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Entretiens - Page 82

  • Agir malgré la décadence...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien entre David Engels et Julien Rochedy.

    Historien, spécialiste de l'antiquité romaine, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire. Il vient de publier un essai intitulé Nietzsche l'actuel.

     

     

                                      

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  • Christophe Guilluy et le temps des gens ordinaires...

    Le 26 novembre 2020, dans son émission « Interdit d'interdire », sur RT France, Frédéric Taddeï recevait Christophe Guilluy pour évoquer son essai Le temps des gens ordinaires (Flammarion, 2020). Géographe, Christophe Guilluy est l'auteur d'essais importants et très commentés, Fractures françaises (Flammarion, 2010), La France périphérique (Flammarion, 2014), Le crépuscule de la France d'en haut (Flammarion, 2016) et No society (Flammarion, 2018).

     

                                         

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  • Quand le pape François fait passer la sécurité des migrants avant celle des nations...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque les positions du pape François sur l'immigration. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019) et La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020).

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    Alain de Benoist : « Immigration, comment le pape François nous trompe… »

    Le moins qu’on puisse dire est que Tutti fratelli, la dernière encyclique du , n’a pas fait l’unanimité dans le monde catholique. Surtout quand il affirme s’être senti encouragé par le grand imam Ahmed el Tayyeb, rencontré à Abou Dabi. Votre sentiment ?

    Venant après Lumen fidei et Laudato si’, la troisième encyclique du pape François se présente comme une interminable admonestation politique qui appelle à « penser à une autre humanité », où chacun aurait le droit de « se réaliser intégralement comme personne ». Cela impliquerait, notamment, le droit des immigrés à s’installer où ils veulent, quand ils veulent et en aussi grand nombre que cela leur convient. C’est ainsi qu’on jetterait les bases de la « fraternité universelle ». Le pape a apparemment oublié que l’histoire de la fraternité commence mal, en l’occurrence avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn (Gn 4, 8).

    Cela dit, le pape François a des arguments théologiques à faire valoir. Dans le monothéisme, le Dieu unique est le « Père » de tous les hommes, puisque tous les hommes sont appelés à l’adorer. Tous les fils de ce Père peuvent donc être considérés comme des frères. C’est le fondement de l’universalisme chrétien : le peuple de Dieu ne connaît pas de frontières. Les différences d’appartenance, d’origine ou de sexe sont insignifiantes aux yeux de Dieu : « Il n’y a ni Juif ni grec, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ » (Ga 3, 28). L’homme appartient à l’humanité de façon immédiate, et non plus, comme on le considérait dans l’Antiquité, de façon médiate, par l’intermédiaire d’un peuple ou d’une culture (pour le pape, le peuple est une « catégorie mythique »).

    Quand on déclare considérer quelqu’un « comme un frère », la référence est évidemment le frère réel, le frère de sang. Rien de tel chez François qui peut, ici, se réclamer de l’exemple de Jésus dans l’un des plus célèbres épisodes des Évangiles. La famille de Jésus se rend auprès de l’endroit où il prêche afin de se saisir de lui, considérant qu’il « a perdu le sens (elegon gar oti exestè) » : « Il y avait une foule assise autour de lui et on lui dit : “Voilà que ta mère et tes frères et tes sœurs sont là dehors qui te cherchent”. Il leur répond : “Qui est ma mère ? Et [qui] mes frères ?” Et, promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit : “Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère” » (Mc 3, 20-35). La supériorité de la fraternité spirituelle sur la fraternité biologique est très clairement affirmée. Destitution du charnel au profit du spirituel, de la nature au nom de la culture, du sang au profit de l’esprit.

    C’est dans cet esprit que le pape François ne veut, dans l’immigration, que considérer l’intérêt des migrants. Il l’avait déjà dit auparavant : pour lui, « la sécurité des migrants doit toujours passer systématiquement avant la sécurité nationale ». La sécurité des populations d’accueil passe après. François met, ici, ses pas dans l’Épître à Diognète, lettre d’un chrétien anonyme de la fin du IIe siècle : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes […] Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. »

    Mais quel sens exact faut-il donner au mot « fraternité » ?

