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Entretiens - Page 48

  • La souveraineté profonde est l’enjeu de ce siècle...

    Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits d'un entretien donné par Laurent Ozon au site Souverainetech, dans lequel il évoque une notion qui lui est chère, celle de souveraineté profonde. Le site Souverainetech s'intéresse, comme son nom l'indique, à la question cruciale pour la France et l'Europe de la souveraineté technologique.

     

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    La souveraineté profonde est l’enjeu de ce siècle

    Que genre de mouvement l’Histoire du monde connaît-elle actuellement ?

    Mouvement dites-vous ? Je dirais que notre Terre est un système énergétiquement ouvert, tournant sur des cycles de 365 jours dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, autour d’une étoile qui est sa source d’énergie principale et qui elle-même tourne autour d’un trou noir supermasssif situé au centre de la Voie Lactée sur un cycle de 220 millions d’années. Sur cette terre existe quelque-chose qui semble rare et peut-être même unique : la vie. Enfin rare pour le moment, puisque que la vie cherche, par les moyens de quelques primates anxieux et calculateurs, à s’implanter sur d’autres cailloux stellaires. La Vie présente trois amusantes caractéristiques et c’est à ça qu’on la reconnaît, si je puis dire. D’abord elle cherche à maintenir son homéostase (sa stabilité face aux discontinuités qui la menacent). Ensuite elle est capable d’apprentissage. C’est un « apprentissage par la mort » selon la loi de la sélection naturelle, bien que nous ayons établis des processus d’apprentissages différents par la culture. Enfin, la Vie cherche à se reproduire et à s’étendre. La vie est donc une structure créatrice d’ordre (de diversité organisée), dissipant de l’énergie dite « libre » (facilement accessible) qui apprend, se reproduit et préserve sa stabilité. Bon, j’imagine que vous n’attendiez pas cette réponse. Mais j’y arrive.

    La vie, en s’organisant, procède à des recompositions permanentes qui augmentent sa diversité organisée et la multiplication de ses formes et caractéristiques, malgré la pression permanente du principe inverse, que nous appellerons si vous le voulez bien le mal ou plus prosaïquement le deuxième principe de la thermodynamique. Celui qui homogénéise, désorganise, déconstruit, réduit à l’élémentaire et qui cherche à faire toutes ces saloperies, plus vite que la Vie ne fait l’inverse. L’Histoire du monde est donc une course de vitesse entre la vie qui fabrique des formes, des espèces, des processus, des paysages, des communautés, des écosystèmes, et ce mal qui cherche à restituer à notre caillou stellaire, l’aspect qu’il avait il y a quatre milliards d’années : une sphère à la croute surchauffée et stérile. Si le mal entropique triomphe un jour, personne n’entendra la vie crier en s’éteignant dans les infinités intersidérales.

    Alors quel mouvement de l’histoire du monde vivons-nous ? Une forme de vie qui existe depuis peu a pris l’ascendant et réaménage la biosphère pour ses besoins ou l’idée qu’elle s’en fait. Certains de ces aménagements sont clairement entropiques. Pour comprendre pourquoi, il faut s’intéresser à la façon dont les êtres humain ont progressivement substitué à la façon dont la vie apprend (la vie apprend par la mort en éliminant ses formes inadaptées), un apprentissage au sein de sphères culturelles communautaires d’échange de signes, de sens et de pratiques. Ces sphères coopératives produisent un récit sur ce qu’est le monde et la place de chaque chose dans celui-ci. Ces sphères de culture permettent aux humains d’habiter le monde.

    Dans ces sphères qui nous permettent d’habiter le monde, une forme de sélection naturelle se poursuit mais dans des conditions modifiées. Des caractéristiques qui étaient avantageuses pendant des millénaires (comme par exemple celle d’avoir un corps économe en énergie et capable de stocker facilement ses calories) deviennent des freins à la reproduction (obésité), mais surtout, dans ces sphères de culture, les hommes se sélectionnent entre-eux par des biais culturels, comportementaux. Un peu trop certains de pouvoir ignorer ce qui se passe dans le monde vivant autour de nous, nous fonctionnons en vase de plus en plus clos tandis que nous transformons le monde. Notre culture veut tellement ignorer la nature voire parfois se construire contre elle, que des traits culturels peuvent êtres avantageux en milieu culturel tout en étant totalement contre-sélectifs sur le plan biologique pour ses porteurs. Notre « bruit » culturel pris dans un mouvement autoréférentiel permanent étouffe les acquis des expériences culturelles dites traditionnelles qui facilitaient la transmission de la vie. Certains appellent cela « une culture de mort ». C’est peut-être d’ailleurs ce qui caractérise la modernité. Ce moment où le bruit des signes culturels échappent à toute tradition (la culture qui avait appris lentement à vivre avec les impératifs de la biologie) pour estimer qu’il peut ignorer les lois du vivant grâce à une nouvelle forme d’apprentissage, non par la tradition, mais par la raison calculante, l’expérimentation et l’éducation, mais en raccourcissant les processus de feed-back correctifs. Les Lumières avaient cette ambition : permettre de faire une mise à jour du système d’apprentissage traditionnel des êtres humains (l’apprentissage par la culture traditionnelle) en le débarrassant de ses biais, en le rationalisant. Les vecteurs de l’idéologie des Lumières avaient l’ambition de porter un logiciel plus efficace et puissant que l’apprentissage par la sphère de culture et surtout, capable d’être étendu à des foules toujours plus nombreuses rendues coopérantes par l’idéologie, la technique et l’argent.

    Mais c’était mal connaître le singe anxieux. Comme la plupart des espèces sociales, nos dispositions naturelles à l’anxiété, notre inaptitude fondamentale à satisfaire nos besoins sociaux dans des structures sociales gigantesques et anonymes, notre tendance bien naturelle à déborder sur nos voisins et réciproquement, ont engagé des processus face auxquels les rêves aristocratiques des Lumières ne pesaient pas lourd. Entrainés par des sirènes hurlantes de la peur et de la démographie, les rêves de raisons, de méthode, de dialogue et de calcul se sont fracassés. Il n’est resté des Lumières que l’explosion de créativité techno-scientifique libérée du contrôle sociale culturel, greffée sur une économie déchaînée et une mystique humaniste (l’humain, sommet de la création se libérant des déterminismes par la raison. Une fois évaporées les utopies il n’est resté de l’idéal aristocratique des Lumières que des foules paniquées, privées progressivement de leurs sphères d’habitation, de sens, de forme et exposées au froid glacial de la raison, aux humiliations coperniciennes et darwiniennes, au nihilisme et au saccage du sens qui leur donnait une situation dans le cosmos, dans l’ordre du monde et sa temporalité.

    De cet effroi qui naît de la destruction des sphères culturelles, naît l’absurde. Celui qui rend passif. Nous sommes nombreux à rester silencieux devant l’hallucinante absurdité du sens dans nombre de domaines de la vie collective. Et s’il est une raison pratique au nom de laquelle on pourrait juger de l’entreprise de reconstruction rationaliste engagée au XXème siècle dans le domaine du langage, de l’art, du corps, des marqueurs sociaux, c’est bien l’apathie qu’elle génère. Jérôme Ducros, dans une conférence mémorable au Collège de France sur l’atonalisme et la déconstruction du langage musical, s’était ingénié à jouer faux et à dénaturer des partitions de musique atonales célébrissimes sans que personne ne puisse le détecter. Simultanément, il démontrait qu’une erreur sur une partition dans une composition de musique tonale, pourtant nouvelle car composée pour l’occasion, était instantanément perçue à l’oreille. Il nous avertissait : « On ne peut défigurer sans conséquence, que ce qui n’a pas de sens pour le spectateur ». Cet énoncé résumait très clairement la situation dans laquelle nous-nous trouvons collectivement. La disparition des cultures fabrique le désespoir et au bout, la passivité devant la cheptelisation des populations.

