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Entretiens - Page 52

  • La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Hubert Heckmann au Figaro Vox pour évoquer la question de la cancel culture et de ses effets dans l'enseignement.

    Agrégé et maître de conférences en littérature médiévale à l'université de Rouen, Hubert Heckmann est membre fondateur de l'Observatoire du décolonialisme et vient de publier Cancel ! De la culture de la censure à l'effacement de la culture (Intervalles, 2022).

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    La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    FIGAROVOX. - L'expression de cancel culture (culture de l'effacement) n'est-elle pas oxymorique ?

    Hubert HECKMANN. - Au départ, comme dans l'expression «culture d'entreprise», «culture» ne désigne dans l'anglicisme cancel culture  qu'un ensemble de comportements au sein d'une communauté fédérée par des valeurs. Il s'agit en l'occurrence des pratiques d'ostracisation (cancel) de personnes dont les propos sont jugés choquants par les membres de certaines communautés idéologiques. Mais ces valeurs et ces comportements que véhicule la cancel culture ont des implications pour la culture elle-même, entendue comme le domaine de l'activité intellectuelle et artistique. Le terme cancel culture est un terme polémique qui n'est utile que dans la mesure où il permet de décrire le réel: la montée en puissance d'une culture de la censure entraîne de fait un véritable recul, la menace d'un effacement de la culture.

    La cancel culture réduit-elle l'œuvre à son auteur ?

    De ce point de vue, la cancel culture agit comme un effet paradoxal du culte de l'artiste: le mythe romantique du génie puis l'autopromotion de l'artiste contemporain ont fait passer au second plan les œuvres d'art, derrière la personne de l'auteur qui captive l'intérêt du public. En croyant parler d'art, on commente souvent la vie de l'artiste. Mais l'art, c'est avant tout les œuvres, qu'il faut considérer pour elles-mêmes si on veut pouvoir les comprendre et les apprécier. Or, pour l'art contemporain, l'œuvre ne réside plus dans l'objet mais dans l'expérience que l'objet va provoquer, et donc dans le discours qui conditionne et accompagne cette expérience, ce qui peut conduire à brouiller les frontières entre l'œuvre et la personne de l'artiste. Appliquer cette conception de l'art aux œuvres du passé, c'est céder à l'anachronisme. L'artiste en tant que personne ne doit pas pouvoir se soustraire au jugement moral, mais cela n'affecte pas le jugement esthétique, d'une tout autre nature, que l'on porte sur son œuvre. Savoir que Michel-Ange était d'un tempérament exécrable ne me conduit pas à préférer à ses œuvres les peintures et les sculptures d'artistes plus gentils…

    En faisant du texte littéraire un discours ordinaire qui doit provoquer adhésion ou rejet en fonction des valeurs et du message qu'il suppose, la cancel culture dégrade-t-elle la littérature ?

    Si les œuvres sont réduites à un rôle de message, alors il faut en effet ou bien les «aimer» (dans le sens très restreint du like des réseaux sociaux, qui est la manifestation d'une adhésion), ou bien les réprouver. C'est méconnaître la spécificité des genres littéraires, la diversité des niveaux de lecture, la puissance de l'ironie provoquée par les effets de décalage ou de citation… Par exemple, on attribue trop souvent au romancier les propos qu'il place dans la bouche de ses personnages. Ce n'est pas seulement la littérature qui est dégradée par une lecture aussi réductrice, c'est plus généralement notre capacité à accepter et à approfondir les nuances, jusque dans nos discours ordinaires qui s'en trouvent eux aussi appauvris.

    Le jeu de l'ambiguïté, qui fonde l'art d'écrire, s'adresse à l'imagination du lecteur pour susciter sa réflexion: les œuvres littéraires ne sont pas des recueils d'opinions et de commandements à l'interprétation univoque. La littérature est un art dont la particularité est de prendre les mots pour matériau, mais aucun art véritable ne trouve sa raison d'être dans la fonction de communication. Kundera écrit dans Les Testaments trahis: «vu que les tendances politiques d'une époque sont toujours réductibles à deux seules tendances opposées, on finit fatalement par classer une œuvre d'art ou du côté du progrès ou du côté de la réaction ; et parce que la réaction c'est le mal, l'inquisition peut ouvrir ses procès. (…) Depuis toujours, profondément, violemment, je déteste ceux qui veulent trouver dans une œuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la réalité.»

    Qu'est-ce qu'une littérature qui répond «aux besoins et aux critères d'un temps» ? Fait-on du livre un produit de consommation qui ne peut plus s'inscrire dans le temps long ?

    Certains éditeurs français recourent déjà à des sensitivity readers, chargés de passer les manuscrits au crible pour relever les passages qui risqueraient d'être perçus comme offensants ou désobligeants envers les minorités. Or, comme l'écrit Belinda Cannone, «la bêtise s'améliore»: de nouvelles susceptibilités éclosent continuellement, toujours plus chatouilleuses sur des sujets qui paraissaient hier anodins aux lecteurs les plus «conscients» et les plus «éveillés». Les livres qui répondent à un cahier des charges commercial et idéologique imposé par l'actualité sont donc ceux qui sont voués à sombrer le plus rapidement ou bien dans l'opprobre ou bien, si l'auteur est chanceux, dans l'oubli… Je cite dans mon livre le cas d'un auteur qui confesse, quelques années seulement après la publication d'un roman, que ce qu'il avait écrit est devenu choquant depuis le mouvement #MeToo. La date de péremption est atteinte ! La «révolution culturelle» permanente des réseaux sociaux invite à la création d'une littérature jetable, «annulable» au fur et à mesure des perfectionnements du conformisme.

    Vous abordez un point absolument essentiel: le respect de «l'altérité culturelle des époques passées». Comment éviter l'anachronisme et le jugement de temps disparus ?

