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Entretiens - Page 216

  • Quelques idées remises à l'endroit (1)...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque la démocratie, le mariage et la violence...

     

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    Démocratie sans électeurs ? On nous assène les « valeurs démocratiques ». Mais quelles sont-elles, sachant qu’en démocratie, on a raison à 50,01 % et tort à 49,99 % des suffrages ? Alors que ce sont les mêmes journalistes qui boudent les institutions suisses à base référendaire, pour s’indigner ensuite de l’opinion du peuple. Comment sortir de ce dilemme ?

    Les procédures démocratiques n’ont pas but de déterminer qui a « raison » et qui a « tort ». Elles ne visent pas à statuer sur la vérité. Leur seule raison d’être est de montrer où vont les préférences des citoyens. Le suffrage universel n’est qu’une technique parmi d’autres pour connaître ces préférences. Il est loin de résumer la démocratie, qui elle-même ne se résume pas à de « libres élections ». (Au passage, rappelons aussi qu’en matière de suffrage, le principe démocratique n’a jamais été « un homme, une voix », contrairement à ce que l’on répète partout, mais « un citoyen, une voix », ce qui est tout différent.) Jean-Jacques Rousseau disait très justement que, dans une démocratie représentative de type parlementaire, les citoyens ne sont libres que le jour de l’élection. Dès le lendemain, leur souveraineté se retrouve captée par leurs représentants qui, en l’absence de mandat impératif, décident en fait à leur guise. Le parlementarisme ne correspond lui-même qu’à la conception libérale de la démocratie, ce qui conduisait Carl Schmitt à affirmer qu’une démocratie est d’autant moins démocratique qu’elle est plus libérale.

    La crise actuelle de la démocratie est fondamentalement celle de la représentation. Elle s’articule en deux volets. D’un côté, le peuple se détourne de la classe politique parce qu’il n’a plus confiance en elle, qu’elle est « trop corrompue », qu’elle ne s’occupe pas des « vrais problèmes », qu’elle ne répond pas aux attentes des gens, etc. De l’autre, les élites se détournent du peuple parce qu’il « pense mal », qu’il a des « instincts grossiers », qu’il se rebelle instinctivement contre les mots d’ordre de l’idéologie dominante. La « gouvernance » et l’expertocratie sont aujourd’hui les deux derniers moyens de gouverner contre le peuple, et surtout sans lui. Seule une démocratie participative, une démocratie directe, s’exerçant en permanence (et pas seulement à l’occasion des élections ou des référendums) peut corriger les défauts de la démocratie représentative. Mais cela exige de redonner du sens à la notion de citoyenneté. En clair : de remédier à la dé-liaison sociale en recréant un espace public ordonné à un grand projet collectif, au lieu d’inciter les gens à jouir sans mélange de leur repli sur la sphère privée.

    Mariage sans mariés ? Comment faire l’apologie de cette institution pour les seuls hommes n’y ayant pas droit, prêtres et homosexuels, alors que dans le même temps la défense des valeurs familiales fait rigoler tout le monde sur les plateaux de télévision ?

    La France est le pays d’Europe où le taux de nuptialité est le plus bas. La plupart des gens ne se marient plus : depuis 2007, dans les grandes villes, deux enfants sur trois naissent hors mariage. À l’origine, le mariage avait été institué principalement au bénéfice des femmes (le mot vient du latin matrimonium, dérivé de mater) pour deux raisons principales : clarifier les filiations et déterminer pour les hommes les conditions de l’accès aux femmes. L’Église n’a fait du mariage un sacrement qu’au début du XIIIe siècle, en 1215, époque à laquelle elle l’a strictement encadré afin de mieux contrôler les rapports entre les lignées. Le mariage homosexuel n’a évidemment rien à voir avec l’accès aux femmes, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne va pas clarifier les filiations. Le mariage, dans cette perspective, n’est plus perçu comme une institution, mais comme un contrat entre deux individus dont le sexe est indifférent. Le désir de mariage chez les homosexuels relève à mon sens moins d’une volonté de « subversion » qu’il n’est l’indice d’un prodigieux conformisme bourgeois, qui aurait fait s’étrangler de rire Jean Cocteau, Roger Peyrefitte ou Guy Hocquenghem. Il n’est le fait que d’une petite minorité de minorité. En Espagne, où le mariage gay a été légalisé en 2006, il ne représente que 2 % du total des mariages (et ce sont principalement des femmes qui le contractent).

    Puisque nous parlons de définitions, j’aimerais rappeler aussi que l’« homophobie », dont on parle tant aujourd’hui, n’a au sens strict rien à voir avec l’homosexualité, dans la mesure où les deux premières syllabes de ce terme ne renvoient pas au latin homo (« homme ») mais au grec homoios (« le même »). En toute rigueur, l’« homophobie » n’est que la phobie du Même. Il y en a de pires.

    Violence sans coupables ? Le père qui met une fessée à son fils est un assassin potentiel. Mais le voyou qui tue un passant pour une cigarette refusée ne sera que victime d’une autre violence ; sociale, il va de soi. Au-delà du cliché, cette « violence sociale » existe néanmoins, même si les médias peinent ou refusent de la mieux définir.