    Cette toute puissance du verbe et des idées sur la vie s’est particulièrement matérialisée au XXe siècle quand des personnalités schizoïdes (qui s’intéressent plus à la carte qu’au territoire) ont compris que l’on pouvait fabriquer des coopérations de crise grâce à la puissance de la propagande et provoquer ainsi des signaux de récompense chimique à des millions de singes anxieux pour les rendre plus agressifs, efficaces, coopératifs et prêts au sacrifice, que d’autres. Que l’issue de la guerre ne dépendait pas seulement du nombre et de la technique mais de la capacité à produire des stress vitaux capables de créer des paniques coopératives à l’échelle industrielle (des « radios des milles collines »). Le plus grave, c’est que les gagnants gagnaient aussi le droit de raconter le monde et l’histoire à leur façon. Car perdre c’est aussi perdre son droit à faire entendre aux oreilles des siens et du monde son propre récit. Perdre c’est laisser votre adversaire raconter pourquoi vous vous battiez, viviez et qui vous étiez à votre place. Voilà pourquoi nous n’aimons pas beaucoup perdre.

    Mais bref ! Au moment de la révolution industrielle donc, les Etats-nations étaient les usines les plus efficaces pour transformer un héritage bioculturel d’une richesse inouïe, en bio-machineries expansionnistes mobilisatrices et transformatrices en ressources. Il y avait bien des modèles vaguement alternatifs comme les empires depuis des siècles, mais les Etats-Nations c’était autre-chose ! C’était, grâce à la langue, le niveau parfait de mobilisation efficace des signaux de récompenses chimiques. La langue commune était un moyen puissant pour activer des stress sociaux unificateurs, des synchronisations par la culture, les rites et les récits, des coopérations étendues et efficaces renforcées par la technique, la monnaie et la puissance du nombre. Les Etats-Nations étaient plus efficaces que les empires car ils pouvaient aligner des armées plus unies par les mêmes récits et les mêmes stress, plus cohérentes face à des empires hétérogènes et aux coopérations plus lâches et étendues souvent composées de nations ethniques qui se regardaient en chien de faïences. Certaines de ces nations, limitées par la puissance de leurs voisins se sont trouvées de nouveaux territoires à annexer par delà les océans. Ce fut le début de la colonisation. Face à eux, des Etats fragiles ou des populations peu nombreuses ne purent pas opposer de résistance à la puissance de mobilisation des Etats-Nations européens. Plusieurs nations européennes devinrent des empires transcontinentaux qui produisirent des oligarchies transcontinentales. La langue, la monnaie, la technique et la religion qui facilitent toutes les quatre les coopérations étendues, faisaient office de bicarbonates pour faciliter la digestion de nouveaux territoires et de nouvelles populations.

    L’Empire français et l’Empire espagnol, l’Empire anglais et l’Empire portugais, l’Empire belge et l’Empire néérlandais, l’empire italien et l’empire allemand redevinrent des nations européennes après avoir conquis à elles-toutes la plus grande partie du monde et s’être entretuées dans des guerres transcontinentales. A la fin de la dernière guerre mondiale, effarées par la violence, la dévaluation de toutes leurs normes, les nations européennes se retrouvèrent côte à côte dans leurs frontières métropolitaines, progressivement privées de leurs colonies, prises en étau entre deux empires qu’elles avaient enfantés, avec une idéologie impériale dans des corps d’Etat-nation. Une mise à jour du logiciel devenait indispensable. Certains, comme Charles de Gaulle comprirent que cela voulait dire qu’il fallait restaurer des moyens de puissance, d’autonomie et de coopérations réalistes entre peuples européens sur des bases souverainistes et qu’un nouvel ordre du monde était né. A côté, chez nous, chez elles, les élites internationalisées, enrichies par la période coloniale européenne, commencèrent à construire un monde post-national et même post-culturel, uni par la monnaie, la technique et un messianisme à forte tonalité religieuse. La globalisation engendrée par la technique, la monnaie et l’accès à des sources d’énergies libres et accessibles (les fameuses énergies fossiles) a rencontré l’utopie des Européens déprimés par les boucheries du XXème siècle. Et sur cette mondialisation, comme le fait dire Tolkien à Saroumane, du haut de la tour d’Orthanc : « Un nouveau pouvoir s’élève». Les élites occidentales administrent les nations en les estimant déjà obsolètes et s’occupent de transformer les Etats-Nations européens en Länder d’un empire nord-atlantique en construction. Les rouages institutionnels des Etats nationaux en Europe se chargent de traduire les objectifs des oligarchies transnationales qui ont court-circuité les processus démocratiques « du, par et pour le peuple » en modifiant le peuple par l’immigration de masse et en captant la narration collective via les médias. Les Etats-Nations jouent l’air du One World, de la dette, de l’ouverture, de l’urgence écologique mondiale, à leurs populations en vendant les bijoux de famille alors que les gens du peuple en attendent surtout des sphères d’inclusion, de sens, de protection et d’organisation efficace. Un quiproquo qui pourrait mal se terminer d’ici peu.

    Les personnes qui vous suivent savent que vous êtes féru d’éthologie. L’heure du réveil du « gros animal » aurait-elle sonné ?

    Le gros animal collectif se réveille toujours lorsque les individus sont confrontés à des stress vitaux. C’est très intéressant à observer dans toutes les structures de coopération sociale dans la nature. Par exemple, lorsqu’ils se sentent menacés, les rennes s’engagent dans un fascinant mouvement cyclonique. Ils se mettent à tourner collectivement autour d’un point invisible, pendant des heures, parfois des jours, jusqu’à ce que la perception de la menace disparaisse. Le mouvement suivi par la harde produit plusieurs effets. D’abord, les rennes placent les plus fragiles d’entre eux au centre du tourbillon. Ensuite, ce mouvement circulaire instinctif rapproche les rennes et les sécurise, en rendant presque impossible pour un prédateur, de cibler un individu en particulier. C’est ainsi que ces rennes engagent eux aussi une sorte de processus d’auto-renforcement sous stress qui produit la mise à distance de ceux qui ne font pas partie du groupe ou le menacent. Il s’agit là de la maitrise défensive et temporaire d’un territoire, de la protection de sa progéniture (l’avenir génétique du groupe) et surtout d’un transfert des fonctions de défense de l’individu vers le groupe, dissuadant les comportements défensifs ou les stratégies de survie (purement) individuelles.

    Dans un essai publié en 2005 sous le titre Maximal-Stress-Cooperation, le philosophe allemand Heiner Muhlmann a proposé une thèse expliquant les liens entre la formation des groupes culturels et les stress de survie. Il expliquait en synthèse que, soumis à un enjeu de survie, les individus se regroupent par instinct et nécessité et s’engagent dans un processus d’approfondissement et d’intensification des modalités de leur fonctionnement collectif pour créer un collectif de survie. On assiste alors à l’apparition de communautés de culture solidement unifiées sous l’effet de stress vitaux. Un processus que la psychologie nomme « autorenforcement » . Pour Muhlmann, ce processus constituerait l’événement fondateur des communautés culturelles dans l’histoire. En clair, ceux qui coopèrent, se protègent, communiquent, s’entraident, produisent des récits consensuels sur la réalité qu’ils vivent, et vont renforcer ce processus coopératif à très grande vitesse, jusqu’à ce qu’apparaisse une sorte de fusion sociale. Cette fusion sociale va produire des formes de coopération intensive, une augmentation de l’allopathie (partage de la souffrance), d’alignement des représentations de la réalité entre les membres (homogénéisation idéologique) et la synchronisation intense de ses membres à mesure de l’urgence de la menace perçue.

    Dans ces phases de crise, de peurs collectives, ceux qui ne participent pas à ces mouvements coopératifs, soit parce qu’ils n’accordent pas au reste du groupe sur la nature de la menace, soit parce qu’ils n’acceptent pas le narratif de crise qui s’installe dans le groupe, sont progressivement bannis. Ils deviennent même souvent eux-mêmes des « menaces » pour le groupe en phase de construction sous stress maximal. C’est la raison pour laquelle ces périodes sont propices aux épurations et exclusions. Sous l’effet de la peur et de l’impératif d’unité fonctionnelle provoqué par l’enjeu de vie ou de mort, le stress provoque une réaction immunitaire collective qui va pousser les membres du groupe à s’attaquer aux éléments qui ne participent pas à la mobilisation. La communauté de survie en formation ne tolère pas les « dissonances » d’interprétation, les écarts de stratégie, les individus ou petits groupes qui ne lient pas leur sort à celui de la communauté en formation. C’est évidemment durant les phases de stress critiques, que les groupes de coopération sont sujets à une forme de paranoïa collective (maximisation de la menace sous l’effet du stress) qui aboutissent notamment à des représentations paranoïdes de l’adversaire. La représentation « paranoïde » de l’adversaire consiste à considérer comme problématique, voire comme menaçant, tout élément extérieur ou intérieur neutre ou incertain, ou encore à attribuer aux « stresseurs » des capacités de nuisance exagérées. C’est aussi cette paranoïa et l’attribution de ces marqueurs immunitaires qui favorise les relations à l’intérieur du groupe au détriment de l’extérieur. Il est important de comprendre que ce n’est pas du fait de son caractère maléfique qu’une communauté engagée pour sa survie cherche instinctivement à établir son unité interne et sa cohésion parfois par la violence. Ces phases sont des modalités de la recherche urgente d’une synchronisation fonctionnelle et affective optimale pour la survie. Inutile de vous dire que les Etats ont bien pigé et depuis longtemps, comment utiliser ces dispositions coopératives sous stress face à un enjeu vital. Le « forçage coopératif » est dans l’ADN des Etats depuis longtemps et les Etats-Nations sont passés maîtres dans l’art d’utiliser ou de fabriquer les stress de mobilisation totale dans leurs populations pour assurer la survie du collectif.

