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Entretiens - Page 49

  • « L'eurasisme de Douguine est incompatible avec le nationalisme »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site de la revue Front populaire dans lequel il évoque la vision du monde d'Alexandre Douguine, le penseur eurasiste russe, dont la fille a récemment été assassinée dans un attentat à la voiture piégée qui le visait également.

     

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    Alexandre Douguine et Alain de Benoist à une conférence à Paris, en 2013.

     

    Alain de Benoist : « L'eurasisme de Douguine est incompatible avec le nationalisme »

    Front Populaire : Vous avez déjà rencontré Alexandre Douguine. Pouvez-vous nous expliquer qui il est, notamment sur le plan intellectuel ? Quelles sont ses idées, ses influences philosophiques et politiques, etc. ?

    Alain de Benoist : Alexandre Douguine, que je connais depuis plus de trente ans, est un théoricien de l’eurasisme. Ce courant de pensée est apparu dans les années 1920, tant dans les milieux de l’émigration russe (les « Russes blancs ») que dans la jeune Union soviétique, dans le cadre de la querelle des Slavophiles et des Occidentalistes (Zapadniki) qui divisait déjà les élites russes dans les années 1840.

    Les Occidentalistes considéraient la Russie moderne comme issue d’une « occidentalisation » de la société russe entamée au XVIIIe siècle à l’initiative de Pierre le Grand, tandis que pour les Slavophiles, comme Alexis Khomiakov, Constantin Aksakov ou Ivan Kirevsky (sur le plan littéraire, il faut aussi bien sûr citer Dostoïevski), la « vraie » Russie était celle d’avant les réformes pétroviennes, la Russie du patriarcat de Moscou organisée sur le modèle de l’unité conciliaire de l’Église orthodoxe, et se devait donc de combattre les influences délétères de l’Europe occidentale (rationalisme, individualisme, obsession du progrès technique), considérées comme portant atteinte à la personnalité du peuple russe.

    Les eurasistes, parmi lesquels figurent alors des personnalités comme les linguistes Nikolaï Troubetskoï, auteur de L’Europe et l’humanité (l’« Europe » correspondant à l’Occident), et Roman Jakobson, l’économiste Piotr N. Savitsky, le juriste et politologue Nicolas N. Alexeiev, l’historien et géopoliticien George V. Vernadsky, et bien d’autres, estiment comme les Slavophiles que la Russie et l’Occident constituent des mondes totalement différents, mais ajoutent à cette idée des éléments nouveaux. Selon eux, l’identité russe se fonde sur la superposition, à partir d’un substrat slavo-finno-touranien, d’une culture « kiévienne », née au contact des Varègues et fortement marquée par le christianisme byzantin, et d’une culture « moscovite » largement héritée, notamment quant aux formes du pouvoir, de l’empire tataro-mongole qui domina la Russie pendant trois siècles. Spirituellement, la Russie est byzantine, donc « orientale » (c’est le thème de la « troisième Rome »). Enfin, pour les eurasistes, la Russie n’est ni un « pays » ni une nation, mais une civilisation distincte de forme nécessairement impériale.

    Alexandre Douguine, né en 1962, appartient à la seconde génération eurasiste. Son apport principal à cette école de pensée tient à l’importance qu’il attache à la géopolitique, qu’il a longtemps enseigné à l’Université Lomonossov de Moscou (Fondamentaux de géopolitique, 1997), de pair avec un attachement viscéral à la mystique orthodoxe (il appartient lui-même au courant starovère ou « vieux-croyant » de l’Église orthodoxe, né du refus des réformes introduites au XVIIe siècle par le patriarche Nikon), selon laquelle la religiosité doit se fonder sur la foi, et non sur la raison.

    Le géopoliticien anglais Halford Mackinder, mort en 1947, avait développé l’idée (reprise par bien d’autres après lui, à commencer par Carl Schmitt), d’une opposition fondamentale entre les puissances maritimes et les puissances terrestres, les premières ayant été successivement représentées par l’Angleterre et les États-Unis, les seconds par le grand continent eurasiatique, dont le « cœur », le Heartland, correspond à l’Allemagne et à la Russie. Qui parvient à contrôler le Heartland, estimait Mackinder, contrôle le monde. C’est avec cette conviction présente à l’esprit que Zbigniew Brzezinski, dans Le Grand Echiquier (1997), a pu écrire que « l’Amérique doit absolument s’emparer de l’Ukraine, parce que l’Ukraine est le pivot de la puissance russe en Europe. Une fois l’Ukraine séparée de la Russie, la Russie ne sera plus une menace ».

    On comprend mieux par là les positions politiques d’Alexandre Douguine, qui ne voit pas seulement dans l’affrontement de l’Ukraine et de la Russie une « guerre fratricide », mais aussi une projection militaire d’une guerre idéologique débordant largement les frontières, une guerre mondiale entre les démocraties libérales, aujourd’hui en crise, considérées comme ordonnées à l’idée d’État universel et porteuses de décadence, et les démocraties illibérales ordonnées à l’idée de continuité historique des peuples désireux de maintenir leur sociabilité propre et leur souveraineté.

    Mais pour répondre complètement à votre question, il faudrait aussi parler des nombreux auteurs qui ont influencé Douguine. Celui-ci, qui parle couramment une bonne douzaine de langues (qu’il a apprises seul), s’est très tôt familiarisé avec des auteurs aussi différents que l’historien et géographe Lev Gumilev, fils de la poétesse Anna Akhmatova, théoricien du « lieu-développement » (mestorazvitiye), Arthur Moeller van den Bruck, le « jeune-conservateur » allemand partisan de l’« orientation à l’Est », Vico, Danilevski, Mircea Eliade, René Guénon, Jean Baudrillard, Marcel Mauss, Gilbert Durand, Claude Lévi-Strauss, Louis Dumont, Friedrich List, Heidegger, etc. Mais cela déborde le cadre de notre entretien !

    FP : Dans votre ouvrage Contre l’esprit du temps, vous écrivez avoir de la sympathie pour son idée d’une « quatrième théorie politique ». Qu’est donc cette théorie et en quoi la trouvez-vous intéressante ?

    ADB : Trois grandes doctrines politiques concurrentes ont été successivement engendrées par la modernité : le libéralisme au XVIIIe siècle, le socialisme au XIXe siècle, le fascisme au XXe siècle. Dans le livre qu’il a consacré à ce sujet, Douguine développe l’idée qu’il est nécessaire de faire apparaître une « quatrième théorie politique » qui dresserait un bilan de celles qui l’ont précédée, sans pour autant s’identifier à aucune d’elles. C’est une proposition stimulante pour l’esprit.