    Dans la devise républicaine, la « fraternité » est une valeur morale, pas un principe politique. Si on veut l’utiliser comme principe politique, on va au-devant de tous les contresens. Il y a quelques mois, des juristes n’ont pas hésité à se référer au principe de « fraternité » pour légitimer l’action des passeurs qui font traverser nos frontières à des immigrés clandestins. C’est évidemment une perversion des textes.

    Le ressort de la fraternité, pour le pape François, réside dans l’agapè, qui est la forme chrétienne de l’amour. Sa traduction latine par caritas (« charité ») n’en exprime pas tout le sens. L’agapè est avant tout une disposition d’esprit qui doit entretenir l’ouverture à l’Autre quel que soit cet Autre. C’est un amour universel, sans destinataire singulier, un amour pour tout homme au seul motif qu’il est un homme, un amour inconditionnel aussi, qui n’attend rien en retour.

    En proclamant que « nous sommes tous frères », François se rallie à une conception totalement irréaliste des rapports sociaux. Il croit qu’il n’y aura plus de guerres quand tous les hommes regarderont « tout être humain comme un frère ou une sœur ». Il croit que la politique se ramène à la morale, qui se ramène elle-même à l’« amour ». Il confond la morale publique et la morale privée, qui ne se situent nullement sur le même plan : accorder mon hospitalité personnelle à un étranger est une chose, en faire venir des millions dans un pays au point d’en altérer l’identité en est une autre. En conclusion, il n’hésite pas à plaider pour une « organisation mondiale dotée d’autorité » qui supprimerait toutes les frontières et toutes les souverainetés nationales.

    Cette encyclique est aussi, pour le pape, une nouvelle occasion de critiquer notre système marchand, tout en appelant de ses vœux un « monde ouvert ». N’est-ce pas une contradiction majeure, quand ce n’est pas un appel à la déferlante migratoire ?

    C’est, bien sûr, une totale inconséquence, puisque le capitalisme libéral, que le pape François stigmatise par ailleurs – et à juste titre –, ne cesse de réclamer la libre circulation des hommes et des marchandises (« laissez faire, laissez passer »). En bonne logique libérale, rien n’est plus « ouvert » qu’un marché ! Affirmer que les migrants ont droit de s’installer où bon leur semble – Benoît XVI proclamait déjà le « droit humain fondamental de chacun de s’établir là où il l’estime le plus opportun » –, c’est très exactement reprendre un mot d’ordre libéral.

    Le pape se contredit encore quand il appelle à abattre les murs, en oubliant que leur fonction première n’est pas d’exclure mais de protéger. En prenant position pour une solidarité sans frontières qui existerait à l’état potentiel chez tous les hommes au seul motif qu’ils sont humains, il montre qu’il ne comprend pas qu’il n’y a de fraternité possible, au sens de la philia aristotélicienne (l’amitié politique et sociale), qu’à la condition qu’elle soit circonscrite dans des limites bien définies. De même le « bien commun universel » n’est-il qu’une illusion : il n’y a pas de bien commun pensable que limité à ceux qui partagent concrètement ce commun, à savoir les communautés politiquement et culturellement présentes à elles-mêmes.

    Le pape présente l’humanité unifiée comme un but à atteindre (« rêvons en tant qu’une seule et même humanité »), la cité cosmopolitique comme une rédemption, comme si la division du monde en nations, en cultures et en peuples était un accident historique qu’il serait possible d’effacer. Sa « fraternité universelle » n’est, en fait, qu’un vœu pieux dénué de sens, sous-tendu par l’obsession de l’unique, de la fusion, de la disparition de tout ce qui sépare et donc distingue. Compte tenu de ce que sont les hommes réels, autant prôner la « fraternité » de la gazelle et du lion ! Jean-Baptiste Carrier, en 1793, disait massacrer les Vendéens « par principe d’humanité ». Carl Schmitt, citant Proudhon, ajoutait : « Qui dit humanité, veut tromper. » François trompe énormément.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 26 novembre 2020)

     

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  • Ensauvagement et libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la relation entre ensauvagement et libéralisme. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Ensauvagement. « Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme » selon Jure Georges Vujic

    Polémia : Ces derniers temps, le terme d’« ensauvagement » est devenu à la mode, et renvoie avec justesse à une augmentation de la criminalité, de l’explosion brutale et sporadique d’actes de vandalisme et de pillages. S’agit-il selon vous d’actes de barbarie passagers, ou s’agit-il d’un phénomène plus profond qui témoigne d’un malaise de notre civilisation contemporaine ?

