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Entretiens - Page 227

  • Une quête puissante d'insularité...

    Nous reproduisons ici un entretien donné par Hervé Juvin à Maurice Gendre pour le site Enquête&Débats.

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    Hervé Juvin est l’auteur de Le renversement du monde : politique de la crise. Il dresse un état des lieux sans concession et sans complaisance de l’état du monde, des faiblesses de l’Europe et des fragilités de la France. Mais il donne surtout des clefs pour que le Vieux Continent et la patrie de Clovis et de Jeanne d’Arc relèvent les défis qui les attendent. Conversation avec un intellectuel de haut vol. Un entretien réalisé par Maurice Gendre

    1 – Comment se traduit dans les faits ce grand renversement du monde ?

     Abandonnons nos rives européennes. Ailleurs, presque partout ailleurs, la confiance dans l’avenir est totale. Chacun, en Chine, en Inde, en Ethiopie, au Congo comme au Brésil, est sûr que demain sera meilleur. Et la crise récente, faut-il dire passée, est vue partout comme une crise occidentale, quand elle n’est pas analysée, justement à mon sens, comme la perte du monopole occidental du bien, du vrai et du bon.

    Ce premier élément, géoéconomique et géopolitique, est le plus évident ; la richesse comme la puissance et demain l’influence ne nous appartiennent plus, et nous devons mesurer le phénomène.

    Le second élément est d’une autre nature. La période ouverte par la dissolution de l’empire soviétique s’achève ; autrement dit, le XXIè siècle commence vraiment. Et il commence avec le deuil nécessaire de quelques illusions largement diffusées ; non, l’économie ne suffit pas à faire société – voir l’exemple de la Tunisie, vitrine de la croissance, de l’enrichissement de la classe moyenne et de l’émancipation des femmes au Maghreb.  Non, la démocratie n’est pas le modèle insurpassable de la gestion des choses communes ; et les Chinois ont quelques raisons d’interroger les USA comme l’Union européenne sur la consistance de leur prétention démocratique. Non l’histoire ne s’achève pas sur l’unité du genre humain et de la planète terre, bien au contraire, une quête puissante d’insularité se manifeste au sein de tous les grands ensembles continentaux.

    Le troisième élément est de très grande portée historique. Je le caractériserais ainsi ; l’Union européenne poursuit une aventure, celle du dépassement de la condition politique, qui la place en apesanteur par rapport à tout le reste du monde, et particulièrement par rapport aux Etats-Unis, dont le rapport au réel demeure solide. Ce dépassement consiste à placer une foi immense dans l’économie, c’est-à-dire la croissance et la répartition des ressources, mais tout aussi bien à proclamer des droits individuels de manière inflationniste, sans s’interroger sur les conditions qui les rendent concrètement exerçables, et enfin à  anticiper une révolution anthropologique, celle d’une société d’individus totalement sortis de la transcendance et de l’espoir, seulement occupés pendant bientôt un siècle d’espérance de vie, à en profiter au maximum, de toutes les manières, et sans autres questions.

    Bien entendu, le troisième élément est de loin le plus important, pour nous en tous cas, car il nous rend terriblement exposés et terriblement fragiles à la fois.

    2 – Comment la France et l’Europe peuvent-elles tirer leur épingle du jeu ?

    La question centrale me semble celle du rapport au réel. Le mot de « realpolitik » l’exprime assez bien.

    Le premier facteur de renouveau est la conscience juste, raisonnable mais résolue, de nos intérêts nationaux et européens.  Ces intérêts, autant le dire tout de suite, ne se confondent pas avec les intérêts des Etats-Unis.  Ce que j’avais appelé « la déception Obama » (dans l’Expansion, dès 2008) vient essentiellement de cette perception, sensible à gauche ; le Président Obama est américain et poursuit les intérêts de l’Amérique. Il faut prendre acte d’un écart croissant entre les intérêts de l’Europe occidentale et ceux des Etats-Unis, et tourner la page de la subordination de l’Europe au magistère américain tel que Jean Monnet et Robert Schuman l’ont organisée.  L’Europe n’est pas la colonie de son ancienne colonie, elle n’est pas aux ordres de Washington ou du Pentagone, et il est d’ailleurs possible que certains, outre-Atlantique, soient prêts à demander à l’Europe d’assumer davantage son indépendance stratégique. En tous cas, tout se passe comme si l’Union européenne, première puissance économique au monde, demeurait interdite de mobiliser sa puissance au service de ses intérêts, la seule au monde dans ce cas !

    Le second facteur est le retour de la fierté légitime des Européens, et en particulier des Français. Qu’il s’agisse de l’augmentation du niveau de vie, y compris au cours de ces vingt dernières années, qu’il s’agisse des succès éclatants des entreprises françaises – dans tous les domaines où un champion national existait dans les années 1950-1960, il est devenu leader européen, voire mondial -  qu’il s’agisse tout simplement de la civilisation, telle qu’elle demeure éclatante dans la civilité, la courtoisie et dans les mœurs, partout du moins où l’Europe demeure européenne, la fierté est légitime et la sinistrose incompréhensible. S’explique-t-elle par autre chose que par la haine manifeste que tant d’institutions, de mouvements, de sachants et de bien-disants, au nom de l’Union dévoyée, portent à tout ce qui s’appelle peuples d’Europe ? Ici encore, la situation est curieuse qui interdit aux Européens  de se dire, de compter et de se nommer.

    Le troisième facteur est là ; les atouts structurels de l’Europe n’ont été qu’écornés par la liquidation forcenée qu’une forme de néo-libéralisme leur a fait subir. Ces atouts que sont la tenue des territoires, l’autorité des Etats, l’égalité devant la loi, le faible niveau de la corruption, la liberté de faire et de dire, sont exceptionnels dans l’espace et dans l’histoire. Ils nourrissent ce qui reste du rêve européen dans le monde. En même temps, il faut bien observer que certains sont en réelle dégradation, particulièrement en France. Montée de la corruption, éloignement des élites autoproclamées, indifférentes à la décivilisation des mœurs et des rapports humains, censure pesante des opinions et des débats, affaiblissement de l’autorité de l’Etat et sentiment d’inégalité devant la justice sont autant de signaux graves, à corriger d’urgence ; ce serait déjà là un beau programme pour 2012 !

    Le dernier facteur est politique. L’Union européenne n’est forte que par les Nations qui la composent et par l’élan des peuples qui la font. Tout ce que l’administration européenne manigance et déploie contre les peuples et les Etats affaiblit moins les Nations que l’Europe entière. Il faut être attentif à cet égard à la pression américaine, si bien relayée par la Grande-Bretagne, qui consiste à défaire les peuples et les Nations pour ne laisser de l’Europe qu’un marché ouvert aux nouveaux colons de la City ou de Wall Street – un marché dont les naïfs acteurs auraient abandonné toute prétention à la puissance, ou simplement à l’autonomie.

    3 – Vous parlez d’un « homme bulle ». Comment le définissez vous ?

    L’homme bulle est l’homme de marché. C’est l’homme sans origines, sans appartenances et sans liens, l’homme qui a abandonné la terre qui est sous ses pieds, l’homme qui est prêt à faire valoir indéfiniment ses droits contre la société qui les lui accorde, l’homme réduit au consommateur désirant. C’est un mutant, que l’industrie du vivant est ou sera bientôt capable de produire en masse. C’est l’individu dénaturalisé, que l’idéologie du métissage expose avec complaisance, dans un racisme à rebours inavoué, mais éclatant. C’est un clone conforme, sans croyances et sans jugement propre, indéfiniment capable de s’absorber dans son image et sa satisfaction.

    Inutile de le dire, cette révolution anthropologique est européenne, elle repose sur une idéologie caractérisée, celle du sans frontiérisme et du libre-échangisme généralisé, elle comporte la perte de l’histoire, de la mémoire et du passé, comme la perte de la conscience de soi et des siens ; à ce titre elle me semble infiniment porteuse de violence à venir, et aussi de malheur individuel.

    4 – Quels sont les défis qui attendent la Chine ?

    Certains des défis internes sont bien connus, du vieillissement à venir à la destruction du milieu de vie, et notamment des terres arables, à la fragilité probable de certaines infrastructures – le barrage des Trois Gorges ? – et plus encore, à l’émancipation probable d’une grande part de la nouvelle bourgeoisie urbaine dont il n’est pas certain qu’elle ne soit pas pour le Parti une boîte noire. Le plus considérable me paraît la capacité à faire de la Chine nouvelle une Chine – à éviter la banalisation et le déracinement culturel et moral complet de la population chinoise.  Et le défi, que je crois compris, est que la Chine n’a aucun intérêt à jouer le jeu de la confrontation des intérêts et des puissances que les Etats-Unis veulent lui faire jouer,  et elle n’a aucun intérêt à aller sur le terrain où elle est attendue.