    Aux yeux de Douguine, le XXIe siècle sera aussi celui du quatrième Nomos de la Terre (l’ordre général des relations de pouvoir à l’échelle internationale). Le premier Nomos, celui des peuples vivant relativement à l’écart les uns des autres, a pris fin avec la découverte du Nouveau Monde. Le deuxième Nomos, représenté par l’ordre eurocentrique des États modernes (l’ordre westphalien), s’est achevé avec la Première Guerre mondiale. Le troisième Nomos fut celui qui a régné à partir de 1945, avec le système de Yalta et le condominium américano-soviétique. Que sera le quatrième Nomos ? Pour Douguine, soit il prendra la forme d’un monde unipolaire américanocentré, soit au contraire celle d’un monde multipolaire où les « États civilisationnels » et les grands espaces continentaux, à la fois puissances autonomes et creusets de civilisation, joueraient un rôle régulateur vis-à-vis de la mondialisation, préservant ainsi la diversité des modes de vie et des cultures.

    Douguine estime encore que nous sommes entrés dans une quatrième guerre mondiale. La Première Guerre mondiale (1914-18), avait abouti au démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman. Les deux grands vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale (1939-45) ont été les États-Unis d’Amérique et la Russie stalinienne. La troisième guerre mondiale correspond à la guerre froide (1945-89). Elle s’est terminée avec la chute du Mur de Berlin et la désintégration du système soviétique, principalement au profit de Washington. La quatrième guerre mondiale a commencé en 1991. C’est la guerre des États-Unis contre le reste du monde, guerre multiforme, aussi bien militaire qu’économique, financière, technologique et culturelle, indissociable de l’arraisonnement général du monde par l’illimitation dissolvante de la logique du capital.

    FP : « Extrême droite », « rouge-brun », « antimoderne », « ultra-nationaliste », « traditionaliste », « néofasciste », sont autant de termes qui servent à qualifier ou renvoient à Douguine. Ces qualificatifs sont-ils pertinents ?

    ADB : Quand les journalistes, dont la culture en matière de philosophie politique et d’histoire des idées est à peu près nulle, sont confrontés à un phénomène auquel ils ne comprennent rien, ils ânonnent la vulgate dominante et récitent des mantras. L’« extrême droite », mot-caoutchouc, est le couteau suisse préféré de ces esprits paresseux. Tous ces qualificatifs, à la possible exception de « traditionaliste antimoderne », mais à condition d’entendre le terme au sens de Guénon, sont tout simplement ridicules. Ils n’apprennent rien au sujet d’Alexandre Douguine, mais en disent beaucoup sur ceux qui les emploient. Le plus grotesque est sans doute le qualificatif de « nationaliste » ou d’« ultra-nationaliste », que la plupart des commentateurs utilisent en permanence à son propos. Douguine, je le répète, est un eurasiste. Or, l’eurasisme est incompatible avec le nationalisme, puisqu’il se réclame de l’idée d’Empire, c’est-à-dire d’un refus de principe de la logique du nationalisme ethnique et de l’État-nation (ce qui explique d’ailleurs les liens étroits qu’entretient Douguine avec les représentants des communautés juives et turco-musulmanes).

    FP : Depuis quelques jours, Alexandre Douguine est beaucoup présenté dans les médias comme le « cerveau » de Poutine en politique étrangère, comme une sorte de Raspoutine un peu mystérieux. Quel est son niveau d’influence auprès de Poutine ? Est-il écouté par la société civile russe ?

    ADB : Le « cerveau » de Poutine ! Quand on sait que Douguine et Poutine ne se sont jamais rencontrés une seule fois en tête-à-tête, on mesure le sérieux de ceux qui emploient cette expression. La réalité est plus prosaïque. Alexandre Douguine, qui a été traduit dans dix ou douze langues différentes, est un auteur connu et lu, tant en Russie qu’à l’étranger. Il a ses réseaux et son influence. Lorsqu’en avril 1992, j’avais eu l’occasion de donner une conférence de presse au siège de la Pravda à Moscou et de parler de géopolitique avec des généraux et officiers supérieurs de l’armée, j’avais déjà pu me rendre compte de l’écho que recevaient dans l’opinion les idées eurasistes. Depuis, Douguine a lancé en 2003 le Mouvement eurasiste international, qui s’est beaucoup développé dans les populations non russes de Russie, et il a même été reçu à Washington par Zbigniew Brezinski et Francis Fukuyama.

    Douguine connaît incontestablement bien l’entourage de Poutine, mais il n’a jamais fait partie de ses intimes ni de ses « conseillers spéciaux ». Il est certes reconnaissant à Poutine d’avoir rompu avec l’atlantisme libéral de Boris Eltsine, mais il pense qu’il n’est qu’un « eurasiste malgré lui ». Le livre qu’il a écrit il y a quelques années sur Poutine est d’ailleurs loin d’être un exercice d’admiration : Douguine y explique au contraire à la fois ce qu’il approuve chez Poutine et ce qui lui déplaît. Mais de toute évidence ceux qui pérorent en France à son sujet n’ont jamais lu une ligne de lui.

    FP : Vous connaissez bien Alexandre Douguine et son œuvre. Vous avez par ailleurs récemment publié un ouvrage critique sur les médias intitulé Survivre à la désinformation (2021). Comment jugez-vous globalement son traitement médiatique et celui du conflit russo-ukrainien ?

    ADB : Le traitement médiatique est celui que vous connaissez. Les grands médias français sont tellement habitués à se faire les relais de l’idéologie dominante, ils trouvent tellement normal qu’il n’y ait plus dans ce pays de débats dignes de ce nom, qu’il leur apparaît tout aussi naturel de ne jamais donner la parole à ceux dont ils ignorent ou caricaturent les idées. C’est vrai dans le cas de Douguine comme dans celui de la guerre en Ukraine : le point de vue ukrainien est omniprésent, le point de vue russe n’est même pas mentionné. On crée ainsi un formidable refoulé. Il faut toujours se méfier du refoulé.