    Le mot de « violence » est fortement polysémique. Il l’est d’autant plus que la violence peut être aussi bien destructrice que créatrice, voire fondatrice, comme l’a maintes fois rappelé Michel Maffesoli. La violence privée est celle qui suscite les plus fortes réactions, mais la violence publique a souvent des conséquences plus graves. La violence sociale, liée aux contraintes de structure et à toutes sortes d’aliénations individuelles ou collectives, est encore une autre affaire. L’État s’est traditionnellement présenté comme seul détenteur de la violence légitime, prétention difficilement soutenable. Georges Sorel faisait l’éloge de la violence populaire par opposition à la force étatique, parce qu’il assimilait la première à la légitimité et la seconde à la simple légalité. L’expérience historique montre enfin que ceux qui dénoncent le plus la violence dans certaines situations l’admettent sans difficulté dans d’autres circonstances. Les deux exemples que vous citez, tout différents qu’ils sont, relèvent d’une même idéologie, celle qui conduit à faire bénéficier de la « culture de l’excuse » le voyou qui tue un passant pour une cigarette refusée, et d’autre part à condamner la fessée comme un acte d’autorité. Le dénominateur commun, c’est l’idée qu’il ne faut jamais sanctionner – sauf ceux qui sanctionnent, bien entendu. C’est dans le même esprit que les pacifistes appellent à faire la guerre à la guerre, c’est-à-dire la guerre au nom de la paix.


    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 5 août 2013)

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  • De la perte du sens des mots...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque la perte du sens des mots et l'instauration progressive d'une novlangue orwellienne...

     

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    Vous vous êtes déjà exprimé sur Boulevard Voltaire à propos de la langue française. Vous en avez souligné le déclin et, surtout, les mauvais usages. Dites-en plus…

    Kŏngzĭ, alias Confucius, disait : « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté. » La perte du sens des mots fait partie de l’effondrement général des repères qui caractérise notre époque. D’où l’importance des définitions. Si l’on ne s’accorde pas sur ce que les mots désignent, il n’y a plus de débat possible, mais seulement un dialogue de sourds. Beaucoup de nos contemporains emploient déjà un mot pour un autre, ce qui traduit leur confusion mentale. Mais les mots sont aussi des armes, et le flou sémantique en est une autre. Il vise avant tout à discréditer ou à délégitimer. Employés de façon systématiquement péjorative, certains mots deviennent des injures (populisme, communautarisme, par exemple). La novlangue orwellienne alimente les polémiques à la façon d’une technique d’ahurissement. On ne peut répondre à cette dérive qu’avec une exigence de rigueur.

    Alors, prenons quelques exemples. « Extrême droite » ? En quoi est-elle extrême ? En quoi est-elle de droite ?

    Il y a chez les politologues deux écoles pour traiter de l’« extrême droite ». Les uns y voient une famille « extrêmement de droite », qui se borne à radicaliser des thématiques attribuées à tort ou à raison à la droite. Les autres préfèrent l’analyser à partir de la notion d’extrémisme, ce qui ne fait guère avancer les choses car cette notion est elle-même problématique (où commence-t-elle ?). Dans le discours public actuel, l’« extrême droite » est un concept attrape-tout, dont l’usage ressortit à une simple stratégie de délégitimation. Il est évident que, dès l’instant où l’« extrême droite » peut aussi bien désigner un sataniste néonazi qu’un catholique réactionnaire, un gaulliste souverainiste et un nostalgique de Vichy, un adversaire de l’avortement et un partisan de l’eugénisme, un national-bolchevique et un contre-révolutionnaire, un monarchiste et un défenseur convulsif de la laïcité, une telle expression est vide de sens. Elle n’a aucune valeur heuristique, phénoménologique ou herméneutique. À ceux qui l’emploient, il faut seulement demander quel contenu ils lui donnent, à supposer bien sûr qu’ils soient capables de le faire. La plupart en sont incapables.

    Antifascisme sans fascistes ? Ce dernier est mort depuis 1943 avec le putsch du maréchal Badoglio. On continue pourtant à nous faire peur avec…

    Il n’existe aucune définition scientifique du fascisme qui fasse l’unanimité chez les spécialistes. En toute rigueur, le mot ne s’applique qu’au ventennio mussolinien et, par extension, aux mouvements des années 1930 qui ont cherché à l’imiter. Le nazisme, fondé sur le racisme et l’antisémitisme, qui furent étrangers au fascisme jusqu’en 1938, constitue un cas tout à fait à part. La désignation du mouvement hitlérien comme « fascisme allemand » appartient à la langue du Komintern, c’est-à-dire de Staline. Bien entendu, on ne peut parler des « idées fascistes », ni les stigmatiser, sans en avoir lu les principaux théoriciens : Giuseppe Bottai, Giovanni Gentile, Carlo Costamagna, Berto Ricci, Alfredo Rocco, Ugo Spirito, Sergio Panunzio, etc. Le fascisme associe des thématiques qui ne lui appartiennent pas en propre (et qui me sont pour la plupart totalement étrangères), mais ce qui lui appartient en propre, c’est de les avoir réunies d’une manière spécifique. Le plus important est de bien voir qu’il est lié à une époque. Indissociable de l’expérience des tranchées, caractéristique de l’ère des masses, le fascisme n’est pensable que sous l’horizon de la modernité. Né de la guerre (la Première Guerre mondiale), il est mort de la guerre (la Seconde). Son souvenir peut susciter ici ou là des nostalgies pittoresques, comme l’épopée napoléonienne ou la résistance des Chouans, mais il n’est plus d’actualité à l’époque postmoderne.