    C’est d’ailleurs ce que leurs reproches les élites du One World tout en manipulant elles-mêmes des stress collectifs pour obtenir un alignement légitimiste des populations et un acceptation des lois d’exception. Bref. Les partisans de la fin des « nations-dangereuses », sont contraints de réactiver des stress de dénonciation/mobilisation exactement dans les mêmes conditions que les Etats-Nations du 19 et du 20 ème siècles alors qu’ils se construisent précisément sur le rejet des Etats-Nations présumés bellicistes et expansionnistes. Pendant ce temps les héritiers de Karl Popper, mais aussi Muhlmann, ou Harari, se creusent la tête pour savoir comment déminer le potentiel explosif des communautés nationales en pratiquant une forme d’ingénierie sociale fragmentaire et déconstructive, ce que Bazon-Brock appelle « civiliser la culture ». De ce point de vue, la guerre sociétale de déconstruction s’apparente à une thérapie immunosuppressive semblable à celle que l’on administre à la suite d’une greffe pour empêcher le corps de rejeter le greffon. Le problème c’est que tout cela n’est pas fait très intelligemment puisque tandis que l’on administre des immunosuppresseurs idéologiques à forte dose pour neutraliser les réaction immunitaires collectives, on stresse les populations en s’attaquant aux murs porteurs de la culture populaire, à la cohésion ethno-culturelle et normative des populations. En clair, on fait le constat que les collectifs de culture s’engagent dans des processus dangereux lorsqu’ils se sentent menacés et on prétend désamorcer ces processus tout en exposant les populations à des stress vitaux (démographiques, économiques, etc.) en tentant de domestiquer, de civiliser les communautés de culture. En clair : « Tu vas mourir, soit cool!»

    Sur les territoires qu’elle administre, l’oligarchie occidentale produit ainsi des populations divisées, trahies, faibles et coupées de leurs élites. L’Occident ne produit plus de populations vigoureuses et combattantes mais des individus domestiqués ou révoltés, dépressifs et mentalement éloignés des conditions du sacrifice au profit de la collectivité. L’Occident est un très mauvais éleveur de peuples et doit donc utiliser ses marges géographiques mais aussi idéologiques, les « radicalisés » que sa politique destructrice fabrique à la pelle, pour réussir à trouver des populations à engager contre ses adversaires. Une double bonne affaire pour les élites libérales occidentales, qui se débarrassent de leurs individus radicalisés et risqués en les mobilisant contre leurs adversaires géopolitiques.

    La technologie et sa fascination pour le pur calcul semblent avoir pris le pas sur le souci des ressources de la maison, propre à l’économie. Quel type de danger cela fait-il courir sur les occupants de notre maison commune ?

    L’économie est l’ensemble des activités de production, de distribution et de consommation des humains, pratiquées en vue de la satisfaction de leurs besoins. Et sans doute faut-il s’être sérieusement intéressé à la question du « besoin » et de sa « valeur » pour parler sérieusement d’économie. La constitution de l’économie en sphère d’activité autonome, inassignable, et disembedded (desinsérée) comme le disait Karl Polanyi) est un processus décrit dans le détail depuis 20 ans par Serge Latouche et d’autres auteurs qui ont fréquentés le MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les Sciences Sociales). L’économie n’est plus insérée, dévolue à des fins extérieures à elle-mêmes (la religion, la culture, la politique ou plus fondamentalement la loi naturelle (la loi de la bonne conservation du collectif qui l’exerce) mais a prétendu un temps, s’émanciper des besoins politiques et sociaux pour définir elle-même ses propres fins. C’était en fait un faux débat. L’économie n’a jamais constituée une sphère d’activité autonome. Plus personne ne croit que si chaque « acteur économique » poursuit la recherche de son meilleur intérêt, il contribue de fait, à la satisfaction de l’intérêt collectif. Non. L’économie a été réorganisée et mise au service d’autres forces humaines. Elle est régulée plus que jamais mais ne l’est plus par des communautés politiques souveraines, mais par une oligarchie financiaro-bancaire qui multiplie les braquages après avoir pris le contrôle des banques centrales, de la dette et de la production monétaire dans l’ensemble du monde occidental. De ce point de vue, derrière les conflits désormais ouverts de la multipolarité se profilent une question fondamentale : la libération des peuples des chaînes de l’usure.

    Comment expliquer que les contempteurs du « repli sur soi » soient souvent, simultanément, les adeptes de l’ostracisation ? N’est-ce pas délicieusement contradictoire ?

    L’injonction à refuser le « repli sur soi » est une injonction à l’ouverture et un leitmotiv fondamentalement entropique donc morbide. On cherche à expliquer à des peuples que ça leur fera moins mal s’ils ne résistent pas à leur désappropriation culturelle, écologique, économique, patrimoniale, etc. Derrière ce matraquage, il a toujours une variante du discours qui consiste à persuader une personne qui se sent menacée, que c’est sa résistance qui créé le problème. C’est aussi pour les adeptes du terrorisme intellectuel une petite astuce rhétorique et bon marché, pour continuer à dominer les échanges. Il faut être un peu idiot ou innocent pour se laisser encore terroriser par ces crétins. Il me revient souvent en mémoire le premier acte de protestations des Gilets Jaunes : s’emparer des ronds-points aux portes de leur ville pour filtrer, décider de ce qui entre et sort de chez soi. C’était inconscient bien-sûr, mais on avait là un geste vital et symbolique très révélateur.

    Sinon, évidemment, nous vivons dans un système ouvert. Nous tirons notre énergie du soleil et l’enveloppe d’une cellule est certes une frontière de protection mais c’est aussi une zone de contact, de prélèvement, de captation de ressource, etc. Nous devons nous protéger et privilégier les échanges et coopérations internes mais ne devons évidemment pas tomber dans le piège d’une version caricaturale du Sakoku. D’autant que cette expérience politique et économique a des choses à nous apprendre. Le Sakoku désigne la politique d’isolement relatif (on parle de « politique des quatre portes » aussi) qui fût menée par le Japon à l’initiative du shogun Tokugawa par une série de décrets entre 1633 et 1639 et qui perdurera jusqu’en 1853. Le bilan de cette ère de « contrôle maitrisé » de ses relations avec le monde (qualifiée donc abusivement de « fermeture » : Sakoku) est pourtant intéressant à méditer à l’ère des contractions dangereuses de la globalisation. En voici quelques caractéristiques : Dévalorisation de la fonction marchande et valorisation des fonctions productives ; protection contre la colonisation religieuse occidentale ; grande stabilité sociale (shi-no-ko-sho) et approfondissement des « voix » intérieures ; disparition des guerres intérieures (Pax Tokugawa) ; quelques famines mais aucune épidémie notable qui réapparaitront immédiatement après la « réouverture » forcée du Japon ; augmentation rapide de l’alphabétisation, atteinte d’un optimum démographique suivi d’une stabilisation durable ; essor de l’innovation et de la production artisanale mais stagnation dans certains secteurs industriels qui mettront le Japon en position de fragilité dans la seconde moitié du 19ème. Certaines de ces faiblesses constitueront aussi des atouts durant l’ère Meji. Une innovation politique à méditer et peut-être aussi, actualiser, sans perdre de vue que cela se termina par une réédition face aux navires de guerre américains, qui forcèrent le Japon à s’ouvrir au commerce sous la contrainte. Notre enjeu aujourd’hui est moins d’assurer l’autonomie totale, que de maîtriser les éléments vitaux de l’équilibre social (les trois premiers étages de la pyramide de Maslow) et pour le reste, de veiller à avoir prise sur ce qui a prise sur nous. L’immigration par exemple n’est pas seulement une affaire de ressource, de coexistence ou de culture, mais de souveraineté anthropologique (Pierre-Yves Rougeyron). Nous ne sommes pas du bétail et nous devrions pouvoir envisager la question de l’implantation massive de populations dans nos sanctuaires historiques, du point de vue de ce que nous voulons choisir collectivement de devenir ou de ne pas devenir.