    Jure Georges Vujic : La barbarie est une thématique classique de la philosophie de la culture, et l’on se souvient du fameux paradoxe de la barbarie soulevé par Montaigne dans la confrontation entre le royaume des cannibales, et les cannibales du royaume, mais aussi Victor Hugo qui pose l’importante distinction entre « les barbares de la civilisation » et « les civilisés de la barbarie ». Bref, si l’on admet que la perception et la signification de la barbarie, de la sauvagerie, dépendent de la confrontation des cultures, des mœurs, des coutumes, des comportements, comme des pratiques politiques, économiques, sociales, idéologiques, ethniques, alors l’on peut relativiser ce phénomène à outrance. Le paradoxe de la modernité réside dans le fait que, en dépit des promesses salutaires et irénistes des Lumières puis kantiennes, de la foi au progrès continu, elle n’a pas pacifié l’humanité, et qu’au contraire elle a créé les conditions techniques, sociales et culturelles propres à générer non seulement les irruptions de sauvagerie criminelle et sociétale mais aussi les grandes formes de barbaries industrielles totalitaires du xxe siècle, qui ont abouti à ce qu’Hannah Arendt désignait par la banalisation du mal. En revanche, ce qui est nouveau et récent, c’est que l’ensauvagement a pris la forme d’un iconoclasme violent et d’un vandalisme révolutionnaire lorsque, dans le sillage de manifestations anti-racistes, des statues, monuments de l’histoire européenne, ont été vandalisées, décapitées, voire carrément déboulonnées. Dans cette forme de sauvagerie, il faut voir en acte un véritable nihilisme dont le but non avoué est loin de réparer une discrimination, de détruire une mémoire historique ainsi qu’un espace public commun. D’autre part, le vandalisme et l’iconoclasme révolutionnaire, en épurant le passé, entendent s’approprier et imposer leur souveraineté, ce qui équivaudrait dans le cas présent à une tyrannie des minorités.

    Quels sont les différents types d’ensauvagement et peut-on assimiler la délinquance urbaine, la criminalité avec la violence et la radicalité politique ?

    On peut disséquer ad vitam aeternam les différents sens et formes de la notion d’ensauvagement en raison de sa polysémie et de son utilisation dans la sphère scientifique et publique. La popularisation de ce terme par le milieu médiatique et sa paternité idéologique pour évoquer la croissance de la violence urbaine et de la délinquance très souvent liée à l’immigration pandémique, me paraissent insuffisantes pour expliquer un phénomène complexe protéiforme, qui dépasse le seul débat des statistiques. La violence urbaine de groupe, de masse, le phénomène des « casseurs » dans leur forme sporadique et éruptive sont une constante sociale, je dirais même qu’ils sont consubstantiels à notre modernité tardive, mais ce qui a changé dans la perception et le traitement de ces phénomènes d’« ensauvagement », c’est leur banalisation, et, pour reprendre Baudrillard, leur « viralité », l’amplification médiatique et la vitesse de propagation de cette violence en temps réel permettant leur banalisation. C’est ce qu’avait vérifié la politologue Thérèse Delpech, dans son ouvrage L’Ensauvagement – Le retour de la barbarie au xxie siècle, dans lequel elle constatait que « la passivité qui accompagne la montée de la violence est plus inquiétante encore que la violence montante. Car elle rend sa victoire possible. Celle-ci bénéficie de l’inaction ».