    Le « fascisme » est devenu aujourd’hui un mot passe-partout, susceptible lui aussi de désigner n’importe quoi : fascisme vert, fascisme rose, sans oublier le fascisme islamique (l’« islamo-fascisme », pour parler comme les néoconservateurs américains qui ont créé cette chimère). On a même inventé des dérivés comme « fascisant » ou « fascistoïde ». Les Allemands parlent à juste titre de Gummiwort, de « mot-caoutchouc ». Quant à l’« antifascisme », qui prête à sourire, sa principale différence avec l’antifascisme des années 1930, c’est qu’il est absolument sans danger. Se dire antifasciste à l’époque du fascisme réel, c’était prendre un risque sérieux. Aujourd’hui, c’est un excellent moyen de faire carrière en s’affichant d’emblée comme un adepte de l’idéologie dominante. Il y a quelques années, voulant protester contre des expulsions d’immigrés clandestins, des hurluberlus étaient venus manifester près de la gare de l’Est en pyjamas rayés. Ils ressemblaient moins à des déportés qu’à des zèbres.

    Tout « anti » court par ailleurs le risque de tomber dans la spécularité. Pierre-André Taguieff a bien montré comment l’antiracisme manifeste une propension certaine à « raciser » les racistes, réels ou supposés. Il en va de même de l’antifascisme, de l’anticommunisme, de l’anti-islamisme, etc. Comme le disait en substance Aristote, il n’y a de contraires que du même genre. On devrait méditer pendant quelques heures sur cette observation.

    Anticommunisme sans communistes ? Même punition, même motif… Là, le « socialo-communisme » fait frémir les lecteurs du Figaro. Mais c’est un peu le même théâtre d’ombres…

    Le fascisme est en partie né d’une réaction au bolchevisme. L’époque des communismes est comme celle des fascismes : elle est derrière nous. Le Parti communiste français est devenu un parti social-démocrate, et le « dernier pays communiste du monde », la Chine, est aujourd’hui l’un des agents les plus actifs du capitalisme mondial. On peut même se demander si ce pays a jamais été vraiment communiste et si le maoïsme n’a pas été avant tout un radical avatar du vieux despotisme asiatique. Se dire aujourd’hui fasciste ou antifasciste, communiste ou anticommuniste, c’est avancer en regardant dans le rétroviseur. C’est surtout se tromper d’époque et, de ce fait, rester aveugle aux problématiques qui s’annoncent. Les militaires ont une invincible tendance à concevoir les prochaines guerres sur le modèle de celles qu’ils ont connues. Les civils ont du mal à penser un monde où ils n’ont jamais vécu. Il n’y a pire défaut pour quiconque veut entreprendre une action sociale ou politique que de n’avoir pas conscience du moment historique qui est le sien.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 1er août 2013)

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  • Chasse aux Blanches ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Gérald Pichon, réalisé par Belle et Rebelle et consacré aux violences qui visent spécifiquement les jeunes femmes européennes dans notre pays. Gérald Pichon est l'auteur d'une enquête intitulée Sale Blanc, chronique d'une haine qui n'existe pas (IDées, 2013).

     

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  • Ernst Jünger et la Révolution conservatrice...

    Nous reproduisons ci-dessous un extrait du livre d'entretien de Dominique Venner, Le choc de l'histoire (Via Romana, 2011), cueilli sur Euro-synergie et tiré du site Orage d'acier, dans lequel il évoque Ernst Jünger et la Révolution conservatrice allemande...

     

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    Ernst Jünger et la Révolution conservatrice

    Pauline Lecomte : Vous avez publié naguère une biographie intellectuelle consacrée à Ernst Jünger, figure énigmatique et capitale du XXe siècle en Europe. Avant de se faire connaître par ses livres, dont on sait le rayonnement, cet écrivain majeur fut un très jeune et très héroïque combattant de la Grande Guerre, puis une figure importante de la "révolution conservatrice". Comment avez-vous découvert l’œuvre d'Ernst Jünger ?

    Dominique Venner : C'est une longue histoire. Voici longtemps, quand j'écrivais la première version de mon livre Baltikum, consacré à l'aventure des corps-francs allemands, pour moi les braises de l'époque précédente étaient encore chaudes. Les passions nées de la guerre d'Algérie, les années dangereuses et les rêves fous, tout cela bougeait encore. En ce temps-là, un autre écrivain allemand parlait à mon imagination mieux que Jünger. C'était Ernst von Salomon. Il me semblait une sorte de frère aîné. Traqué par la police, j'avais lu ses Réprouvés tout en imaginant des projets téméraires. Ce fut une révélation. Ce qu'exprimait ce livre de révolte et de fureur, je le vivais : les armes, les espérances, les complots ratés, la prison... Ersnt Jünger n'avait pas connu de telles aventures. Jeune officier héroïque de la Grande Guerre, quatorze fois blessé, grande figure intellectuelle de la "révolution conservatrice", assez vite opposé à Hitler, il avait adopté ensuite une posture contemplative. Il ne fut jamais un rebelle à la façon d'Ernst von Salomon. Il a lui-même reconnu dans son Journal, qu'il n'avait aucune disposition pour un tel rôle, ajoutant très lucidement que le soldat le plus courageux - il parlait de lui - tremble dans sa culotte quand il sort des règles établies, faisant le plus souvent un piètre révolutionnaire. Le courage militaire, légitimé et honoré par la société, n'a rien de commun avec le courage politique d'un opposant radical. Celui-ci doit s'armer moralement contre la réprobation générale, trouver en lui seul ses propres justifications, supporter d'un cœur ferme les pires avanies, la répression, l'isolement. Tout cela je l'avais connu à mon heure. Cette expérience, assortie du spectacle de grandes infamies, a contribué à ma formation d'historien. A l'époque, j'avais pourtant commencé de lire certains livres de Jünger, attiré par la beauté de leur style métallique et phosphorescent. Par la suite, à mesure que je m'écartais des aventures politiques, je me suis éloigné d'Ernst von Salomon, me rapprochant de Jünger. Il répondait mieux à mes nouvelles attentes. J'ai donc entrepris de le lire attentivement, et j'ai commencé de correspondre avec lui. Cette correspondance n'a plus cessé jusqu'à sa mort.