    Comment comprenez-vous la manière dont l’Union européenne entend la notion de puissance et celle de concurrence ? On a l’impression qu’elle s’interdit d’être puissante, et qu’elle rechigne à prendre toute sa place dans le jeu de la concurrence en préférant jouer les arbitres. 

    L’UE c’est un truc compliqué. Il y a en son sein des tendances contradictoires. Elle veut exercer sa puissance à la façon d’une vieille personne cherchant à terroriser sa famille par un mélange de chantage à l’héritage, à la réputation et de menaces d’exclusion des récalcitrants aux diners de familles dominicaux. La concurrence intéresse l’UE quand elle lui permet de déconstruire les Etats-Nations en sapant les bases de leur autosuffisance et en facilitant la transnationalisation de leurs infrastructures. L’UE est une vieille personne riche, tyrannique et toxique avec les siens. l’Europe comme civilisation s’effondre à mesure que l’UE renforce son emprise c’est un fait. Ce qui est fascinant, c’est que nous avons atteint un niveau de finesse et de compréhension qui nous permettraient de progresser dans tous les domaines et que nous voyons pourtant nos sociétés saturées par la médiocrité, les passions basses et l’incompétence. Nos élites célèbrent l’entropie comme si elle était devenue la religion souterraine du monde occidental. Cette absurdité alimente un sentiment de trahison qui porte en germe des révoltes extrêmement violentes. Ceci-dit, on aurait tort de limiter la question souverainiste au pompage des Etats-Nations européens par la technostructure bruxelloise.

    La question de la souveraineté, si l’on veut bien la considérer plus profondément, est une affaire bien plus complète et l’Etat-National en tant que courroie de distribution de l’idéologie néo-impériale nord-atlantique, fait lui-aussi partie du champs des problèmes. Nous perdons notre souveraineté à tous les niveaux de l’existence. Après nous avoir persuadé qu’on ne pouvait naître sans assistance hospitalière, vivre en bonne santé sans médicaments, faire pousser des plantes sans intrants chimiques, faire fonctionner une économie sans immigration massive, être libre sans journalisme, éduquer ses gosses sans éducation Nationale, vivre en sécurité sans flics et assurances, etc. On finira par nous persuader qu’on ne peut pas faire de gosses sans FIV, se déplacer sans pass, régler ses problèmes sans assistance psychologique, etc. La souveraineté profonde est l’enjeu de ce siècle.

    Quasiment tous les corps intermédiaires sont à terre. Reste encore la famille « traditionnelle », qui est elle-même en cours de liquidation. L’atomisation générale qui laisse l’individu seul face à l’Etat ou aux grandes entreprises pourrait-elle susciter un mouvement de re-constitution de communautés ?

    La famille on s’en fait une idée un peu fantasmée et largement déformée par la représentation qu’en avait la bourgeoisie. Dans le peuple on a toujours été un peu plus pragmatique avec l’institution familiale. Je crois qu’au sujet de la famille, le plus inquiétant et peut-être d’ailleurs le plus lourd dans ses effets sociaux et démographique, c’est l’éparpillement intergénérationnel. La famille traditionnelle populaire n’est pas constituée d’un papa, une maman et des enfants, qui se retrouve le soir après l’école ou le travail et le week-end chez les grands-parents. Les familles c’étaient des communautés de vie, de travail et de défense durables. La charge des enfants était répartie sur la sœur qui n’en avait pas ou la grand-mère. On travaillait en famille, etc.. La famille traditionnelle est mal en point peut-être aussi parce que nous cherchons à préserver une forme d’organisation non viable de la famille. Cette véritable famille traditionnelle, à savoir, la communauté génétique transgénérationnelle de vie, de travail et d’éducation, retrouvera probablement sa place au fur et à mesure de la perte d’emprise de l’économie officielle sur la satisfaction des besoins des gens via l’extension des zones d’exclusion-réclusion sociaux-économiques.

    On présente souvent la technologie comme un moyen de « disruption ». Comment pourrait-elle être utilisée à des fins de perpétuation voire de « résurrection » ?

    La technologie est une optimisation fonctionnelle artificielle. Elle devrait donc faire l’objet d’une évaluation sur ces valeurs ajoutées là avant toute diffusion : optimisation, fonction, interaction, maîtrise ou souveraineté. Si c’était fait, on pourrait alors parler de technologies appropriées qui pourraient par exemple être détaxées en fonction de leur utilité sociale (si du moins ce ne sont pas quelques technocrates hors-sol qui évaluent cette utilité. La notation d’utilité sociale des produits et technologies pourrait intégrer des critères supplémentaires comme par exemple le principe de la détaxation de la proximité afin de favoriser la compétitivité des produits locaux. C’est une idée que j’ai formulée voici une quinzaine d’année et qui fait son chemin. Mais pour faire ce boulot, il faudrait traduire ces grands principes pour les politiques. Autant dire que c’est mal barré. Un think tank souverainiste pourrait contribuer à alimenter cette réflexion dans des élites souverainistes et la faire avancer pour recréer de la typicité et de la résilience dans les sphères culturelles humaines et résoudre les crises de la mondialisation. Il semblerait que la pression adaptative soit, comme en écologie des populations, le facteur principal d’innovation fonctionnelle. La peur, non le conflit est mère de toutes choses. Du coup, comme je ne vois pas trop le stress populaire descendre ces prochaines années, je dirais que nous sommes à l’heure des introspections colériques.

    [...]

    A la lecture des œuvres d’anticipation, on peut rapidement se demander si l’humanité ne s’ingénie pas à donner vie à ce qu’elle redoutait. Qu’en pensez-vous ?

    Dans le cadre de votre question, ce qui semble évident, c’est qu’il y a des gens qui espèrent quelque-chose que l’immense majorité de la population craint. « Un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres » disait Merlin l’enchanteur dans Excalibur de John Boorman ! Lorsqu’une situation paraît absurde ou insoluble, nous devons partir du principe que c’est parce que nous posons mal le problème et dans la mesure où nous en avons le temps, chercher à regarder les choses avec l’œil de ceux qui veulent ce que nous craignions ou craignent ce que nous voulons. Comprendre mieux son adversaire c’est se donner les moyens d’une action plus juste et, ce qui ne gâche rien, d’emporter la victoire.

    [...]

    Laurent Ozon (Souverainetech, 16 septembre 2022)

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  • Hervé Coutau-Bégarie, entre stratégie et géopolitique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Martin Motte à Jean-Baptiste Noé à l'occasion du dixième anniversaire de la mort d'Hervé Coutau-Bégarie. Historien et stratégiste, fondateur de l’Institut de Stratégie Comparé et de la revue Stratégique, professeur à l’École de guerre, Hervé Coutau-Bégarie (1956-2012), qui a formé des générations d’officiers, a derrière lui une œuvre considérable.  Martin Motte lui a succédé à la chaire de l’École de guerre.

     

                          

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  • La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Hubert Heckmann au Figaro Vox pour évoquer la question de la cancel culture et de ses effets dans l'enseignement.

    Agrégé et maître de conférences en littérature médiévale à l'université de Rouen, Hubert Heckmann est membre fondateur de l'Observatoire du décolonialisme et vient de publier Cancel ! De la culture de la censure à l'effacement de la culture (Intervalles, 2022).

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    La «cancel culture» fabrique-t-elle une génération d'ignorants ?...

    FIGAROVOX. - L'expression de cancel culture (culture de l'effacement) n'est-elle pas oxymorique ?