    Le lecteur qui juge le passé à l'aune de ses propres critères moraux est aussi détestable que le touriste qui s'indigne, à l'étranger, de mœurs différentes des siennes ! Longtemps, la culture bourgeoise s'est considérée comme le terme d'une évolution à l'aune duquel il fallait interpréter le passé. La cancel culture perpétue la vieille illusion bourgeoise: elle se tient pour l'accomplissement du progrès et ne voit dans l'héritage culturel qu'une poubelle de l'histoire où s'accumulent les mêmes tares que celles qui restent à dénoncer aujourd'hui chez les ennemis du progrès… Au contraire, nous devons travailler à faire apparaître l'altérité, l'étrangeté des cultures anciennes, en partant de questions qui se posent à nous dans le présent sans faire du passé l'écran de projection de nos préoccupations morales contemporaines. Pour sortir de ce nouvel ethnocentrisme, il faut percevoir et faire sentir les différences dans l'ordre culturel, car ce sont elles qui mesurent le temps. La lecture des œuvres du passé peut être aussi bouleversante qu'une rencontre, mais il n'y a pas de rencontre authentique sans la reconnaissance d'une altérité, et cela représente une réelle prise de risque pour nos «identités» de plus en plus agressives et figées.

    Qu'est-ce que l' «auto-totalitarisme de la société» dont parlait Václav Havel ?

    Si la cancel culture peut rappeler certaines dérives propres aux sociétés totalitaires, la comparaison trouve sa limite car nous ne vivons pas sous le règne de la terreur nazie ou stalinienne: les victimes de la cancel culture ne sont pas encore physiquement éliminées, Dieu merci ! Et pourtant, l'intimidation idéologique fonctionne, sans même avoir recours à la menace des camps. La cancel culture ressemble donc au système communiste des années 1970 en Europe de l'Est, que Václav Havel a qualifié de «post-totalitaire» parce qu'il prolongeait la dictature sans employer les moyens de répression du stalinisme : «Dans le système post-totalitaire, la ligne de conflit passe de facto par chaque individu, car chacun est à sa manière victime et support du système. Ce que nous entendons par système n'est donc pas un ordre que certains imposeraient aux autres, mais c'est quelque chose qui traverse toute la société et que la société entière contribue à créer».

    «L'auto-totalitarisme de la société», c'est ce phénomène par lequel je me soumets par lâcheté aux mots d'ordre idéologiques, pour me faire bien voir de mes semblables que j'incite à obtempérer en même temps que je cède moi-même. Les réseaux sociaux recréent aujourd'hui un tel système de surveillance réciproque et d'intimidation dont les victimes consentantes de la cancel culture sont aussi les premiers chiens de garde. L'engrenage auto-totalitaire est actionné par la veulerie collective, mais il peut être enrayé par le grain de sable du courage individuel.

    Comment faire survivre la littérature ?

    La littérature en a vu d'autres, elle survivra. La littérature authentique a toujours représenté un péril pour le conformisme social, justement parce qu'elle est irréductible à un message univoque. La violence du procès intenté à la littérature n'étonnera pas l'historien, et peut-être la littérature s'est-elle mieux portée dans les époques où elle a subi les attaques des bigots, des bien-pensants et des polices politiques, plutôt que dans les époques où elle ne suscite que l'indifférence. Mais en voulant aujourd'hui «protéger» la jeunesse d'une contagion morale que répandraient la littérature et l'art du passé, on ne fait qu'aggraver la rupture de transmission culturelle. En effet, la cancel culture creuse les inégalités et accroît l'exclusion sociale, menant tout droit à l'opposé des bonnes intentions qu'elle proclame: en entravant l'accès d'une génération au savoir et à la culture, elle nuit gravement à la capacité de chacun de progresser vers la réflexivité et l'autonomie, portant préjudice en premier lieu aux plus pauvres et aux plus faibles.

    Ce qui me préoccupe, plutôt que la survie de la littérature, c'est la question de notre propre survie dans une société qui s'interdit de rechercher le vrai et le beau parce qu'il faudrait tout soumettre à l'exigence du bien, indexée sur le cours fluctuant des valeurs morales à la bourse des bons sentiments. Serions-nous assez lâches pour renoncer à la quête de la vérité comme à la recherche de l'émotion esthétique, sous la seule pression de quelques provocateurs vociférant qui ont décrété que le savoir et le plaisir étaient coupables ? La soif de vérité et la soif de beauté sont inextinguibles. La production commerciale et l'enrégimentement politique d'un art idéologiquement correct ne pourra jamais apaiser cette soif, ni même la tromper.

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  • Guy Debord, penseur de la dépossession de l'homme moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Emmanuel Roux à Figaro Vox et consacré à Guy Debord. 

    Agrégé de philosophie, Emmanuel Roux, qui est notamment l'auteur de Michéa, l'inactuel (Le Bord de l'eau, 2017), avec Mathias Roux, vient de publier Guy Debord - Abolir le spectacle (Michalon, 2022).

     

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    « Guy Debord est le penseur de la dépossession de l'homme moderne »

    FIGAROVOX. – Au début de votre livre, vous constatez, en parlant de la société du spectacle, que «rarement un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l'oubli de son sens originel». Comment expliquez-vous cette évolution de la pensée de Guy Debord ?

    Emmanuel ROUX. - Dans ce livre j'ai voulu m'écarter du «mythe» de Debord, qui tient en partie à la légende du personnage et à la vie radicalement libre d'un homme qui a été, seul ou avec ses amis situationnistes, de bout en bout dédié à la négation de l'ordre existant. Or, c'est à partir de cette figure que Debord est devenu petit à petit un mythe spectaculaire, récupéré, et assimilé (par exemple avec une reconnaissance officielle à la Bibliothèque nationale de France en 2013 autour d'une exposition, «Debord: un art de la guerre» qui a présenté une version assez dépolitisée de son œuvre). Debord est un grand styliste certes, ses textes sont littérairement très beaux, mais ce style est au service d'une puissance spéculative toute entière tournée vers la contestation, ce qu'il a appelé le «travail du négatif».