    P. L. : Vous avez montré qu'Ernst Jünger fut l'une des figures principales du courant d'idées de la "révolution conservatrice". Existe-t-il des affinités entre celle-ci et les "non conformistes français des années trente" ?

    D. V. : En France, on connaît mal les idées pourtant extraordinairement riches de la Konservative Revolution (KR), mouvement politique et intellectuel qui connut sa plus grande intensité entre les années vingt et trente, avant d'être éliminé par l'arrivée Hitler au pouvoir en 1933. Ernst Jünger en fut la figure majeure dans la période la plus problématique, face au nazisme. Autour du couple nationalisme et socialisme, une formule qui n'est pas de Jünger résume assez bien l'esprit de la KR allemande : "Le nationalisme sera vécu comme un devoir altruiste envers le Reich, et le socialisme comme un devoir altruiste envers le peuple tout entier".
     
         Pour répondre à votre question des différences avec la pensée française des "non conformistes", il faut d'abord se souvenir que les deux nations ont hérité d'histoires politiques et culturelles très différentes. L'une était sortie victorieuse de la Grande Guerre, au moins en apparence, alors que l'autre avait été vaincue. Pourtant, quand on compare les écrits du jeune Jünger et ceux de Drieu la Rochelle à la même époque, on a le sentiment que le premier est le vainqueur, tandis que le second est le vaincu.
     
         On ne peut pas résumer des courants d'idées en trois mots. Pourtant, il est assez frappant qu'en France, dans les différentes formes de personnalisme, domine généralement le "je", alors qu'en Allemagne on pense toujours par rapport au "nous". La France est d'abord politique, alors que l'Allemagne est plus souvent philosophique, avec une prescience forte du destin, notion métaphysique, qui échappe aux causalités rationnelles. Dans son essais sur Rivarol, Jünger a comparé la clarté de l'esprit français et la profondeur de l'esprit allemand. Un mot du philosophe Hamman, dit-il, "Les vérités sont des métaux qui croissent sous terre", Rivarol n'aurait pas pu le dire. "Il lui manquait pour cela la force aveugle, séminale."

    P. L. : Pouvez-vous préciser ce qu'était la Weltanschauung du jeune Jünger ?

    D. V. : Il suffit de se reporter à son essai Le Travailleur, dont le titre était d'ailleurs mal choisi. Les premières pages dressent l'un des plus violents réquisitoires jamais dirigés contre la démocratie bourgeoise, dont l'Allemagne, selon Jünger, avait été préservée : "La domination du tiers-état n'a jamais pu toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d'une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d'un siècle d'histoire allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois". Ce n'était déjà pas mal, mais attendez la suite, et admirez l'art de l'écrivain : "Non, l'Allemand n'était pas un bon bourgeois, et c'est quand il était le plus fort qu'il l'était le moins. Dans tous les endroits où l'on a pensé avec le plus de profondeur et d'audace, senti avec le plus de vivacité, combattu avec le plus d'acharnement, il est impossible de méconnaître la révolte contre les valeurs que la grande déclaration d'indépendance de la raison a hissées sur le pavois." Difficile de lui donner tort. Nulle part sinon en Allemagne, déjà avec Herder, ou en Angleterre avec Burke, la critique du rationalisme français n'a été aussi forte. Avec un langage bien à lui, Jünger insiste sur ce qui a préservé sa patrie : "Ce pays n'a pas l'usage d'un concept de la liberté qui, telle une mesure fixée une fois pour toutes est privée de contenu". Autrement dit, il refuse de voir dans la liberté une idée métaphysique. Jünger ne croit pas à la liberté en soi, mais à la liberté comme fonction, par exemple la liberté d'une force : "Notre liberté se manifeste avec le maximum de puissance partout où elle est portée par la conscience d'avoir été attribuée en fief." Cette idée de la liberté active "attribuée en fief", les Français, dans un passé révolu, la partagèrent avec leurs cousins d'outre-Rhin. Mais leur histoire nationale évolué d'une telle façon que furent déracinées les anciennes libertés féodales, les anciennes libertés de la noblesse, ainsi que Tocqueville, Taine, Renan et nombre d'historiens après eux l'ont montré. A lire Jünger on comprend qu'à ses yeux, à l'époque où il écrit, c'est en Allemagne et en Allemagne seulement que les conditions idéales étaient réunies pour couper le "vieux cordon ombilical" du monde bourgeois. Il radicalise les thèmes dominants de la KR, opposant la paix pétrifiée du monde bourgeois à la lutte éternelle, comprise comme "expérience intérieure". C'est sa vision de l'année 1932. Avec sa sensibilité aux changements d'époque, Jünger s'en détournera ensuite pour un temps, un temps seulement. Durant la période où un fossé d'hostilité mutuelle avec Hitler et son parti ne cessait de se creuser.