    A l’extérieur, le défi est évident ; une campagne antichinoise se développe avec une rapidité et une violence qui m’étonnent.  Les maladresses de l’émergence ou l’avidité du géant ne l’expliquent pas seules. Lors la visite du Président Hu Jintao aux Etats-Unis, les caricatures n’étaient pas loin d’imputer à la Chine la responsabilité de la crise économique, du réchauffement climatique, et du nazisme réunis ! Le péril jaune connaît une actualisation assez explicable, par la crise, par la réalité de l’arrivée d’une puissance qui bouscule les équilibres, par la peur de l’inconnu qui se découvre et se révèle. Faut-il ajouter un autre phénomène ? Ce que beaucoup ne diraient pas de nos voisins du sud de la Méditerranée, ils le disent sans vergogne des Chinois. Le Chinois devient l’Autre absolu, et bientôt le Mal. La peur de la Chine et/ou la haine des Chinois donnent un exutoire autorisé à des passions qui s’interdisent d’autres cibles. A ceux-là, il faut seulement poser une question ; l’Occident s’est il si bien conduit qu’il puisse continuer à donner des leçons à un pays qu’il a intoxiqué, ruiné et pillé ?

    5 – “Les fondements d’une société sont dans l’identité et sont dans la frontière”, dites-vous. Cette redécouverte de la condition politique (la frontière et l’identité) constitue-t-elle la seule planche de salut des sociétés occidentales ?

    Non, mais le salut ne se fera pas sans eux ; il s’agit simplement de renouer avec la condition politique, et d’accepter que les fondements de cette condition s’imposent à ceux là même qui prétendent les nier. Quand on nie la frontière, on crée des péages et des murs ; quand on nie l’identité, on rend bientôt le corps politique incapable de se déterminer et bientôt, de se conduire. Nous en sommes là. Cela ne suffit pas bien évidemment. Mais c’est une condition. S’il y en a qui sont Européens, c’est que d’autres ne sont pas Européens, et n’ont aucune vocation à le devenir ; sinon, l’Union européenne serait en train de recréer un rêve d’empire universel ! s’il y a une Europe, elle est définie par une frontière, qui peut être tout ce que l’on veut qu’elle soit, mais qui est et demeurera longtemps territoriale ; nous n’en avons pas fini avec la terre que nous avons sous nos pieds, avec nos origines, nos voisins, nos quartiers et nos régions ! Ce qui me paraît grave dans le déficit européen dramatique sur ces sujets, c’est qu’il affaiblit les chances d’intégration. Faire société entre ceux qui ne partagent ni origine, ni croyance, ni mœurs, suppose que leur appétit pour faire quelque chose en commun soit puissant et déterminant ; encore faut-il le choisir, le déterminer, c’est-à-dire le distinguer, l’identifier, et l’imposer.  C’est tout le secret américain que l’immense adhésion de la diversité individuelle à l’unité du projet collectif ! La société de marché et de droits européenne interdit que n’importe quel projet politique soit construit, parce qu’il affirmerait que la société domine l’économie ; et l’Union européenne, moyen du marché, interdit en effet toute expression des peuples européens sur ce sujet. L’écart avec les Etats-Unis, qui demeurent tout ce qu’est une Nation habitée d’un projet, est sidérant.

    6 -  Quels sont les acteurs majeurs de la scène mondiale ?

    Tout conduit à parler des puissances émergentes, avec les succès passés et certains échecs probables, avec aussi l’immense question de l’Afrique émergente ou pillée… En réalité, le point nouveau et intéressant me paraît se situer ailleurs. Il est du côté des mafias ou des réseaux criminels dont la part dans l’activité économique et dans les relations humaines ne cesse de grandir, au point que des parties entières de nos territoires sont en état d’anomie ; l’Etat ne contrôle plus son territoire, y compris en France, et pas seulement dans les banlieues que l’on identifie aussitôt ; dans le sud méditerranéen, il est intéressant de creuser la question. Il est du côté des intérêts privés, auquel le néo-libéralisme a permis de s’attribuer certaines des capacités réservées aux Etats souverains, par exemple la capacité de faire la guerre – l’explosion des Sociétés Militaires Privées capables de conduire et de facturer des missions de bombardement aérien est exemplaire !-  ou encore la capacité de décider des mouvements de population – ne nous y trompons pas, le problème de l’immigration n’est pas le problème des migrants du travail, de la pauvreté ou de la faim, il est plus largement le problème des trafiquants de main d’œuvre et d’acteurs économiques qui savent bien qu’une immigration de masse signe la fin des systèmes de solidarité nationale tels qu’ils ont été construits pour des populations homogènes, dans des mœurs et dans des lois partagées.  Et il est, enfin et peut-être surtout, dans l’extension des relations de marché financiarisées à des catégories d’actifs, comme les terres agricoles, comme les récoltes, etc., qui jusqu’alors y étaient largement soustraites.

    L’étonnant dans cette situation n’est pas la prolifération des acteurs non étatiques dans des domaines d’intérêt collectif, national ou international, c’est l’abandon consenti de tant d’Etats à des intérêts privés de ce qui était leur, et que d’ailleurs ils pourraient reprendre d’un froncement de sourcils. C’est l’affermage de l’action politique, voire stratégique, aux intérêts privés, dont Dick Cheney et Halliburton sont l’expression caricaturale, et sans doute criminelle. La volonté politique est, du moins chez nous, l’acteur qui brille par son absence ; ce n’est pas le cas ailleurs, derrière chaque marché émergent, c’est une puissance qui émerge !

    7 – Le matérialisme hédoniste, le consumérisme effréné et la démesure semblent être à l’origine de dérèglements environnementaux (destruction de la bio-diversité principalement) et pourraient être les facteurs de futurs déséquilibres écologiques. Que faire pour limiter l’hubris qui s’est emparée de l’humanité et que celle-ci retrouve le chemin de la phronesis?

    Il serait tentant de faire la morale. Si chacun se limitait à ses besoins et non pas à ses désirs… Mais toute la prétention des religions monothéistes a abouti à si peu changer le cours des choses, et la vie des hommes ! Il est plus intéressant d’examiner comment concrètement instaurer des limites à la convoitise, à la démesure des appétits et au désordre des désirs. Car le monde réel ne résistera pas au désir qui emporte l’Inde, la Chine, et d’autres, vers le modèle de consommation américain…  dans ce domaine les choses sont claires, mais dures. Il faut en finir avec l’idéologie du libre-échange, et permettre à chaque peuple de gérer ses échanges avec l’extérieur, notamment dans le domaine des signes culturels et des modèles sociaux ; la liquidation de la diversité des sociétés humaines sera le drame de ce début du XXIè siècle. Il faut renouer avec la démocratie, c’est-à-dire la loi de la majorité, au détriment du contrat et en finir avec l’inflation du droit ; indépendance de la justice, oui, mais dans son lit, qui ne lui permet pas de commander ou de paralyser la volonté populaire ; respect des droits individuels, oui, mais dans les limites que l’intérêt collectif, le bon sens et le caractère national permettent – sinon, le sacre des droits individuels fait barrage à l’histoire. Pour résumer d’un mot, le cours du libéralisme a rompu avec la démocratie et, en France, avec la République ; le temps est revenu d’être radicalement républicain, radicalement  démocrate, pour en finir avec  l’économisme et le juridisme qui nous placent en apesanteur politique.

    8 ) In fine, le néant métaphysique et le vide spirituel ne sont-ils pas les deux principaux “coupables” de la chute de la France et de l’Europe?  Comment « réenchanter » ce continent ?

    La question est celle du « lieu vide » que devrait être le lieu du pouvoir, l’agora, dans une société qui respecterait également toutes les identités, toutes les religions, tous les choix de vie, etc.  Le problème est qu’à les respecter tous, nous n’en respectons réellement aucune, écrit René Girard. Le problème est que faire de l’agora un lieu vide, c’est nier toute singularité à la Cité, à la Nation, à un peuple. Et le problème de ce vide sidéral, c’est qu’il aboutit à une société d’isolement, dans lequel chacun peut déployer indéfiniment dans le domaine privé ses choix individuels, réversibles, à la carte, mais dans laquelle l’interdiction qui pèse sur leur affichage public vide le commun de toute dimension d’appartenance. En clair, si toutes les religions se valent sur le même territoire, si les mœurs sont équivalents, tout devient indifférent, et la banalisation dissout toute chose. Nous en sommes là, et l’exemple du calendrier européen récemment imprimé à quelques millions d’exemplaires qui contient toutes les fêtes religieuses, sauf les fêtes chrétiennes, est l’exemple de la haine de soi qui habite tant de fonctionnaires bruxellois – dans l’impunité totale, sans doute !

    Cette situation ne durera pas. La demande identitaire est mondiale, et plus la mondialisation économique se poursuit et s’accélère, plus elle nourrit cette demande. La revanche du symbolique, du rituel, de l’irrationnel, est écrite, elle est à maints égards déjà là. Le moment où le décalage politique entre ceux qui resteront rivés aux anciens discours, de la croissance, de la gestion, de la banalisation économique, et ceux qui capteront la demande symbolique, identitaire et distinctive, va exploser, est proche. L’économie ne fait pas société, et les hommes ne sont pas qui ne savent pas dire leur nom, le nom de leur père, et le nombre des hommes de leur clan.

    Propos recueillis par Maurice Gendre (Enquêtes&Débats, 19 janvier 2011) 

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  • Prospérité sans croissance ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec l'économiste britannique Tim Jackson publié par le journal Le Monde dans son édition du 4 janvier 2011. Auteur d'un ouvrage intitulé Prospérité sans croissance - La transition vers une économie durable, publié chez De Boeck en 2010, il développe des idées hostile à l'idéologie de la consommation et de la productivité.

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    "Notre modèle actuel de croissance crée des dommages irréversible sur l'environnement"
     
    L'économiste britannique Tim Jackson critique la culture de la consommation et l'obsession de la productivité.