     

    Alain de Benoist, propos recueillis par Maxime Le Nagard (Front populaire, 30 août 2022)

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  • L’Ukraine ou le tombeau de l’Occident...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Hervé Juvin à Boulevard Voltaire et consacré à la position de l'Europe dans le conflit russo-ukrainien, et plus largement dans le conflit russo-américain.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

                                           

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  • David Engels : « Je comprends le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels au site autrichien Die Tagesstimme et consacré à la fracture provoquée par la guerre russo-ukrainienne dans les milieux conservateurs et identitaires européens.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

     

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    « Les conservateurs européens ne sont qu'un instrument pour Poutine »

    Dr. Engels, vous êtes chercheur à l'Institut occidental de Poznan. Quelle est la situation en Pologne? Quel regard porte-t-on là-bas sur la guerre ? En quoi la vision polonaise de la guerre diffère-t-elle de celle du camp conservateur en Allemagne ? Ai-je raison de penser que la guerre d'agression russe - notamment en raison des tentatives historiques d'invasion russes - représente une menace beaucoup plus immédiate pour la Pologne que pour l'Allemagne ?

    En effet, l'Occident a longtemps ignoré les mises en garde polonaises, baltes ou ukrainiennes contre l'expansionnisme russe et les a reléguées au rang de choses du passé. Aujourd'hui, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et donc le déclenchement de la première guerre conventionnelle entre États sur le territoire européen depuis la Seconde Guerre mondiale, a provoqué un réveil amer. L'expérience polonaise se nourrit non seulement de la mémoire des siècles d’occupation d'une grande partie de la Pologne par les forces russes ou soviétiques, et de la répression de l'identité locale qui en a découlé, mais aussi d'une profonde familiarité avec la mentalité russe.

    L'Occident considère généralement la Russie comme un État-nation européen parmi d'autres, même s'il est grand, alors qu'il s'agit d'un État-civilisation autonome, uniquement voué à sa propre dynamique, et culturellement très étranger à l'Occident, dont la raison d'être n'est pas de trouver un équilibre avec ses voisins par le compromis et la concertation, mais plutôt d'accomplir la véritable mission du peuple russe, à savoir le "rassemblement de la terre russe", et donc la création d'un grand espace autarcique qui ne veut tolérer aucun concurrent à ses frontières.

    L'invasion russe de l'Ukraine fait apparaître des lignes de fracture au sein des conservateurs européens, qui n'étaient jusqu'à présent que masquées. Dans votre rapport sur la possibilité d'une coopération entre les groupes ID et ECR (1) au Parlement européen , vous aviez déjà souligné que la relation des conservateurs allemands avec la Russie était un élément de division dans leurs relations avec les partis de droite d'Europe de l'Est. Cette évolution vous surprend-elle moins que d'autres ?

    Engels : En Allemagne, mais aussi en France, en Italie et même en Espagne, de nombreux conservateurs entretiennent une image plutôt romantique de la Russie, toujours marquée par des réminiscences de Tolstoï, Dostoïevski, Tchaïkovski, Répine et de l'époque des tsars, mais qui n'a que très peu de rapport avec la Russie d'aujourd'hui. Pour beaucoup, la Russie est considérée comme une sorte de défenseur ultime de l'Occident qui, par idéalisme, ne se préoccupe que de cultiver et de défendre la tradition, le christianisme et la culture nationale. La réalité de la Russie réelle est tout autre : la Russie est marquée par la stagnation économique, la corruption politique, l'implosion de l'orthodoxie, la montée de l'islam, le cynisme en matière de politique étrangère, l'un des taux d'avortement les plus élevés au monde et ainsi de suite.

    L'utilisation sans scrupules des réfugiés à l'occasion de la crise migratoire polonaise ou de soldats musulmans lors de l'invasion de l'Ukraine a justement montré ce qu'il en est réellement de la Russie "chrétienne". Malgré cela, de nombreux conservateurs occidentaux continuent de croire que Poutine est leur allié prédestiné, mais ils ont du mal à voir qu'ils ne sont que les instruments d'une tentative de déstabilisation à grande échelle, dont le but est de diviser l'Occident encore plus qu'il ne l'a fait jusqu'à présent, afin de laisser les mains libres à une expansion russe sans entrave. Si les conservateurs parviennent effectivement à créer une Europe forte et patriotique, vous verrez que le voisin russe ne regardera pas ce projet d'un œil plus favorable que l'actuel hégémon libéral de gauche américain ...

    Dans quelle mesure une montée en puissance de la Russie représente-t-elle un danger pour une Europe unie et patriotique ? Certains journalistes conservateurs, voire de droite, ne voient aucun avantage à une victoire de l'Ukraine pour le conservatisme européen, qui serait plutôt une confirmation et une consolidation des structures de pouvoir mondialistes existantes. Mais dans une Europe jusqu'ici plongée dans le sommeil postmoderne, le retour du politique évoqué par les journalistes allemands comme polonais, ne pourrait-il pas aussi receler la possibilité d'une renaissance occidentale et d'une véritable unification ? Et ce, loin de tout romantisme : dans l'histoire, c'est souvent l'ennemi extérieur qui permet de souder les communautés hétérogènes.

    Engels : Je comprends en effet le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine : une victoire de la Russie transformerait une guerre d'agression mortelle en un dangereux précédent pour l'avenir de l'Europe et reléguerait en outre durablement de l'autre côté d'un nouveau rideau de fer un pays qui, dans sa grande majorité, souhaite adhérer aux institutions occidentales. D'un autre côté, une victoire de l'Occident en Ukraine pourrait également conduire à un renforcement de l'idéologie libérale de gauche, qui a déjà eu des conséquences si terribles dans le reste de l'Europe, et cimenter l'hégémonie américaine ébranlée.

    C'est pourquoi je crois qu'une guerre commune de l'OTAN contre la Russie ne conduirait pas à une véritable réconciliation entre la gauche et la droite ou entre l'Europe et les États-Unis, mais ne ferait qu'approfondir les lignes de fracture existantes à moyen terme. Le seul espoir que je vois, c’est donc la possibilité qu'une éventuelle victoire débouche sur l'intégration progressive de l'Ukraine dans le projet Trimarium, c'est-à-dire la tentative de construire un centre de pouvoir conservateur indépendant entre Berlin et Moscou, comme cela existait déjà avant les divisions polonaises sous la forme de la République polono-lituanienne, qui avait certainement fortement contribué à la stabilisation politique de l'Europe de l'Est.