    Hubert HECKMANN. - Au départ, comme dans l'expression «culture d'entreprise», «culture» ne désigne dans l'anglicisme cancel culture  qu'un ensemble de comportements au sein d'une communauté fédérée par des valeurs. Il s'agit en l'occurrence des pratiques d'ostracisation (cancel) de personnes dont les propos sont jugés choquants par les membres de certaines communautés idéologiques. Mais ces valeurs et ces comportements que véhicule la cancel culture ont des implications pour la culture elle-même, entendue comme le domaine de l'activité intellectuelle et artistique. Le terme cancel culture est un terme polémique qui n'est utile que dans la mesure où il permet de décrire le réel: la montée en puissance d'une culture de la censure entraîne de fait un véritable recul, la menace d'un effacement de la culture.

    La cancel culture réduit-elle l'œuvre à son auteur ?

    De ce point de vue, la cancel culture agit comme un effet paradoxal du culte de l'artiste: le mythe romantique du génie puis l'autopromotion de l'artiste contemporain ont fait passer au second plan les œuvres d'art, derrière la personne de l'auteur qui captive l'intérêt du public. En croyant parler d'art, on commente souvent la vie de l'artiste. Mais l'art, c'est avant tout les œuvres, qu'il faut considérer pour elles-mêmes si on veut pouvoir les comprendre et les apprécier. Or, pour l'art contemporain, l'œuvre ne réside plus dans l'objet mais dans l'expérience que l'objet va provoquer, et donc dans le discours qui conditionne et accompagne cette expérience, ce qui peut conduire à brouiller les frontières entre l'œuvre et la personne de l'artiste. Appliquer cette conception de l'art aux œuvres du passé, c'est céder à l'anachronisme. L'artiste en tant que personne ne doit pas pouvoir se soustraire au jugement moral, mais cela n'affecte pas le jugement esthétique, d'une tout autre nature, que l'on porte sur son œuvre. Savoir que Michel-Ange était d'un tempérament exécrable ne me conduit pas à préférer à ses œuvres les peintures et les sculptures d'artistes plus gentils…

    En faisant du texte littéraire un discours ordinaire qui doit provoquer adhésion ou rejet en fonction des valeurs et du message qu'il suppose, la cancel culture dégrade-t-elle la littérature ?

    Si les œuvres sont réduites à un rôle de message, alors il faut en effet ou bien les «aimer» (dans le sens très restreint du like des réseaux sociaux, qui est la manifestation d'une adhésion), ou bien les réprouver. C'est méconnaître la spécificité des genres littéraires, la diversité des niveaux de lecture, la puissance de l'ironie provoquée par les effets de décalage ou de citation… Par exemple, on attribue trop souvent au romancier les propos qu'il place dans la bouche de ses personnages. Ce n'est pas seulement la littérature qui est dégradée par une lecture aussi réductrice, c'est plus généralement notre capacité à accepter et à approfondir les nuances, jusque dans nos discours ordinaires qui s'en trouvent eux aussi appauvris.

    Le jeu de l'ambiguïté, qui fonde l'art d'écrire, s'adresse à l'imagination du lecteur pour susciter sa réflexion: les œuvres littéraires ne sont pas des recueils d'opinions et de commandements à l'interprétation univoque. La littérature est un art dont la particularité est de prendre les mots pour matériau, mais aucun art véritable ne trouve sa raison d'être dans la fonction de communication. Kundera écrit dans Les Testaments trahis: «vu que les tendances politiques d'une époque sont toujours réductibles à deux seules tendances opposées, on finit fatalement par classer une œuvre d'art ou du côté du progrès ou du côté de la réaction ; et parce que la réaction c'est le mal, l'inquisition peut ouvrir ses procès. (…) Depuis toujours, profondément, violemment, je déteste ceux qui veulent trouver dans une œuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la réalité.»

    Qu'est-ce qu'une littérature qui répond «aux besoins et aux critères d'un temps» ? Fait-on du livre un produit de consommation qui ne peut plus s'inscrire dans le temps long ?

    Certains éditeurs français recourent déjà à des sensitivity readers, chargés de passer les manuscrits au crible pour relever les passages qui risqueraient d'être perçus comme offensants ou désobligeants envers les minorités. Or, comme l'écrit Belinda Cannone, «la bêtise s'améliore»: de nouvelles susceptibilités éclosent continuellement, toujours plus chatouilleuses sur des sujets qui paraissaient hier anodins aux lecteurs les plus «conscients» et les plus «éveillés». Les livres qui répondent à un cahier des charges commercial et idéologique imposé par l'actualité sont donc ceux qui sont voués à sombrer le plus rapidement ou bien dans l'opprobre ou bien, si l'auteur est chanceux, dans l'oubli… Je cite dans mon livre le cas d'un auteur qui confesse, quelques années seulement après la publication d'un roman, que ce qu'il avait écrit est devenu choquant depuis le mouvement #MeToo. La date de péremption est atteinte ! La «révolution culturelle» permanente des réseaux sociaux invite à la création d'une littérature jetable, «annulable» au fur et à mesure des perfectionnements du conformisme.

    Vous abordez un point absolument essentiel: le respect de «l'altérité culturelle des époques passées». Comment éviter l'anachronisme et le jugement de temps disparus ?

    Le lecteur qui juge le passé à l'aune de ses propres critères moraux est aussi détestable que le touriste qui s'indigne, à l'étranger, de mœurs différentes des siennes ! Longtemps, la culture bourgeoise s'est considérée comme le terme d'une évolution à l'aune duquel il fallait interpréter le passé. La cancel culture perpétue la vieille illusion bourgeoise: elle se tient pour l'accomplissement du progrès et ne voit dans l'héritage culturel qu'une poubelle de l'histoire où s'accumulent les mêmes tares que celles qui restent à dénoncer aujourd'hui chez les ennemis du progrès… Au contraire, nous devons travailler à faire apparaître l'altérité, l'étrangeté des cultures anciennes, en partant de questions qui se posent à nous dans le présent sans faire du passé l'écran de projection de nos préoccupations morales contemporaines. Pour sortir de ce nouvel ethnocentrisme, il faut percevoir et faire sentir les différences dans l'ordre culturel, car ce sont elles qui mesurent le temps. La lecture des œuvres du passé peut être aussi bouleversante qu'une rencontre, mais il n'y a pas de rencontre authentique sans la reconnaissance d'une altérité, et cela représente une réelle prise de risque pour nos «identités» de plus en plus agressives et figées.

    Qu'est-ce que l' «auto-totalitarisme de la société» dont parlait Václav Havel ?

    Si la cancel culture peut rappeler certaines dérives propres aux sociétés totalitaires, la comparaison trouve sa limite car nous ne vivons pas sous le règne de la terreur nazie ou stalinienne: les victimes de la cancel culture ne sont pas encore physiquement éliminées, Dieu merci ! Et pourtant, l'intimidation idéologique fonctionne, sans même avoir recours à la menace des camps. La cancel culture ressemble donc au système communiste des années 1970 en Europe de l'Est, que Václav Havel a qualifié de «post-totalitaire» parce qu'il prolongeait la dictature sans employer les moyens de répression du stalinisme : «Dans le système post-totalitaire, la ligne de conflit passe de facto par chaque individu, car chacun est à sa manière victime et support du système. Ce que nous entendons par système n'est donc pas un ordre que certains imposeraient aux autres, mais c'est quelque chose qui traverse toute la société et que la société entière contribue à créer».

    «L'auto-totalitarisme de la société», c'est ce phénomène par lequel je me soumets par lâcheté aux mots d'ordre idéologiques, pour me faire bien voir de mes semblables que j'incite à obtempérer en même temps que je cède moi-même. Les réseaux sociaux recréent aujourd'hui un tel système de surveillance réciproque et d'intimidation dont les victimes consentantes de la cancel culture sont aussi les premiers chiens de garde. L'engrenage auto-totalitaire est actionné par la veulerie collective, mais il peut être enrayé par le grain de sable du courage individuel.

    Comment faire survivre la littérature ?