    Professeur et chercheur à l'université du Surrey (Grande-Bretagne), Tim Jackson est un économiste atypique. En 2000, il devient le titulaire de la première chaire de développement durable créée au Royaume-Uni, à l'université de Surrey. Il y fonde aussi une unité de recherche croisant l'économie, la psychologie et la sociologie.

    En 2004, nommé à la commission du développement durable créée par le gouvernement de Tony Blair, le chercheur dirige le travail du groupe " Redefining Prosperity " qui le conduit à écrire Prospérité sans croissance, livre publié en 2007 au Royaume-Uni, et deux ans plus tard en France (De Boeck). C'est l'un des ouvrages d'économie environnementale les plus marquants de ces dernières années. Alors que 2011 débute, M. Jackson livre son pronostic sur la croissance et sur les moyens de faire évoluer le modèle économique actuel, qu'il critique largement.

    La croissance peut-elle reprendre en 2011 ?

    En ce qui concerne les économies occidentales, la réponse est probablement non. Les mécanismes destinés à maintenir la croissance ont fragilisé le système économique en développant un endettement toxique qui a conduit à l'effondrement des marchés financiers. Or les éléments de cette dynamique de crise restent à l'oeuvre aujourd'hui, car l'expansion monétaire illimitée est par nature instable. De surcroît, le prix du pétrole repart à la hausse.

    L'autre aspect de la question est de savoir si l'on peut poursuivre la croissance sans dommages environnementaux irréversibles, sachant que nous vivons dans un monde fini. Pour y parvenir, il faudrait découpler la croissance de la production matérielle, créer de la valeur économique non dans les biens, mais dans les services : loisir, santé, éducation...



    Est-ce la tendance suivie jusqu'à présent ?

    Non. Les progrès d'efficacité énergétique restent inférieurs à l'expansion de l'économie. De même, les tendances en ce qui concerne la forêt, l'eau ou l'érosion des sols vont dans le mauvais sens. Depuis vingt ans, le discours officiel proclame que la technologie, en dématérialisant l'économie, va résoudre l'impact environnemental négatif de la croissance. Mais ce découplage ne se produit pas. Le niveau de technologie nécessaire pour y parvenir est irréaliste. Ce n'est pas très populaire de le dire, mais la technologie ne peut plus être considérée comme la solution à nos difficultés.



    La croissance verte est-elle une piste crédible ?

    Il est bien sûr utile d'investir dans une meilleure productivité des ressources et dans les technologies faiblement carbonées. Mais il n'empêche, on retombe toujours sur le même problème : -quelle croissance pouvons-nous atteindre grâce à ces technologies ? Si vous n'analysez pas en profondeur la dynamique du système, vous faites des hypothèses irréalistes sur l'efficacité de la technologie



    Quelle solution proposez-vous ?

    Notre culture repose sur un appétit continu pour la nouveauté, qui est le langage symbolique des objets. Nous avons encouragé systématiquement le comportement individualiste et matérialiste. Cette psychologie collective est indispensable au modèle actuel, car si les dépenses baissent, il s'écroule. Mais en récession, par exemple, il est à noter que les gens épargnent davantage spontanément, ce qui pénalise le système. Cette épargne supplémentaire - qui se traduit par une moindre consommation - prouve que le modèle économique actuel peut être en contradiction avec le comportement des gens. En fait, l'altruisme est aussi présent chez l'homme que l'individualisme. De même, la course à la nouveauté est en conflit avec le souhait de beaucoup de se satisfaire de l'existant. Dans ces conditions, pourquoi privilégier ce côté individualiste du consommateur, qui n'est qu'une part de la psyché humaine, et l'encourager systématiquement ?

    Comment remodeler le système économique ?

    Il faut suivre trois démarches. La première est d'admettre que l'expansion économique a ses limites. Nous savons que nos ressources ne sont pas infinies, nous connaissons et mesurons l'impact écologique de nos modes de vie, nous devons donc définir les règles d'une économie fonctionnant dans ce cadre.

    La deuxième est de réguler le marché financier, et plus largement la façon dont nous envisageons l'investissement et le profit. Les capitalistes distribuent le profit comme ils le souhaitent. Mais il faudrait mesurer ce dernier autrement - pas seulement en termes financiers, mais aussi en prenant en compte le social et l'environnemental - et le ramener au bénéfice de la communauté.

    Le troisième point vise à changer la logique sociale. Le gouvernement peut agir en modifiant la structure des incitations, en fournissant aux gens les moyens de s'épanouir autrement, d'une façon moins matérialiste.



    Mais cela peut-il permettre de combattre le chômage ?

    Le capitalisme actuel poursuit l'augmentation continue de la productivité du travail, si bien qu'on produit la même chose avec toujours moins de gens. Si vous acceptez cette idée que la hausse de la productivité est la clé du progrès économique, vous n'avez que deux options : l'une c'est d'avoir moins d'emplois dans l'économie, l'autre est d'en avoir autant, ce qui signifie toujours plus de croissance - qui se heurte aux limites des ressources et de l'environnement. Le choix est donc soit de conserver la croissance de la productivité et d'admettre par conséquent qu'il y aura moins de travail dans l'économie, ce qui signifie la mise en place de politiques de réduction du temps de travail ; soit opter pour la fin de la hausse de la productivité, et développer les services sociaux - éducation, aide sociale, maintien des espaces publics, rénovation des bâtiments, etc.

    Ces activités sont naturellement intensives en travail : leur qualité ne s'améliore pas par une augmentation de la productivité, au contraire. Si l'on suit ce choix, il y aura certes une baisse des profits, et moins de productivité telle qu'elle est conventionnellement mesurée, mais plus d'emplois...

    Propos recueillis par Hervé Kempf (Le Monde, 4 janvier 2011)

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  • Des analyses décapantes !...

    Polémiste talentueux, Alain Soral nous livre une analyse particulièrement décapante de la situation actuelle dans un entretien vidéo qu'il a accordé au site Ripoublik.com. Nous reproduisons ici deux parties de cet entretien. A voir et à écouter, en attendant la prochaine publication de son essai intitulé Comprendre l'Empire (Editions Blanche, 2011)

    Sur la République...

     

    Sur les prochaines élections présidentielles...

    Le reste de l'entretien est visible ici.

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  • Vers un Big Bang géopolitique !...

    Nous reproduisons ici un entretien avec Hervé Juvin, publié par le Choc du mois (n°40, novembre-décembre 2010), à l'occasion de la sortie de son essai, Le renversement du monde (Gallimard, 2010).

     

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    Entretien avec Hervé Juvin

    Hervé Juvin n’est pas qu’un économiste, ni uniquement un essayiste, non plus seulement le président d’Eurogroup Institute, il est encore et surtout un analyste incomparable, aussi lucide que courageux, du monde comme il ne va plus.
    La crise – économique, systémique, anthropologique – que traverse l’Occident, ou plutôt les Occidents disloqués, a trouvé en lui l’un de ses interprètes les plus perspicaces. Il vient de publier chez Gallimard un essai sur « le renversement du monde », ce monde sur lequel on vivait et qui se retrouve la tête en bas. Décapant. Et très éclairant.

    Le Choc du mois : Ce que vous appelez le « renversement du monde » tient d’abord selon vous à une sorte de pathologie de l’Occident qui serait devenu incapable de penser les dimensions du politique et de l’identité…

    Hervé Juvin : Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas, au lieu d’un Occident, plutôt des Occidents, au pluriel, et de plus en plus. L’intervention américaine dans l’ex-Yougoslavie, pour ne citer qu’elle, est un moment où l’Occident s’est sans aucun doute battu contre lui-même. On peut en dire autant de la crise financière, qui a vu l’opposition anglo-américaine contre l’Europe s’exacerber. En fait, il faut revenir à ce moment particulier, non pas tant de la chute du mur de Berlin que de la dissolution de l’Empire soviétique, dont on oublie toujours de rappeler à quel point elle fut éminemment et très curieusement pacifique. De là va résulter un mouvement d’euphorie qui traversera quasiment tout l’ensemble occidental et dont l’expression emblématique restera le livre de Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme. Trois raisons à cela : d’abord, l’on assistait à la fin du colonialisme ; ensuite, l’on voyait l’explosion du bloc qui incarnait non seulement le Mal, mais encore plus sûrement l’Autre absolu ; enfin, l’on pouvait estimer que la démocratie était en train de s’universaliser. Autant de raisons qui nous ont poussés à croire qu’il était possible de s’abstraire de la condition politique. Or, la condition politique, c’est essentiellement deux choses : le fait qu’il y a des hommes, et non pas l’Homme avec un grand H, comme le remarque si bien Hannah Arendt ; et le fait qu’il y a des frontières, à l’intérieur desquelles les hommes exercent la liberté de s’autodéterminer, dans le cadre d’une nation, à travers un État souverain et un territoire national clos.
    Autrement dit, les Mêmes décident de ce qui concerne les Mêmes : les décisions que prend le peuple français n’engagent que les seuls Français, du présent et des générations à venir, pas les Américains, les Russes, les Marocains, etc. Or, on assiste pendant plus d’une décennie à la mise en apesanteur de cette condition politique. Comme les frontières vont disparaître et la démocratie planétaire s’étendre partout, il n’y aura plus que des individus, tous voués à la poursuite du bonheur, tous habités par un désir illimité. Dès lors, le seul principe de régulation des individus sera l’économie ou le marché, bref ce phénomène extrêmement important que l’on va désigner sous le nom de globalisation.