    D'une manière générale, peut-on conjurer ce dualisme entre d’un côté une victoire russe qui renforce un ordre mondial multipolaire et de l’autre une victoire de l'Occident qui renforce un ordre mondial mono- ou bipolaire ? Ne voit-on pas aujourd'hui, notamment en raison des nombreuses sanctions qui - malgré leurs bases rationalistes et libérales (dans le sens de la croyance que l'ennemi se fonderait sur des considérations rationnelles et économiques et réduirait la voilure à cause de celles-ci) - prennent entre-temps des dimensions carrément antilibérales (pensez à l'annulation d'artistes russes), que cette guerre fait quelque chose à l'Europe ? Et qu'une Europe victorieuse ne peut pas être l'Europe d'hier ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une Europe qui s'éveille de rêves pacifistes béats ?

    Engels : En effet, nous assistons actuellement, du moins sur le plan rhétorique, à un certain réarmement des idéologues libéraux de gauche, qui semblent s'être éloignés, du moins dans leur évaluation de la situation en Ukraine, de la condamnation indifférenciée de la guerre, des armes, du patriotisme et de la masculinité prétendument toxique, et qui exigent résolument, outre des sanctions économiques, la construction d'une armée propre et puissante en Europe. Mais ce virage à droite apparent, du moins rhétorique, des élites dirigeantes politiques et médiatiques du continent, jusqu'ici plutôt situées à gauche, ne signifie en aucun cas un geste de réconciliation envers les conservateurs, mais doit plutôt être considéré avec un grand scepticisme, comme je l'ai montré dans un article paru dans Epoch Times. Le Parti communiste chinois a lui aussi opté, lorsque l'échec de l'Union soviétique est devenu évident, pour un surprenant revirement politique en remplaçant le socialisme par le capitalisme d'État, ce qui n'a toutefois pas affaibli, mais plutôt cimenté, sa position de force et sa capacité à réprimer les opposants politiques.

    Quelles seraient donc les conséquences pour l'Occident, voire pour le principe même de l'Europe, si Poutine, à la suite d'une victoire, établissait réellement un empire pan-eurasien "entre la Vistule et l'Amour" ?

    Engels : Les conséquences seraient tout à fait comparables à la situation d'une nouvelle guerre froide, mais cette fois-ci dans des conditions inégales et plus favorables, puisque même une Russie impérialement gonflée ne serait plus aujourd'hui que le partenaire junior de la superpuissance chinoise, dont la supériorité sur tout ce que l'Occident peut offrir est déjà évidente. Renforcée par cette alliance chinoise, la Russie, qui se voit à son tour de plus en plus opprimée par la Chine en Sibérie, consacrerait une grande partie de son énergie à étendre son influence en Europe et à renforcer sa base de pouvoir démographique en déclin, menacée à l'intérieur non seulement par la baisse de la natalité, mais aussi par l'augmentation de la population musulmane.

    Si la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine venaient à fusionner pour former un nouveau grand ensemble russe, les États baltes, la Moldavie et peut-être même la Pologne seraient certainement plus que menacés dans leur intégrité territoriale et leur autonomie politique, et l'on pourrait s'attendre à une répétition des scénarios déjà connus en Géorgie, au Kazakhstan et en Ukraine. La Russie, qui était jusqu'à présent le patron des conservateurs européens, pratiquerait alors de plus en plus une politique de "divide et impera" qui, si l’Europe se détournait des États-Unis, ferait tomber celle-ci de Charybde en Scylla.

    Parlons encore de la situation concrète en Ukraine : quel scénario vous semble le plus probable en ce qui concerne l'issue de la guerre ? Et : certains conservateurs croient à la solution d'une Ukraine neutre - ou pensent même qu'un gouvernement russe fantoche pourrait apporter la paix. Qu'en pensez-vous ?

    Engels : Actuellement, toute issue possible à la guerre serait une catastrophe. Une Ukraine neutralisée ou indirectement réduite au statut de Biélorussie par un gouvernement fantoche légitimerait a posteriori la guerre d'agression de Poutine, porterait son influence politique directe loin à l'ouest et serait le prélude à une extension plus large dans les pays baltes et les Balkans, car il est dans la nature des zones tampons et de sécurité "neutres" exigées par la Russie que celles-ci se déplacent toujours plus loin en fonction des situations politiques de puissance du moment.

    La demande d'une Ukraine neutre, si elle était satisfaite, entraînerait bientôt la demande d'une région balte neutre et finalement d'une Pologne neutre. Si Poutine devait perdre la guerre, les perspectives seraient également sombres, car il faudrait s'attendre à une chute rapide du maître du Kremlin et à des troubles politiques correspondants dans l'ensemble de la Fédération de Russie, qui pourrait bien connaître un processus de déclin interne, l'immense empire étant déjà affaibli par de nombreux mouvements séparatistes, par exemple dans le Caucase ou en Sibérie.

    Si le pouvoir central russe devait effectivement disparaître pendant plusieurs années, nous devrions faire face à un foyer de troubles qui traverserait tout le continent eurasien et serait bien entendu exploité par d'autres puissances comme la Chine et le monde islamique. On pourrait alors espérer que des puissances régionales comme la Pologne parviennent au moins à conclure une alliance solide avec les pays riverains de l'est et du sud et à les aider à se stabiliser économiquement et politiquement, afin de protéger au moins le flanc est de l'Europe contre le chaos.

    Par ailleurs, le fait que Poutine veuille s'approprier la nation ukrainienne et ainsi l'anéantir de facto est également contesté en partie par les conservateurs et la droite. Beaucoup pensent que le droit à la vie de la nation ukrainienne pourrait être préservé malgré la domination russe. Cela ne contredirait-il pas fondamentalement la logique impérialiste que vous diagnostiquez pour la Russie ?

    Engels : Comme je l'ai dit, ce serait une erreur de vouloir appliquer à la Russie les critères classiques des États-nations européens. Il ne s'agit pas pour la Russie de Poutine de créer un peuple russe homogène sur le plan ethnique, religieux ou culturel, mais plutôt d'accomplir une mission métaphysique de rassemblement de la "terre" russe dans toute sa diversité et même ses contradictions internes. Bien entendu, cet objectif s'accompagne d'un certain chauvinisme grand-russe, qui s'efforce d'écraser et de réprimer autant que possible les mouvements régionalistes ou nationalistes ; mais au fond, ce projet est un phénomène tout à fait multiculturel et même multireligieux.

    Cela devient particulièrement clair avec l'exemple de l'islam qui, loin d'être combattu ou refoulé en Russie, est au contraire délibérément courtisé et renforcé tant qu’il s’engage dans une relation de loyauté politique avec le gouvernement en place. Ce n'est donc qu'en surface qu'il est paradoxal que le prétendu peuple frère ukrainien soit contraint de s'allier volontairement à la Russie par des mercenaires tchétchènes fondamentalistes.