    De plus, quand on le lit, je pense notamment à ses Commentaires sur la société du spectacle, on est absolument sidéré de la puissance prophétique de Debord. Il a publié ce livre en 1988, on dirait que cela a été écrit maintenant. Relisant toute l'œuvre, voyant ou revoyant tous ses films, j'ai été frappé par la puissance de sa critique de la société capitaliste moderne qui me semble toucher si juste avec la notion de «spectacle» et de «spectaculaire». Cette puissance, je crois aussi qu'on la doit à la capacité de Debord à se situer au carrefour de trois courants majeurs de la pensée moderne: le dépassement de l'art par la création de «situations», la critique de la marchandise et de la valeur d'échange, la tradition civique du conflit et de la vie libre. Il est passé en quelque sorte de Breton à Marx et de Marx à Machiavel tout en gardant son inspiration première, rimbaldienne, celle de «changer la vie».

    Quel est le véritable sens de «la société du spectacle» chez Guy Debord ?

    Pour Debord, le monde est condamné pour avoir planifié la négation de la vie à travers l'extension illimitée de la valeur d'échange, c'est-à-dire du devenir monde de la marchandise. C'est la première signification du «spectacle»: l'homme se dépossède de ce qu'il produit à travers le primat de la valeur d'échange, il contemple passivement le monde dont il est dépossédé et de plus en plus séparé. Le spectacle est ainsi un processus total de dépossession, de passivité et de contemplation. Le monde que je produis m'échappe et, plutôt que d'agir dessus, je ne fais plus que le contempler ; il n'est plus que spectacle. Fondamentalement la dynamique du spectacle est de passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu'il a créée à la dépossession de l'homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise.

    Le développement de cette logique initiale enclenche une fuite en avant à la fois par les forces conjuguées de l'économie et de l'État et par la neutralisation progressive de toute pensée critique et de toute action de contestation. Car le spectacle, ce «soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne», n'est pas que le monde résultant de l'extension illimitée de la valeur d'échange, il est aussi un système de gouvernement et de domination.

    Car le spectacle ne veut pas être critiqué, il entend persévérer dans l'être. Il nous rend de plus en plus impuissant face à la destruction du monde mais il n'autorise qu'une action à la marge. Il faut éventuellement ajuster et réparer les choses mais sans jamais remettre en cause le fait qu'il entend être la seule radicalité, celle de la transformation permanente. Au nom de quoi ? On ne sait pas.

    Or il est alarmant de constater que c'est au moment où les effets destructeurs du spectacle sur le monde se lisent à ciel ouvert (destruction du vivant, subversion climatique, dégradation des conditions de vie, épuisement et saccage des grands lieux historiques et naturels par la surexploitation touristique, etc.) que la contestation intellectuelle et politique du spectacle devient inaudible, invisible ou alors détournée de son objet.

    Car la grandeur de la modernité a été et est sa capacité à contester l'ordre existant, sans laquelle il n'y a plus de politique, donc plus d'édification collective d'un monde humain. Or cette contestation a toujours pris les formes d'un processus de limitation et d'exténuation de la domination du plus grand nombre par le petit nombre. En ce sens Debord s'inscrit dans une grande tradition civique qui commence avec Aristote, s'est continuée avec Machiavel, Spinoza, et même Tocqueville, et s'est poursuivie au vingtième siècle avec Orwell et Simone Weil. La radicalité de Debord est d'avoir à la fois renforcé cette tradition en lui donnant une forte dimension de critique économique et culturelle tout en lui conférant aussi une dimension pratique par l'action d'éliminer la séparation et de mettre fin à la domination des bureaucraties. Cela a été le moment 68.

    Guy Debord a justement critiqué la façon dont une partie des soixante-huitards ont été absorbés, récupérés, par le système qu'ils prétendaient combattre…

    68 est l'événement majeur de la pensée et de l'œuvre de Debord et des situationnistes. En 1967 paraissent d'ailleurs les deux «arcs-boutants» de la contestation «in situ»: La société du spectacle de Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, deux textes puissants, exigeants, magnifiques, dont l'impact sur les événements de mai, et au-delà, a été majeur.

    Debord a vécu cette abolition de la séparation à travers un moment d'unité profonde de la vie de la pensée, de la théorie et de la pratique de cessation de la coupure entre les gouvernants et les gouvernés, entre les bureaucrates et les producteurs, etc. C'est un moment fondateur pour Debord, le surgissement d'une occasion politique dans laquelle s'incarner, un peu comme la Fronde avait révélé le cardinal de Retz à lui-même.

    Mais cette ouverture a été vite refermée. Debord l'a discerné extrêmement rapidement puisque la dissolution de l'Internationale situationniste en 1972 actait qu'il y avait dans le mouvement une forme d'opportunisme politique, un développement de la posture situationniste complètement insincère qui faisait que la révolution était devenue en quelque sorte une marchandise: on pouvait la consommer. Guy Debord visait donc une forme d'insincérité du militant «pro-situ», dont la rhétorique pseudo-radicale masquait une volonté d'arriver en substituant un capitalisme «hédoniste» à un capitalisme «à la papa», en cassant le patriarcat tout en préservant la valeur d'échange, etc. Pasolini et Michéa ont parfaitement expliqué tout ça.

    Il faut dire ainsi que cette critique n'a rien à voir avec la critique de mai 68 par la droite conservatrice qui s'en prend aux boomers d'avoir expédié les «valeurs». Cette critique oublie que le capitalisme post-68 s'est construit sur un imaginaire hédoniste et festif, totalement soluble dans la nouvelle consommation. C'est comme si on contestait les effets d'un système sans en discuter jamais les causes. Or, il n'y a rien de plus étranger au capitalisme que les valeurs morales, relisons Mandeville !