    Vous expliquez également que cette globalisation repose sur une alliance objective entre l’ État et le marché. Quelle forme a-t-elle prise ?

    Dans les années 1990, nous sommes entrés, sur le plan politique, en territoire inconnu, par suite de la diffusion des Droits de l’Homme, perçus comme un droit illimité de l’individu à se départir de tout collectif, à briser tout lien, à nier toute appartenance, à se désengager de tout rapport durable et pérenne avec les siens. De défensifs, le sans-frontiérisme et le mondialisme sont ainsi devenus agressifs. Parler de nationalités, de frontières et de souveraineté vous faisait passer pour démodé et vieux jeu, sinon carrément indécent. Le Droit et le Marché prétendaient alors se substituer au Politique dans une conjuration tout à fait étonnante qui devait déboucher sur une libération de l’individu et même du collectif, toutes deux éminemment bénéfiques. Le phénomène a été abondamment commenté, notamment par les penseurs socialistes issus de l’extrême gauche dans les termes les plus enthousiastes. Ce sont les grands mots de «société citoyenne» ou «société civile», lesquelles viendraient reprendre leurs droits.
    Il n’en fut rien. Ce à quoi on va assister, c’est au contraire à l’apparition d’une configuration tout à fait inédite, mise en évidence par la crise, dans laquelle, comme Marx et Nietzsche l’avaient bien vu dès la fin du xixe siècle, l’ État ne va plus se définir que contre le peuple, et même contre les peuples, parce qu’il devient l’infrastructure de déploiement du marché, du libre-échange, de la circulation indéfinie des capitaux, des biens et des personnes. La grande entreprise entreprend de changer les peuples, organisant l’invasion et le démantèlement des Nations, avec le concours d’ États tenus par des engagements arrachés par Bruxelles sous l’influence anglo-américaine. C’en est fini du principe majoritaire, du suffrage universel et de la démocratie représentative. Le paradoxe, c’est que tout cela va se faire sous l’égide du Droit, alors qu’on assiste au retour des principes constitutifs de la Colonisation. Car si l’on veut bien poser un regard un peu décapant et inhabituel sur la situation actuelle, il faut revenir à la conférence de Bandung, en 1955, réunion d’ États asiatiques et africains qui annonce la fin de la période coloniale et l’avènement d’un nouvel ordre du monde. A cinquante ans de distance, il ne fait aucun doute que l’appel de Bandung a été entendu, puisque la décolonisation politique a été effective. Mais il est tout aussi évident que l’on a assisté parallèlement à une colonisation interne des sociétés humaines par la finance de marché et l’économie. De façon inattendue, violente, avec une rapidité ravageuse, l’économie a pris le pouvoir. Cela uniquement parce que les États ont mis à la disposition du marché leurs infrastructures, dont celles relevant de la sécurité, de la censure et du contrôle des populations. Telle est la configuration que la crise a révélée. J’en veux pour preuve la promptitude avec laquelle les États ont volé au secours d’établissements financiers et de sociétés d’assurance en situation de faillite (et qui auraient mérité d’être faillis), en mobilisant avec une rapidité impressionnante toutes leurs ressources, qui sont en dernier ressort celles du contribuable.

    La globalisation occidentale serait donc la fille des colonialismes européens ?

    Le colonialisme du xixe siècle, c’était déjà le rêve d’un monde sans limites, d’une nature inépuisable, et plus encore l’idée que le monde s’offrait aux colons blancs pour en user à leur guise parce qu’ils étaient les détenteurs de la civilisation, de la morale et du Bien. On oublie d’ailleurs toujours de rappeler que quelques-uns des plus éminents dirigeants socialistes de la IIIe République furent les plus ardents colonisateurs. Mais les colonialismes européens étaient nationaux, plus que religieux ou financiers. C’était la France, l’Allemagne, l’Angleterre, qui plantaient leurs drapeaux. Aujourd’hui, le régime des colons se déploie sous l’influence américaine, et, dorénavant, chinoise. Si le modèle américain, c’est certes celui de la première libération d’un peuple du colon britannique, c’est aussi celui d’un développement par l’éradication des indigènes. Le génocide indien libère la terre pour l’exploitation infinie du colon.
    Nous assistons aujourd’hui à l’extension mondiale de ce système. Le droit du colon, c’est-à-dire celui du développeur et de l’investisseur capable de rentabiliser n’importe quel actif, est jugé supérieur à celui de peuples autochtones et indigènes à demeurer sur leur sol, selon leurs mœurs, lois et règles.
    Le droit au développement masque l’obligation de se développer… ou de partir. Contre l’économie, nul ne saurait se dresser légitimement. C’est exactement ce principe qui préside à la colonisation interne de nos sociétés, par exemple à l’obligation d’accepter l’immigration de peuplement.
    Pour le dire très clairement, le principe de la colonisation étendue à la totalité du monde est en train de recréer un vaste marché de l’esclavage, en contraignant toutes les ressources terrestres à fonctionner dans le système économique à un prix de marché jugé universel. Ce qui constitue la négation absolue du droit des autochtones à disposer d’eux-mêmes. L’événement nouveau et renversant, c’est que nous, Européens, sommes en train de subir le même phénomène d’humiliation, d’expulsion et d’invasion, qu’enduraient jadis les colonisés. Interdits d’identité, bafoués dans nos mœurs et lois, privés de nos mots et expressions, au nom d’une conformité sur laquelle veillent les chiens de garde de la nouvelle Internationale, nous nous rapprochons insensiblement, mais rapidement, de la condition des indigènes si bien décrite par Claude Lévi-Strauss. A quand des réserves pour les Français de souche ? La lutte pour la décolonisation interne de nos sociétés sera le sujet politique de la génération à venir. Ce sera l’occasion d’affirmer une nouvelle radicalité républicaine, l’occasion aussi de réaliser l’union de tous les peuples contre l’entreprise mondialisée et la finance satellisée.

    Pensez-vous que la survie même des nations occidentales soit engagée dans ce processus néo-colonial ?

    Après 1990, se sont développés un discours et une idéologie abrités sous le double biais du libre-échange, garant de la croissance et de la stabilité des prix, et de la liberté de mouvement des hommes, garante de la paix dans le monde comme du droit de chacun à poursuivre son bonheur privé. Il s’agissait clairement d’une idéologie de la disparition des nations. On voit aujourd’hui avec quelle naïveté l’Union européenne l’a endossée, estimant que la poursuite de la construction européenne ne pouvait se faire qu’en défaisant le national. Une telle politique comportait un risque considérable : en détricotant les nations, on réveillait le démon des origines, celui des religions, mais aussi des régionalismes qui sont en train de gagner toute l’Europe. Aveugles aux conséquences de la mondialisation – déracinement, désaffiliation, désappartenance –, nous n’avons pas voulu voir la violence qu’elle ne manquerait pas de semer dans le monde. Or, l’on sait – ou l’on devrait savoir – que rien n’est plus capable de violence, et d’une violence illimitée, qu’un homme seul, réduit aux émotions et aux passions, privé de liens, d’attachements et, souvent, de convictions. Ce modèle de « l’homme sans qualités », de l’homme-bulle, de l’homme en apesanteur, est le produit de la société de marché et l’idéal de la démocratie planétaire. A nier la condition politique, nous avons pensé que l’individu absolu était l’homme du futur, alors qu’un tel individu, non seulement, n’existe pas, mais peut s’avérer être un monstre capable de tout. Ce que nous commençons à entrapercevoir, ici ou là, dramatiquement. La mondialisation a donc sécrété une extrême violence. En sortir appellera en retour une violence identique. En clair, nous sommes partis pour une phase qui va répondre, au moins à moyen terme, à la brutalité de la mondialisation, sur fond de retour des questions de frontières, d’identités de souveraineté, de légitimité, lesquelles vont laisser muette une large partie de la classe politico-intellectuelle, qui, depuis une génération au moins, a désappris à penser la politique. Le temps de la décolonisation interne de nos sociétés est venu.

    A vos yeux, les chefs d’ État occidentaux sont donc directement responsables de la crise que le monde traverse depuis trois ans ?

