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Entretiens - Page 229

  • La ville, aujourd'hui...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Pierre Le Vigan sur le thème de la ville. Spécialiste des questions d'urbanisme, Pierre Le Vigan collabore régulièrement à la revue Eléments et est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Inventaire de la modernité, avant liquidation (Avatar éditions, 2007) et Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009).


     

     

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    La ville, aujourd'hui...

    Qu’est-ce que la ville moderne selon vous ?

    La ville moderne est un espace urbain marquée par la volonté de rendre rentables tous les espaces de la ville. De ce fait, elle fonctionne sur le mode de la relégation. Il y a assignation à résidence dans des lieux déqualifiés.

     

    La critique de la production et de la reproduction de l'espace urbain est une constante dans vos écrits. Comment percevez-vous l'urbanisme actuel?

     

    Au plan mondial il y a le risque d’une « bidonvillisation » du monde, avec quelques zones hyperprotégées et privatisées pour l’hyperclasse et ses satellites. Au plan français ce qui se dessine c’est l’acceptation de quartiers ghettos, sacrifiés à l’impératif de compétitivité des métropoles et sous-traités aux petits délinquants et aux gros dealers, avec un encadrement culturel de base délégué à l’Islam. C’est le principe de l’instrumentalisation des religions et de la pseudo « insuffisance » de la laïcité – comme s’il n’y avait pas une morale laïque ! Bref on tourne le dos à la République qui veut le droit pour tous et partout chez lui. Il faut viser à une certaine égalité urbaine c'est-à-dire à la qualité urbaine de tous les lieux, même si bien entendu la Courneuve ne sera jamais le Champ de Mars.

    Donc il faut désenclaver la banlieue, la densifier et en contrepartie en diminuer l’étendue. Par plus de densité urbaine il faut transformer la banlieue en ville. Avec plus de 2 fois la superficie de Paris (236 km2 contre 105) la Seine Saint Denis n’a que 1,5 million d’habitants. Avec le double d’habitants, la densité resterait inférieure à Paris, pourtant beaucoup plus agréable.

     

    Comment a évolué l’urbanisme en France ?

    On construit peu en France depuis 1975, moment de la fin du grand boom de la construction de logements, et notamment de logements sociaux. Il y a eu abandon du gigantisme, c’est le bon coté, et nombre de « programmes » de construction, qui concernent 100 logements, ou le double, sont bien conçus, ou en tout cas rarement catastrophiques. On ne peut que s’en réjouir. Ceci dit, boucher des « dents creuses », par exemple une parcelle vide, c’est bien, mais repenser la ville, c’est autre chose.

     

    Qu’est ce qui oppose la ville traditionnelle à la ville moderne ?

     

    La ville traditionnelle est constituée plus ou moins en forme de labyrinthe, avec une multiplicité des modes de transports sur une même voie : piétons, chevaux, diligences… Le principe moderne est de scinder les choses en créant des autoroutes, ou des périphériques exclusivement pour les voitures. Ces voies de communication coupent la ville en morceaux.

     

    En quoi « la banlieue » est-elle « contre les hommes » comme vous l’avez écrit ?

    La banlieue telle qu’elle est devenue est gigantesque et étouffe la ville. Il y a beaucoup plus de citadins qui vivent en banlieue qu’en ville. Historiquement, les villes ont toujours eu des faubourgs, souvent au-delà des remparts. Ces faubourgs sont devenus des banlieues à partir de la fin du XIXe siècle. Au XXe siècle les banlieues se sont développées de manière monstrueuse. Les banlieues ont concentré les nuisances et les populations les plus laborieuses. Les banlieues résidentielles, au sens de banlieues bourgeoises ont toujours été une minorité. La banlieue a souffert des grandes voies routières et de la déshumanisation avec les grands ensembles, vastes zones d’habitat sans entreprises à coté - elles étaient reléguées dans les zones industrielles - et sans histoire. Des villes trop neuves, sans racines.

     

    Vous avez dit du bien des conceptions de Roland Castro. Sur quels aspects précisément le soutenez vous ?

    Roland Castro, qui est un architecte parfois bien inspiré et aussi un agitateur d’idées un peu protéiforme, a eu (et a toujours) le mérite, même s’il n’a pas été le seul, de faire une critique radicale du fonctionnalisme en architecture. Et comme il ne passe pas inaperçu, on a tendance à lui attribuer cette critique bien venue. Bien entendu les gens qui critiquent l’idéologie de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes ont raison. A la suite de Castro, je plaide pour mailler le territoire, par exemple utiliser la route des forts en Ile de France, utiliser les fleuves, marquer le territoire de signes forts, qui n’ont pas besoin d’être des tours.

    Ceci clarifié, il y a tout un courant « traditionaliste » en urbanisme qui a fait cette critique bien avant Roland Castro. De fait, l’idéologie de l’urbanisme après guerre – celle qui a été dominante - est fausse : Non, il ne faut pas couper l’homme en tranches : travail, loisir, repos. Non, il ne faut pas raser le centre de Paris, non il ne faut pas construire la même chose partout, comme si l’homme était partout le même. Bien sûr entre ce qu’a vraiment dit et écrit le Corbusier et ce qu’on en a retenu il y a un décalage. On a retenu le plus simple et à quelques nuances près cela convenait aussi bien à la droite modernisatrice et industrialiste qu’à la gauche communisante, « progressiste », et d’ailleurs carrément stalinienne à une époque, gauche elle aussi rationalisatrice et modernisatrice à sa façon. On a voulu faire du logement un objet formaté et reproductible facilement partout et pour tous, à l’instar de l’œuvre d’art qu’analysait Walter Benjamin dés les années 30.

     

    Les lotissements, les zones pavillonnaires et autres néo-villages ne sont-ils pas nés d’une vision exclusivement utilitariste et financière ? En quoi abolissent-ils toutes notions de géographie et de territoire ?

    Les lotissements sont une réponse à un besoin naturel d’avoir un « bout de terrain » à soi. N’oublions pas que nombre de Français sont des descendants de ruraux, qui étaient encore la majorité dans les années 40. Bien sûr si les promoteurs en font c’est qu’ils y gagnent de l’argent et pourquoi pas si cela reste raisonnable et compatible avec de la qualité ? L’ennui c’est que les lotissements sont mal faits, très consommateurs d’espace, affreusement uniformes, incompatibles avec des transports en commun, générateur de trajets interminables en voitures, celles-ci de plus en plus nombreuses sur des routes et autoroutes, de ce fait de plus en plus embouteillées. Mais ce sont avant tout les maires qui décident d’ouvrir tel terrain à la construction. Ce sont eux, les élus, les premiers responsables, avec ceux qui les ont élus, nous tous ! Je ne pense donc pas que le lotissement soit le bon modèle urbain. Je pense que ce phénomène doit être non pas supprimé – on peut les améliorer au demeurant – mais en tout cas restreint. Ce ne sont pas les « pavillons » - qui doivent être développés pour « produire de la ville ».