    La littérature en a vu d'autres, elle survivra. La littérature authentique a toujours représenté un péril pour le conformisme social, justement parce qu'elle est irréductible à un message univoque. La violence du procès intenté à la littérature n'étonnera pas l'historien, et peut-être la littérature s'est-elle mieux portée dans les époques où elle a subi les attaques des bigots, des bien-pensants et des polices politiques, plutôt que dans les époques où elle ne suscite que l'indifférence. Mais en voulant aujourd'hui «protéger» la jeunesse d'une contagion morale que répandraient la littérature et l'art du passé, on ne fait qu'aggraver la rupture de transmission culturelle. En effet, la cancel culture creuse les inégalités et accroît l'exclusion sociale, menant tout droit à l'opposé des bonnes intentions qu'elle proclame: en entravant l'accès d'une génération au savoir et à la culture, elle nuit gravement à la capacité de chacun de progresser vers la réflexivité et l'autonomie, portant préjudice en premier lieu aux plus pauvres et aux plus faibles.

    Ce qui me préoccupe, plutôt que la survie de la littérature, c'est la question de notre propre survie dans une société qui s'interdit de rechercher le vrai et le beau parce qu'il faudrait tout soumettre à l'exigence du bien, indexée sur le cours fluctuant des valeurs morales à la bourse des bons sentiments. Serions-nous assez lâches pour renoncer à la quête de la vérité comme à la recherche de l'émotion esthétique, sous la seule pression de quelques provocateurs vociférant qui ont décrété que le savoir et le plaisir étaient coupables ? La soif de vérité et la soif de beauté sont inextinguibles. La production commerciale et l'enrégimentement politique d'un art idéologiquement correct ne pourra jamais apaiser cette soif, ni même la tromper.

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  • Guy Debord, penseur de la dépossession de l'homme moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Emmanuel Roux à Figaro Vox et consacré à Guy Debord. 

    Agrégé de philosophie, Emmanuel Roux, qui est notamment l'auteur de Michéa, l'inactuel (Le Bord de l'eau, 2017), avec Mathias Roux, vient de publier Guy Debord - Abolir le spectacle (Michalon, 2022).

     

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    « Guy Debord est le penseur de la dépossession de l'homme moderne »

    FIGAROVOX. – Au début de votre livre, vous constatez, en parlant de la société du spectacle, que «rarement un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l'oubli de son sens originel». Comment expliquez-vous cette évolution de la pensée de Guy Debord ?

    Emmanuel ROUX. - Dans ce livre j'ai voulu m'écarter du «mythe» de Debord, qui tient en partie à la légende du personnage et à la vie radicalement libre d'un homme qui a été, seul ou avec ses amis situationnistes, de bout en bout dédié à la négation de l'ordre existant. Or, c'est à partir de cette figure que Debord est devenu petit à petit un mythe spectaculaire, récupéré, et assimilé (par exemple avec une reconnaissance officielle à la Bibliothèque nationale de France en 2013 autour d'une exposition, «Debord: un art de la guerre» qui a présenté une version assez dépolitisée de son œuvre). Debord est un grand styliste certes, ses textes sont littérairement très beaux, mais ce style est au service d'une puissance spéculative toute entière tournée vers la contestation, ce qu'il a appelé le «travail du négatif».

    De plus, quand on le lit, je pense notamment à ses Commentaires sur la société du spectacle, on est absolument sidéré de la puissance prophétique de Debord. Il a publié ce livre en 1988, on dirait que cela a été écrit maintenant. Relisant toute l'œuvre, voyant ou revoyant tous ses films, j'ai été frappé par la puissance de sa critique de la société capitaliste moderne qui me semble toucher si juste avec la notion de «spectacle» et de «spectaculaire». Cette puissance, je crois aussi qu'on la doit à la capacité de Debord à se situer au carrefour de trois courants majeurs de la pensée moderne: le dépassement de l'art par la création de «situations», la critique de la marchandise et de la valeur d'échange, la tradition civique du conflit et de la vie libre. Il est passé en quelque sorte de Breton à Marx et de Marx à Machiavel tout en gardant son inspiration première, rimbaldienne, celle de «changer la vie».

    Quel est le véritable sens de «la société du spectacle» chez Guy Debord ?

    Pour Debord, le monde est condamné pour avoir planifié la négation de la vie à travers l'extension illimitée de la valeur d'échange, c'est-à-dire du devenir monde de la marchandise. C'est la première signification du «spectacle»: l'homme se dépossède de ce qu'il produit à travers le primat de la valeur d'échange, il contemple passivement le monde dont il est dépossédé et de plus en plus séparé. Le spectacle est ainsi un processus total de dépossession, de passivité et de contemplation. Le monde que je produis m'échappe et, plutôt que d'agir dessus, je ne fais plus que le contempler ; il n'est plus que spectacle. Fondamentalement la dynamique du spectacle est de passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu'il a créée à la dépossession de l'homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise.

    Le développement de cette logique initiale enclenche une fuite en avant à la fois par les forces conjuguées de l'économie et de l'État et par la neutralisation progressive de toute pensée critique et de toute action de contestation. Car le spectacle, ce «soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne», n'est pas que le monde résultant de l'extension illimitée de la valeur d'échange, il est aussi un système de gouvernement et de domination.

    Car le spectacle ne veut pas être critiqué, il entend persévérer dans l'être. Il nous rend de plus en plus impuissant face à la destruction du monde mais il n'autorise qu'une action à la marge. Il faut éventuellement ajuster et réparer les choses mais sans jamais remettre en cause le fait qu'il entend être la seule radicalité, celle de la transformation permanente. Au nom de quoi ? On ne sait pas.

    Or il est alarmant de constater que c'est au moment où les effets destructeurs du spectacle sur le monde se lisent à ciel ouvert (destruction du vivant, subversion climatique, dégradation des conditions de vie, épuisement et saccage des grands lieux historiques et naturels par la surexploitation touristique, etc.) que la contestation intellectuelle et politique du spectacle devient inaudible, invisible ou alors détournée de son objet.

    Car la grandeur de la modernité a été et est sa capacité à contester l'ordre existant, sans laquelle il n'y a plus de politique, donc plus d'édification collective d'un monde humain. Or cette contestation a toujours pris les formes d'un processus de limitation et d'exténuation de la domination du plus grand nombre par le petit nombre. En ce sens Debord s'inscrit dans une grande tradition civique qui commence avec Aristote, s'est continuée avec Machiavel, Spinoza, et même Tocqueville, et s'est poursuivie au vingtième siècle avec Orwell et Simone Weil. La radicalité de Debord est d'avoir à la fois renforcé cette tradition en lui donnant une forte dimension de critique économique et culturelle tout en lui conférant aussi une dimension pratique par l'action d'éliminer la séparation et de mettre fin à la domination des bureaucraties. Cela a été le moment 68.

    Guy Debord a justement critiqué la façon dont une partie des soixante-huitards ont été absorbés, récupérés, par le système qu'ils prétendaient combattre…

    68 est l'événement majeur de la pensée et de l'œuvre de Debord et des situationnistes. En 1967 paraissent d'ailleurs les deux «arcs-boutants» de la contestation «in situ»: La société du spectacle de Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, deux textes puissants, exigeants, magnifiques, dont l'impact sur les événements de mai, et au-delà, a été majeur.

    Debord a vécu cette abolition de la séparation à travers un moment d'unité profonde de la vie de la pensée, de la théorie et de la pratique de cessation de la coupure entre les gouvernants et les gouvernés, entre les bureaucrates et les producteurs, etc. C'est un moment fondateur pour Debord, le surgissement d'une occasion politique dans laquelle s'incarner, un peu comme la Fronde avait révélé le cardinal de Retz à lui-même.

    Mais cette ouverture a été vite refermée. Debord l'a discerné extrêmement rapidement puisque la dissolution de l'Internationale situationniste en 1972 actait qu'il y avait dans le mouvement une forme d'opportunisme politique, un développement de la posture situationniste complètement insincère qui faisait que la révolution était devenue en quelque sorte une marchandise: on pouvait la consommer. Guy Debord visait donc une forme d'insincérité du militant «pro-situ», dont la rhétorique pseudo-radicale masquait une volonté d'arriver en substituant un capitalisme «hédoniste» à un capitalisme «à la papa», en cassant le patriarcat tout en préservant la valeur d'échange, etc. Pasolini et Michéa ont parfaitement expliqué tout ça.

    Il faut dire ainsi que cette critique n'a rien à voir avec la critique de mai 68 par la droite conservatrice qui s'en prend aux boomers d'avoir expédié les «valeurs». Cette critique oublie que le capitalisme post-68 s'est construit sur un imaginaire hédoniste et festif, totalement soluble dans la nouvelle consommation. C'est comme si on contestait les effets d'un système sans en discuter jamais les causes. Or, il n'y a rien de plus étranger au capitalisme que les valeurs morales, relisons Mandeville !