    La crise a d’abord été une crise du sans-limite. Il est clair que lorsque des entreprises, qui se disent privées et n’apportent de l’argent qu’à leurs seuls actionnaires, tout en faisant jouer un effet de levier sur le collectif – État et contribuable –, parce qu’elles sont, selon l’expression consacrée, « trop grosses pour mourir », c’est qu’elles ont au préalable trop grossi. Cet effet de levier sur la collectivité n’est pas tolérable.
    Seconde faute majeure, celle de l’interdépendance. La crise a été manifestement une crise de l’interdépendance. Or, si nous avons été sauvés, c’est par des pays dont la monnaie n’est pas convertible et qui se sont protégés des excès des mouvements de capitaux et de l’économie de marché. En somme, nous avons été sauvés parce que l’interdépendance n’est pas planétaire. Mais quels sont les conseils prodigués, au terme de la série des G20 suscitée par l’Occident, pour sortir de la crise ? Accroître l’interdépendance (on le voit avec la pression exercée sur la Chine et l’air pincé des institutions mondiales à l’encontre de pays comme l’Inde ou le Brésil qui refusent l’afflux de capitaux spéculatifs). C’est donc aussi une crise de l’absence de responsabilité. Ceux qui, par cupidité et refus de tout lien avec une communauté ou une collectivité quelconques, en ont été à l’origine ne veulent endosser aucune responsabilité, et même pour la plupart, ne seront tout simplement pas remis en cause. Les Américains n’ont-ils pas l’insolence de faire la leçon au monde ? On voit pourtant bien que le règne de la conformité à la norme et à la règle ne résout rien, tant il est vrai que la responsabilité ne s’exerce que devant une communauté ou une collectivité définies, la responsabilité planétaire n’existant pas. Mais encore une fois, ce qui a triomphé, c’est le principe du renard libre dans un poulailler libre.
    Ce qui me conduit à ce constat quelque peu désolant : tout indique que nous sommes dans un système de crise. La crise, c’est ce que l’on a inventé de mieux pour casser les systèmes de protection sociale en Europe, pour étendre le règne du marché et pour liquider tout ce qui dans les sociétés humaines et les peuples constitués n’entendait pas s’abandonner à l’interdépendance et à la loi du marché mondial. Voilà où nous en sommes : tout faire pour que rien ne change, tel est le credo inentamé de l’Occident. Mais ajouter des liquidités à une mer de liquidités pour éviter la déflation, réclamer plus d’interdépendance pour faire financer le naufrage américain et occidental par ceux qui ont préservé jusqu’ici leur autonomie, tout cela ne pourra pas fonctionner. Le sauvetage du système peut faire illusion un moment, mais il ne fera que rendre la crise encore plus grave, par renforcement des illusions du libre-échangisme, du mondialisme et du sans-frontiérisme. Alors que ce à quoi devraient travailler les décideurs et responsables, c’est précisément de préparer l’après.

    Ce que naturellement ils ne font pas ?

    Parce qu’il s’agit avant tout de parer au plus pressé, parce que l’ensemble des cadres intellectuels mis en place depuis plus d’une trentaine d’années sont devenus totalement obsolètes. Nous devons nous habituer à la fin de l’universel, réapprendre que la condition humaine ne se réduit pas à l’existence d’un homme-bulle en apesanteur, redécouvrir les identités, les frontières, les nations, les religions, les passions politiques. Bref, nous devons rouvrir les yeux sur le monde. Or, en Europe et aux États-Unis, on semble persuadé que les autres sont destinés à devenir pareils à nous. Ce qui nous épargne d’avoir à nous y intéresser. Nous avons jadis conquis le globe parce que nous avons été extraordinairement riches en mondes, capables de nous intéresser à l’Autre, d’essayer de le comprendre, infiniment curieux, observateurs et ouverts. Mais voilà, nous sommes devenus pauvres en mondes. Nous ne voyons pas la manière dont le monde se renverse. C’est probablement le plus grand sujet d’inquiétude pour les années à venir. J’invite tous les dirigeants à partir à la redécouverte du monde. C’est la tâche la plus essentielle aujourd’hui. Il faut se départir de cet immense mensonge, quasiment criminel, selon lequel le monde serait devenu plat. Le monde n’est plat que pour ceux qui vont d’aéroports en Hilton et d’Hilton en aéroports. Nous sommes aveugles à l’impressionnante montée de l’Islam, facteur géopolitique aussi important que l’avènement de la Chine ; aveugles au contrôle d’Internet par les États-Unis ; aveugles au discrédit du soft-power occidental, résultat du « deux poids, deux mesures » appliqué dans le domaine nucléaire aussi bien que dans les agressions américaines contre l’Irak et l’Afghanistan ; aveugles aux renaissances politiques que provoquent les agressions des fonds d’investissement sur les terres agricoles ; aveugles aux effets de la diffusion planétaire des technologies de communication.    

    Propos recueillis par Philippe Marsay

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  • Alain de Benoist à propos du général De gaulle

    Nous reproduisons ici un entretien donné par Alain de Benoist au magazine Flash (18 novembre 2010) à propos du général De Gaulle, cueilli sur le site Mécanopolis.

     

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    Alain de Benoist, fondateur du GRECE, explique comment la réflexion fit de lui et de ses amis des gaulliens, à défaut d’être gaullistes… Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.

    Nicolas Gauthier : Historiquement, le GRECE est né d’un milieu marqué par un fort antigaullisme, celui de 1945 comme celui de 1962. Pourtant, la revue « Eléments », qui en est proche, a été la première à poser la question en d’autres termes : à défaut d’être gaulliste, peut-on être gaullien ? Pouvez-vous nous expliquer ce cheminement ?

    Alain de Benoist : C’est surtout vrai de l’antigaullisme de 1962, ne serait-ce que pour une question de génération : mon adolescence, ce n’est pas la Libération, mais la guerre d’Algérie. Si la plupart des membres du GRECE n’en sont pas restés à cette époque, c’est qu’ils savaient qu’en politique, les rancœurs ne mènent pas à grand-chose. Face à une droite prisonnière de ses anciennes querelles, qui n’en finissait pas de remâcher ses amertumes, nous avons été plus réflexifs que réactifs. Le Général nous est vite apparu comme le seul homme qui disait « non ». Non à la politique des blocs héritée de Yalta, non à la dépendance vis-à-vis de Washington. Non aux partis, aux coteries, aux « comités Théodule ». Et oui à tous les peuples qui veulent être libres !

    Le tournant essentiel a été pour moi la décision du Général de quitter le commandement intégré de l’OTAN pour empêcher la France d’être vassalisée. C’était en 1966. L’extrême droite manifestait alors sa solidarité avec le Sud-Vietnam soutenu par les États-Unis. Moi, j’ai applaudi à la défaite américaine lors de la chute de Saïgon. J’ai aussi applaudi au discours de Pnom-Penh. Et à la tournée québécoise (“Vive le Québec libre !”, juillet 1967). Avec de Gaulle, le “monde libre” cessait d’être la seule alternative possible au système soviétique. C’était déjà l’ébauche d’une troisième voie.

    NG : Aujourd’hui, tout le monde se dit plus ou moins gaulliste, mais plus personne ne l’est vraiment. Votre avis ?

    AdB : « Le Général s’éloigne alors qu’on le célèbre », estimait tout récemment Philippe de Saint-Robert (Juin 40 ou les paradoxes de l’honneur, CNRS Editions). Tout le monde se dit-il encore aujourd’hui plus ou moins gaulliste ? Il me semble que c’est de moins en moins vrai. Les jeunes n’ont pas connu de Gaulle. Les moins jeunes l’ont souvent oublié. Les hommes politiques l’ont enterré – parfois sous les fleurs.

    En réalité, dès les années 1980, le « néogaullisme » était rentré dans le moule des droites classiques. Quoi qu’ils en aient dit, ni Pompidou, ni Giscard ni Chirac ne sont restés fidèles au Général. Ils n’ont en pas moins constamment allégué son souvenir. Nicolas Sarkozy a fait de même durant sa campagne présidentielle de 2007, lisant avec emphase les discours aux accents gaulliens rédigés par Henri Guaino, allant s’incliner à Colombey à la veille du premier tour, le 16 avril 2007, mais décidant, à peine élu, de fondre le RPR et l’UDF dans un seul et unique mouvement, l’UMP, doté dès sa fondation d’un programme nettement libéral et atlantiste.

    Avec le personnage qui se trouve aujourd’hui à l’Elysée, c’est en tout cas à une liquidation de grande envergure que l’on a assisté. Les coups de lèche à l’axe américano-israélien, les déculottades devant le président Bush, la politique en faveur des riches, la passion de l’argent, la vulgarité des mœurs et du style, avec « Sarkozy le petit », on est aux antipodes du « grand Charles ». La France est aujourd’hui revenue au bercail atlantique. Elle a rétrocédé, battu en retraite. Elle est allée à Canossa. Sarkozy a fait cadeau de la France à l’OTAN, sans même toucher les dividendes. Trente deniers, il est vrai, cela ne fait pas lourd à l’échelle du bling-bling. La petitesse et le néant.

    NG : D’ailleurs, est-il seulement possible de définir ce que fut le gaullisme et ce qu’il pourrait être désormais ?

    AdB : Le Général était étranger à tout esprit de système. On en a conclu qu’il ne saurait y avoir “d’idéologie” gaulliste. Après quoi, le gaullisme ayant été ramené à un “pragmatisme” peu éloigné de l’opportunisme, on l’a accommodé à toutes les sauces pour mieux en trahir l’esprit. Mais le gaullisme, s’il n’est pas une idéologie, est au moins une doctrine. Il a des principes, il se fonde sur des valeurs.

    Le gaullisme plaçait au-dessus de tout l’existence d’un lien direct entre le chef de l’État et le peuple (d’où le recours au référendum et l’élection du président de la République au suffrage universel) et l’indépendance du pays. Ce dernier mot était à comprendre sous toutes ses formes : affirmation de la souveraineté nationale, refus de la « vassalisation » par des organismes supranationaux ou des puissances étrangères, mais aussi des pouvoirs économiques et des oligarchies financières. Le reste en découlait tout naturellement : un pouvoir exécutif fort et stable, l’indifférence par rapport au clivage droite-gauche, la condamnation du tout-marché au profit d’une économie orientée, la construction d’une Europe des peuples et des nations, le refus de voir la politique soumise aux évolutions de la « Corbeille ».