    On constate que, avec les attentats islamistes, les émeutes ethniques et raciales aux USA, la guerre des gangs, l’ensauvagement prend une tournure globale ? Y a-t-il un phénomène de mimétisme ?

    Oui, l’ensauvagement est un phénomène mondial et, tout comme le constatait Baudrillard, il y a une violence du mondial. Cette violence moléculaire et systémique qui rend compte de ce que Bourdieu appelait la violence symbolique de notre société, qui légitime le pouvoir diffus du grand marché, et de l’oligarchie mondialiste, est une violence structurelle qui s’efforce d’évacuer toute forme de mal au nom du « bien absolutisé », sanctifié. Il s’agit d’une « violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la mort elle-même – violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort ». Cette violence du mondial, cette « virulence » globalisante s’efforce de mettre en place un monde uniforme affranchi de différences, de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Il n’y a qu’à voir le degré de la platitude iréniste et de déni du réel dans le traitement accordé par les classes dirigeantes mondialistes aux phénomènes de violence criminelles et politiques, face aux attentats islamistes. Le danger du phénomène de l’ensauvagement serait non pas dans leurs manifestations spectaculaires et leur onde de choc, mais dans leur viralité mimétique : car il s’agit d’une violence qui opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.

    Que pensez-vous des mesures de répression et de prévention prises par les classes dirigeantes, des programmes de déradicalisation et de réinsertion des anciens délinquants voire des ex-terroristes ?

    L’ensemble de ces mesures palliatives d’intégration, d’éducation et de prévention, le plus souvent se réduisent à une approche thérapeutique qui nous renvoie à la sempiternelle sous-jacente question de savoir si la culture, ou telle ou telle mesure pédagogique éducative « nous permet d’échapper à la barbarie ». La réponse est bien sûr négative, et la culture, le discours de socialisation n’ont jamais neutralisé la nocivité, la déviance de comportements violents en société. On peut même constater que la culture postmoderne dominante, technicienne, marchande et hyperindividualiste, loin d’être une antithèse de la barbarie a été le ferment des grandes barbaries totalitaires de la modernité.

    Ainsi la culture, voire la civilisation dans son acception moderne du terme, ne nous absout point de la barbarie, lorsque cette même civilisation tente de s’imposer aux autres cultures par la seule force brutale, en témoigne la période de colonisation et les expéditions impérialistes américaines au Moyen-Orient. On se souvient de la phrase de Lévi-Strauss : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie », et combien l’ethnocentrisme a pu fonctionner comme miroir déformant, quant à la perception du couple barbare-civilisé. Les guerres mondiales, le terrorisme, les pratiques génocidaires du xxe siècle, qui constituent l’armature de l’âge des extrêmes évoqué par E. Hobsbawn, ne sont pas le produit d’une régression de la civilisation dans une sauvagerie archaïque, mais bien au contraire l’aboutissement d’un long processus d’aliénation et de rationalisation extrême, qui ont généré les conditions d’un auto-anéantissement de l’humanité. C’est bien cette dialectique entre culture, civilisation et barbarie qui rend compte du double visage de la culture, l’homo sapiens pouvant en même temps être « homo demens » (Edgar Morin, Culture et barbarie européennes). Au début des années 2000, l’historien américain George Mosse parlait de brutalization, « brutalisation » ou « ensauvagement » du monde, pour dénoncer une culture de guerre née au creux du long conflit de 1914-1918, faite de banalisation de la violence, puis de glorification de la virilité, une culture qui aurait permis de légitimer les dérives de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, on pourrait très bien dire que l’on assiste à une double brutalisation : brutalisation sociétale et médiatique de la violence gratuite voir ludique (cinématographie, Internet), et brutalisation de l’angélisme, de la repentance, qui aboutit à un déni de réalité. Avec la pandémie de Covid-19, la brutalisation contemporaine prend la forme d’une ingénierie biopolitique qui, par la propagation d’une culture hygiéniste, masque les dérives totalitaires.