    Une annexion russe de l'Ukraine, quelle qu'elle soit, ne déboucherait donc pas nécessairement sur une destruction génocidaire de la langue ou de la culture ukrainienne, mais plutôt sur une tentative de lui retirer son caractère d'Etat-nation et de la détacher ainsi de son contexte politico-culturel occidental. Il s'agit de transformer le territoire ukrainien par une décomposition et une assimilation culturelles et politiques multiples, de manière à lui ôter toute base d'autonomie en tant qu'État national et à faire à nouveau de l'ensemble du territoire une partie intégrante de l'immense zone d'influence de la Grande Russie.

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur Engels !

    David Engels (Die Tagesstimme, 2 septembre 2022)

    (Traduction Métapo infos, avec DeepL)

     

    Note :

    1 : ID, groupe Identité et Démocratie (avec les députés du RN) ; ECR, Conservateurs et Réformistes européens

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  • Quand Bernard Lugan se paye les soixante-huitards...

    Dans ce nouveau numéro d’Orages de papier, réalisé par TV Libertés en partenariat avec la Nouvelle Librairie , François Bousquet rencontre Bernard Lugan à l'occasion de la réédition de des souvenirs de sa jeunesse militante au Quartier Latin intitulé Mai 68 vu d'en face (La Nouvelle Librairie, 2022).

    Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont Histoire de l'Afrique (Ellipses, 2009), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018), Esclavage, l'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2020) et dernièrement Pour répondre aux « décoloniaux », aux islamo-gauchistes et aux terroristes de la repentance (L'Afrique réelle, 2021).

     

                                         

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  • Pío Moa et les mythes de la Guerre d’Espagne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné à la revue Conflits par Arnaud Imatz, le préfacier de l'essai historique de Pio Moa, Les mythes de la guerre d'Espagne (L'Artilleur, 2022).

    Fonctionnaire international à l’O.C.D.E. puis administrateur d’entreprise, spécialiste de l'Espagne, Arnaud Imatz a notamment publié  La Guerre d’Espagne revisitée (Economica, 1993), Par delà droite et gauche (Godefroy de Bouillon, 1996) et José Antonio et la Phalange Espagnole (Godefroy de Bouillon, 2000) et Droite - Gauche : pour sortir de l'équivoque (Pierre-Guillaume de Roux, 2016).

     

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    Pío Moa et les mythes de la Guerre d’Espagne. Entretien avec Arnaud Imatz

    Comment analyser la guerre civile espagnole, au-delà des mythes et des passions politiques ? Comment effectuer un travail d’historien car l’histoire est encore chaude et soumise aux passions de la mémoire et des jeux partisans ? C’est tout le travail exercé par Pio Moa dans son livre sur les mythes de la guerre d’Espagne, dont la traduction vient de paraitre en français. L’ouvrage est préfacé par Arnaud Imatz, membre correspondant de l’Académie royale d’histoire d’Espagne, historien, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Espagne

     

    Vous avez accepté de préfacer la traduction française du dernier livre à succès de l’historien espagnol Pio Moa. Son travail est-il rigoureux, et si oui, pourquoi suscite-t-il la polémique en France après un entretien dans le Figaro histoire

    A.I. : J’ai préfacé ce livre pour une série de raisons, générales et particulières. La première tient, je crois, à la conception de l’histoire des idées et des faits qui m’a été transmise par mes maîtres à une époque déjà lointaine – les années 1970 – lorsque je préparais ma thèse de doctorat d’État de sciences politiques. Mes maîtres m’avaient alors appris que la qualité de la recherche historique (qui ne se confond pas avec la mémoire historique, vision émotionnelle et réductrice de l’histoire) dépend à la fois de la formation de l’auteur, de sa curiosité intellectuelle, de sa capacité de discernement, de sa créativité, de sa conscience et de son intégrité morale. Ils m’avaient inculqué l’idée que l’historien doit chercher ardemment la vérité tout en sachant qu’il n’y parviendra que partiellement. Ils m’avaient aussi convaincu que tout ici est affaire de subtilité, de degré, de nuances, de bon sens et d’honnêteté.

    Ayant été d’abord, en quelque sorte, une victime collatérale du lynchage médiatique subi par Moa en Espagne, j’ai mis des années avant de me décider à dépasser mes préjugés pour lire cet auteur étiqueté « sulfureux ». Une démarche que les censeurs de Moa – pour la plupart des universitaires socialo-marxistes favorables au Front populaire, mais aussi des « spécialistes » soucieux de leur promotion, pour ne pas parler des légions de néo-inquisiteurs qui sévissent aujourd’hui sur les réseaux sociaux – refusent obstinément de faire. On ne se commet pas avec le diable ! Pour ma part, je suis ressorti, je l’avoue, impressionné et étonné par cette lecture de Moa, et surtout avec la ferme conviction que contrairement à beaucoup de ses contempteurs, il remplit les critères de l’historien honnête, intègre et désintéressé.

    Il me faut bien sûr évoquer ici mon intérêt spécial pour la Guerre civile espagnole. Cet intérêt ne s’est jamais démenti depuis près d’un demi-siècle. Il m’a conduit à publier d’abord une thèse de doctorat d’État sur le fondateur de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera, plus tard préfacée par le prestigieux économiste et académicien espagnol, Juan Velarde Fuertes ; à publier ensuite un livre préfacé par Pierre Chaunu, membre de l’Institut de France (La guerre d’Espagne revisitée, 1989), puis, à préfacer moi-même le livre d’un des meilleurs spécialistes du thème, injustement victime en France d’une véritable omerta pendant près de quarante-cinq ans, l’Américain Stanley Payne (La guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle, 2010), et enfin, à multiplier les articles sur le sujet au cours des années 2000-2020. Cela dit, il y a bien sûr, parmi les raisons de mon intérêt, celles qui tiennent spécifiquement au cas particulier de la vie et de l’œuvre de Moa.