     

    Peut-on définir une mode architecturale dans nos villes modernes ?

    Il y a une mode qui est le kitsch, le néo-classique ou encore le néo village que vous avez évoqué. Il y a des pastiches du modernisme de le Corbusier. Il y a toutes les modes possibles et imaginables, et ce n’est pas fini.

     

    Quelle est la place de l’art dans la ville moderne ?

    A notre époque, l’art est utilisé comme parodie. L’art dans la ville fonctionne sur le mode d’un système de renvoi d’ascenseur entre pseudo-artistes et vrais carriéristes. Il y a eu jusqu’à la Révolution française, et un peu après, une tradition d’art populaire, répandu dans le peuple et pratiqué par le peuple. Cela a disparu avec la modernité. L’art est devenu une marchandise. Walter Benjamin a écrit des pages très pertinentes là-dessus.

     

    Paradoxalement, le temps des mégalopoles n’est-il pas celui de la fin des villes ?

    C’est la question. La distinction entre urbain et non urbain devient floue. Les villes deviennent immenses, elles se « banlieueisent ». La campagne est mitée par un habitat pavillonnaire en rupture complète avec les modes de constructions locaux, qui étaient basés sur les matériaux disponibles sur place, sur la connaissance de la géographie, sur les usages locaux.

    Les mégapoles sont souvent basées aussi sur l’immigration de masse et le déracinement, de gens des campagnes ou bien de gens originaires de pays étrangers. Ce n’est pas viable pour le lien social donc pour la ville si ces immigrés sont plus qu’une petite minorité voire s’ils sont – comme c’est le cas en France – la majorité dans certains quartiers. Les traditions de l’habitat sont différentes et l’intégration, alors, ne se fait pas, ou se fait mal, dans le domaine de la culture de l’habitat comme dans les autres domaines culturels. C’est en somme très simple : pour qu’une greffe se produise et réussisse, il faut que le tronc soit fort.

    En matière d’habitat, il y a tout un travail d’éducation qui a pu se faire entre compatriotes, basé sur des non dits, sur des choses qui se sont transmises de génération en génération, des « habitus » (Bourdieu) mais cela sous entend une certaine permanence des gens sur un certain territoire, et une transmission des cultures de « la maison ».

     

    En critiquant les mégapoles soutenez vous que nos villes sont trop grandes ?

    Oui. L’optimum serait de réduire la taille de toutes les villes à la fois trop peuplées et trop étendues. Vaste programme. Paris compte 12 millions d’habitants, je parle bien sûr de l’agglomération au sens large, dont un peu plus de 2 millions sont à Paris intra muros, expression malheureusement très exacte puisque Paris est enserré par le périphérique, construction très dommageable qui était déjà envisagée par les technocrates de Vichy. Je crois à la nécessité de développer avant tout les villes moyennes, de 50 000 à 400 000 habitants, et de mener une certaine décroissance ailleurs. La problématique de l’aménagement du territoire devrait redevenir centrale. On l’a complètement oubliée au profit du mythe des mégapoles « compétitives » ce qui veut dire en clair des villes invivables sauf pour l’hyperclasse mondialisée. Il faut sortir d’une vision des villes totalement dominée par l’impératif économique, en outre un impératif économique dans le cadre d’échanges mondiaux « libérés » c'est-à-dire dérégulés. Dans le domaine des choses très critiquables, n’oublions pas que le rapport Attali pour « libérer la croissance » proposait de réduire les contrôles, les enquêtes préalables, les consultations de façon à « mettre le turbo » en matière de grands projets urbains et en conséquence de super profits immobiliers.

     

    Que pensez vous du mot d’ordre : « ras le bol du béton » ?

    Le béton peut être très beau, notamment le béton brut, par exemple dans le « nouveau forum » des Halles, celui de Paul Chemetov, un de mes architectes préférés (longtemps communiste). Le moins écologique des matériaux de construction c’est l’acier, qui s’accompagne souvent du verre.

     

    Quel avenir souhaitez vous pour les centre-villes ?

    Il faut qu’il soient l’objet d’une reconquête sociale par les couches populaires, il faut sortir de la muséification des centres-villes, de la piétonisation excessive, il faut retrouver quelque chose dont on ne parle jamais, obsédés que sont les politiques par la « mixité sociale » - ce qui veut dire mettre quelques pauvres dans les quartiers « aisés » – à savoir retrouver la mixité habitat-activités, la mixité entre petites entreprises de proximité et logements. C’est cela qui est nécessaire. Pour cela, il faut tendre à sortir de la « boboisation » des villes, de leur tertiairisation excessive, du confinement des entreprises, notamment industrielles, dans des zones d’activité. C’est aussi d’ailleurs un enjeu national et européen qui m’est cher : il faut ré-industrialisation notre continent, renouer avec une culture industrielle, remettre de l’industrie dans chaque département, dans chaque région, et donc dans chaque ville. C’est comme cela que l’on sortira vraiment des délocalisations. Cela implique une certaine visibilité des industries, alors que la tendance est de les cacher. La France est un pays de très longue tradition industrielle, il y avait déjà une métallurgie chez les Gaulois, il faut assumer ce bel héritage et ne pas devenir un simple pays du tourisme, ce qui n’est pas très glorieux, et ce qui veut dire un pays « au riche passé »… mais sans avenir.

     

    Et quels sont les priorités en général pour les villes ?

    Il faut développer les transports en commun dans les centre villes comme dans les banlieues : les tramways surtout, mais aussi les métros aériens (les métros souterrains sont sinistres à haute dose), il faut une visibilité des transports en commun. Il faut rechercher de la beauté dans ce domaine. Il faut une « démocratie du beau », démocratiser le beau, le rendre accessible au peuple. « Il faut des monuments aux cités de l'homme, autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière ? » disait Victor Hugo. Pour moi la bonne démocratie ce doit être cela, tirer le peuple vers le haut, avoir un certain niveau d’exigence pour le peuple mais aussi d’exigences demandées au peuple.

     

    Existe t-il des projets alternatifs visant à dépasser « l'inhumanité » des grands ensembles urbains?

    Les éco-quartiers sont tout à fait intéressants. Les rues-villages peuvent être assez denses et donc viables, on peut construire un continu des immeubles de 6 ou 8 étages qui sont beaucoup plus dense que les grands ensembles et bien plus agréables. Même un urbanisme d’immeubles de 3 ou 4 étages (pas besoin d’ascenseur jusqu’à 4 étages) peut être plus dense par logements et nombre d’habitants à l’hectare que la plupart des grands ensembles. Le point principal est qu’il ne peut y avoir aucun urbanisme de qualité sans densité. En contrepartie la création ou la préservation de grands parcs est bien sûr nécessaire.

     

    S’il faut construire, comment construire autre chose que des grands ensembles ?