    Le Général disait des choses simples. Que la France a fait de grandes choses dans le passé, quand elle était porteuse d’un projet collectif tendu vers un destin commun. Qu’elle entrait en déclin chaque fois qu’elle cédait à la tentation de se replier sur ses querelles intérieures. Qu’elle avait vocation à soutenir, partout dans le monde, les peuples qui ne voulaient plus être l’objet de l’histoire des autres. Qu’elle disparaîtrait elle-même lorsqu’elle se soumettrait à la volonté des autres. De Gaulle, en d’autres termes, se souciait du rang de la France. Il voulait lui rendre son rang.

    L’indépendance est la condition de l’affirmation de soi, mais aussi une des conditions de la grandeur. Elle est aussi conforme à l’honneur, parce qu’il est déshonorant de ne pas être libre. Mais voilà des mots – indépendance, grandeur, honneur – qui, quoique faisant encore partie du dictionnaire, ne veulent plus dire grand-chose aujourd’hui. Qu’ils ne signifient plus grand-chose n’aggrave pas le problème, mais constitue le cœur même du problème. « Le monde a tout ce qu’il lui faut, et il ne jouit de rien parce qu’il lui manque l’honneur », observait Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune.

    De Gaulle ne disait pas ce qu’il fallait faire, il désignait la route à suivre. Or, c’est là le geste essentiel d’un chef politique : non pas discuter d’un bilan, bavarder sur un programme, jongler avec les chiffres, mais montrer le chemin qu’il convient de prendre. Tout chemin implique un horizon. Tout horizon implique un peuple en marche pour l’atteindre, sachant qu’une fois atteint, l’horizon se reporte toujours plus loin. Quant à l’actualité du gaullisme, le Général l’avait par avance évoquée dans ses Mémoires de guerre : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeur nouvelle une fois que j’aurai disparu. »

    Propos recueillis par Nicolas GAUTHIER, pour la revue FLASH

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  • A droite, à gauche, mais de quoi ?...

    Nous reproduisons ici un dialogue passionnant entre Régis Debray et l'avocat genevois Marc Bonnant, publié en septembre dernier par le quotidien suisse Le Temps.

     

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    A droite, à gauche, mais de quoi?

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    L’un est républicain de gauche, l’autre libéral de droite. L’intellectuel français et l’avocat genevois s’entendent pourtant fort bien quand il s’agit de débattre de Dieu, du déclin des civilisations, de l’amour de la littérature et des idéologies infantilisantes. Prétexte à cette rencontre, «Julien l’Apostat», pièce de Régis Debray mise en lecture à Carouge grâce à Marc Bonnant

    Propos recueillis par Marie-Claude Martin et Alexandre Demidoff

     

    C’était lundi soir au Théâtre des Amis, à Carouge. Sur scène, l’acteur Jean-François Balmer lit «Julien l’apostat», de Régis Debray, qui assiste au spectacle. Son héros? Julien, empereur qui règne en 337 sur la Gaule. Il veut rétablir le polythéisme grec, que Constantin avait interdit au profit du christianisme. Julien a fini assassiné par un chrétien. Son fantôme théâtral assène aujourd’hui des vérités désagréables. Les civilisations meurent faute de dessein collectif. Derrière ce spectacle, l’avocat genevois Marc Bonnant. C’est lui qui a fait le lien entre Régis Debray et les Amis. Par passion pour l’œuvre de l’essayiste français. Le Temps les a réunis dans l’étude du meilleur orateur romand. Autre théâtre, autres démons. Mais comment un républicain de gauche et un libéral de droite peuvent-ils si bien s’entendre et s’écouter?

     

    Marc Bonnant: Dans le monothéisme, on se constitue par le rejet. C’est l’idée de Debray. Je trouve que la religion est une imposture féconde. Et à cet égard, elle mérite l’estime. Pourquoi féconde? Parce que sur un critère possible, elle dit ce qu’elle fait des hommes; sur l’existence de Dieu, il faut débattre d’abord du mot existence. Dieu est un problème trop compliqué. Du fait qu’il y ait une présence réelle de l’idée de Dieu dans des milliards d’âmes, dans la musique de Mozart, dans la peinture de Giotto, ne peut-on pas dire que Dieu existe, à défaut de l’avoir rencontré? J’en vois des traces dans ces âmes soudainement légères, soudainement élevées, avec une impulsion montgolfière, toutes ces âmes qui montent. Je ne néglige pas les âmes souillées par l’idée de Dieu. Mais Dieu existe, oui, parce que je l’ai rencontré comme une suprême erreur dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Dieu est une réponse à la finitude. Au même titre que la philosophie qui est peut-être ma réponse. Dieu est une réponse qui enchante les âmes. On peut concevoir après tout que la rationalité a des limites. Que l’esprit est tout, mais qu’il ne peut pas tout. L’irrationnel produit un chant, donc une grâce.

    Pour parler du sacré, seuls les athées s’y entendent. Parce qu’ils n’ont pas la main à la plume qui tremble. Et comme l’intelligence n’est pas affectée par le sacrilège, seuls parlent bien de Dieu ceux qu’il épargne.

    Régis Debray: Je vous écoute comme si vous étiez la voix de ma conscience. 

    «Je dirais: deux lettrés se rencontrent»

    Régis Debray: «Marc Bonnant m’est tombé du ciel, c’est-à-dire de Genève un jour à Paris. Je ne le connaissais pas. Il a pris les devants. Un coup de téléphone. Il est venu me voir et j’ai découvert un homme d’une exceptionnelle sensibilité littéraire et une relation s’est nouée. Je dirais deux lettrés se rencontrent, l’un avait de moyens, l’autre pas. Marc Bonnant m’a dit: «Je peux vous aider à donner chair à votre texte.» Ont suivi le contact avec le Théâtre des Amis et avec l’acteur Jean-François Balmer.

    Marc Bonnant: «C’était il y a trois ans. Je dois cette amitié à Jean Ziegler, une autre de mes amitiés contre-nature politique, j’aime chez lui le lyrisme et la passion. Je l’ai un peu combattu du temps où la Suisse lavait plus blanc. J’avais des crispations par rapport à ses positions. Je crois que j’ai gagné des procès contre lui. C’est fou ce que la victoire rend clément! Dans des circonstances de ma vie, je l’ai rencontré et je n’ai vu qu’une authenticité, qu’une vraie espérance.

    Et puis j’avais lu le livre où dialoguent Régis Debray et Jean Ziegler. Le premier a exposé sa vie dans des combats, l’autre un peu moins, il est peut-être inconsolable de n’avoir pas vécu l’aventure révolutionnaire.

    Deux hommes se parlent et à un certain moment ils conviennent qu’ils se sont trompés sur tout. Mais c’est là où leur destin change, Ziegler prend acte qu’ils se sont trompés sur tout, mais dit: «Continuons!» Parce que si nous nous sommes trompés sur tout, c’est que nous avions raison sur tout. Régis Debray, lui, dit qu’il peut mettre en cause ce qui a été leur ferveur révolutionnaire.

     

    «Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière»

    Régis Debray: On oppose toujours, depuis la Révolution française, gauche et droite. Je crois que chaque protagoniste est double. Il y a une droite d’idée et de culture, une droite d’intérêt; de même il y a une gauche d’idée et de culture, et je dirais une gauche d’intérêt démagogique. Je pense qu’il y a des affinités croisées entre la gauche d’idée et la droite d’idée. Parce que l’un et l’autre sont fonction d’une mémoire et il me semble que le révolutionnaire est fondamentalement un homme de mémoire et de nostalgie. C’est un homme pour qui le passé existe et qui ressent le passé comme un défi; qui ressent la figure tutélaire, le héros, le Prométhée révolu comme un devoir, comme une émulation. Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière, un peu comme ce dessin de Paul Klee, «L’Angelus novus», où le critique Walter Benjamin voyait l’ange de l’histoire. C’est un ange qui regarde en arrière et qui au fond freine le progrès. C’est donc un ange malheureux, parce qu’il ressent le progrès comme une catastrophe.

    Il peut donc y avoir des affinités croisées entre un homme de gauche et de droite, dès lors qu’il y a une culture, une mémoire en commun. Je conçois la mémoire comme une dynamo qui produit des rêves éveillés ou de somnambule, c’est-à-dire des gens qui s’imaginent être Emiliano Zapata et qui sont Marcos en fait. Ou des gens qui s’imaginent être Lénine et qui sont simplement un petit potentat de l’Europe de l’Est. Mais après tout, Robespierre était convaincu d’être Caïus Gracchus. Les révolutionnaires de 1848 étaient convaincus de refaire 1793; et Lénine a dansé dans les neiges du Kremlin quand il a dépassé les cent jours de la Commune.

    Vous trouverez dans tout révolutionnaire un imitateur, parfois un simulateur, mais en tout un homme mû par quelque chose qu’il estime plus grand que lui et qu’il doit répéter. C’est idiot d’opposer le progressisme et le passéisme. Tout progressiste est un nostalgique qui s’ignore.

    Donc, c’est ce qui peut unir un homme de droite et un homme de gauche. Je me sens beaucoup plus proche de Marc Bonnant que de Dominique Strauss-Kahn, par exemple. Voilà.

     

    «Rousseau est le fondateur de toutes les ignorances»

    Marc Bonnant: «Le révolutionnaire n’a pas simplement de comptes à régler avec l’Histoire. Il a l’ardent désir d’être familier avec l’Histoire. L’ignorance du passé immédiatement déshérite l’avenir. Si on pense que le révolutionnaire s’occupe de demain, son ardente préoccupation, c’est hier.