    Il s’agit bien d’une barbarie internalisée, une « barbarie intérieure », quand les forces de stérilité et de violence, toujours latentes dans l’humanité, ont pris le dessus, sur les forces créatrices. Nietzsche répétait, devant le spectacle offert par son époque : « Le désert croît. » Le drame de notre temps, en effet, c’est l’apparition d’une nouvelle sorte de barbarie, une barbarie intérieure à notre conception de l’homme qui s’est développée avec l’avènement du Grand Sujet autocentré des Modernes. Le plus souvent, les phénomènes sociopathologiques d’ensauvagement sont les multiples manifestations de ce même sujet despotique et anxieux, replié sur son identité stérile et narcissique, même lorsqu’il défend le droit à la différence, qui constituent le témoignage de la barbarie intérieure d’une civilisation qui, dans la pratique de la vie quotidienne, tend à abdiquer des principes sur lesquels elle est fondée. La barbarie intérieure s’apparente à l’autoproduction, l’auto-institution du Sujet, qui se coupe de Dieu, du monde et des autres hommes.

    Dans votre dernier livre, Nous n’attendrons plus les barbares – Culture et résistance au xxie siècle, aux éditions Kontre Kulture, vous évoquez le phénomène d’une sorte de barbarie interne, vous constatez que « les barbares sont en nous », qu’ils ont « colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen ». Est-ce un aveu d’impuissance ou un appel ā la résistance ?

    C’est en effet un essai sur les multiples visages de la barbarie moderne parfois diffuse, et difficile à identifier. Une douce barbarie, sous la forme de narratif hédoniste techno-scientiste, a colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen, de sorte que l’on peut parler de colonisation interne pure et simple. En effet, la culture dominante de notre époque est éminemment une culture de la quantité, de l’aliénation de la volonté et de l’asservissement des esprits. C’est une forme de culture du prophylactique, du placebo qu’on retrouve aujourd’hui dans cette culture hygiéniste du masque. À l’inverse de la menace d’une barbarie extérieure d’invasion, je persiste à croire que les maux qui accablent l’Europe et les peuples européens d’aujourd’hui ne viennent pas d’un ennemi externe, elles ne viennent pas des barbares eux-mêmes, car la crise morale, démographique, politique et civique actuelle n’est qu’un épiphénomène d’un mal intérieur plus insidieux et dévastateur : celui du fatalisme, de l’entropie, de l’inaction, de la vieillesse et de l’attentisme.

    Assistons-nous à un ensauvagement de la mondialisation, et quels sont les liens entre globalisation du crime et libéralisme ?

    Depuis les années 1990, on assiste à une globalisation du crime, la criminalité connaissant une hybridation dans laquelle interfèrent et s’imbriquent les revendications politiques et la criminalité. À cet égard, « l’ennemi intérieur criminel », même lorsque qu’il s’agit d’un agent isolé, est difficilement repérable et identifiable en raison de l’opacité de l’hybridation entre opérateurs « politiques » et organisations criminelles. D’autre part, il n’y a plus de frontière étanche entre violences politiques et crimes crapuleux. Les deux se rapprochent dangereusement, comme le montre l’imbrication du terrorisme, du narcotrafic ou de la corruption des élites financières. Depuis la fin du crime organisé classique et territorialisé (réseaux mafieux Cosa Nostra) et la recomposition globale et déterritorialisée de la criminalité, qui va du microniveau des cités périphériques jusqu’aux zones de production de drogue en Colombie ou en Afghanistan, comme le constate Alain Bauer, « l’entreprise criminelle est peu à peu devenue l’étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible du marché existe. Mais c’est une main criminelle ». Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme qui s’est détaché de toute référence morale et suprapersonnelle, puisque la maximisation des profits et l’accumulation des richesses en tant que buts suprêmes justifient tous les moyens. Ils sont le versant sociopathologique de modes de vie déstructurants, comme le souligne Mark Hunyadi dans La Tyrannie des modes de vie sur le paradoxe moral de notre temps, qui reproduisent les normes d’un système dominant et qui échappent à tout contrôle éthique ou démocratique. C’est en ce sens que l’ensauvagement pourrait être traité de symptôme révélateur de la phase finale du « désenchantement du monde » de la modernité.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 25 novembre 2020)

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  • Les malades au service de l'agenda technologique ?...