    Il faut construire un habitat dense du type haussmannien, alors que les grands ensembles sont très peu denses, insuffisamment denses. Exemple de quartier néo-haussmannien assez réussi : le quartier Montgolfier à Saint-Maurice dans le Val de Marne. On peut bien sûr ricaner du « néo » dans l’architecture mise en oeuvre. Mais la ville n’est pas un fétiche d’architecte, pas plus qu’une femme n’est une couverture de catalogue. La ville est là pour se donner à vivre. Revenons sur la question de la densité. La densité des grands ensembles (et en prenant vraiment les plus denses) est de 50 à 100 logements à l’hectare, la densité des vieux centres-villes est de 150 à 200 logements à l’hectare, donc plus élévée, avec une correction, les logements sont souvent plus petits en centres-villes que dans les grands ensembles. Cela a une conséquence : la densité moyenne d’une ville constituée essentiellement de grands ensembles comme la Courneuve est de 5000 habitants au km 2, soit 50 habitants par hectare. La densité du 18e arrondissement de Paris est de 32 000 habitants au km2 soit 320 par hectare. Six fois plus. La densité n’est donc pas synonyme de quartier difficile, sacrifié, bien au contraire. La densité permet la qualité de la ville : transports, commerces, vie sociale et culturelle. Celle-ci n’est guère possible sans densité.

    La densité est une chance, elle est la condition de transports en commun développés et elle ne passe nullement par des tours mais par des immeubles dont le gabarit peut aller de 4 étages à 8 étages, qui peuvent avoir des terrasses, comporter des terrasses en gradins à la Henri Sauvage, etc.

    En ce qui concerne l’avenir des barres et tours des grands ensembles, des destructions sont nécessaires mais il faut surtout ajouter de la ville à la non ville qu’est le grand ensemble. Ainsi on fera de la ville. Avec un mélange d’accession à la propriété et de locatif.

    Je suis pour des immeubles « simples à vivre » : jusqu’à 4 étages, on peut ne pas mettre d’ascenseurs, (c’est pour cela qu’à Berlin ex-Est il y a plein d’immeubles de 4 étages maximum !). Bien sûr on peut aussi avoir des immeubles jusqu’à 7 étages voire un maximum de 10. Ceci permet déjà de varier à l’infini les formes urbaines, les façades, etc. Prenons le jeu d’échec, il y a un nombre limité de pions, n’est ce pas ? il y a pourtant une quasi infinité de combinaisons. La ville c’est pareil, il faut un règlement contraignant en matière de volumétrie et d’occupation du sol, de distance entre les immeubles, etc, et ensuite laisser une liberté aux architectes, pour les façades, pour les formes, pour les conceptions intérieures. Par ailleurs je ne suis pas contre le moderne y compris la juxtaposition du moderne et de l’ancien. L’hôtel de ville moderne de Saint-Denis à coté de la basilique, cela passe bien.

     

    Voulez vous nous citer quelques exemples de constructions que vous trouvez réussies ?

    Un exemple de ce j’aime : le musée du quai Branly de Jean Nouvel, les immeubles de Portzamparc rue des Hautes Formes à Paris 13e, les « tours Castro » d’Oullins, tours en fait pas plus hautes que l’église d’à coté (10 étages – ce qui me parait un maximum admissible). Je n’aime pas : la Bourse du travail de Castro à Saint-Denis, l’Opéra Bastille de Carlos Ott, la BNF (grande bibliothèque) de Dominique Perrault.

     

     

    Rendre la ville « vivable » passe par la défense des quartiers populaires face à la spéculation immobilière, l'abandon des pouvoirs publics et l'insécurité. Cela implique une reprise en mains par les populations de leur vie quotidienne et par des liens sociaux forts. Qu'en pensez-vous ?

    Pour l’insécurité, s’il n’y a pas de solution miracle, il me semble qu’une sorte de garde nationale, ancrée dans le peuple serait nécessaire, une sorte de garde civique, en complément de la police. Dans divers quartiers la reprise en main des questions urbaines par les habitants, avec un encadrement de terrain, et une formation, serait nécessaire. Des associations pourraient promouvoir de l’auto-construction, de l’auto-réhabilitation. Nous serions loin des « rénovations » décidés d’en haut.

    Un urbanisme vernaculaire pourrait naitre, en respectant bien sur des plans directeurs communaux et inter-communaux quant aux voiries, aux hauteurs, aux volumes. Mais il faut du jeu, de la souplesse. Comme dans le montage d’une serrure sur une porte, un serrurier vous dira qu’il faut toujours un peu de jeu. En urbanisme c’est pareil, il faut toujours un peu d’espace d’appropriation, un peu d’espace libre, en friche, tout ne doit pas être défini strictement. Il faut un cadre mais pas un carcan. Il faut des marges de manœuvre. A Paris et dans les grandes villes, plus rien n’est autorisé, tout est vidéo surveillé et pourtant il y a beaucoup plus d’insécurité que dans les années 60, où il y avait beaucoup plus de libertés dans les villes. Il ne faut pas vouloir tout contrôler en matière d’usage des espaces publics. Il faut « un peu de jeu », un peu de marge d’ajustement. Il y aurait des erreurs sans doute, mais l’urbanisme administré et celui des groupes de promoteurs privés comporte lui aussi bien des erreurs, et des injustices flagrantes. Prenez La Défense ou encore Issy les Moulineaux, est-ce une grande réussite ? certainement pas à mon avis.

     

    Pierre Le Vigan

     

    Quelques extraits de cet entretien sont parus dans Réfléchir et Agir, n° 36, automne 2010, dossier « Ralentir la ville », et pour d’autres extraits dans Rebellion n° 44, septembre-octobre 2010, dossier « Ni bidonvillisation ni ville-bidon ».

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  • Mieux comprendre l'Empire afin de mieux le combattre !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain Soral au magazine Flash à l'occasion de la parution de son essai Comprendre l'Empire. Attention, mer agitée !

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    Vous nous aviez habitués à parler légèrement de choses graves et là, on sent une rupture de ton dans ce dernier ouvrage… C’est la cinquantaine qui vous change ou sont-ce les temps qui changent ?
    Disons que nous ne sommes plus dans les années 1990/2000 où quelque chose se mettait en place avec l’UE, l’Euro, mais où la tentative de putsch mondialiste n’était pas aussi imminente et visible. À cette époque, on pouvait encore tergiverser, mais là, entre la crise financière américaine, les déficits publics européens, les tensions ethniques et sociales qui se généralisent, et pas seulement dans le monde musulman, plus ici l’écroulement de la classe moyenne et la candidature de Strauss-Kahn qui s’avance… Vous conviendrez que les temps ne sont plus à la rigolade, à moins d’être Martien !

    Vous êtes de formation marxiste et pourtant vous continuez de défendre la monarchie capétienne. Le paradoxe est plaisant, mais on sent du fond derrière ce raisonnement. Dites-nous en un peu plus…
    Pour apaiser nos lecteurs de droite, je vais commencer par une citation de Marx, afin de bien leur faire sentir quelle était la position de ce grand penseur sur l’Ancien régime et le monde bourgeois qui lui a succédé : “Partout où la bourgeoisie est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, l’inexorable “paiement comptant”. Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul égoïste.”