    Pour Debord, le «vrai» mai 68, c'est le comité d'occupation de la Sorbonne, le CMDO installé rue d'Ulm, composé de toux ceux qui ont œuvré à la jonction de la révolte estudiantine et la révolution sociale, de l'étudiant, l'ouvrier, le paysan. Mais cette jonction a été rendue impossible par les appareils staliniens, le PCF au premier chef, qui s'est empressé de mettre fin à la contestation au moyen de hausses de salaires rapidement annulées par l'inflation.

    Les «vrais» soixante-huitards, ce sont ceux qui ont essayé de faire cette jonction et ne se sont jamais remis de cet échec (d'où la tristesse amère et la colère froide du film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni) tout le contraire des Cohn-Bendit, July, Goupil qui étaient là pour gouverner le spectacle et non le renverser (et qui ont réussi sans doute au-delà de l'espérance de leurs vingt ans).

    En quoi la société du spectacle conduit-elle au règne de l'économie, et des experts ?

    Debord analyse la mise en place de l'État moderne comme étant précisément la structure politique qui permet au marché de conquérir en permanence de nouveaux espaces d'extension, mais avec la complexité que Karl Polanyi a bien vue: plus l'État fait la courte échelle au marché, plus il doit assumer les effets négatifs de cette extension. L'État renforce au bout du compte ce qu'il est censé limiter, un peu comme à chaque crise financière lorsque la socialisation massive par l'État des pertes créées par le marché permet à ce dernier de repartir de plus belle. C'est pourquoi il ne faut jamais opposer l'État d'un côté et l'extension illimitée de la valeur d'échange. Sur le long terme, le premier est l'instrument de la seconde. C'est ce que Debord appelle la «fusion économico-étatique». Or, le règne de l'économie ne se réduit pas à l'économie. Il est aussi politique et culturel.

    D'ailleurs, nous-mêmes sommes de plus en plus obligés de faire progresser la part spectaculaire en nous pour acquérir une identité sociale. Nous devenons entrepreneurs de nous-mêmes, nous entretenons notre capital à travers les images de nous-mêmes que nous produisons. Nous sommes sommés de cultiver notre valeur d'échange, de devenir bankable. C'est le nouvel âge de la conscience séparée !

    Ce règne de l'économie, vous avez raison, s'accompagne de celui de l'expert pour plusieurs raisons. D'abord parce que tout devient fonctionnel. Dans le monde dépolitisé du spectacle il n'y a plus de choix de valeurs. Il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or, dans tout choix qui concerne la vie en société, il y a un choix sur le genre de vie qu'on veut mener. C'est la grande leçon des Grecs contre tous ceux qui expliquent que la politique est affaire de technique, qu'il n'y a pas de droite et de gauche mais que des bonnes et des mauvaises recettes. La politique, c'est en permanence des choix: comment veut-on éduquer ses enfants ? Préfère-t-on les emmener au musée ou à Disneyland ? Préfère-t-on qu'ils fassent une école de commerce, aillent vivre à Singapour et empochent de gros bonus ou deviennent maraîchers ou apiculteurs dans le Perche ? (Ou les deux, pourquoi pas?) Dans toute décision qui engage notre vie il y a un choix qui met en jeu des préférences et ces préférences se réfèrent à des visions de la vie. Mais quand on évacue la question des finalités, tout devient technique et requiert un expert.

    Ensuite parce que le spectacle est fondé sur la succession des images du réel en lieu et place de notre rapport direct au réel, (Debord dit à ce sujet que dans le spectacle «le vrai est un moment du faux»), parce que le spectacle va produire le réel dont il a besoin pour persévérer dans son être, de là vient l'incapacité de savoir et vérifier par soi-même. Quand on vous montre quelque chose à la télévision, vous ne disposez plus des éléments qui permettent à votre raison de faire une idée juste des choses, et donc vous avez en permanence besoin que l'expert arrive et vous explique ce qu'il faut penser. La pandémie a été de ce point de vue un exemple de cette comitologie expertale permanente dans une sorte de remake du film de Pierre Richard «Je ne sais rien mais je dirai tout»…

    La pandémie a aussi montré que le spectacle est illogique en ce sens qu'il peut dire sans broncher le contraire que ce qu'il disait la veille. Le vrai et le faux oscillent sans qu'aucune continuité discursive rationnelle ne soit assurée. Orwell avait aussi vu cela: il n'est pas nécessaire de démentir un propos, il suffit juste de ne plus en parler. C'est ainsi que le règne de l'expert va occuper le vide et l'incapacité de la raison humaine à vérifier quoi que ce soit par elle-même.

    La phase dans laquelle on est aujourd'hui est marquée par la perte de la confiance en l'expert: le système arrive à un point où il n'y a même plus d'instance de la raison ou de la vérité à laquelle on pourrait se référer. Le règne de l'expert est à la fois la conséquence logique du développement de la société du spectacle et en même temps le signe que cette société va droit dans le mur.

    De là je pense la montée en puissance de la thématique du «complotisme». Lorsque la raison n'a plus d'endroit pour se tenir, lorsque les institutions du logos ne tiennent plus leur place ni leur rang, toutes les «théories» les plus farfelues ou délirantes poussent comme dans le désert après la pluie. La mode est à déconstruire le conspirationnisme mais il faudrait aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles notre système sécrète son propre conspirationnisme et aussi pourquoi d'aucuns voient des conspirationnistes et complotistes partout. Je crains que quiconque cherche à cerner les causes politiques du réel ne soit à terme suspecté de «complotisme». Debord sera sans doute tôt ou tard qualifié comme tel.

    Quel lien entre la «société du spectacle» chez Debord et son usage dévoyé pour désigner la «politique spectacle» ?

    L'expression «politique spectacle» a un lien très ténu avec ce que pense Debord. De tout temps la politique a été l'espace des signes, de la visibilité, de la mise en scène, des apparences. Hobbes a utilisé la métaphore de l'auteur et de l'acteur pour penser le pacte social ; pour le cardinal de Retz, agir politiquement implique d'entrer sur la scène du théâtre. Pour Debord, la politique, c'est-à-dire l'art de gouverner, a été profondément transformée par le spectacle.

    Je dirai d'abord qu'il a radicalisé l'art machiavélien de la production des apparences. D'ailleurs on peut observer la grande mutation du journalisme politique, qui ne parle plus des idées, des alliances, de la manière de gouverner mais qui commente la politique comme si elle n'était qu'affaire de communication, comme si les idées politiques et les rapports de force qui les sous-tendent n'avaient plus cours, comme évacuées par le spectacle. Or quand la communication prime, on peut dire et faire à peu près n'importe quoi du moment qu'on en acquiert de la visibilité, qui est un nouveau capital politique. De là ce qu'un bon auteur a appelé la «tyrannie des bouffons»: la politique devient une bouffonnerie, un jeu de rôle, des petites phrases, des postures, des effets d'annonce, quelque chose de complètement auto-référent. Debord disait que l'homme politique devient ainsi une «vedette».

    Mais le spectacle fait muter la politique en autre sens, assez inquiétant. Ici, je ne peux m'empêcher de mentionner le lien profond entre Orwell et Debord. Je renvoie à ce que j'ai écrit dans le livre sur le spectacle comme nouveau régime de gouvernabilité ou d'ingouvernabilité. Plus le spectacle envahit la totalité de la vie sociale, moins il tolère d'être contesté, plus il entend être aimé. Il me semble que la puissance de Debord, notamment dans les Commentaires, est certes d'avoir affiné la description des transformations du spectacle mais d'avoir surtout anticipé ce que seront les techniques de gouvernement lorsque les effets mortifères du spectacle sur la vie commenceront à devenir visibles et éprouvés, comme si la tautologie du spectacle (il est bon parce qu'il est, il est parce qu'il est bon) devenait un pur argument d'autorité annonciateur d'un nouveau régime autoritaire. Telle est mon sens la question dont il faut se saisir.

    Emmanuel Roux, propos recueillis par Martin Bernier (Figaro Vox, 19 août 2022)

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  • Permis de construire ou de déconstruire ?...

