’autres pays que la Chine. Comment l’Iran, déjà affaibli par les sanctions américaines, son étrange modèle économique et ses contestations internes, pourra-il surmonter un désastre sanitaire auquel il n’est pas préparé et quelles en seront les conséquences au niveau régional et pour sa confrontation avec les Etats-Unis ? Quelles seront les conséquences de l’épidémie sur l’équilibre des forces dans les régions qui connaissent des conflits armés ou latents et sur ces conflits eux-mêmes : au Moyen-Orient (Syrie), dans le Golfe (Yémen), en Afrique du Nord (Lybie)… ? Les forces militaires françaises pourront-elles continuer leur action protectrice an Afrique lorsque les déficiences du système de santé de la plupart des pays subsahariens, dès à présent connues, seront manifestes ? Verra-t-on apparaître, après les réfugiés politiques, économiques, climatiques, des réfugiés sanitaires et quel accueil devra et pourra-t-on leur réserver ?…

    Il est également difficile de savoir si l’inévitable ralentissement économique mondial et la chute des marchés financiers se traduiront par une crise économique majeure et si les Etats ainsi que les banques centrales trouveront les moyens d’y faire face alors qu’ils ont déjà créé des liquidités considérables pour remédier à la déprime de la croissance.

    L’épidémie de coronavirus ne va pas changer les objectifs ni les stratégies des grandes puissances. Mais elle va modifier de manière non négligeable les possibilités d‘action des différents protagonistes et, sans doute, à brève échéance, certains rapports de force.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 2 mars 2020)

     

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  • L’Eurasie : le nouveau Far East économique et stratégique pour la France et l’UE ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la question de l'Eurasie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    L’Eurasie : le nouveau Far East économique et stratégique pour la France et l’UE ?

    « Celui qui domine le Heartland commande « l’ile-monde » (l’autre nom de l’Eurasie) ; celui qui domine « l’ile-monde » commande le monde. » 

    Ainsi parlait le géographe- stratège britannique Mackinder …en 1904 ! L’Amérique a fait son mantra géopolitique de cet oracle et le grand Z. Brezinski conseiller de bien des présidents américains jusqu’à Barack Obama, l’a candidement expliqué dans son remarquable « Grand échiquier » en 1997.

    Eh bien nous y sommes ! La hantise de la géopolitique américaine a toujours été l’unification de l’Eurasie et l’émergence d’une puissance continentale la contrôlant. Les Etats-Unis s’appliquent à dominer cet espace géopolitiquement concurrent par l’éparpillement et l’affaiblissement des souverainetés étatiques européennes et eurasiatiques. Via l’embrigadement otanien, l’extraterritorialité juridique, les sanctions contre la Russie, les intimidations et chantages de tous ordres, etc… Divide et impera. C’est la raison de toute la pression exercée depuis 60 ans sur l’UE – comme de toutes les politiques antirusses -, afin que jamais l’Europe de l’Ouest n’ose se tourner vers l’est du continent. Car, sans même parler d’union ou d’intégration, un simple rapprochement tactique assumé entre l’UE et l’Eurasie amoindrirait mathématiquement l’influence américaine globale et régionale, y compris face désormais à la puissance chinoise.  

    A l’autre bout du monde, le nouveau « deuxième Grand » du duopôle stratégique, la Chine, via les Nouvelles routes de la Soie, cherche à prendre l’Europe en sandwich. Et que dit la malheureuse proie ? Elle s’insurge mollement, se laisse faire et se croit même maligne en jouant la Chine contre la Russie. La tenue en 2016 du Forum de « l’initiative des Trois mers » (Baltique, Adriatique, Mer noire) a vu s’ébaucher le raccordement de 12 pays d’Europe centrale et orientale au projet des Routes de la Soie…mais contre la Russie. En 2020 doit se tenir 1er forum UE-Asie centrale, qui sera lui aussi dirigé indirectement contre la Russie. L’UE veut donc bien collaborer avec l‘Asie centrale…. Mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie…. à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    Pourtant, si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendaient compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recelait, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine et constituerait une masse stratégique-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. 

    Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est totalement absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  

    Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont les 2 plus grandes économies mondiales : UE et Chine. Pour ne parler que de l’UEE  -pendant de l’UE- : un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) représente 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du 21 siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    L’Eurasie est donc l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme.Bref, c’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devons nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. 

    On retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée ? C’est faux ! Ce sont des freins largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse. Ce syndrome de Stockholm nous affaiblit et justifie les sanctions interminables pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience d’une communauté d’intérêts et d’une urgence à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE dans les projets de la Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands avec l’OBOR et au sein de l’OCS pour contrôler l’Asie centrale, pré carré russe, puis se projeter vers l’UE.

    Nous avons en commun avec la Russie tant de choses, mais certainement une commune crainte d’un engloutissement ou du dépècement chinois. Ainsi, l’Eurasie est prise entre deux poids lourds et promise à la dévoration si UE et Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. 

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit devenir une priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure, face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 3 février 2020)

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  • Le Monde à l'heure de Poutine...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°25, janvier-février 2020), dirigée par Jean-Baptiste Noé, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré à la Russie de Vladimir Poutine.

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉDITORIAL

    L'axe du monde, par Jean-Baptiste Noé

    CHRONIQUES

    IDÉES

    George Orwell et la géopolitique, par Florian Louis

    PORTRAIT

    Matteo Salvini. Le buldozer italien, par Pierre Royer

    LE GRAND ENTRETIEN

    Nuno Severiano Teixera. Portugal : le pays archipel cultive son jardin

    ART ET GEOPOLITIQUE

    L'art sous le règne de Poutine , par Aude de Kerros

    GRANDE STRATÉGIE

    Alexandre maître de guerre, par Olivier Battistini

    HISTOIRE BATAILLE

    Patay (18 juin 1429). Le commencement de la fin, par Pierre Royer

    ENJEUX

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    CARTES

    VUE SUR LA MER

    CHRONIQUES

    LIVRES

    GÉOPO-TOURISME

    LIRE LES CLASSIQUES

     

    DOSSIER

    Le monde à l'heure de Poutine

    Vingt ans de Poutine, par Frédéric Pons

    Toqué... de tocantes, par Patrice Brandmayer

    Le cinéma patriotique sous Poutine, par Pascal-Marie Lesbats

    1999-2019 : 20 ans d'évolution, par Jean-Baptiste Noé

    Littérature et culture comme approche de l'identité russe, par Anne Pinot

    Russie : un soft power négatif, par Didier Giorgini

    Poutine, l'orgueil retrouvé de la diplomatie russe, par Hadrien Desuin

    Le grand retour de la Russie au Moyen-Orient, par Frédéric Pichon

    La Russie et la Chine en Eurasie, par Pascal Marchand

    La Russie et ses marges, par Christophe Réveillard

    Entretien avec Valery Rastorguev

    Russie  : un État mafieux ? Mythes et réalités, par Nicolas Dolo

    L'armée russe à l'ère de l'éclatement stratégique, par Peter Debbins

    Le secteur énergétique russe, par Robin Terrasse

    Le grand retour de la Russie en Afrique, par Bernard Lugan

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