    Ceci pour rappeler que le sujet de Marx c’est la critique de la bourgeoisie, pas de l’Ancien régime ! En revanche, l’outil sociologique marxiste est très utile pour comprendre le renversement de la monarchie française par le nouvel ordre bourgeois. Et ces deux siècles de régime démocratique nous permettent aussi de juger largement des promesses et des mensonges de notre fameuse République égalitaire et laïque, en réalité démocratie de marché et d’opinion sous contrôle de l’argent et des réseaux maçonniques… Je peux donc, à la façon de Maurras, conclure de cette analyse objective que la monarchie catholique, comme système politique, était meilleure garante de l’indépendance nationale et de la défense des intérêts du peuple, que la finance apatride qui se trouve aujourd’hui au sommet de la pyramide démocratique qui n’a, en réalité, de démocratique que le nom !

    De même, vous avez rejoint le PCF au début de sa dégringolade et refusez de vous acharner sur la défunte URSS, y voyant une sorte de tentative maladroite de lutter contre un empire encore plus puissant. On se trompe ?
    Je suis persuadé, par intuition, mais aussi par l’analyse philosophique et historique, que le communisme n’a pu séduire une grande partie des masses travailleuses et des élites intellectuelles en Occident, que parce qu’il renouait avec la promesse chrétienne du don et du nous, détruite par le libéralisme bourgeois et son apologie de l’égoïsme individuel. Tout le reste n’est qu’une histoire de manipulation et de récupération, comme il en va toujours des religions par les Églises. Comme Tolstoï à son époque, je ne vois donc pas le communisme comme une aggravation du matérialisme bourgeois, mais comme une réaction au matérialisme bourgeois. Une tentative de respiritualiser le monde, malgré la mort de Dieu, et il y a pour moi, à l’évidence, bien plus de spiritualité et de christianisme dans l’espoir communiste tel que l’avaient compris le peuple et les poètes, que dans la bigoterie catholique de la IIIe République !

    Par ailleurs, le monde bipolaire USA/URSS était la chance de la France, qui pouvait faire valoir, dans ce rapport de force, sa petite troisième voie. Ce qu’avait parfaitement compris de Gaulle dès 1940. Se réjouir, pour raison doctrinale, de la chute de l’URSS, alors que la nouvelle hégémonie américaine qui en a résulté nous a fait tout perdre, n’est donc pas une attitude de patriote français intelligent.

    Bref, comme je l’explique aussi dans mon livre : l’ennemi de la France catholique est, et reste, la perfide Albion et ses rejetons, le monde judéo-protestant anglo-saxon libéral ; pas la rêveuse Russie d’hier, pas l’Orient complexe et compliqué d’aujourd’hui…

    Continuons à parler de vous. De tous les intellectuels “alternatifs” ou “déviants”, vous êtes l’un des meilleurs dans la maîtrise des codes de la “modernité”. Mais aussi l’un des plus en pointe dans la défense de la tradition, gréco-romaine et chrétienne. Un autre paradoxe ?
    Merci du compliment. Mais je crois que ma réponse précédente éclaire en partie cette juste remarque. La France, qui a été la grande Nation, a produit les plus grands penseurs occidentaux du XVIIe et XVIIIe siècle – les Allemands ayant pris le relai au XIXe après que l’Angleterre nous eut détruits avec Napoléon, comme elle détruira ensuite l’Allemagne avec Hitler… – la France donc, pour des raisons sociologiques et épistémologiques, reste encore aujourd’hui, malgré sa faiblesse politique, la citadelle morale capable de résister, en Occident, au rouleau compresseur judéo-protestant anglo-saxon. À ce rouleau compresseur qui avance en détruisant les deux piliers de notre civilisation qui sont le logos grec et la charité chrétienne. Cette pensée et cette vision du monde helléno-chrétienne – celle de Pascal – qui est française par excellence et européenne, au sens euro-méditerranéen du terme. Une compréhension spirituelle de l’Europe qui passe malheureusement très au-dessus de la tête des Identitaires et de leurs fatales alliances judéo-maçonniques (Riposte laïque + LDJ) d’adolescents niçois…Toute la modernité, comme sa critique intelligente, c’est-à-dire la compréhension et la critique du processus libéral-libertaire provient de cette épistémè helléno-chrétienne, si française. Il est donc logique que quelqu’un qui prétende maîtriser la modernité défende cet outil et cet héritage national incomparable…

    Cela vous amène tout naturellement à prendre la défense d’un islam dont on sent bien que les élites dominantes souhaitent la diabolisation, après avoir eu la peau du catholicisme. Une fois de plus, vous ramez à contre-courant…
    Pour enfoncer le même clou, je rappellerai qu’un Français, donc un catholique, se situe à égale distance d’un anglo-saxon judéo-protestant et d’un arabo-musulman. Et c’est de cet équilibre, comme l’avait déjà compris François 1er, qu’il tire son indépendance et sa puissance. Une réalité spirituelle et géopolitique encore confortée par notre héritage colonial, l’espace francophone qui en a résulté… En plus, la situation aujourd’hui est d’un tel déséquilibre en faveur de la puissance anglo-saxonne, et cette hyper-puissance nous coûte si cher en termes de soumission et de dépendance, qu’il faut être un pur agent de l’Empire – comme Sarkozy et nos élites stipendiées pour se tromper à ce point d’ennemi principal !

    Quant à la question de l’immigration, qui est la vraie question et pas l’islam, il est évident que pour la régler il faudra d’abord que la France reprenne le pouvoir sur elle-même. Or, ce pouvoir en France qui l’a ? Pas les musulmans…

    Revenons-en à votre livre. Si on le résume à une charge contre le Veau d’or et ceux qui le servent, la définition vous convient-elle ?
    Oui. “Comprendre l’Empire” c’est comprendre l’Empire de l’Argent. Et la lutte finale n’est pas contre la gauche ou la droite, les Allemands ou les Arabes, mais contre la dictature de Mammon. C’est en cela que le combat actuel rejoint la tradition…

    Un dernier petit mot d’optimisme pour nos lecteurs, histoire de les inviter à ne pas désespérer ?
    D’abord pour citer Maurras après Marx : “Tout désespoir en politique est une sottise absolue”. N’oubliez pas que, contrairement au football, l’Histoire est un match sans fin. On peut donc être mené 20-0, rien n’est jamais perdu. De plus, notre empire mondialiste en voie d’achèvement ressemble de plus en plus à l’URSS. Un machin techno-bureaucratique piloté par une oligarchie délirante, stupide et corrompue, ne régnant plus sur le peuple, contre ses intérêts, que par le mensonge et la coercition. Le Traité de Lisbonne et la réforme des retraites en témoignent. Il n’est donc pas exclu que, comme pour l’URSS, l’Empire mondialiste s’écroule sous le poids de ses mensonges et de ses contradictions, au moment même où il pensait arriver aux pleins pouvoirs officiels par le Gouvernement mondial, après deux siècles de menées souterraines…

    De ce point de vue, les soulèvements populaires au Maghreb, et qui pourraient bien culminer par la chute d’Israël et la défaite du lobby sioniste aux USA, sont un signe d’espoir bien plus probant que la montée des extrêmes droites sionistes et libérales européennes !