    Moa est la bête noire de la gauche, de l’extrême gauche et d’une bonne partie de la droite. La haine et les insultes dont il est périodiquement l’objet, dans les milieux journalistiques, mais aussi universitaires, sont proprement sidérants. Il est « l’incarnation du mal », un « négationniste », un « révisionniste dangereux », un « fasciste », un « nazi camouflé », un « auteur médiocre », un « historien dépourvu de méthodologie », « un pseudo-historien qui n’est pas universitaire », « un écrivain sans aucune perspicacité ni culture », « un provocateur », « un menteur » dont « l’indigence intellectuelle est reconnue », pire, un « agent camouflé de la police franquiste ». Les adeptes de l’attaque ad hominem s’en donnent avec lui à cœur joie. Pour les plus excités, il n’est rien moins qu’un « apologiste des crimes de l’humanité ». Les raccourcis infamants, les injures, les invectives et les calomnies, tout a été bon pour le faire taire dans la Péninsule et les polémiques qu’il suscite aujourd’hui dans l’Hexagone, après son intéressant et complet entretien dans le Figaro histoire (été 2022), ne peuvent en donner qu’un faible écho.

    Mais la question Moa n’est pas aussi simple que le laissent accroire ses nombreux détracteurs qui ont pour habitude de confondre, plus ou moins consciemment, la diatribe avec le débat. Démocrate-libéral déclaré, Pío Moa a manifesté à plusieurs reprises son respect et sa défense de la Constitution de 1978. C’est donc en réalité son passé et son parcours atypique – sacrilège absolu aux yeux des socialistes-marxistes et autres crypto-marxistes – qui lui sont secrètement et invariablement reprochés. Il a d’abord été communiste-maoïste sous le régime de Franco. Il appartenait alors au mouvement terroriste du GRAPO bras armé du PCr (le Parti communiste reconstitué). Il n’était pas un militant antifranquiste d’opérette, comme le sont aujourd’hui tant d’intellectuels et de politiciens bien établis, mais un résistant armé et déterminé, prêt à mourir pour sa cause. C’est d’ailleurs en sa qualité de marxiste, combattant contre le franquisme, d’homme de gauche insoupçonnable, et de bibliothécaire de l’Ateneo de Madrid, qu’il a eu accès à la documentation de la Fondation socialiste Pablo Iglesias. Cette recherche a été la source principale de son premier livre, véritable bombe médiatique : Los orígenes de la guerra civil española (1999).

    Après avoir dépouillé et étudié minutieusement ces archives socialistes, Moa a changé radicalement d’idées, n´hésitant pas à sacrifier pour elles son avenir professionnel et sa vie sociale. Il a découvert l’écrasante responsabilité du parti socialiste et de la gauche en général dans le putsch de 1934, et dans les origines de la guerre civile. On parlait jusqu’alors de « Grève des Asturies » ou de « Révolution de Asturies », après son livre on parle de « Révolution socialiste de 1934 ». J’ai raconté en détail dans ma préface l’histoire étonnante de son premier livre à succès. Mais c’est son best-seller, Los mitos de la guerra civil, publié en 2003, réimprimé ou réédité une vingtaine de fois, vendu à plus de 300 000 exemplaires, numéro un des ventes en Espagne pendant plus de six mois, qui a suscité la colère proprement hallucinante des médias « mainstream ». Par la voix de l’historien démocrate-chrétien, Javier Tussell, le journal socialiste, El País, a demandé la censure pour l’insupportable « révisionniste », des syndicats ont protesté devant les Cortès, une campagne de propagande hystérique a même suggéré l’incarcération et la rééducation du coupable. Depuis Moa est persona non grata dans les Universités d’État et les médias du service public.

    Dès lors, rares ont été les universitaires, académiciens et historiens indépendants qui ont osé prendre parti pour Moa. Certains sont cependant fameux. On peut citer notamment : Hugh Thomas, José Manuel Cuenca Toribio, Carlos Seco Serrano, César Vidal, José Luis Orella, Jesús Larrazabal, José María Marco, Manuel Alvarez Tardío, Alfonso Bullón de Mendoza., José Andrés Gallego, David Gress, Robert Stradling, Richard Robinson, Sergio Fernandez Riquelme, Ricardo de la Cierva, etc. Il y a aussi l’un des plus prestigieux spécialistes, l’Américain Stanley Payne, qui a écrit ces quelques mots particulièrement justes et instructifs :

    « L’œuvre de Pío Moa est novatrice. Elle introduit un peu d’air frais dans une zone vitale de l’historiographie contemporaine espagnole, qui était enfermée, depuis trop longtemps, dans d’étroites monographies formelles, vétustes, stéréotypées, soumises à la correction politique. Ceux qui divergent de Moa doivent affronter son œuvre sérieusement. Ils doivent démontrer leur désaccord par la recherche historique et l’analyse rigoureuse et cesser de dénoncer son œuvre en utilisant la censure, le silence et la diatribe, ces méthodes qui sont davantage le propre de l’Italie fasciste et de l’Union soviétique que de l’Espagne démocratique ».

    Mais cette exhortation, propre d’un esprit ouvert et raisonnable, n’a bien évidemment jamais été entendue.

    Il y a une autre raison importante qui explique mon intérêt pour la publication de la version française du best-seller de Pío Moa : la défense de la liberté d’expression, le combat contre toute forme de censure et de vérité officielle, la résistance face à la montée du manichéisme totalitaire. Pío Moa ne cache pas sa sympathie pour Gil Robles, leader de la CEDA (Confederación Española de Derechas Autónomas) sous la IIe République. Une sympathie pour le leader du parti conservateur libéral espagnol des années trente que je ne partage pas, pas plus que je ne partage sa justification, à mon sens excessive, des longues années de dictature franquiste. Il est vrai que Français, je ne suis ni franquiste, ni antifranquiste, mais un historien des idées et des faits, passionné par l’histoire du monde hispanique. Mais cela dit, je ne confonds pas les recherches de l’historien Moa avec ses analyses politiques, ses interprétations et ses commentaires au quotidien dans lesquels il donne libre cours à son esprit combatif, à ses penchants pour la polémique et le goût de la diatribe, hérités, pour le bien et pour le mal, de son passé de clandestin et de sa solide formation marxiste. Je suis d’accord avec lui pour dire que la guerre civile et le régime de Franco sont des faits distincts qui, en tant que tels, peuvent être jugés et interprétés de manière très différentes. Je suis aussi d’accord avec lui pour dénoncer le raisonnement foncièrement subjectif et faux selon lequel la Seconde république, qui serait le mythe fondateur de la démocratie espagnole postfranquiste, aurait été un régime presque parfait dans lequel l’ensemble des partis de gauche aurait eu une action irréprochable.