    Régis Debray: «C’est vrai que l’oubli du passé est mortel au progrès.»

    Marc Bonnant: Et pour en revenir à la pièce de Régis, hier, quand il s’en prend à l’enseignement des modernes, il parle de la France, mais aussi de nous, cette éducation d’aujourd’hui qui à vrai dire est une amnésie programmée, Rousseau est fondateur de toutes les ignorances, Emile ne lira que Robinson, c’est la métaphore parfaite de la nature sans la civilisation. Et nos académiques aiment beaucoup ça, l’idée qu’on souffre à apprendre leur paraît une indignité, alors que c’est la seule rectitude, la verticalité des âmes. Ce côté «amnésie programmée», et aussi ce que d’aucuns appellent l’intelligence du cœur, nous pousse à ne rien savoir par cœur. Mais l’intelligence du cœur a cette caractéristique d’être invérifiable. Viendra ensuite le temps de l’intelligence du corps, et soyons plus audacieux encore, celui de l’intelligence de l’inintelligence, comme ça nous serons certains d’avoir englobé tout le monde dans une même étreinte. Alors, Régis Debray, homme de gauche, authentiquement, superbement, serait-il élitaire? Voilà une bonne question. 

    «Je suis homme de gauche parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues»

    Régis Debray: Vous savez, Régis Debray est un androgyne, et Marc Bonnant aussi… on a des traits de gauche et de droite. De gauche, de droite, ce sont plutôt pour moi des termes à envisager comme des tempéraments, des terreaux culturels plutôt que des camps politiques. Comme le yin et le yang, il n’y a pas de jugement à apporter. Je suis certainement à gauche politiquement et à droite culturellement. Je suis un homme de gauche parce que j’aime bien le collectif, parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues et les vaincus en général. Mais je suis un homme de droite parce que j’aime les institutions, à condition de ne pas en être, que j’ai effectivement une certaine tendance à l’élitisme et que je ne suis pas persuadé que l’histoire progresse. La technique progresse mais je ne pense pas que l’homo sapiens ait changé de structure neurologique ou anatomique parce qu’il a un ordinateur et une auto. Il y a des invariants dans l’histoire qui reviennent. Je suis très de gauche, très de droite, hermaphrodite, androgyne. Je voterai toujours à gauche parce que c’est mon côté conservateur, une tradition, une appartenance, c’est ma famille… J’ai eu des expériences ineffaçables et qui sont des aiguillons originaires. A 20 ans, au lieu de partir aux Etats-Unis comme tout le monde, je suis allé en Amérique du sud, j’ai vu la misère, l’oppression, j’ai vu des touristes américains jeter des pièces à des Indiens dans un marché d’Equateur et photographier ces Indiens et ces Indiennes qui se précipitaient dans la poussière pour ramasser ces pièces et qui trouvaient extrêmement drôle, j’ai vu des scènes comme ça qui ont fait que spontanément je suis d’un certain côté, plutôt du côté des mineurs que des propriétaires de mines, étant descendu en 1964 en Bolivie dans des mines qui sont peut-être l’équivalent du XIXe siècle européen et qui fait de moi un déphasé, un anachronique. Des choses qui m’ont marqué à vie. Cela n’empêche pas ma liberté de penser et de trouver du plaisir dans les écrivains de droite. 

    «J’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq»

    J’aime bien la vivacité, l’absence d’adjectif, l’alacrité, la rapidité des écrivains de droite, des Hussards, notamment. Le style oratoire, gonflé et grandiloquent de certains prosateurs de droite moins… J’ai mes atomes crochus esthétiques. Le style nerveux, concis, rapide, disons que Paul Morand me séduit plus qu’un certain Camus. Mais j’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq, c’est-à-dire l’équilibre parfait entre le sens géographique et le sens historique, d’un côté l’acuité de la perception sensorielle, de l’autre l’immense culture historique qui rend sa prose à la fois intelligente et visible. J’assume le hiatus entre mes affinités politiques et mes affinités esthétiques.

     

    «La nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite»

    Marc Bonnant: L’immense critique littéraire qu’était Thibaudet avait théorisé cette idée. Lorsque la politique est à gauche, la littérature est à droite, et inversement. C’est-à-dire que la littérature se réfugie toujours dans un rôle d’opposition politique. Debray disait tout à l’heure qu’il était nostalgique. On pourrait dire que la nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite, comme l’est l’idée du retour. Le nostalgique n’est pas le mélancolique. Le nostalgique connaît le passé, croit à l’éternel retour et espère. Le mélancolique prend acte du changement. Le sublime est à droite en littérature, le concret à gauche. 

     

    «J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre»

    Régis Debray: Vous avez gagné un concours d’éloquence ai-je lu dans Le Monde…

    Marc Bonnant: C’était la Nuit de l’éloquence organisée par les jeunes avocats de Paris. Je devais y aller comme arbitre, sage aux cheveux blancs. Un candidat a fait défaut, je me suis proposé pour le remplacer, j’ai improvisé quelque chose. J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre. La parole est faite de moitié par celui qui écoute. J’aime son côté oblatif, la générosité. L’écrit est fait pour la postérité, la parole c’est l’immédiateté, beau comme une fusée dans la nuit. C’est l’idée qu’il n’y ait pas de deuxième vie après la parole. La parole n’a qu’une instance et tout se joue ici et maintenant me plaît. Il y a quelque chose de dramatique.  

    «Percevez-vous le privilège d’assister à une double conversion politique?»

    Régis Debray: Il y a une vraie différence de tempérament entre nous. Sous cet angle, il est plutôt homme de gauche et moi homme de droite. Selon le freudisme, c’est lui l’oral, le généreux, qui donne sa parole, et moi l’anal qui retient, qui se donne peu, qui n’est pas emprise directe avec les autres. Là-dessus, je le sens plus ouvert que moi, qui suis plus renfermé.

    Marc Bonnant: Je ne sais pas si vous percevez le privilège d’assister à une double conversion politique…

    Régis Debray: Mais mon gauchisme est incurable, il ne guérira pas. Nous avons cependant un combat en commun que je crois réellement émancipateur: le maintien d’une certaine tradition. Contrairement à Marc, je reconnais le conservateur moderne à ce qu’il n’a pas de nostalgie, certains sont au pouvoir actuellement. Ils vivent l’instant pour l’instant, considèrent l’économie comme supérieur au culturel et ne voient dans la culture qu’un folklore ou un prétexte amusé mais en aucun cas quelque chose qui crée une obligation, comme quelque chose qui s’impose à vous comme une hantise. Nous avons des amnésiques au pouvoir, ce sont des accélérateurs de déclins, tous ces modernisateurs.

     

    «La féminisation de la société commence avec le monde chrétien»

    Marc Bonnant: Julien l’apostat (le héros de la pièce de Régis Debray, ndlr.) nous avertissait, l’histoire bégaye mais surtout les hommes n’apprennent jamais rien, au même moment, les mêmes imprécations, le même chant des sirènes et nous ne savons toujours pas nous attacher au mât. Mais il y a autre chose, des sociétés de plus en plus féminines, sensorielles et compassionnelles qui nous conduisent à n’aimer que les damnés et les pauvres, à les transformer en héros. Avec les pauvres, l’arrogance a changé de camp: le politique s’épuise dans le compassionnel. Julien, j’extrapole un peu, prophétise que demain l’Etat servira à ouvrir des crèches, c’est très bien les crèches, nécessaire, mais ce n’est pas le rôle premier de l’Etat!

    Régis Debray: La féminisation de la société commence avec le monde chrétien. C’est la supériorité du christianisme sur le monde païen, viril, inégalitaire, qui ne donne aucune place aux femmes et dont les Dieux ne s’intéressent pas aux hommes. La première invention du christianisme c’est un Dieu qui nous parle, à tout un chacun. Les Dieux païens vivent sur l’Olympe, le Dieu chrétien s’incarne dans un corps et une histoire. Les Dieux de l’antiquité n’ont pas d’histoire. Tout à coup, il y a une émotion historique qui saisit l’éternel, et donc les hommes et les femmes sont plus impliqués dans la prière que dans l’univers civique et froid du monde païen. L’Empereur Constantin a compris qu’il y avait là une force émotionnelle qu’il pourrait capter à son profit. La face noire de tout cela, c’est la constitution d’une Eglise, c’est déjà le monopole de la vérité, de l’autorité, et par la suite de l’exclusion, de la condamnation et du bûcher.

     

    «Les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte»

    Régis Debray: Voilà encore une idée qui n’est pas de gauche, la spirale de l’histoire. On dit que l’histoire ne repasse pas les plats, je crois que si. Ce ne sont pas les mêmes légumes et viandes, mas ce sont toujours des naissances et des décadences, des origines et des déclins. L’idée, c’est que les chrétiens sont au monde païen ce que les islamistes sont aujourd’hui au monde occidental. Il faut se souvenir que les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte qui ne représentait pas plus de 5% du monde romain. Une secte qui aurait pu ne jamais devenir une Eglise, une superstition qui est devenue une religion à partir du moment où Constantin, ou plutôt Théodose 1er a dit: ce sera la croyance de l’Empire, toutes les autres seront des crimes.