    Alain Soral (propos recueillis par Béatrice PÉREIRE, Flash Magazine, 10 février 2011)

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  • Marine Le Pen : la droite ou le peuple ?...

    Nous reproduisons ci-dessous l'entretien donné à Flash Magazine (n°58) par Alain de Benoist à l'occasion de l'arrivée de Marine Le Pen à la présidence du Front National...

     

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    Questions à Alain de Benoist à propos de l'arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front National
     
    Comment avez-vous jugé la campagne des deux prétendants à la succession ?

    Elle était complètement inutile. A la question de savoir qui avait la carrure nécessaire pour diriger un parti politique, en l’occurrence le Front national, la réponse s’imposait d’elle-même. On me dit que Bruno Gollnisch est un gentil garçon qui a de grandes qualités humaines, ce dont je ne doute pas. S’il avait les qualités d’un chef, cela se saurait depuis longtemps. Marine Le Pen possède apparemment cette carrure – ce qui ne garantit d’ailleurs pas qu’elle en usera à bon escient. Gollnisch m’a surtout paru désireux de témoigner, tandis que Marine a posé d’emblée qu’elle a l’intention de faire du FN un outil pour s’emparer du pouvoir. Quand on veut simplement témoigner, réunir des « anciens » ou se borner à n’être qu’un mouvement protestataire, il vaut mieux s’abstenir de faire de la politique.

    Mais ce qui m’a le plus frappé dans cette « campagne », c’est l’abjection de certaines critiques dirigées contre Marine Le Pen dans la presse d’extrême droite. Brutales ou hypocritement voilées, elles révélaient la bassesse d’esprit de leurs auteurs, maniaques obsessionnels, grenouilles de bénitiers ou paléo-nostalgiques de toutes les guerres perdues. Elles confirmaient aussi qu’à droite, les débats d’idées se ramènent généralement à des querelles de personnes, ou bien alors à des considérations « métaphysiques » détachées de tout contexte socio-historique.

    Le discours de Bruno Gollnisch était plutôt tourné vers le passé, et celui de Marine Le Pen vers l’avenir. La nouvelle présidente du Front national a principalement axé le sien sur l’Etat, la nation, la laïcité et le social. Peut-on parler de révolution culturelle ?

    Je vois dans le discours de Marine Le Pen au moins trois inflexions nouvelles : sa critique accentuée du libéralisme économique et du pouvoir de l’argent, sa critique très jacobine du « communautarisme », et enfin une critique de l’« islamisation » qui me paraît se substituer de plus en plus à la critique de l’immigration. J’approuve la première, je désapprouve les deux autres. Il est possible de dénoncer les pathologies sociales issues de l’immigration sans s’en prendre aux immigrés qui, à certains égards, en sont aussi les victimes. Il est en revanche impossible de critiquer l’« islamisation » sans stigmatiser les musulmans. C’est en outre ouvrir la porte aux alliances contre-nature que l’on voit se multiplier actuellement, avec comme conséquence que la droite et l’extrême droite islamophobes sont en train devenir en Europe une pièce du dispositif israélien.

    Carl Schmitt disait dès les années 1930 que « l’ère de l’Etat est sur son déclin ». Tout ce qui se passe aujourd’hui dans le monde en est la confirmation. Dans ces conditions, l’appel à l’« Etat fort » me semble relever de l’incantation. Croire que l’on fera disparaître par décret des communautés dont l’existence crève les yeux ne me paraît pas plus raisonnable. Je crois pour ma part que la société doit se construire à partir du bas, selon le principe de subsidiarité, et qu’une communauté nationale ne se construit pas sur la ruine des communautés particulières. Quant à la laïcité, je la conçois comme le moyen de reconnaître toutes les croyances, y compris dans leur dimension publique, pas comme un prétexte pour les faire disparaître de la vue en les rabattant sur le for privé.

    L’orientation très sociale développée par Marine Le Pen fait du Front national un cas à part par rapport à la plupart des mouvements populistes européens, qui sont à la fois anti-immigration et très favorables au libéralisme économique. Qu’en pensez-vous ?

    J’en pense du bien. Mais dans ce domaine, le FN revient de loin. Rappelez-vous l’époque où Jean-Marie Le Pen se présentait comme le « Reagan français » ! Même en 2007, le programme du Front était encore bien libéral. A date récente, d’ailleurs, le FN a brillé par son absence dans toutes les luttes sociales, qu’il s’agisse de la lutte des « Contis » ou des manifestations contre le nouveau régime des retraites. C’est dire que, pour entamer un nouveau cours – et subsidiairement démontrer aux électeurs de gauche qu’il a plus de vrai socialisme au Front national qu’au PS ou au PC – il reste beaucoup à faire. En la matière, il ne suffit pas de défendre les « petits » contre les « gros » ou de dénoncer de façon démagogique le « capitalisme mondialisé ». Il faut encore démonter la logique du profit et les mécanismes d’accumulation du capital, contester les valeurs marchandes et la conception commerciale de la vie, s’opposer à l’utilitarisme et à l’axiomatique de l’intérêt, et surtout démasquer les rapports de classes tels qu’ils existent dans notre pays. Frontistes, encore un effort !

    Quelle sera selon vous la tactique du FN dans les années et les mois à venir ?

    Ce n’est évidemment pas à moi (qui n’ai jamais de ma vie voté pour le Front national) de le dire. En tant qu’observateur extérieur, j’estime en revanche que, dans la mesure où le FN entend changer véritablement, il va devoir choisir entre deux voies possibles. Soit être un parti de droite « respectable », appelé à terme à passer des accords politiques, voire des accords de gouvernement, avec la famille politique correspondant aujourd’hui à l’UMP ; soit se poser véritablement comme le parti du peuple, en devenant le porte-parole des classes populaires, qui font aujourd’hui les frais de la crise, et des classes moyennes menacées de déclassement et de paupérisation. Ce choix détermine des stratégies totalement différentes, mais implique aussi à bien des égards des orientations opposées. Dans l’un et l’autre cas, d’ailleurs, je pense que le FN aurait tout intérêt à changer de nom.

    Pour l’instant, on a peu entendu Marine Le Pen sur la politique étrangère. Néanmoins, des jalons ont été posés : son entretien au quotidien israélien Haaretz et sa volonté, si elle parvenait à l’Elysée, de resserrer les liens avec la Russie (pour renforcer la politique de la France) et l’Afrique noire (pour lutter à la racine contre l’immigration). Un bon début ?