    Pour Debord, le «vrai» mai 68, c'est le comité d'occupation de la Sorbonne, le CMDO installé rue d'Ulm, composé de toux ceux qui ont œuvré à la jonction de la révolte estudiantine et la révolution sociale, de l'étudiant, l'ouvrier, le paysan. Mais cette jonction a été rendue impossible par les appareils staliniens, le PCF au premier chef, qui s'est empressé de mettre fin à la contestation au moyen de hausses de salaires rapidement annulées par l'inflation.

    Les «vrais» soixante-huitards, ce sont ceux qui ont essayé de faire cette jonction et ne se sont jamais remis de cet échec (d'où la tristesse amère et la colère froide du film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni) tout le contraire des Cohn-Bendit, July, Goupil qui étaient là pour gouverner le spectacle et non le renverser (et qui ont réussi sans doute au-delà de l'espérance de leurs vingt ans).

    En quoi la société du spectacle conduit-elle au règne de l'économie, et des experts ?

    Debord analyse la mise en place de l'État moderne comme étant précisément la structure politique qui permet au marché de conquérir en permanence de nouveaux espaces d'extension, mais avec la complexité que Karl Polanyi a bien vue: plus l'État fait la courte échelle au marché, plus il doit assumer les effets négatifs de cette extension. L'État renforce au bout du compte ce qu'il est censé limiter, un peu comme à chaque crise financière lorsque la socialisation massive par l'État des pertes créées par le marché permet à ce dernier de repartir de plus belle. C'est pourquoi il ne faut jamais opposer l'État d'un côté et l'extension illimitée de la valeur d'échange. Sur le long terme, le premier est l'instrument de la seconde. C'est ce que Debord appelle la «fusion économico-étatique». Or, le règne de l'économie ne se réduit pas à l'économie. Il est aussi politique et culturel.

    D'ailleurs, nous-mêmes sommes de plus en plus obligés de faire progresser la part spectaculaire en nous pour acquérir une identité sociale. Nous devenons entrepreneurs de nous-mêmes, nous entretenons notre capital à travers les images de nous-mêmes que nous produisons. Nous sommes sommés de cultiver notre valeur d'échange, de devenir bankable. C'est le nouvel âge de la conscience séparée !

    Ce règne de l'économie, vous avez raison, s'accompagne de celui de l'expert pour plusieurs raisons. D'abord parce que tout devient fonctionnel. Dans le monde dépolitisé du spectacle il n'y a plus de choix de valeurs. Il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or, dans tout choix qui concerne la vie en société, il y a un choix sur le genre de vie qu'on veut mener. C'est la grande leçon des Grecs contre tous ceux qui expliquent que la politique est affaire de technique, qu'il n'y a pas de droite et de gauche mais que des bonnes et des mauvaises recettes. La politique, c'est en permanence des choix: comment veut-on éduquer ses enfants ? Préfère-t-on les emmener au musée ou à Disneyland ? Préfère-t-on qu'ils fassent une école de commerce, aillent vivre à Singapour et empochent de gros bonus ou deviennent maraîchers ou apiculteurs dans le Perche ? (Ou les deux, pourquoi pas?) Dans toute décision qui engage notre vie il y a un choix qui met en jeu des préférences et ces préférences se réfèrent à des visions de la vie. Mais quand on évacue la question des finalités, tout devient technique et requiert un expert.

    Ensuite parce que le spectacle est fondé sur la succession des images du réel en lieu et place de notre rapport direct au réel, (Debord dit à ce sujet que dans le spectacle «le vrai est un moment du faux»), parce que le spectacle va produire le réel dont il a besoin pour persévérer dans son être, de là vient l'incapacité de savoir et vérifier par soi-même. Quand on vous montre quelque chose à la télévision, vous ne disposez plus des éléments qui permettent à votre raison de faire une idée juste des choses, et donc vous avez en permanence besoin que l'expert arrive et vous explique ce qu'il faut penser. La pandémie a été de ce point de vue un exemple de cette comitologie expertale permanente dans une sorte de remake du film de Pierre Richard «Je ne sais rien mais je dirai tout»…

    La pandémie a aussi montré que le spectacle est illogique en ce sens qu'il peut dire sans broncher le contraire que ce qu'il disait la veille. Le vrai et le faux oscillent sans qu'aucune continuité discursive rationnelle ne soit assurée. Orwell avait aussi vu cela: il n'est pas nécessaire de démentir un propos, il suffit juste de ne plus en parler. C'est ainsi que le règne de l'expert va occuper le vide et l'incapacité de la raison humaine à vérifier quoi que ce soit par elle-même.

    La phase dans laquelle on est aujourd'hui est marquée par la perte de la confiance en l'expert: le système arrive à un point où il n'y a même plus d'instance de la raison ou de la vérité à laquelle on pourrait se référer. Le règne de l'expert est à la fois la conséquence logique du développement de la société du spectacle et en même temps le signe que cette société va droit dans le mur.

    De là je pense la montée en puissance de la thématique du «complotisme». Lorsque la raison n'a plus d'endroit pour se tenir, lorsque les institutions du logos ne tiennent plus leur place ni leur rang, toutes les «théories» les plus farfelues ou délirantes poussent comme dans le désert après la pluie. La mode est à déconstruire le conspirationnisme mais il faudrait aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles notre système sécrète son propre conspirationnisme et aussi pourquoi d'aucuns voient des conspirationnistes et complotistes partout. Je crains que quiconque cherche à cerner les causes politiques du réel ne soit à terme suspecté de «complotisme». Debord sera sans doute tôt ou tard qualifié comme tel.

    Quel lien entre la «société du spectacle» chez Debord et son usage dévoyé pour désigner la «politique spectacle» ?