    Dans ce nouveau numéro d’Orages de papier, réalisé par TV Libertés en partenariat avec la Nouvelle Librairie , François Bousquet rencontre Julien Rochedy à l'occasion de la publication de son essai intitulé Philosophie de droite.

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuel, et L'amour et la guerre - Répondre au féminisme.

     

                                               

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  • Alain de Benoist : « La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des Etats-Unis contre la Russie »

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh-Info, dans lequel celui-ci donne son sentiment sur l'actualité récente, et notamment sur la guerre russo-ukrainienne.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

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    Alain de Benoist : « La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des Etats-Unis contre la Russie »

    Breizh-info.com : Tout d’abord, vous qui avez traversé la moitié du XXe siècle et le début du XXIe, diriez-vous que nous assistons actuellement, depuis quelques mois, à une accélération folle de l’histoire ?

    Tout dépend de quelle accélération vous parlez. Il y a incontestablement une accélération sociale, qui vient du fait que nous vivons aujourd’hui en temps zéro : tout événement qui se produit dans un endroit donné est immédiatement connu dans le monde entier. Cet accélérationnisme nourrit le présentisme (et le stress qui va avec) et a notamment pour conséquence de rendre éphémère tout ce qui auparavant cherchait à s’inscrire dans la durée. Mais cela concerne surtout les pays occidentaux : sous d’autres latitudes, on n’a pas nécessairement le même sens de la temporalité.

    Sur le plan historique, c’est plus complexe. On a effectivement le sentiment que beaucoup de choses sont en train de bouger, comme c’est souvent le cas lorsque différents cliquets jouent les uns sur les autres et déclenchent un ébranlement général. Mais s’agit-il vraiment d’une accélération ? On pourrait tout aussi bien penser qu’après une période glaciaire de quelques décennies, l’histoire reprend ses droits et que, comme dans toutes les époques de transition, on rebat les cartes. Mais il ne suffit pas de regarder ce qui se passe « depuis quelques mois », il faut aussi prendre un peu de recul. En l’espace de quatre ou cinq ans, il s’est plus passé d’événements sous la Révolution française qu’il ne s’en passe aujourd’hui ! Les processus en cours sont en outre loin d’être arrivés à leur terme. Sans vouloir cultiver le paradoxe, je leur trouve même une certaine lenteur… Quand on voit, par exemple, l’ampleur de la révolte sociale qui gronde, on se demande quand elle finira par éclater !

    Breizh-info.com : Que vous a inspiré l’assassinat de Darya Douguine, et le traitement médiatique occidental qui en a découlé ? Que pouvez-vous nous dire sur elle, mais aussi sur son père à qui on a voulu l’assimiler d’office comme s’il s’agissait presque du même personnage ?

    L’assassinat de Darya Douguine m’inspire ce qu’il devrait inspirer à tout homme normalement constitué : le dégoût qu’on ressent devant quelque chose d’abject. Les réactions des médias, elles, suscitent plutôt en moi un sentiment d’effroi. Que certains puissent trouver « remarquable » l’atroce attentat dont cette jeune intellectuelle, journaliste et philosophe – qui n’avait jamais fait qu’exprimer des idées –, a été la victime, certains n’hésitant même pas à s’en réjouir, montre que nous vivons dans le monde où, comme le disait Guy Debord, le vrai n’est plus qu’un moment du faux. C’est un monde orwellien, le monde de la terreur au nom du Bien.

    J’ai bien connu Darya, comme j’ai bien connu son père. C’était une jeune femme délicieuse, charmante, intelligente, cultivée, intense, dotée d’un vif sens de l’humour, qui adorait la France depuis son adolescence. Elle adhérait en effet totalement aux idées de son père, mais elle en donnait une image plus légère, comme régénérée par l’eau fraîche. Quant à Douguine, son itinéraire et ses idées sont aujourd’hui bien connus, notamment pour ce qui concerne la géopolitique et l’eurasisme. On peut être en désaccord avec sa pensée, mais on ne peut nier qu’il s’agisse d’une pensée personnelle, qui ne s’est jamais ramenée à ânonner les slogans de tel ou tel milieu. C’est à mes yeux l’essentiel.

    Breizh-info.com : La guerre en Ukraine semble faire perdre la raison à beaucoup. On sent une haine par procuration entre « supporteurs » d’un camp ou de l’autre, quasi pathologique désormais. Comment expliquez-vous cela ?

    Je suppose que cela s’explique par la nature humaine. Peu d’hommes sont capables de faire la guerre sans haine, malheureusement. Mais dans le cas des « supporteurs », je crains que cette haine ne traduise bien souvent leur incapacité à décider de façon raisonnable de leurs positions et à argumenter pour les expliquer. En pareille occasion, beaucoup se déterminent par leurs sympathies ou leurs antipathies. Or, la sympathie et l’antipathie n’ont rien à faire en la circonstance. Seule importe l’analyse (on met les pour en abscisse et les contre en ordonnée) et les conclusions qu’on peut en tirer. Les gens de droite, je l’ai souvent écrit, ne sont pas des réflexifs, mais des réactifs. Au début de l’année, on les a vus s’emballer pour la candidature Zemmour alors qu’il suffisait d’en faire l’analyse pour comprendre que celle-ci déboucherait sur un échec. Il y a certes loin de la candidature Zemmour à la guerre en Ukraine, mais les réflexes sont les mêmes.

    Je n’ai pour ma part aucune sympathie pour le sinistre président Zelensky, mais j’en ai beaucoup pour le peuple ukrainien, qui se retrouve aujourd’hui bombardé en raison des orientations désastreuses de son gouvernement. Mais que montre l’analyse ? Que la guerre qui se déroule actuellement en Ukraine est en fait une guerre des États-Unis contre la Russie. La question n’est donc pas de savoir si l’on préfère les Ukrainiens ou les Russes, mais si l’on se sent ou non solidaire de l’Amérique. Le choix me semble alors pouvoir être vite fait.

    Breizh-info.com : Les répercussions en Occident, en plus des conséquences de la crise économique liée aux politiques covidistes, vont être énormes. Qu’avez-vous perçu dans le discours récent de M. Macron, qui, tel un mauvais Churchill, semble annoncer à son peuple du sang, de la sueur et des larmes ?

    Je pense qu’Emmanuel Macron a pris conscience de la gravité de la situation, mais qu’il sait en même temps qu’il ne peut plus revenir en arrière sans se déjuger. Il n’est que trop évident que les sanctions contre la Russie – des sanctions d’une ampleur encore jamais vue – auront les Européens pour premières victimes, puisque ces derniers sont moins autosuffisants que les Russes. Comme l’a dit Viktor Orban, l’Union européenne s’est « tiré une balle dans le poumon » en s’engageant dans une voie suicidaire et totalement contraire à ses intérêts industriels et énergétiques. S’y ajoute la menace de crise financière mondiale, qui est plus présente que jamais. Et aussi, disons-le, le risque d’une extension de la guerre jusqu’à un point qu’on peut seulement imaginer. Aujourd’hui, Macron cherche des arguments pour imposer le rationnement comme, au moment du Covid, il en a cherché pour imposer l’enfermement. Cela ne suffira pas à éviter le lent glissement vers le chaos.

    Breizh-info.com : La classe politique française est-elle selon vous aujourd’hui compétente, suffisamment qualifiée, pour être à la hauteur demain d’événements qui s’annoncent épiques mais aussi dramatiques pour nos populations ?

    La réponse est dans la question, et vous la connaissez aussi bien que moi. L’élément essentiel en politique est la décision, alors que la classe politique n’a été formée que pour la gestion. L’imprévu, le cas d’exception, la laissent ahurie comme un lapin pris dans les phares. La décision n’est pas affaire de dossiers techniques et de rapports d’experts. Elle requiert un sens quasi physiognomique. Il s’agit de prendre la mesure d’un moment historique, d’évaluer les rapports de force et de déterminer ce qu’il faut faire en fonction de la finalité qu’on s’est fixée. Les hommes d’État savaient faire cela, les politiciens ne le savent pas. Cela dit, on pourrait aussi se poser la question de savoir pourquoi les hommes qui ont le sens de la décision se dirigent aujourd’hui de plus en plus vers des domaines autres que la sphère politique. On s’apercevrait alors qu’en dernière analyse, la médiocrité de la classe politique est le résultat direct de la dévaluation du politique.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 6 septembre 2022)

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