    Dominique Venner, Le choc de l'histoire (Via Romana, 2011)
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  • Un dandy de grand chemin...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le journaliste François Bousquet, cueilli sur le site de la revue Rébellion et consacré à Jean-Edern Hallier, écrivain et fondateur de l'hebdomadaire dissident L'Idiot international...

     

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    Jean-Edern Hallier. Un dandy de grand chemin

    Rébellion/ Comment avez-vous croisé le chemin de Jean-Edern Hallier ?

    Par L’Idiot international, à la fin des années 80. Après un parcours scolaire un peu chaotique, j’entamais des études de lettres. J’ai alors lu à peu près tous ses livres, avec passion, sans recul. C’est peu dire que je suis tombé amoureux de lui. Il est devenu mon dieu, lui et son journal. A cet âge-là, on n’admire pas à moitié, quitte à se fourvoyer. La phrase étrange de Hegel sur la prière du matin (en quoi consisterait, selon le philosophe, la lecture du journal) s’éclaircissait enfin : on attendait L’Idiot religieusement, qu’on dévorait en commençant par l’édito de Jean-Edern, sans oublier le papier de Limonov. Comme il avait besoin d’être admiré, il laissait son numéro de téléphone à tout le monde. Je n’ai donc eu aucune peine à l’obtenir. Quand j’allais le voir, il me faisait l’impression d’être immense. Il devait mesurer six ou sept mètres, au moins. Il se laissait admirer comme un astre. Ma relation à lui était celle d’un spectateur médusé. Ce n’était pas un maître, il ne dispensait aucun enseignement. Il vivait en perpétuelle insécurité narcissique, entouré d’une nuée de jeunes gens émerveillés par sa folie et son abandon à la parole et à l’admiration des autres. On mangeait à sa table, avec Alexis Philonenko. On se croyait plongé dans Le Banquet de Platon, en compagnie d’Aristophane et de Socrate. A vingt-cinq ans, j’ai eu la chance de travailler pour lui. Avec quelques autres, on lisait les ouvrages qu’il jetait ensuite d’un geste négligé, comme un empereur romain condamnant à mort des gladiateurs, dans ses émissions de Paris-Première, suivant en cela la sagesse de Montesquieu, qui recommande d’abréger au plus vite ce que l’auteur s’est tué à allonger.

    R/ Auteur prolifique et médiatique, que reste-t-il de son oeuvre proprement littéraire ? Le pamphlétaire qu'il fut n'a-t-il pas tué l'écrivain ?

    On a quelques écrivains, de Saint-Simon à Léon Daudet, d’Agrippa d’Aubigné à Léon Bloy, qui furent d’abord de grands pamphlétaires, sans que l’on songe à voir en eux des écrivains de seconde zone. Jean-Edern aurait très bien pu s’inscrire dans cette famille, mais il fut plus libelliste que polémiste, oubliant qu’il était d’abord un écrivain. Cet oubli, c’est peut-être quelque chose de l’ordre de l’acte manqué. Peut-être sentait-il inconsciemment qu’il n’était pas à la hauteur de cette assignation au génie et s’en est tenu à la promotion tonitruante de livres bâclés ou plagiés. D’une certaine façon, c’était une contrefaçon, affectée par défaut aux métiers du livre, et non pas des armes, le premier choix de son père, général d’armée. Pour tout dire, je crois qu’il ne croyait plus dans la littérature pour en poursuivre l’histoire. Pour autant, il ne se voyait pas renoncer à sa puissance symbolique, ni à son prestige. Plus que la littérature en soi, il a adoré la littérature comme mythologie, dont les racines remontent à la Révolution romantique, l’âge du Sacre de l’écrivain, pour parler comme Paul Bénichou, mais c’était chez lui un sacre de dérision, puisqu’il allait le chercher à la télévision, dans les émissions de Patrick Sabatier. Comment le lui reprocher ? En réalité, quand on parle de Jean-Edern, il faut oublier « le grand écrivain », titre de l’un de ses premiers livres. Grand, il l’a été et de toutes les manières possibles, mais écrivain sûrement pas. Si du reste il l’avait été, parlerait-on encore de lui aujourd’hui ? Sa survie posthume vient de ce qu’il a su renouer avec une tradition tombée dans l’oubli, la comédie italienne, les valets de Molière, à commencer par Scapin bastonnant l’avare, le carnavalesque médiéval avec sa cour des miracles, ses gargouilles, ses bossus. Le miracle, c’est qu’une société aussi normative et hygiénique que la nôtre ait laissé passer un personnage comme lui. C’était à lui tout seul les Pieds Nickelés qui voulaient entrer à l’Académie en Vespa. Tout était comique, rien n’était tragique. Pourquoi était-il réduit à la condition des bouffons, et pas à celle des rois ? Parce qu’il était boiteux, borgne, estropié, au même titre que les nains de cour qui fournissaient, jadis, les contingents de bouffons pour donner la réplique aux princes. Mais Jean-Edern était un bouffon royal. Mieux vaut être un bouffon royal qu’un monarque ridicule.

    R/ Hallier fut proche d'une figure majeure de la littérature française des années 1970, Dominique de Roux. Comment se fit la rencontre des deux auteurs? Partageaient-ils une vision commune ?