    Il y a enfin une dernière raison qui m’a conduit à m’investir directement dans la publication du bestseller de Moa. En 2005, les éditions Tallandier se sont portées acquéreuses des droits de Los mitos de la Guerra Civil. La publication de la version française était prévue pour 2006. Le traducteur avait été engagé, l’ouvrage et son isbn annoncés chez les libraires. Mais étrangement la date de sortie a été reportée et, finalement, l’édition a été déprogrammée sans la moindre explication. En février 2008, lors d’une émission sur la chaîne française Histoire (alors dirigée par Patrick Buisson), consacrée à la Guerre d’Espagne, à laquelle je participais en compagnie de Anne Hidalgo, Éric Zemmour, Bartholomé Bennassar et François Godicheau, j’ai eu la surprise d’apprendre qu’un autre livre sur la Guerre d’Espagne venait d’être publié chez Tallandier. Il s’agissait des actes du colloque Passé et actualité de la guerre d’Espagne, dirigé par le spécialiste du PCF, ancien rédacteur en chef de la revue d’inspiration marxiste, Les Cahiers d’histoire, Roger Bourderon, précédés du discours d’ouverture d’Anne Hidalgo, alors première adjointe du maire de Paris. C’est bien après avoir été mis au courant de cette étonnante expérience, que j’ai décidé de m’impliquer directement dans la recherche d’un nouvel éditeur. Le lecteur francophone aura donc attendu quinze ans de plus, pour avoir enfin accès à cet ouvrage. Gageons qu’il n’aurait probablement pas vu le jour sans l’ouverture d’esprit, l’indépendance et le courage intellectuel de la direction des Éditions l’Artilleur / Toucan.

    Vous êtes-vous aussi un spécialiste de la période, Quelles nouveautés apporte le livre à l’historiographie de la guerre civile ? 

    On entend souvent dire que Moa n’apporte rien de nouveau, rien de plus que ce qui a été dit avant lui par des auteurs favorables au camp national ou au camp « franquiste », comme le premier ministre de la culture du roi Juan Carlos, Ricardo de la Cierva, ou Jesús Larrazabal et Enrique Barco Teruel, voire par des auteurs antifranquistes, tels Gabriel Jackson, Antonio Ramos Oliveira, Claudio Sánchez Albornoz ou Gerald Brenan. Peut-être, mais aucun d’entre eux n’a jamais eu l’aura de Pío Moa dans l’opinion publique. Il faut par ailleurs distinguer ses travaux de recherche [avec ses premiers livres très sourcés et documentés de la trilogie, Los origines de la Guerra Civil, Los personajes de la República vistos por ellos mismos et El derrumbe de la Republica y la Guerra Civil / Les origines de la guerre civile, Les personnages de la République vus par eux-mêmes et L’effondrement de la République] de son effort de synthèse réussi que constitue Les mythes de la guerre d’Espagne.

    Mais l’élément le plus novateur de son œuvre, celui qui n’a pas manqué de faire grincer les dents de ses adversaires est, répétons-le, la divulgation des archives du parti socialiste, un parti totalement bolchevisé à partir de la fin de 1933, et qui est le principal responsable du putsch de 1934. Bien des auteurs en avaient eu l’intuition avant lui. L’antifranquiste Salvador de Madariaga avait même écrit : « Avec la rébellion de 1934, la gauche espagnole a perdu jusqu’à l’ombre d’autorité morale pour condamner la rébellion de 1936 ». Et ces propos sévères avaient été corroborés par les Pères fondateurs de la République, Marañon, Ortega y Gasset et Perez d’Ayala, voire par le philosophe basque Unamuno. On savait aussi que Largo Caballero, principal leader socialiste, surnommé le Lénine espagnol par les jeunesses socialistes (lesquelles fusionnèrent avec les jeunesses communistes au printemps 1936) avait déclaré «Nous ne nous différencions en rien des communistes » « L’essentiel, la conquête du pouvoir ne peut se faire par la démocratie bourgeoise » « Les élections ne sont qu’une étape de la conquête du pouvoir et leur résultat ne s’accepte que sous bénéfice d’inventaire… si la droite gagne nous devrons aller à la guerre civile », ou encore, lisez bien : « Quand le Front populaire s’écroulera, comme cela se produira sans doute, le triomphe du prolétariat sera indiscutable. Nous implanterons alors la dictature du prolétariat ». Mais depuis l’exploitation systématique et la divulgation publique des archives de la Fondation socialiste Pablo Iglesias par Moa, en 1999, le doute n’est plus permis.

    Franco est dépeint comme entrant dans la guerre presque contre son gré, n’est-ce pas un peu exagéré, les communistes ont ils le monopole de la responsabilité historique de la guerre ? 

    Les trois principaux responsables de la guerre d’Espagne sont dans l’ordre : le leader socialiste Largo Caballero et les présidents Azaña et Alcala-Zamora lesquels auront par la suite des mots terribles pour qualifier le Front populaire. Franco a été longtemps, au moins jusqu’au début du mois de juillet 1936, le général qui refusait l’idée d’un coup d’État. Il semble que l’assassinat d’un des leaders de la droite, Calvo Sotelo, a été l’événement déterminant dans sa décision finale de participer. Le rôle des communistes, qui plus tard a été essentiel, était relativement marginal à la veille du soulèvement. La thèse de Moa sur les antécédents et le déroulement de la guerre civile est globalement juste. Les principaux partis et leaders de gauche, prétendument défenseurs de la République, ont violé la légalité républicaine en 1934. Ils ont alors planifié la guerre civile dans toute l’Espagne. Ils ont ensuite achevé de la détruire lors des élections frauduleuses de février 1936, écrasant la liberté dès leur prise du pouvoir. Je vous renvoie ici aux travaux incontournables de Roberto Villa García et Manuel Álvarez (1936 : Fraude y violencia en las elecciones del Frente popular, 2019), sur les fraudes et les violences du Front Populaire lors des élections de février 1936 (sans les 50 sièges dont la droite a été spoliée par un véritable coup d’État parlementaire, la gauche n’aurait jamais pu gouverner seule).