    L'expression «politique spectacle» a un lien très ténu avec ce que pense Debord. De tout temps la politique a été l'espace des signes, de la visibilité, de la mise en scène, des apparences. Hobbes a utilisé la métaphore de l'auteur et de l'acteur pour penser le pacte social ; pour le cardinal de Retz, agir politiquement implique d'entrer sur la scène du théâtre. Pour Debord, la politique, c'est-à-dire l'art de gouverner, a été profondément transformée par le spectacle.

    Je dirai d'abord qu'il a radicalisé l'art machiavélien de la production des apparences. D'ailleurs on peut observer la grande mutation du journalisme politique, qui ne parle plus des idées, des alliances, de la manière de gouverner mais qui commente la politique comme si elle n'était qu'affaire de communication, comme si les idées politiques et les rapports de force qui les sous-tendent n'avaient plus cours, comme évacuées par le spectacle. Or quand la communication prime, on peut dire et faire à peu près n'importe quoi du moment qu'on en acquiert de la visibilité, qui est un nouveau capital politique. De là ce qu'un bon auteur a appelé la «tyrannie des bouffons»: la politique devient une bouffonnerie, un jeu de rôle, des petites phrases, des postures, des effets d'annonce, quelque chose de complètement auto-référent. Debord disait que l'homme politique devient ainsi une «vedette».

    Mais le spectacle fait muter la politique en autre sens, assez inquiétant. Ici, je ne peux m'empêcher de mentionner le lien profond entre Orwell et Debord. Je renvoie à ce que j'ai écrit dans le livre sur le spectacle comme nouveau régime de gouvernabilité ou d'ingouvernabilité. Plus le spectacle envahit la totalité de la vie sociale, moins il tolère d'être contesté, plus il entend être aimé. Il me semble que la puissance de Debord, notamment dans les Commentaires, est certes d'avoir affiné la description des transformations du spectacle mais d'avoir surtout anticipé ce que seront les techniques de gouvernement lorsque les effets mortifères du spectacle sur la vie commenceront à devenir visibles et éprouvés, comme si la tautologie du spectacle (il est bon parce qu'il est, il est parce qu'il est bon) devenait un pur argument d'autorité annonciateur d'un nouveau régime autoritaire. Telle est mon sens la question dont il faut se saisir.

    Emmanuel Roux, propos recueillis par Martin Bernier (Figaro Vox, 19 août 2022)

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  • Permis de construire ou de déconstruire ?...

    Dans ce nouveau numéro d’Orages de papier, réalisé par TV Libertés en partenariat avec la Nouvelle Librairie , François Bousquet rencontre Julien Rochedy à l'occasion de la publication de son essai intitulé Philosophie de droite.

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuel, et L'amour et la guerre - Répondre au féminisme.

     

                                               

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  • Alain de Benoist : « La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des Etats-Unis contre la Russie »

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh-Info, dans lequel celui-ci donne son sentiment sur l'actualité récente, et notamment sur la guerre russo-ukrainienne.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

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    Alain de Benoist : « La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des Etats-Unis contre la Russie »

    Breizh-info.com : Tout d’abord, vous qui avez traversé la moitié du XXe siècle et le début du XXIe, diriez-vous que nous assistons actuellement, depuis quelques mois, à une accélération folle de l’histoire ?

    Tout dépend de quelle accélération vous parlez. Il y a incontestablement une accélération sociale, qui vient du fait que nous vivons aujourd’hui en temps zéro : tout événement qui se produit dans un endroit donné est immédiatement connu dans le monde entier. Cet accélérationnisme nourrit le présentisme (et le stress qui va avec) et a notamment pour conséquence de rendre éphémère tout ce qui auparavant cherchait à s’inscrire dans la durée. Mais cela concerne surtout les pays occidentaux : sous d’autres latitudes, on n’a pas nécessairement le même sens de la temporalité.

    Sur le plan historique, c’est plus complexe. On a effectivement le sentiment que beaucoup de choses sont en train de bouger, comme c’est souvent le cas lorsque différents cliquets jouent les uns sur les autres et déclenchent un ébranlement général. Mais s’agit-il vraiment d’une accélération ? On pourrait tout aussi bien penser qu’après une période glaciaire de quelques décennies, l’histoire reprend ses droits et que, comme dans toutes les époques de transition, on rebat les cartes. Mais il ne suffit pas de regarder ce qui se passe « depuis quelques mois », il faut aussi prendre un peu de recul. En l’espace de quatre ou cinq ans, il s’est plus passé d’événements sous la Révolution française qu’il ne s’en passe aujourd’hui ! Les processus en cours sont en outre loin d’être arrivés à leur terme. Sans vouloir cultiver le paradoxe, je leur trouve même une certaine lenteur… Quand on voit, par exemple, l’ampleur de la révolte sociale qui gronde, on se demande quand elle finira par éclater !

    Breizh-info.com : Que vous a inspiré l’assassinat de Darya Douguine, et le traitement médiatique occidental qui en a découlé ? Que pouvez-vous nous dire sur elle, mais aussi sur son père à qui on a voulu l’assimiler d’office comme s’il s’agissait presque du même personnage ?

    L’assassinat de Darya Douguine m’inspire ce qu’il devrait inspirer à tout homme normalement constitué : le dégoût qu’on ressent devant quelque chose d’abject. Les réactions des médias, elles, suscitent plutôt en moi un sentiment d’effroi. Que certains puissent trouver « remarquable » l’atroce attentat dont cette jeune intellectuelle, journaliste et philosophe – qui n’avait jamais fait qu’exprimer des idées –, a été la victime, certains n’hésitant même pas à s’en réjouir, montre que nous vivons dans le monde où, comme le disait Guy Debord, le vrai n’est plus qu’un moment du faux. C’est un monde orwellien, le monde de la terreur au nom du Bien.