    Je vous fais remarquer que les chrétiens, en l’espace de trois siècles ont tué plus de païens que les païens de chrétiens. De même que les islamistes ont détruit les bouddhas de Bamiyân, les chrétiens ont détruit les temples d’Isis et d’Osiris, ils ont fait du vandalisme, ont tué et lapidé Hypatie, philosophe et mathématicienne. On oublie ces faits. Si un Romain du IIIeou IVe siècle renaissait aujourd’hui et voyait la façon dont on a écrit l’histoire et son histoire à lui, il n’en reviendrait pas. Car il y avait vis-à-vis des chrétiens la même répulsion qu’aujourd’hui face à Al-Qaida. Julien l’apostat, c’est un traditionaliste pour qui le christianisme est une barbarie parce que ces barbares ne connaissaient rien des mathématiques, de l’astronomie, du théâtre ou de la philosophie. C’est une ironie de la spirale de l’histoire que je rappelle pour prendre un peu de distance avec nos préjugés. Les chrétiens étaient ambigus, vertueux, arrogants, ignorants, volontiers intolérants, c’est pourquoi ils étaient suspects. C’est toujours amusant de voir comment une hérésie devient une orthodoxie.

    Marc Bonnant: Rien de la rationalité des Grecs et rien du pragmatisme des Romains ne faisaient le terreau naturel du christianisme. 

     

    «Les chrétiens ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes»

    Régis Debray: Le christianisme vient par le cœur, le sentiment. Il y a chez Julien une arrogance, l’idée qu’il faut éduquer les gens. Les chrétiens sont entrés par le bas, les femmes, les esclaves, les petites gens… avoir un dispensaire, se rassembler. Dans une société où les Dieux sont asséchés, les chrétiens ont agrégé, ils ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes. C’est peut-être le caprice du Prince, mais le caprice n’aurait pas pris s’il n’y avait pas eu une attente, un terrain disponible, une soif de douceur, de féminité. Le culte de la Vierge apparaît au IVe siècle. Elle est plus douce qu’Artémis et toutes les déesses de l’Antiquité.

    Marc Bonnant: Les Grecs n’étaient pas si machos. Ils laissaient une certaine place aux femmes. Aspasie, courtisane et rhétoricienne, amie de Périclès. Et «L’Odyssée» qui est le roman féminin par excellence, puisque c’est le roman du retour, malgré Nausicaa, et Circée. Cette idée que Pénélope est la destination ultime. Si j’étais féministe, Dieu m’en garde, l’Odyssée serait mon livre de chevet. Certains prétendent même qu’il aurait été écrit par une femme…

    Régis Debray: Vous avez raison, je pensais aux Romains, monde machiste, de laboureurs et de soldats.

    «Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là!»

    Régis Debray: Le christianisme fait passer de l’intelligible au sensible. Le génie du christianisme, c’est l’incarnation, faire de ce qui était de la philosophie du théâtre, de la parole vécue. Il y a une puissance à faire entrer la vérité dans l’histoire. Tout à coup, le temps a un but. Le christianisme fait descendre le ciel sur la terre, il réunit deux mondes qui étaient opposés avant, celui de la matière empirique et celui des idées platoniciennes. Tout à coup, il y a de l’essentiel dans l’existence. C’est un coup de génie! Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là. Pas croyant, mais chrétien, je n’aimerais pas les images à ce point si je ne l’étais pas… Je me sens affectivement chrétien. Je reconnais cette filiation et ressens profondément cette dette. Je ne suis pas comme Julien antichrétien, j’ai beaucoup d’amis dominicains et vais régulièrement dans les monastères.

    Marc Bonnant: Le génie du christianisme, disiez-vous, c’est d’avoir fait tomber le ciel sur la terre, mais en le gardant de surcroît et pour partie au ciel, ce qui fonde l’espérance. A la fois l’incarnation et une promesse de demain. Jésus dit: je viens à vous, et je remonte…

    Régis Debray: … et je vous attends. Non, c’est génial! 

    «Nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons»

    Marc Bonnant: Ground Zero est un lieu sacré depuis le 11 septembre. Et Dieu n’est pas sécable. Est-ce que les lieux sacrés se partagent? Je n’en suis pas sûr. Il y a plusieurs plans dans cette affaire. Une vision syncrétique et de pardon: nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons. Mais si j’étais américain, je le vivrais probablement très mal, cela appellerait 1000 choses impures en moi. Quant à la décision politique, je la trouve formidablement imprudente. En politique, une décision imprudente peut être une décision politique courageuse, mais le courage n’est pas toujours de l’intelligence.

    Régis Debray: Nous sommes pour le mélange des cultures, cela s’appelle le métissage. Mais on oublie que le mélange des cultures, c’est aussi de l’eczéma des cultures. Ce frotti-frotta, lié à la révolution des transports et des grands courants migratoires, fait lever ou ressurgir des défenses immunitaires de chaque culture. En se frottant à l’autre, on s’estime en danger de perte d’intégrité, donc les maladies de peau vont proliférer. Ce qui se passe aux Etats-Unis, c’est une levée de défenses immunitaires d’un groupe historique contre une autre culture, très minoritaire dans le pays, mais qui se trouve quand même dans le rôle de l’autre. La présence d’une altérité qui donne à la mondialisation son aspect dangereux et régressif. Abstraitement, je suis pour, mais concrètement, si j’étais américain, je me poserais des questions d’ordre symbolique et historique. De loin, c’est facile, je soutiens Obama dont je constate avec désolation le caractère velléitaire et contradictoire: il dit une chose, en fait une autre. Il ne veut pas les conséquences de ce qu’il veut au départ. Obama est un homme qui a une vision de l’histoire mais qui ne sait pas faire de l’histoire, malheureusement.

     

    «Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part»

    Marc Bonnant: Nous sommes tous pour le métissage et l’ouverture, c’est un grand bien et nous venons aussi de là, nous avons tous plusieurs mères patries, mais je ne suis pas sûr qu’il faille choisir les lieux de haute symbolique pour accueillir des expériences de cette nature. Ce n’est pas avec l’exaspération des sentiments identitaires que l’on va organiser la coexistence des contraires. Nous en parlions tout à l’heure avec Régis, Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part. Et les Américains ne l’ont pas reçu.

    Régis Debray: Et surtout le sacré se passe fort bien de Dieu comme le prouvent le mausolée d’Atatürk ou les Arcs de triomphe à Paris. Le lieu sacré a pour caractéristique de ne pas se partager et là où il y a partage, il y a guerre. Je pense à Jérusalem ou à Hébron où vous avez une synagogue et une mosquée juxtaposées, donc du meurtre. Le lien sacré est par définition sensible et belliqueux.

    Marc Bonnant: Précisons, le lieu sacré monothéiste, parce que les panthéons grecs et romains étaient infiniment accueillants du moins pour les divinités locales… La réponse que je ferai mienne est celle de George Steiner que j’aime infiniment et qui, reconnaissant le désastre d’Israël, propose que nous revenions à l’idée que notre patrie c’est le livre, et uniquement le livre. Que nous cessions d’espérer un sol, saint ou non, et que nous considérions que seul le livre est notre territoire, notre carte.

    Régis Debray: Il y a malheureusement peu de George Steiner… Je ne dirai rien sur Israël, c’est devenu trop tendu… 

    «Le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien»

    Régis Debray: Il y a probablement une filiation entre droit de l’hommisme et christianisme. Le christianisme est une religion universelle, où l’on parle de l’Homme avec un grand «h» et où la personne compte plus que le groupe, contrairement, par exemple, à l’Asie. Il y a une hyperbole individuelle dans le christianisme, et c’est sa singularité. Et c’est vrai que le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien.

    Marc Bonnant: Oui, mais c’est un christianisme sans transcendance. Les vertus que l’on dit chrétiennes se retrouvent dans ce corpus essentiel des Droits de l’homme et de sa dignité. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est la matrice des Droits de l’homme. Parce que je comprends bien la dignité égale des hommes quand on les veut à l’image de Dieu. Mais Dieu ayant déserté, comment peut-on trouver une quelconque étincelle de dignité dans ce qui n’est plus divin? Au fond, la pâte humaine serait sa propre dignité. On a trouvé un substitut à ce qui faisait la dignité originelle et à cet égard, les Droits de l’homme sont une belle histoire, à tentation et à volonté prosélytes universelles mais d’application locale.

    Régis Debray: Mais c’est oublier la formule entière: «Droits de l’homme et du citoyen». L’élision en fait une forme de christianisme laïc, missionnaire, conquérant et compassionnel. Le citoyen appelle à un retour de la cité, donc à la loi, et donc à l’organisation sociale.

    Marc Bonnant: Les droits de l’homme seraient d’essence chrétienne alors que ceux du citoyen nous renverraient en Grèce.

    Question subsidiaire: si chacun devait offrir à l’autre un livre pour comprendre le XXIe siècle?

    Régis Debray: «L’Odyssée» parce que c’est le retour à la niche, au nid, à la maison. Et cela illustre parfaitement le XXIe siècle. On en a assez de l’aventure et de la navigation. On veut revenir dans son île natale. Curieusement, l’achèvement de la mondialisation se fera quand chacun voudra rester chez soi.

    Marc Bonnant: «Ainsi parlait Zarathoustra», de Nietzsche.

    Régis Debray: Vous avez choisi les cimes, je suis plus domestique.

     

     

    Entretien publié par Le Temps (16 septembre 2010)

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