    Le 13 novembre 2020, Pierre Bergerault recevait sur TV libertés Olivier Rey pour évoquer les réflexions que lui inspirent la crise du coronavirus et qu'il a exposées dans L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020), un court essai publié dans la collection Tract. Mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est notamment l'auteur de Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), de Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016) et de Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018), quatre essais consacrés à la question du progrès et de la technique dans nos sociétés.

     

                                             

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  • Les soldats meurent pour la France, pas pour la République...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque la décapitation de Samuel Paty et la question du droit au blasphème. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019) et La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020).

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    Alain de Benoist : « Sur les tombes de soldats, il est écrit qu’ils sont morts pour la France, pas pour la République ! »

    Nos hommes politiques n’ont plus à la bouche que le mot de «  », allégorie politique et morale invoquée à tout bout de champ : « la République est menacée », « la République ne cédera pas », etc. C’est du psittacisme ou quoi ? Les « valeurs républicaines », ça vous parle ?

    Ce n’est pas nouveau, mais en effet, ça s’accélère. Si l’on récite ce mantra, c’est qu’on ne veut pas utiliser un autre mot : la , tout simplement. Et l’on ne veut pas l’utiliser parce que l’on veut suggérer que la France a commencé avec la République, de telle façon qu’il suffirait de parler de la seconde pour s’abstenir de faire allusion à la première. C’est évidemment ridicule : si la France a commencé avec la proclamation des Droits de l’homme, quelle était donc la nationalité de Corneille et de Pascal ? Sur les tombes de soldats, il est écrit qu’ils sont morts pour la France, pas pour la République. Pour m’exprimer, comme l’a dit Charlotte d’Ornellas, je n’utilise pas la langue républicaine mais la langue française !

    Après l’abominable décapitation de Samuel Paty, Macron a déclaré que le terroriste « a voulu abattre la République dans ses valeurs ». Castex a renchéri : « Ce professeur a été assassiné à cause de ce qu’il représentait : la République. » C’est tout simplement grotesque. Le tueur islamiste n’a pas voulu tuer un républicain mais un Français « infidèle et blasphémateur ». Les islamistes se foutent complètement de la « République ». Aussi longtemps qu’on ne comprend pas ce que cela veut dire, on n’a rien compris. Ajoutons que Samuel Paty a été décapité le 16 octobre 2020, jour anniversaire de la mort de la reine Marie-Antoinette, décapitée par la République le 16 octobre 1793. Comme vous le voyez, rien n’est simple !

    Quant aux « valeurs républicaines », j’attends encore qu’on m’en donne une définition. On laisse entendre, en général, que ce sont des « valeurs universelles », ce qui ne veut rien dire, sinon que ce ne sont pas des valeurs spécifiquement françaises (ou européennes). De façon plus générale, je ne crois pas beaucoup aux « valeurs ». dénonçait, non sans raison, la « tyrannie des valeurs ». Les valeurs, c’est bon pour les traders et les spéculateurs boursiers. Quand on m’interroge dans un débat, je réponds en général que je n’ai aucune valeur, je me contente d’avoir des principes.

    Macron affirme que l’école est là pour « fabriquer des citoyens attachés aux valeurs de la République ». C’est encore un mensonge. L’école n’est pas là pour ça, pas plus qu’elle n’est là seulement pour apprendre aux enfants à lire et à compter. Elle est d’abord là pour apprendre aux enfants à aimer leur pays et pour leur apprendre qu’ils sont d’abord des héritiers, appelés à faire fructifier l’héritage qu’ils ont reçu. Dans la déclaration dont on a donné lecture dans toutes les écoles, qui date de 1888, Jaurès disait aux instituteurs : « Vous êtes responsables de la patrie. » Y a-t-il encore, aujourd’hui, des enseignants qui se sentent responsables de la patrie ? J’en doute beaucoup. La « patrie » était un mot qui, dans le passé, suscitait l’enthousiasme et justifiait parfois qu’on veuille donner sa vie. C’est, aujourd’hui, un mot « ringard », qui fait rigoler. Il faut se demander pourquoi.