    J’ai bien connu Darya, comme j’ai bien connu son père. C’était une jeune femme délicieuse, charmante, intelligente, cultivée, intense, dotée d’un vif sens de l’humour, qui adorait la France depuis son adolescence. Elle adhérait en effet totalement aux idées de son père, mais elle en donnait une image plus légère, comme régénérée par l’eau fraîche. Quant à Douguine, son itinéraire et ses idées sont aujourd’hui bien connus, notamment pour ce qui concerne la géopolitique et l’eurasisme. On peut être en désaccord avec sa pensée, mais on ne peut nier qu’il s’agisse d’une pensée personnelle, qui ne s’est jamais ramenée à ânonner les slogans de tel ou tel milieu. C’est à mes yeux l’essentiel.

    Breizh-info.com : La guerre en Ukraine semble faire perdre la raison à beaucoup. On sent une haine par procuration entre « supporteurs » d’un camp ou de l’autre, quasi pathologique désormais. Comment expliquez-vous cela ?

    Je suppose que cela s’explique par la nature humaine. Peu d’hommes sont capables de faire la guerre sans haine, malheureusement. Mais dans le cas des « supporteurs », je crains que cette haine ne traduise bien souvent leur incapacité à décider de façon raisonnable de leurs positions et à argumenter pour les expliquer. En pareille occasion, beaucoup se déterminent par leurs sympathies ou leurs antipathies. Or, la sympathie et l’antipathie n’ont rien à faire en la circonstance. Seule importe l’analyse (on met les pour en abscisse et les contre en ordonnée) et les conclusions qu’on peut en tirer. Les gens de droite, je l’ai souvent écrit, ne sont pas des réflexifs, mais des réactifs. Au début de l’année, on les a vus s’emballer pour la candidature Zemmour alors qu’il suffisait d’en faire l’analyse pour comprendre que celle-ci déboucherait sur un échec. Il y a certes loin de la candidature Zemmour à la guerre en Ukraine, mais les réflexes sont les mêmes.

    Je n’ai pour ma part aucune sympathie pour le sinistre président Zelensky, mais j’en ai beaucoup pour le peuple ukrainien, qui se retrouve aujourd’hui bombardé en raison des orientations désastreuses de son gouvernement. Mais que montre l’analyse ? Que la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des États-Unis contre la Russie. La question n’est donc pas de savoir si l’on préfère les Ukrainiens ou les Russes, mais si l’on se sent ou non solidaire de l’Amérique. Le choix me semble alors pouvoir être vite fait.

    Breizh-info.com : Les répercussions en Occident, en plus des conséquences de la crise économique liée aux politiques covidistes, vont être énormes. Qu’avez-vous perçu dans le discours récent de M. Macron, qui, tel un mauvais Churchill, semble annoncer à son peuple du sang, de la sueur et des larmes ?

    Je pense qu’Emmanuel Macron a pris conscience de la gravité de la situation, mais qu’il sait en même temps qu’il ne peut plus revenir en arrière sans se déjuger. Il n’est que trop évident que les sanctions contre la Russie – des sanctions d’une ampleur encore jamais vue – auront les Européens pour premières victimes, puisque ces derniers sont moins autosuffisants que les Russes. Comme l’a dit Viktor Orban, l’Union européenne s’est « tiré une balle dans le poumon » en s’engageant dans une voie suicidaire et totalement contraire à ses intérêts industriels et énergétiques. S’y ajoute la menace de crise financière mondiale, qui est plus présente que jamais. Et aussi, disons-le, le risque d’une extension de la guerre jusqu’à un point qu’on peut seulement imaginer. Aujourd’hui, Macron cherche des arguments pour imposer le rationnement comme, au moment du Covid, il en a cherché pour imposer l’enfermement. Cela ne suffira pas à éviter le lent glissement vers le chaos.

    Breizh-info.com : La classe politique française est-elle selon vous aujourd’hui compétente, suffisamment qualifiée, pour être à la hauteur demain d’événements qui s’annoncent épiques mais aussi dramatiques pour nos populations ?

    La réponse est dans la question, et vous la connaissez aussi bien que moi. L’élément essentiel en politique est la décision, alors que la classe politique n’a été formée que pour la gestion. L’imprévu, le cas d’exception, la laissent ahurie comme un lapin pris dans les phares. La décision n’est pas affaire de dossiers techniques et de rapports d’experts. Elle requiert un sens quasi physiognomique. Il s’agit de prendre la mesure d’un moment historique, d’évaluer les rapports de force et de déterminer ce qu’il faut faire en fonction de la finalité qu’on s’est fixée. Les hommes d’État savaient faire cela, les politiciens ne le savent pas. Cela dit, on pourrait aussi se poser la question de savoir pourquoi les hommes qui ont le sens de la décision se dirigent aujourd’hui de plus en plus vers des domaines autres que la sphère politique. On s’apercevrait alors qu’en dernière analyse, la médiocrité de la classe politique est le résultat direct de la dévaluation du politique.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 6 septembre 2022)

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  • « L'eurasisme de Douguine est incompatible avec le nationalisme »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site de la revue Front populaire dans lequel il évoque la vision du monde d'Alexandre Douguine, le penseur eurasiste russe, dont la fille a récemment été assassinée dans un attentat à la voiture piégée qui le visait également.

     

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    Alexandre Douguine et Alain de Benoist à une conférence à Paris, en 2013.

     

    Alain de Benoist : « L'eurasisme de Douguine est incompatible avec le nationalisme »

    Front Populaire : Vous avez déjà rencontré Alexandre Douguine. Pouvez-vous nous expliquer qui il est, notamment sur le plan intellectuel ? Quelles sont ses idées, ses influences philosophiques et politiques, etc. ?

    Alain de Benoist : Alexandre Douguine, que je connais depuis plus de trente ans, est un théoricien de l’eurasisme. Ce courant de pensée est apparu dans les années 1920, tant dans les milieux de l’émigration russe (les « Russes blancs ») que dans la jeune Union soviétique, dans le cadre de la querelle des Slavophiles et des Occidentalistes (Zapadniki) qui divisait déjà les élites russes dans les années 1840.