    Dans sa réécriture du passé, Jean-Edern s’est toujours présenté comme un compagnon de Dominique de Roux, co-fondateur des Cahiers de l’Herne. Mort en 1977, De Roux ne pouvait plus démentir. En réalité, il ne l’a jamais ménagé. Dans « Jean-Edern Hallier, un coq en pâte », repris dans Ouverture de la chasse, il dresse de lui un portrait dévastateur. Après leur voyage à Haïti, il a même menacé Jean-Edern de publier l’ode en alexandrins que ce dernier avait écrite à la gloire tropicale de Duvalier père. L’ode a disparu dans le naufrage haïtien, reste qu’au temps des Tontons macoutes, on appelait Jean-Edern « Jean-Bébert Duvalier ». Il en ira de même avec Régis Debray et Jean-René Huguenin, pourtant présenté par Jean-Edern comme son « jumeau stellaire. Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, dit Hegel. Le problème avec Jean-Edern, c’est que le grand homme et le valet de chambre ne forment qu’un seul et même personnage. Ni de Roux ni Huguenin ne l’ont vu venir, ce classique de la comédie. Sûrement faut-il comme nous contempler la scène du balcon pour apprécier la convention théâtrale. Jean-Edern a tué tous ses rivaux, puis il les a ressuscités en démiurge mystificateur. Caïn tue toujours Abel, puis il écrit la Bible, ou la réécrit, en se donnant le beau rôle.

    R/ Venu d'un milieu conservateur, Hallier est fasciné par l'énergie de la vague contestatrice de Mai 1968. La première version de l'Idiot International est d'ailleurs fortement influencé par le « gauchisme » de l'époque ( particulièrement par les « maos »). Cette période est-elle la clé de sa prise de conscience politique ?

    Jean-Paul Dollé, Roland Castro, Jean-Pierre Barou, qui ont été d’une façon ou d’une autre associés au premier Idiot, n’ont jamais pris au sérieux le « gauchisme » de Jean-Edern. Ils voyaient en lui un fils de général, dont le père avait été au Deuxième bureau, le service de renseignements de l’armée, et qui avait traversé la « révolution » du mois de mai au volant de sa Ferrari. Mais c’était déjà un bon patron de presse, malheureusement fâché avec la comptabilité. On appelait L’Idiot le « Paris Match gauchiste ». Peu de choses, cependant, le distinguaient parmi l’offre pléthorique de titres qui ont vu le jour en 1968 et qui couvraient un spectre allant des « Mao-spontex » à la Gauche prolétarienne. Ce n’est qu’en 1989, l’année où Jean-Edern a relancé L’Idiot, que son titre est réellement devenu incontournable. Quant à savoir si Mai 68 a forgé la conscience politique de son directeur, je ne le crois pas. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il ait jamais eu de conscience politique, lui qui n’avait qu’une perception esthétique du monde, laquelle lui ouvrait la voie aux extrêmes. Dans les extrêmes, il ne regardait pas la doctrine, mais le degré de combustibilité. La politique était pour lui un jeu de balançoire, il allait d’une croyance à l’autre : « Jours pairs, nous sommes de gauche, jours impairs, nous sommes de droite », disait-il. Il était séduit par A.O. Barnabooth, le personnage de Valery Larbaud, qui demande à son chauffeur de faire rouler l’Hispano-Suiza tout près du caniveau pour éclabousser les pauvres. En même temps, il reprenait à son compte le « Silence aux pauvres ! » de Lamennais.

    R/ Roland Dumas rapporte avoir entendu F. Mitterrand dire au sujet de Jean Edern Hallier : « Ce sont des individus qui ne méritent qu’une balle dans la tête. » Comment expliquer une haine aussi tenace entre les deux personnages? Un amour déçu?

    Il fallait à Jean-Edern un alter ego à sa mesure, au moins présidentiel, qui puisse le rehausser. François Mitterrand et lui, ce devait être la rencontre de deux exceptions, le prince et son poète, mais comme toujours avec les clowns, le vaudeville allait suivre de près la grande histoire. Ce que Jean-Edern admirait chez Mitterrand, c’était l’aventurier, l’homme de l’attentat de l’Observatoire (il s’en souviendra d’ailleurs lors de son propre enlèvement en 1982). Quant à Mitterrand, il a dû, du moins au départ, se retrouver dans cette autre « jeunesse française » de droite. Ils se donnèrent ainsi du grand homme et du grand écrivain. Mais la comédie de l’amour prit fin, comme il se devait, le 10 mai 1981, quand Jean-Edern comprit que l’Elysée lui refuserait le grand emploi après lequel il courait depuis la cour d’école. Le « mercenaire idéologique », c’est son expression, se retournant alors contre son commanditaire. A partir de là, et pendant plus de dix ans, Jean-Edern va transformer une querelle personnelle et une créance discutable en une extraordinaire figure de style du scandale et toucher à la grâce pure de la provocation. On n’a jamais vu ça et je crois bien qu’on ne le reverra plus jamais. Si un battement d’ailes de papillon peut déclencher un cyclone, une petite offense chez Jean-Edern pouvait provoquer un cataclysme. De Mazarine à la Francisque, il va ainsi tout déballer. Mitterrand ne saura pas quoi faire pour endiguer ce torrent. Ne disposant d’aucun outil constitutionnel, il va massivement recourir à l’anticonstitutionnel : police parallèle, intimidations, écoutes téléphoniques à grande échelle. Quant à L’Idiot international, à défaut de pouvoir le faire interdire, il sera légalement mis à mort par les juges, le journal cumulant les records tant de saisies que de condamnations. Moralité : rien de plus dangereux qu’un kamikaze, car Jean-Edern était bien disposé à exploser lui-même pour tout faire exploser. Naturellement, à chaque épisode, il sautait avec sa bombe comme le Coyote dans les cartoons et il recommençait la semaine suivante avec la même énergie. Mais voilà, il disait la vérité et il la disait comme les enfants, dans un élan de franchise et de méchanceté.