    Disons un début. Ses déclarations sur la Tunisie ont été plutôt décevantes. Toute la question est de savoir si Marine Le Pen se situe dans l’optique du « choc des civilisations » ou si elle entend contester frontalement un Nouvel Ordre mondial qui utilise (et encourage) l’éventualité de ce « choc » pour renforcer la puissance dominante des Etats-Unis et de ses alliés. Le vrai clivage est là.
     
    Alain de Benoist (Flash Magazine, jeudi 27 janvier 2011)
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  • La fabrique du temps nouveau...

    Les éditions du Temps Présent viennent de publier un livre d'entretien avec Jean de Maillard, La fabrique du temps nouveau dans lequel il s'intéresse à "la révolution néolibérale" et à sa capacité à transformer notre monde. Jean de Maillard, magistrat, est notamment l'auteur de L'arnaque : la finance au-dessus des lois et des règles, ouvrage consacré aux rapports du capitalisme financier avec la fraude et la délinquance...

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    "Comment expliquer cette brusque accélération de l'histoire qu'est la mondialisation ? Quelles sont ses conséquences sur la façon dont nous faisons société et sur ce que nous sommes ? A la recherche du système parfait, celui qui permettrait à l'humanité d'entrer dans la fin de l'histoire en annulant ses contradictions, les " révolutionnaires " néolibéraux s'en sont remis, dans tous les domaines, à la main invisible de l'offre et de la demande. Quels que soient les champs envisagés, la rupture avec l'époque antérieure semble radicale. Naguère orienté par l'espace dont les frontières déterminaient nos appartenances, le monde est désormais façonné par le temps des réseaux. Or ce que nous avons gagné en liberté, nous l'avons perdu en sécurité. D'où la schizophrénie dans laquelle le monde s'enfonce, nourrie du sentiment de menaces diffuses auxquelles il est d'autant plus difficile de répondre que toutes les institutions d'hier (de l'Etat à la famille) sont progressivement devenues incapables de symboliser et de normaliser les rapports humains. Point de basculement fondateur, le moment néolibéral brouille les normes communes et exacerbe l'éternel dilemme entre liberté et sécurité. Un entretien mené par Karim Mahmoud-Vintam, professeur de géopolitique à Sciences Po Lyon."

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  • Un dialogue entre Ernst Nolte et Dominique Venner...

    A l'occasion de la sortie dans la collection de poche Tempus de l'ouvrage d'Ernst Nolte, La guerre civile européenne, nous reproduisons ci-dessous un dialogue entre l'auteur et Dominique Venner, que la revue Eléments (n°98, mai 2000) avait publié à l'occasion de la première parution de ce livre en traduction française aux éditions des Syrtes.

     

     

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    Ernst Nolte et Dominique Venner, une rencontre...

    Dominique Venner : La « querelle des historiens » remonte à 1986, au 6 juin 1986 pour être précis, date à laquelle est publié en Allemagne votre article « Un passé qui ne veut pas passer ». Un an plus tard paraît La guerre civile européenne 1917-1945, que viennent de traduire en français les éditions des Syrtes. Vous y soulignez que le national-socialisme et le bolchevisme ne peuvent se comprendre que l'un par rapport à l'autre. Pour être plus précis, le « nœud causal » entre les deux idéologies réside dans l'émergence du national-socialisme comme réponse ou réaction au bolchevisme, à la menace de mort qu'il faisait planer sur la civilisation européenne. Comment expliquez-vous que cet article et ce livre aient suscité en Allemagne un tel scandale intellectuel?

    Ernst Nolte: Le « scandale » réside dans le fait que j'ai pris au sérieux l'auto-interprétation que les nationaux-socialistes donnaient de leur engagement à savoir la lutte contre le communisme, avec les mêmes moyens que le communisme. Cette motivation est évidente dans la guerre germano-soviétique (1941-45), et on en trouve un exemple célèbre dans le discours de Himmler à Posen. Le chef de la SS raconte comment un commissaire de l'Armée rouge, voyant revenir un régiment défait au combat, convoque ses officiers et en exécute quelques-uns froidement. Loin de s'en offusquer, Himmler appelle ses troupes à une résolution plus dure et plus violente encore.

    Mais le nœud causal s'est établi bien avant la guerre. Contrairement à beaucoup de mes collègues qui s'intéressaient au national-socialisme dans sa course au pouvoir des années trente, je me suis longuement penché sur les premières années de formation et d'expression idéologiques d'Adolf Hitler, au lendemain de la Première Guerre mondiale. C'est à ce moment que le futur Chancelier du IIIe Reich cristallise sa doctrine. Il subit l'influence des auteurs comme Eckart, Scheubner-Richter, Rosenberg, et développe un anti-bolchevisme qui sera constitutif du national-socialisme comme parti de contre-dictature, de la contre-guerre civile. L'antisémitisme donnera ensuite à son discours une cohérence idéologique à vocation universelle et une efficacité passionnelle propres, selon Hitler, à lutter contre le marxisme sur son terrain.

    Là réside donc le « scandale » : dans l'Allemagne de 1986-87, il était inimaginable d'établir une connexion ne fût-ce qu'indirecte entre le Goulag et Auschwitz.  

    D.V. : De votre part, il s'agissait d'une interprétation nouvelle par rapport à vos précédents travaux... 

     

    E.N. : Pas vraiment. Dans Le fascisme dans son époque, je considérais déjà le fascisme comme un antimarxisme fondamental, quelles que soient les distinctions que l'on peut faire ensuite entre fascisme-mouvement et fascisme-régime, fascisme normal et fascisme radical. Plus précisément, je définissais le fascisme comme un antimarxisme qui vise à anéantir son ennemi en développant une idéologie radicalement opposée à la sienne (encore qu'elle en soit proche) et en appli­quant des méthodes presque identiques aux siennes, non sans les avoir transformées à sa manière, et cela dans le cadre inébranlable de l'auto-affirmation et de l'autonomie nationales.

    D.V.: Sur ce point, l'utilisation indistincte du terme « fascisme » pour désigner les idéologies mussolinienne et hitlérienne risque d'introduire une certaine confusion. Le fascisme historique, authentique, né en Italie, présente des caractéristiques spécifiques très éloignées du nazisme. A mon sens, l'une des grandes différences avec le national-socialisme, et surtout avec la vision hitlérienne du monde, réside dans le fait que cette dernière se réclame d'une interprétation scientifique - ou prétendue telle - de l'histoire. Le darwinisme et le racisme biologique sont absents du fascisme italien. En revanche, dans Mein Kampf et dans les Libres propos, Hitler prétend à une justification scientifique de ses idées. Or, ce désir de scientificité du national-socialisme est aussi un trait de l'idéologie marxiste, qui se présente comme une « science », une compréhension rationnelle des lois déterminant la structure des sociétés et les mouvements de l'histoire. Je serai donc tenté de fonder sur ce point précis une parenté du national-socialisme et du bolchevisme, parenté qui exclut le fascisme italien.