    Les Occidentalistes considéraient la Russie moderne comme issue d’une « occidentalisation » de la société russe entamée au XVIIIe siècle à l’initiative de Pierre le Grand, tandis que pour les Slavophiles, comme Alexis Khomiakov, Constantin Aksakov ou Ivan Kirevsky (sur le plan littéraire, il faut aussi bien sûr citer Dostoïevski), la « vraie » Russie était celle d’avant les réformes pétroviennes, la Russie du patriarcat de Moscou organisée sur le modèle de l’unité conciliaire de l’Église orthodoxe, et se devait donc de combattre les influences délétères de l’Europe occidentale (rationalisme, individualisme, obsession du progrès technique), considérées comme portant atteinte à la personnalité du peuple russe.

    Les eurasistes, parmi lesquels figurent alors des personnalités comme les linguistes Nikolaï Troubetskoï, auteur de L’Europe et l’humanité (l’« Europe » correspondant à l’Occident), et Roman Jakobson, l’économiste Piotr N. Savitsky, le juriste et politologue Nicolas N. Alexeiev, l’historien et géopoliticien George V. Vernadsky, et bien d’autres, estiment comme les Slavophiles que la Russie et l’Occident constituent des mondes totalement différents, mais ajoutent à cette idée des éléments nouveaux. Selon eux, l’identité russe se fonde sur la superposition, à partir d’un substrat slavo-finno-touranien, d’une culture « kiévienne », née au contact des Varègues et fortement marquée par le christianisme byzantin, et d’une culture « moscovite » largement héritée, notamment quant aux formes du pouvoir, de l’empire tataro-mongole qui domina la Russie pendant trois siècles. Spirituellement, la Russie est byzantine, donc « orientale » (c’est le thème de la « troisième Rome »). Enfin, pour les eurasistes, la Russie n’est ni un « pays » ni une nation, mais une civilisation distincte de forme nécessairement impériale.

    Alexandre Douguine, né en 1962, appartient à la seconde génération eurasiste. Son apport principal à cette école de pensée tient à l’importance qu’il attache à la géopolitique, qu’il a longtemps enseigné à l’Université Lomonossov de Moscou (Fondamentaux de géopolitique, 1997), de pair avec un attachement viscéral à la mystique orthodoxe (il appartient lui-même au courant starovère ou « vieux-croyant » de l’Église orthodoxe, né du refus des réformes introduites au XVIIe siècle par le patriarche Nikon), selon laquelle la religiosité doit se fonder sur la foi, et non sur la raison.

    Le géopoliticien anglais Halford Mackinder, mort en 1947, avait développé l’idée (reprise par bien d’autres après lui, à commencer par Carl Schmitt), d’une opposition fondamentale entre les puissances maritimes et les puissances terrestres, les premières ayant été successivement représentées par l’Angleterre et les États-Unis, les seconds par le grand continent eurasiatique, dont le « cœur », le Heartland, correspond à l’Allemagne et à la Russie. Qui parvient à contrôler le Heartland, estimait Mackinder, contrôle le monde. C’est avec cette conviction présente à l’esprit que Zbigniew Brzezinski, dans Le Grand Echiquier (1997), a pu écrire que « l’Amérique doit absolument s’emparer de l’Ukraine, parce que l’Ukraine est le pivot de la puissance russe en Europe. Une fois l’Ukraine séparée de la Russie, la Russie ne sera plus une menace ».

    On comprend mieux par là les positions politiques d’Alexandre Douguine, qui ne voit pas seulement dans l’affrontement de l’Ukraine et de la Russie une « guerre fratricide », mais aussi une projection militaire d’une guerre idéologique débordant largement les frontières, une guerre mondiale entre les démocraties libérales, aujourd’hui en crise, considérées comme ordonnées à l’idée d’État universel et porteuses de décadence, et les démocraties illibérales ordonnées à l’idée de continuité historique des peuples désireux de maintenir leur sociabilité propre et leur souveraineté.

    Mais pour répondre complètement à votre question, il faudrait aussi parler des nombreux auteurs qui ont influencé Douguine. Celui-ci, qui parle couramment une bonne douzaine de langues (qu’il a apprises seul), s’est très tôt familiarisé avec des auteurs aussi différents que l’historien et géographe Lev Gumilev, fils de la poétesse Anna Akhmatova, théoricien du « lieu-développement » (mestorazvitiye), Arthur Moeller van den Bruck, le « jeune-conservateur » allemand partisan de l’« orientation à l’Est », Vico, Danilevski, Mircea Eliade, René Guénon, Jean Baudrillard, Marcel Mauss, Gilbert Durand, Claude Lévi-Strauss, Louis Dumont, Friedrich List, Heidegger, etc. Mais cela déborde le cadre de notre entretien !

    FP : Dans votre ouvrage Contre l’esprit du temps, vous écrivez avoir de la sympathie pour son idée d’une « quatrième théorie politique ». Qu’est donc cette théorie et en quoi la trouvez-vous intéressante ?

    ADB : Trois grandes doctrines politiques concurrentes ont été successivement engendrées par la modernité : le libéralisme au XVIIIe siècle, le socialisme au XIXe siècle, le fascisme au XXe siècle. Dans le livre qu’il a consacré à ce sujet, Douguine développe l’idée qu’il est nécessaire de faire apparaître une « quatrième théorie politique » qui dresserait un bilan de celles qui l’ont précédée, sans pour autant s’identifier à aucune d’elles. C’est une proposition stimulante pour l’esprit.