    R/ L'aventure de l'Idiot International est devenue pour certains une épopée fantastique. Quelle fut l'originalité profonde de ce journal et son impact sur une génération ? Hallier arrivait-il à gérer cette explosion ?

    L’Idiot international est le miracle que Jean-Edern a arraché à notre époque. Plus il réunissait de talents, plus il était en mesure de lui tenir tête. C’est lui et lui seul qui a permis la liberté absolue, donc dangereuse, donc mortelle, de son journal. On n’en revenait pas que ça puisse paraître. C’est comme si toutes les commissions de censure, les pesanteurs de plomb, les tabous et les polices de la pensée avaient été, pour un temps, intimidées par la puissance de feu et l’aptitude au combat de plume de la petite armée que Jean-Edern avait levée et faisait défiler dans ses colonnes en toute liberté. Par nature, il n’interdisait rien : il aimait trop les jeux de défi et les comportements à risque. Avec lui, on tirait toujours à vue. Il faut dire que L’Idiot était une position de tir exceptionnelle. Quant aux « snippers » que Jean-Edern avait réunis autour de lui, c’était une coalition hétéroclite de réfractaires, de hooligans, de dandys et d’académiciens, lui-même en chef de rédaction éborgné et génial, dont l’autorité reposait sur la prééminence de la folie. On se doute qu’avec cela, L’Idiot n’était pas fédératif sur un programme d’idées, c’était impossible, le regroupement opérait au contraire sur des antagonismes et des incompatibilités raccordés on ne sait trop comment à un évangile commun de la violence et du style. C’était un mélange de pitreries et de pirateries. Les pitreries étaient inévitables et parfaitement nécessaires. D’abord, elles relevaient de la nature de l’entreprise. Sans elles, ensuite, il aurait été beaucoup plus périlleux de se livrer de front à des actes de piraterie.

    R/ La violence des attaques de l'écrivain est restée dans les mémoires et dans les annales des tribunaux, sur quoi reposait son talent de polémiste ?

    De 1989 à 1994, il a affolé les statistiques judiciaires. Ayant de la nitroglycérine dans le sang, il réglait ses conflits à la dynamite. Dans ces conditions, ça finissait toujours par une convocation dans le bureau du juge, même si l’explication de texte était fournie chez Bernard Pivot. Il attaquait les gens au physique, à la verrue, au cancer de la prostate, s’asseyant royalement sur l’article 9 du Code civil, qui garantit le secret de la vie privée, en martelant la phrase de Mendès-France : « Pas de vie privée pour les hommes publics, pas de vie publique pour les hommes privés ». Il était tout désigné pour se livrer aux révélations les plus scabreuses, la confusion du privé et du public se trouvant d’abord, et à un degré inconnu avant lui, dans sa propre vie. C’était un paparazzi dans l’âme, un égoutier de génie et une concierge célinienne. « Il faut toujours publier l’impubliable », tel était son credo de directeur de journal. L’impubliable paraissait hebdomadairement, les procès le mensualiseront, avant que les huissiers viennent placer les scellés et nous laissent, en 1994, orphelins du plus grand journal français de l’après-guerre. 

    R/ Y a-t-il une part importante de mise en scène dans la personnalité d'Hallier ? Vous évoquez d'ailleurs son narcissisme dans votre biographie de l'auteur.

    Il avait le génie de la promotion et de l’autopromotion. Il visait toujours à la plus forte Unité de bruit médiatique, s’agitant sans arrêt pour passer au « Vingt Heures » ou du moins figurer en bonne place dans le journal, sous n’importe quelle rubrique, dans la page économie, people ou faits-divers. La France entière devait le voir. C’était vital pour lui. Quand il a été animateur, le problème s’est résolu de lui-même : il est entré dans la boîte. Quoique inactuel, c’est un héros de notre temps. Il est très difficile de survivre à l’incinération télévisuelle. La société du spectacle fait une consommation effrénée de héros provisoires, d’histrions jetables et autres chanteurs d’un soir. Jean-Edern a malgré tout survécu à sa disparition médiatique. L’historien des trente dernières années du XXe siècle sera surpris de retrouver son nom partout, en politique, en littérature, à la télévision, au tribunal. Moteur hybride, il fonctionnait à n’importe quoi, pourvu que ça le conduise à la seule Terre promise qui compte : la télévision. Premier Prix au Concours Lépine de l’entrisme télévisuel… et du sortisme, parce qu’on le chassait au moins aussi souvent qu’on le recevait. Il avait même le projet de faire le Paris-Dakar avec le capitaine Barril. Quel attelage ! Manquait un dromadaire. Comment ne pas tomber amoureux d’un pareil personnage ! C’est peut-être l’équation secrète du quichottisme. Je n’ai jamais cessé d’être époustouflé par ses audaces, ses échecs, sa folie. Il avait repris à son compte la devise de Mick Jagger : Too much is never enough. On ne compte plus les colis piégés qu’il a envoyés à des confrères, à Jean Daniel, à Jean-François Revel, qui n’ont pas explosé. Parfois, ça explosait. En 1975, il a commandité un attentat au cocktail Molotov contre l’appartement de Françoise Mallet-Joris, alors vice-présidente du Prix Goncourt, prix avec lequel il était fâché. En 1982, il a fait plastiquer, pour des questions de rivalité infantile, l’appartement de Régis Debray, rue de Seine. La moitié de l’immeuble a sauté. Il n’y a eu, pour seule victime, qu’un malheureux chien. La même année, il s’est lui-même enlevé pendant une semaine avant de prévenir l’AFP qu’on le relâchait.