    Revenons sur la décapitation de Samuel Paty. Dans son discours d’hommage de la cour de la Sorbonne, s’est déclaré bien décidé à préserver la liberté d’expression en prenant l’exemple des caricatures de Charlie Hebdo. Même si celles-ci ont motivé le geste de l’assassin, était-ce bien opportun ?

    Si l’on tient à parler de la liberté d’expression, disons d’abord qu’il y a beaucoup d’hypocrisie dans cette affaire. Tout le monde sait que la liberté d’expression n’existe plus en France, puisqu’il y a des opinions (bonnes ou détestables, ce n’est pas la question) qui, depuis la loi Pleven de 1972, vous conduisent tout droit devant les tribunaux, quand ce n’est pas en prison. Le délit de blasphème a été supprimé en 1881, mais ses traductions séculières sont toujours là. Je constate aussi que ceux qui parlent le plus volontiers de liberté d’expression sont rarement portés à la défendre quand il s’agit de leurs adversaires. Les mêmes qui proclament hautement la liberté d’expression des caricaturistes de Charlie Hebdo sont les premiers à applaudir aux poursuites contre Zemmour ou Dieudonné. Inversement, ceux qui s’indignent qu’on veuille sanctionner Zemmour appellent à poursuivre ceux qui, sur les réseaux sociaux, font l’apologie du terrorisme. Tout cela, pourtant, relève de la liberté d’expression. Erdoğan a traité Macron de « malade mental », ce qui n’a pas plu à l’intéressé et scandalisé beaucoup de gens. Mais après tout, Erdoğan n’a-t-il pas lui aussi fait usage de sa liberté d’expression ?

    Dans son célèbre livre sur L’Enracinement (1949), Simone Weil affirmait que « la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence ». Avant elle, la très gauchiste Rosa Luxemburg disait que « la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement ». On en est plus loin que jamais.

    Et le « droit au blasphème » ?

    Je suis très mal à l’aise avec cette notion. Personnellement, je suis, bien sûr, favorable au droit à blasphème, puisque je défends une liberté d’expression sans limite. Mais qu’il y ait un droit au blasphème ne signifie pas qu’il y ait un devoir de blasphème. S’il y a un droit au blasphème, il y a aussi un droit de ne pas lire ce que l’on préfère ne pas lire, ou de ne pas voir ce qu’on ne veut pas regarder. C’est la raison pour laquelle je pense qu’on peut parfaitement apprendre à des élèves ce qu’est la liberté d’expression sans tout ramener au blasphème, et leur expliquer ce qu’est un blasphème sans leur montrer des caricatures dont on sait par avance qu’elles vont choquer certains d’entre eux. Que Charlie Hebdo soit libre de publier ce qu’il veut est une chose, qu’on soit tenu de reproduire partout ce que publie Charlie Hebdo en est une autre. Imagine-t-on la réaction des catholiques, même acquis au droit au blasphème, s’ils découvraient des caricatures de Jésus en train de se faire sodomiser sur tous les panneaux publicitaires de la ville où ils habitent ? Ils y verraient une pure provocation. N’avaient-ils, d’ailleurs, pas tenté de faire interdire, en 1988, le film de Martin Scorsese, La Dernière Tentation du Christ, tout comme ils avaient obtenu, en 1966, celle du film de Jacques Rivette, La Religieuse, en raison, justement, de sa portée « blasphématoire » ?

    En déclarant fièrement, lors de la cérémonie d’hommage à Samuel Paty, que « nous ne renoncerons pas aux caricatures », Emmanuel Macron a donné l’impression, d’une part qu’il les reprenait à son compte (ce qui a entraîné les réactions que l’on sait), d’autre part que le seul vrai critère de la liberté d’expression était la libre faculté d’insulter la religion musulmane, ce qui revenait à oublier qu’il y aura toujours un monde entre ceux pour qui le sacré a un sens et ceux pour qui ce mot n’en a aucun.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 12 novembre 2020)

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