    E.N.: Vous avez raison. Mais en plus du biologisme darwinien rôle de l'antisémitisme. Celui-ci permet à la doctrine hitlérienne de développer une philosophie de l'histoire proche quoiqu'opposée au marxisme. L'annihilation d'un peuple mondial voulue par Hitler est une réponse à la destruction d'une classe mondiale froidement envisagée par les bolcheviks. L'antisémitisme donnait à l'idéologie nationale-socialiste une dimension globale, universelle et, à sa manière, « rédemptrice ». A ce titre, l'antisémitisme est une nécessité intérieure du nazisme, que Mussolini et les doctrinaires du fascisme n'ont jamais développée.

    D.V.: On peut se demander si la prétention scientifique commune au national-socialisme et au bolchevisme n'est pas un des ressorts essentiels de ce que l'on a appelé le « totalitarisme ». Ce siècle a certes connu des abominations qui ne relevèrent ni du communisme ni du nazisme. Mais, en dehors des marxistes et des nationaux-socialistes, personne ne cherchait à justifier ses crimes par des arguments scientifiques. On invoquait plutôt les nécessités inhérentes à certaines situations. Or, voici deux mouvements idéologiques qui n'entendent pas se soumettre à la contingence historique, mais veulent la conformer à la vision rationnelle-scientifique qu'ils s'en font, qui justifie à leurs yeux tous les moyens. Ne tient-on pas là une clef fondamentale du totalitarisme?

    E.N.: Dans Mein Kampf, Hitler ne souhaite pas seulement opposer à l'idéologie de l'ennemi une idéologie « de même force », mais « de plus grande vérité ». Sur ce point, et au-delà du caractère scientifique dont nous parIons, il convient à mon sens de reconnaître que la philosophie de l'histoire du marxisme est authentique, alors que celle du national-socialisme est artificielle. Par authentique, je veux dire que le marxisme se fonde sur une idée très ancienne, sur un fond réel des aspi­rations humaines - la société sans classes, l'égalité entre tous, l'histoire sans conflit, la réconciliation de l'humanité, etc. Or, chez Hitler, on ne trouve pas une telle assise universelle. En ce sens, j'ai parlé de « copie pervertie »: le communisme est antérieur en tant que construction idéologique, mais aussi plus originel en tant que fond philosophique. Hitler ne peut être comparé ni à Marx ni à Staline, mais bien à Lénine.

    D.V.: Dans votre livre, vous soulignez combien la Première Guerre mondiale introduit une nouvelle barbarie dans la conduite des opérations militaires. Celle-ci n'est une invention ni du marxisme, ni du national-socialisme. Vous citez très justement la stratégie anglo-saxonne du blocus, qui était destinée à affamer le peuple allemand. jusqu'alors, la guerre ne concernait peu ou prou que les soldats: désormais, la population civile devenait une cible légitime. je pense, pour ma part, que dans leur extrémisme, le bolchevisme et le nazisme sont les produits de la Première Guerre mondiale et de son déchaînement illimité de violence.

    E.N.: Il me semble que ces barbaries, accomplies par des nations qui étaient considérées comme des « États de haute culture », auraient pu être « digérées » par ces mêmes États s'ils étaient parvenus à établir une paix juste et à s'intégrer dans la Société des nations. Mais la révolution de 1917 et l'instauration du communisme en Russie, qui s'inscrivaient à leur manière dans ces tendances à la déshumanisation manifestées par la cruauté des combats entre 1914 et 1918, ont entièrement changé la donne dans l'entre-deux guerres. D'où la responsabilité que j'attribue au bolchevisme dans le déclen­chement de la guerre civile européenne.

    D.V.: Le noyau initial du bolchevisme et surtout du national-socialisme était composé d'hommes qui avaient combattu sur le front en 14-18. Leur vision des choses avait été transformée par l'expérience de la guerre et, pour certains d'entre eux, de la défaite. Vous le soulignez dans votre livre: Hitler plus que d'autres a vécu comme une douleur et une humiliation terribles l'effondrement de l'armée impériale. On peut se demander si sa vision hyperconflictuelle de la vie politique ne doit pas beaucoup au sentiment de répulsion éprouvé face à cet effondrement. jusqu'à la fin, il aura la volonté d'être plus dur encore que tous ses adversaires, pour que l'Allemagne ne connaisse jamais une honte comparable à celle de 1918.

    E.N.: Les anciens officiers étaient en effet nombreux dans les rangs de la NSDAP - ce que Trotski, ayant lui-même contribué au massacre ou à l'enrôlement forcé des officiers russes, avait oublié lorsqu'il prévoyait l'écrasement probable des « petits-bourgeois » nationaux-socialistes par les communistes. Toutefois, si Hitler n'avait été, comme Rühm, qu'un ancien soldat perdu dans la vie civile, il n'aurait pas connu son destin. Au-delà de l'amertume propre aux sentiments nationalistes de l'époque, Hitler entendait devenir le soldat d'une idéologie et il dut pour cela prendre des leçons auprès de l'idéologie adverse. Certains soldats revenus du front ne peuvent s'accoutumer à la paix. Dans le cas du bolchevisme et du national-socialisme, la vraie question ne résidait pas dans une distinction entre temps de paix et temps de guerre: ces deux doctrines voulaient avant tout purifier le monde. Cette tension vers l'anéantissement de l'adversaire, constitutive de la guerre civile, existait dans un camp comme dans l'autre. J'en cite de nombreux exemples dans mon livre. Ainsi l'intellectuel de gauche Kurt Tucholsky écrit-il l'été 1927 dans ses Oanische Felder: « Que le gaz s'infiltre dans les pièces où jouent vos enfants! Qu' i Is s'affaissent lentement, les poupons. A la femme du conseiller ecclésiastique et du rédacteur en chef, à la mère du sculpteur et à la sœur du banquier, à toutes je souhaite une mort cruelle et pleine de tourments ». Même replacé dans le contexte des exactions brutales des corps-francs, ce genre d'exercices imaginatifs donne une idée de la violence de l'époque.

    D.V.: Votre thèse est que l'histoire euro­péenne, entre 1917 et 1945, est dominée par une guerre civile entre bolchevisme et anti­bolchevisme. Or, le monde anglo-saxon est lui aussi porteur d'une certaine vision du monde, une vision très différente de celles qui se développent sur le continent euro­péen. Vous montrez bien dans votre essai que Roosevelt voulait la guerre. Mais du point de vue qui était le sien, il ne s'agissait pas seulement d'écraser le national-socialisme, mais également d'éliminer une puissance capable d'unifier l'Europe sous sa direction. Cette intervention d'un troisième acteur dans la guerre civile européenne a modifié, non seulement les rapports de force, mais aussi les perspectives idéologiques. je pense ici à la manière dont Oswald Spengler, dès 1920, opposait le monde anglais et le monde prussien, en montrant qu'ils correspondaient à deux modes d'existence collective et à deux visions de l'avenir radicalement contraires. Spengler parle très peu du bolchevisme: à ses yeux, le grand antagonisme oppose le monde organique européen (symboliquement, la Prusse) et le monde mercantile anglo-saxon (symboliquement, l'Angleterre). Ne peut-on dire que 1945, de ce point de vue là, fut aussi une victoire contre l'Europe?