    R/ De 1989 à 1994, cette publication fut un carrefour pour des talents venus d'horizons très différents, au point de faire naître le fantasme d'une « conspiration rouge-brune » en son sein. Pouvez-vous revenir sur cette affaire qui laissa des traces tenaces ?

    Même international, le journal de Jean-Edern restait dans un univers à la fois national et révolutionnaire. Il était rouge et brun, blanc et noir, bleu-blanc-rouge, avec un keffieh pendant la Première guerre du Golfe. Jean-Edern dînait aussi bien avec Henri Krasucki que Jean-Marie Le Pen, Fidel Castro que Papa Doc. Rien ne résume mieux la ligne de ce qu’était alors son journal que l’article qu’Alain de Benoist y signa en 1991. Il était intitulé « Barrès et Jaurès ». Tous ceux qui aspiraient à ce que le clivage droite-gauche disparaisse pouvaient s’y reconnaître. C’est dans cet esprit que Marc Cohen, le rédacteur en chef du journal, qui était à l’époque membre du PC, a commandé deux ans plus tard, en 1993, un papier à Jean-Paul Cruse sur la situation politique intérieure. En est sorti « Vers un Front national », article-manifeste. Il s’agissait du Front national lancé par les communistes sous l’Occupation, censé agrégé autour de lui le « non », de droite comme de gauche, à Maastricht. Pour tout dire, si le PC ne s’était pas trouvé en pleine crise de succession, le papier de Cruse n’aurait sûrement pas occasionné autant de vagues, en tout cas pas déclenché la tempête qu’il a soulevé. Didier dénonce, alias Didier Daeninckx, se serait contenté de brandir la menace d’un nouveau pacte germano-soviétique, ce qu’il a fait, mais sa campagne de presse n’aurait pas rencontré l’écho qu’elle a suscité en 1993. C’est qu’alors, la succession de Georges Marchais était ouverte. Place du colonel Fabien, deux fractions s’opposaient : la ligne dure, à la fois patriotique et populiste, incarnée par Pierre Zarka, alors numéro deux du PCF, et les socio-démocrates qui ne rêvaient que de normalisation et d’accords électoraux avec le PS, et trouveront en Robert Hue leur parfait représentant. Zarka, Cruse et Cohen avaient vingt ans d’avance sur Mélenchon et Montebourg, jusqu’à l’anti-lepénisme, parce que Cruse n’y allait pas avec le dos de la cuillère contre Le Pen. Plus profondément, ce pseudo « complot rouge-brun » illustre à merveille la nouvelle grande peur des bien-pensants, selon les mots de Bernanos, face à un phénomène alors embryonnaire, mais déjà menaçant pour le système, qui s’est cristallisé autour du référendum sur Maastricht : l’alliance à front renversé des gaullistes et des communistes, des souverainistes de droite et de gauche, et plus largement de tous les opposants au système. C’est ce type de rapprochement, par-delà les appartenances partisanes, que l’on a voulu rendre impossible.

    R/ Jean Edern Hallier et Alain De Benoist entretenaient des échanges réguliers depuis les années 1970. Hallier fut-il influencé par les idées du GRECE ? 

    Les deux se sont beaucoup côtoyés à l’époque du Figaro Magazine et de la grande polémique, déjà, contre la Nouvelle Droite, en 1979. C’est Jean-Edern qui a d’ailleurs publié Les idées à l’endroit cette année-là. Il a demandé à Alain de Benoist de collaborer à L’Idiot quand ce dernier a pris position contre la Première guerre du Golfe. Mais Jean-Edern n’avait pas la tête philosophique. C’était un maelström de références empruntées ici ou là, dont la ND, mais ça ne fait pas une influence. 

    R/ Sa mort accidentelle le 12 janvier 1997, laisse planer un mystère sur les circonstances de sa disparition. Que pensez-vous des thèses conspirationnistes sur son décès ?

    Il y a des thèses qui ne devraient jamais quitter leur rang d’hypothèses. Jean-Edern est mort d’un arrêt cardiaque, usé qu’il était d’excès tabagiques et alcooliques. Il a eu un cancer, fait des infarctus, des gardes à vue et même une parodie de funérailles nationales au Panthéon avec la complicité de Léon Zitrone. L’idée, farfelue, d’un « contrat » lancé contre lui a été relayée par la partie folklorique de son entourage, autant de cryptomanes et de conspirationnistes éminemment sympathiques, mais qui s’enflamment à tout bout de champ et font ressurgir, au moindre indice, le secret de l’Atlantide englouti. C’est difficile de les suivre. Si on avait dû tuer Jean-Edern, on l’aurait fait plus tôt.

    François Bousquet (Rébellion n°53, juillet 2012)

    Bibliographie :

    François Bousquet : Jean-Edern Hallier ou Le narcissique parfait, Paris, Albin Michel, 2005.

    L'Idiot International : Une anthologie (direction d'un ouvrage collectif), Paris, Albin Michel, 2005.

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