    Aux yeux de Douguine, le XXIe siècle sera aussi celui du quatrième Nomos de la Terre (l’ordre général des relations de pouvoir à l’échelle internationale). Le premier Nomos, celui des peuples vivant relativement à l’écart les uns des autres, a pris fin avec la découverte du Nouveau Monde. Le deuxième Nomos, représenté par l’ordre eurocentrique des États modernes (l’ordre westphalien), s’est achevé avec la Première Guerre mondiale. Le troisième Nomos fut celui qui a régné à partir de 1945, avec le système de Yalta et le condominium américano-soviétique. Que sera le quatrième Nomos ? Pour Douguine, soit il prendra la forme d’un monde unipolaire américanocentré, soit au contraire celle d’un monde multipolaire où les « États civilisationnels » et les grands espaces continentaux, à la fois puissances autonomes et creusets de civilisation, joueraient un rôle régulateur vis-à-vis de la mondialisation, préservant ainsi la diversité des modes de vie et des cultures.

    Douguine estime encore que nous sommes entrés dans une quatrième guerre mondiale. La Première Guerre mondiale (1914-18), avait abouti au démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman. Les deux grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale (1939-45) ont été les États-Unis d’Amérique et la Russie stalinienne. La troisième guerre mondiale correspond à la guerre froide (1945-89). Elle s’est terminée avec la chute du Mur de Berlin et la désintégration du système soviétique, principalement au profit de Washington. La quatrième guerre mondiale a commencé en 1991. C’est la guerre des États-Unis contre le reste du monde, guerre multiforme, aussi bien militaire qu’économique, financière, technologique et culturelle, indissociable de l’arraisonnement général du monde par l’illimitation dissolvante de la logique du capital.

    FP : « Extrême droite », « rouge-brun », « antimoderne », « ultra-nationaliste », « traditionaliste », « néofasciste », sont autant de termes qui servent à qualifier ou renvoient à Douguine. Ces qualificatifs sont-ils pertinents ?

    ADB : Quand les journalistes, dont la culture en matière de philosophie politique et d’histoire des idées est à peu près nulle, sont confrontés à un phénomène auquel ils ne comprennent rien, ils ânonnent la vulgate dominante et récitent des mantras. L’« extrême droite », mot-caoutchouc, est le couteau suisse préféré de ces esprits paresseux. Tous ces qualificatifs, à la possible exception de « traditionaliste antimoderne », mais à condition d’entendre le terme au sens de Guénon, sont tout simplement ridicules. Ils n’apprennent rien au sujet d’Alexandre Douguine, mais en disent beaucoup sur ceux qui les emploient. Le plus grotesque est sans doute le qualificatif de « nationaliste » ou d’« ultra-nationaliste », que la plupart des commentateurs utilisent en permanence à son propos. Douguine, je le répète, est un eurasiste. Or, l’eurasisme est incompatible avec le nationalisme, puisqu’il se réclame de l’idée d’Empire, c’est-à-dire d’un refus de principe de la logique du nationalisme ethnique et de l’État-nation (ce qui explique d’ailleurs les liens étroits qu’entretient Douguine avec les représentants des communautés juives et turco-musulmanes).

    FP : Depuis quelques jours, Alexandre Douguine est beaucoup présenté dans les médias comme le « cerveau » de Poutine en politique étrangère, comme une sorte de Raspoutine un peu mystérieux. Quel est son niveau d’influence auprès de Poutine ? Est-il écouté par la société civile russe ?

    ADB : Le « cerveau » de Poutine ! Quand on sait que Douguine et Poutine ne se sont jamais rencontrés une seule fois en tête-à-tête, on mesure le sérieux de ceux qui emploient cette expression. La réalité est plus prosaïque. Alexandre Douguine, qui a été traduit dans dix ou douze langues différentes, est un auteur connu et lu, tant en Russie qu’à l’étranger. Il a ses réseaux et son influence. Lorsqu’en avril 1992, j’avais eu l’occasion de donner une conférence de presse au siège de la Pravda à Moscou et de parler de géopolitique avec des généraux et officiers supérieurs de l’armée, j’avais déjà pu me rendre compte de l’écho que recevaient dans l’opinion les idées eurasistes. Depuis, Douguine a lancé en 2003 le Mouvement eurasiste international, qui s’est beaucoup développé dans les populations non russes de Russie, et il a même été reçu à Washington par Zbigniew Brezinski et Francis Fukuyama.

    Douguine connaît incontestablement bien l’entourage de Poutine, mais il n’a jamais fait partie de ses intimes ni de ses « conseillers spéciaux ». Il est certes reconnaissant à Poutine d’avoir rompu avec l’atlantisme libéral de Boris Eltsine, mais il pense qu’il n’est qu’un « eurasiste malgré lui ». Le livre qu’il a écrit il y a quelques années sur Poutine est d’ailleurs loin d’être un exercice d’admiration : Douguine y explique au contraire à la fois ce qu’il approuve chez Poutine et ce qui lui déplaît. Mais de toute évidence ceux qui pérorent en France à son sujet n’ont jamais lu une ligne de lui.

    FP : Vous connaissez bien Alexandre Douguine et son œuvre. Vous avez par ailleurs récemment publié un ouvrage critique sur les médias intitulé Survivre à la désinformation (2021). Comment jugez-vous globalement son traitement médiatique et celui du conflit russo-ukrainien ?

    ADB : Le traitement médiatique est celui que vous connaissez. Les grands médias français sont tellement habitués à se faire les relais de l’idéologie dominante, ils trouvent tellement normal qu’il n’y ait plus dans ce pays de débats dignes de ce nom, qu’il leur apparaît tout aussi naturel de ne jamais donner la parole à ceux dont ils ignorent ou caricaturent les idées. C’est vrai dans le cas de Douguine comme dans celui de la guerre en Ukraine : le point de vue ukrainien est omniprésent, le point de vue russe n’est même pas mentionné. On crée ainsi un formidable refoulé. Il faut toujours se méfier du refoulé.

     

    Alain de Benoist, propos recueillis par Maxime Le Nagard (Front populaire, 30 août 2022)

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  • L’Ukraine ou le tombeau de l’Occident...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Hervé Juvin à Boulevard Voltaire et consacré à la position de l'Europe dans le conflit russo-ukrainien, et plus largement dans le conflit russo-américain.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

                                           

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