    E.N.: Mais aussi, d'un autre point de vue, une victoire pour l'Europe, si l'on considère le système « libéral » comme un système originairement européen. Par système libéral, j'entends le régime politique fondé sur la séparation et la balance des pouvoirs, et au-delà, sur la pluralité d'expression des réalités sociales. Un tel système, très imparfaitement maintenu aux États-Unis, n'existait plus en Europe sous la férule nationale-socialiste ou bolchevique. En ce sens, la victoire des États-Unis a permis la survie d'une forme d'organisation de la vie politique que je crois européenne dans son essence. Au fur et à mesure de son évolution, Hitler se pensait de plus en plus comme un ennemi de l'Europe existante - l'Europe des classes dirigeantes, l'Europe chrétienne, etc. Comme les bolcheviks, Hitler voulait faire table rase sur le Vieux Continent, mais dans le sens d'un mode de vie archaïque, fondée sur la vertu militaire. Bolcheviks et nationaux-socialistes combattaient chacun à leur manière contre l'histoire, l'un vers une post-histoire « radieuse », l'autre vers un retour aux commencements, avant cette décadence que les nazis voyaient par­tout à l' œuvre dans les siècles récents de l'Europe.

    D.V.: De la « querelle des historiens » à l' « affaire Sioterdijk », en passant par les prises de position très discutées d'auteurs comme Günter Maschke, Botho Strauss, Heimo Schwilk, Rainer Zitelmann, Martin Walser, on a le sentiment d'un réveil du débat outre-Rhin. Ce qui ne va pas sans inquiéter certains esprits, à commencer par celui que l'on a présenté comme le philosophe officiel de l'ancienne République de Bonn, Jürgen Habermas. Qu'en est-il?

    E.N.: Voici quelques jours, j'ai tenu une conférence à Turin sur l'éthique de la discussion, concept forgé par Habermas. A mon sens, si l'on considère cette éthique de la discussion dans la totalité de ses conséquences, elle aboutit au spectre terrifiant d'une huma- nité clonée. Car ce que Habermas recherche comme finalité de la discussion rationnelle, c'est le consensus général. Or, celui-ci n'est possible qu'au prix de l'éradication des différences entre les hommes. Dans sa polémique avec le philosophe de Francfort, Sioterdijk l'a qualifié de « jacobin » dans la mesure où il se veut une sorte de pape séculaire régentant tous les termes le débat.

    Je ne sais si tous les exemples que vous citez sont réellement représentatifs d'un renouveau du débat proprement dit. Il s'agit plus de « scandales » lancés par des médias qui recherchent des événements susceptibles de capter sur une courte durée l'attention du grand public. La querelle des historiens, par exemple, n'a pas été continuée et la publication de ma correspondance avec François Furet ne l'a pas réveillée. De même, la traduction récente du Livre noir du communisme s'est surtout soldée par des polémiques lancées par d'anciens gauchistes contre Stéphane Courtois.

    D.V.: Les querelles idéologiques sont la version froide de la guerre civile. Elles ne prêtent pas au débat, sauf en de brèves occasions, entre dissidents rendus à la liberté par leur dissidence. Mais, d'une façon générale, cela se fait en dehors des grands moyens d'expression qui sont sous contrôle de la pensée unique.

    E.N.: Depuis la fin de la guerre froide, le libéralisme - à ne pas confondre avec le système libéral d'équilibre des pouvoirs dont nous parlions - tend en effet à devenir la pensée unique de l'Occident. Ce n'est pas un totalitarisme au sens classique du terme, car cette notion est liée à la violence physique à l'encontre des personnes. Mais il s'agit bien d'une espèce de totalitarisme doux ou mou, d'une forme inconnue jusqu'à ce jour. Le « politiquement correct » se traduit ainsi par un spectre très restreint d'opinions acceptables dans le débat public.

    D.V.: Ce blocage du débat est patent en ce qui concerne la mémoire du national-socialisme et celle du communisme: la comparaison dépassionnée des deux totalitarismes n'est toujours pas à l'ordre du jour ...

    E.N.: Oui, et il y a beaucoup de causes à cela. En France, par exemple, j'ai le sentiment que les communistes dans leur immense majorité ont été des hommes de gauche avant tout préoccupés de questions sociales françaises: la Russie paraît donc lointaine, et la réalité du communisme russe plus lointaine encore. Par ailleurs, la France ne pourrait pas se quaifier de « victorieuse » sans reconnaître son alliance avec Staline: elle a donc une obligation de gratitude envers la Russie communiste - ce dont témoigne encore votre station de métro Stalingrad!

    Au-delà de ces raisons, qui relèvent du passé singulier de chaque nation, la différence de traitement entre national-socialisme et bolchevisme tient aussi à la profonde affinité des doctrines universalistes. Le national-socialisme fut un particularisme, un racisme au sens réel du terme - et non au sens impropre des polémiques médiatiques qui, à travers un supposé « racisme », condamnent toutes les formes de l'instinct de conservation. Les nationaux-socialistes furent, pour beaucoup, des racistes authentiques: ils croyaient à la hiérarchie des races, ils possédaient une vision supranationale d'un destin racial commun, etc. Cette vision particulariste de l'histoire reste étrangère aux autres doctrines de la modernité, qui peuvent au moins se trouver un fond commun sur la question de l'universalisme.

    D.V.: Curieux universalisme que celui du communisme, qui impliquait la liquidation de la moitié non prolétarienne de l'humanité! Quant au racisme hitlérien, on peut se demander s'il ne comportait pas beaucoup plus d'universalisme qu'on ne l'a dit. On ne saurait oublier son opposition doctrinale et politique au différentialisme culturel, ethnique ou national. Mais pour conclure provisoirement ce débat, je voudrais attirer de nouveau l'attention sur une conséquence majeure de la Deuxième Guerre mondiale. Celle-ci ne s'est pas seulement terminée par la défaite du nazisme, ce dont on se réjouirait, mais aussi par la victoire écrasante de l'Union soviétique et des États-Unis, deux puissances hostiles à l'Europe et à ses valeurs de civilisation. Avec le recul du temps, on voit bien que, malgré les efforts ultérieurs du général de Gaulle, cette guerre fut une catastrophe pour l'Europe et les Européens.

    Propos recueillis par Charles Champetier (Eléments n°98, mai 2000)

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  • La Chine va-t-elle manger le monde ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Hervé Juvin réalisé par Realpolitik.tv le 20 janvier 2011 et consacré à la Chine.


    La Chine va-t-elle manger le monde ?
    envoyé par realpolitiktv. - L'info internationale vidéo.

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