    La guerre civile n’était pas un combat des démocrates contre les fascistes pas plus qu’elle n’était le combat des rouges contre les défenseurs de la chrétienté. Il y avait en réalité trois forces inégales dans le camp Républicain ou plutôt le Front populaire : la première, de très loin la plus importante, comprenait les communistes, les trotskistes, les socialistes bolchevisés et les anarchistes, qui aspiraient à implanter un régime de type démocratie populaire sur le modèle soviétique et/ou collectiviste anarchiste; la seconde, regroupait les nationalistes-séparatistes (catalans, basques, galiciens, etc.), qui voulaient l’indépendance pour leurs peuples ; et enfin, la troisième, beaucoup plus minoritaire, qui réunissait les partis de la gauche bourgeoise-jacobine ou social-démocrate, lesquels faisaient volontairement ou involontairement le jeu de la première force.  On ne saurait trop souligner que le Front populaire français était très modéré en comparaison du Front populaire espagnol, coalition de gauche dominée à la veille du soulèvement, par un parti socialiste bolchevisé, extrémiste, violent, putschiste et révolutionnaire.

    Il y avait aussi dans l’autre camp, le camp national et non pas nationaliste comme le répètent les médias français par ignorance ou réflexe pavlovien, plusieurs tendances politiques qui allaient des centristes-radicaux (dont un groupe d’ex-ministres furent exécutés par le Front populaire), aux républicains-démocrates, agrariens, libéraux et conservateurs, en passant par les monarchistes libéraux, les monarchistes-carlistes/traditionalistes, les phalangistes et les nationalistes.  Le confit opposait des « totalitaristes » de gauche à des « autoritaristes » de droite, et de part et d’autre les véritables démocrates brillaient par leur absence.

    Le mouvement Vox tente de défendre les aspects positifs de l’héritage franquiste et le livre de Moa se vend très bien. L’Espagne est-elle en train de réhabiliter Franco, est-elle mûre pour regarder son histoire avec objectivité ? 

    Les aspects positifs et négatifs du régime de Franco sont connus des historiens. Au nombre des erreurs que l’on peut reprocher au Caudillo et aux partisans du franquisme, il y a en particulier : la censure drastique appliquée jusqu’au début des années 1960, la dureté de la répression de l’immédiat après-guerre civile (non pas les 100 000 voire 200 000 exécutés selon la propagande du Komintern, mais 14 000 exécutés judiciairement et près de 5 000 règlements de compte ou assassinats politiques extrajudiciaires) et la volonté inflexible du Caudillo de se maintenir au pouvoir jusqu’au bout. Le mouvement Vox, généralement qualifié de populiste, bien qu’il s’agisse en réalité d’un parti libéral-conservateur pro-européen, est en effet actuellement le seul parti qui tente de défendre les aspects positifs du franquisme que sont : les succès économiques indiscutables entre 1961 et 1975 (les années du « miracle espagnol », avec une croissance du PIB qui  a oscillé entre 3,5% et 12, 8% ce qui a permis à l’Espagne se hisser au 9e rang des nations industrialisées  alors qu’elle est aujourd’hui au 14e rang); ensuite, le fait que Franco et les franquistes ont vaincu le communisme (minoritaire au début de la guerre civile, mais devenu hégémonique au cours du conflit), qu’ils ont aussi permis à l’Espagne (d’abord neutre puis non-belligérante) d’échapper à la deuxième guerre mondiale et  enfin, qu’ils ont enrayé le séparatisme et sauvé l’unité du pays. C’est par ailleurs, la droite modérée franquiste qui a pris l’initiative d’instaurer la démocratie, la gauche ayant eu l’intelligence politique de s’adapter et de contribuer à consolider la démocratie.

    Il n’y a pas 36 manières de sortir d’une guerre civile, il n’y en a qu’une : l’amnistie totale et sans réserve. Cela les acteurs de la transition démocratique (1975-1986) le savaient. C’est pourquoi les Cortès démocratiques (dans lesquelles siégeaient la Pasionaria, Santiago Carrillo et Rafael Alberti pour ne citer qu’eux) avaient adopté le 15 octobre 1977 une loi d’amnistie pour tous les crimes politiques et actes terroristes de droite comme de gauche (notamment ceux de l’ETA et de l’extrême gauche). Deux principes animaient alors l’immense majorité de la classe politique : le pardon réciproque et la concertation entre gouvernement et opposition. Il ne s’agissait pas d’imposer le silence aux historiens et aux journalistes, mais de les laisser débattre entre eux librement en se gardant d’instrumentaliser leurs travaux à des fins politiques. Depuis lors, bien de l’eau est passée sous les ponts. Des lois mémorielles (« loi de mémoire historique » de Zapatero en 2007 et projet imminent de « loi de mémoire démocratique » de la coalition de Pedro Sánchez – PSOE/PSC, Podemos/CatComú, PCE/IU, en 2022), ont été adoptées théoriquement pour lutter contre « l’apologie du franquisme, de la violence et de la haine », mais en réalité étant d’essence totalitaire elles sont pratiquement liberticides. Les autorités espagnoles ne semblent plus vouloir rechercher la paix sociale qu’à travers la division, l’agitation, la provocation, le ressentiment et la haine. L’Espagne est bien loin d’essayer de panser définitivement ses plaies et de regarder son histoire avec honnêteté, rigueur et objectivité. Par la faute de sa caste politique, singulièrement médiocre, sectaire et irresponsable, elle réactive l’esprit de guerre civile et s’enfonce lentement, mais inexorablement, dans une crise globale économique, politique, culturelle, démographique et morale d’une ampleur alarmante.

    Les historiens savent qu’en histoire il y a les faits, parfois tus, souvent minorés ou survalorisés, selon les auteurs, et que leurs analyses et interprétations ne sont pas moins différentes selon les convictions et sensibilités de chacun. Mais les historiens savent aussi que personne ne saurait monopoliser la parole et faire un usage terroriste de l’argument dit « scientifique » sans se situer hors de l’espace de la recherche sérieuse et finalement de la démocratie. Tout cela Pío Moa le sait et le clame et c’est pour cela qu’on ne saurait trop recommander la lecture de son beau livre, argumenté, courageux et décapant.

    Arnaud Imatz, propos recueillis par Hadrien Desuin (Conflits, 14 août 2022)

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  • Le capitalisme, un communisme de riches ?...

    Le 8 août 2022, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Gabriele Adinolfi à l'occasion de la publication de son essai intitulé Mythe ou utopie ? - Une relecture verticale d'Orwell (La Nouvelle Librairie, 2022).

    Essayiste, théoricien et ancien activiste politique italien, Gabriele Adinolfi, qui est l’auteur notamment des Pensées corsaires (Editions du Lore, 2008) et de Années de plomb et semelles de vent (Les Bouquins de Synthèse nationale, 2014), est rédacteur en chef de la revue Polaris et dirige le centre d’études éponyme.

     

                                              

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