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Entretiens - Page 214

  • "Il n'y a de pensée que lorsqu'il y a risque"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le sociologue Michel Maffesoli à l'occasion de la sortie de son livre Homo eroticus aux éditions du CNRS, cueilli sur le site de l'Express. Un penseur, qui, s'il est parfois contestable ou irritant, n'en reste pas moins toujours stimulant...

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    "Il n'y a de pensée que lorsqu'il y a risque"

    Vous venez, du côté de votre père, d'une lignée de libertaires italiens ; votre mère comptait de nombreux Cévenols dans sa famille. Est-ce de cette filiation plutôt épicée que vous vient votre goût de la provocation ?

    Je l'ignore. Ce qui est certain, c'est que je n'aime pas penser droit. Dès 1982, lorsque j'ai fondé à la Sorbonne le Centre d'études sur l'actuel et le quotidien, j'ai choisi des sujets qui contrevenaient au politiquement correct. Ce pouvait être le Minitel rose, le poids et la fonction de l'image, la cuisine... A l'époque, la sociologie s'occupait des institutions, de l'établi, comme la politique ou la famille. Mon pari à moi consistait à dire que la vraie vie se trouve dans le quotidien, dans ce que l'on considère comme sans importance, dans le "banal". On l'a oublié, mais le jour du four banal, dans de nombreux villages, était celui du pain commun. Puis on a appelé banal ce qui n'est rien du tout. Je pense au contraire que c'est grâce à cette banalité que croît la société. 

    Vous brocardez le "conformisme intellectuel" de l'époque. De quel conformisme parlez-vous ?

    De celui qui nous empêche de penser la postmodernité. Nous avons une frousse terrible du mot lui-même, alors que c'est pourtant bien lui qui définit la période actuelle. La France a inventé la modernité à partir du XVIIe siècle, avec le cartésianisme et la philosophie des Lumières. Sans doute est-ce pour cela qu'elle éprouve une énorme difficulté à aborder le changement de paradigme en jeu aujourd'hui. Nous ne voulons pas voir que les valeurs modernes - raison, progrès, travail - ne constituent plus une matrice féconde. Alors, on parle de "modernité seconde", de "modernité tardive", de "modernité avancée". Prenez la crise : selon moi, elle est bien plus qu'une crise financière. Elle est crise au sens étymologique de "crible". Nous sommes en train de vivre le passage au tamis des valeurs de la modernité. 

    Est-ce par non-conformisme que vous avez dirigé en 2001 la thèse d'Elizabeth Teissier, qualifiée de "non-thèse" par les membres du jury qui l'ont examinée?

    Cela fait dix ans que cette histoire me poursuit ! [Il sourit]. En trente ans d'enseignement à la Sorbonne, j'ai fait passer 170 thèses, dont trois sur l'astrologie. Je suis, en ce domaine comme en beaucoup d'autres, un mécréant absolu. Ma règle en sociologie est la suivante : un fait, s'il est social, devient un fait sociologique. Il est là, on le traite. 50 % des Français consultent leur horoscope, et il ne me paraît pas infamant qu'une personne directement impliquée dans le sujet en question en parle. Le tout est de savoir comment elle doit en parler. A l'encontre de l'idée dominante en France - traiter les faits sociaux comme des choses -, je pense qu'il est possible d'intégrer la subjectivité. D'ailleurs, personne ne connaît le titre de cette fameuse thèse : "Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes". Autrement dit, il s'agissait d'analyser comment les médias se comportaient par rapport à l'astrologie, et non de faire l'apologie de celle-ci. 

    Vous vous êtes également fait remarquer, l'an dernier, avec votre livre Sarkologies, où vous présentiez Nicolas Sarkozy comme un président "postmoderne", en phase avec le peuple et son époque. C'est pourtant François Hollande qui a été élu !

    A quelques centaines de milliers de voix près, je vous le rappelle. Sarkozy, pour qui je n'ai pas d'appétences politiques, a un côté "enfant qui ne grandit jamais", un côté mafieux, qui sont en effet pour moi l'un des reflets de la postmodernité. La modernité, c'est l'adulte sérieux ; la postmodernité, c'est Dionysos, l'enfant éternel et créatif, qui s'appuie sur sa famille, ses proches, s'ajuste au coup par coup. L'élection de François Hollande montre que la France n'est malheureusement pas en phase avec l'esprit du temps. Je reviens à ce que je disais : notre pays a peur de la postmodernité. Il vit un processus de rétraction. Nous sommes retournés aux grandes valeurs du XIXe siècle : l'Etat providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie. 

    Hollande incarnerait le cocon protecteur ?

    L'enfant éternel trafique parce qu'il n'y a plus de solution globale, juste des pistes à explorer sur le moment. Il est dans la "combinazione" permanente, ce qui est le propre du tragique contemporain - au sens étymologique de tragos, la trachée-artère, ce qui est rugueux par rapport à la veine. Le sale gosse Sarko "tchatchait", il réagissait à tout, à tel meurtre, tel incendie, en disant : "On va régler ça." Mais il ne pouvait que colmater puisqu'il n'y a pas de solution. Le Parti socialiste, lui, est un parti "dramatique" : il considère qu'il y a une solution morale pour la société dans son ensemble, qu'une issue est possible. La France, avec Hollande, a voté la normalité. Alors oui, nous trouverons une solution : un pays de fonctionnaires avec, à la clef, la production de normes. La "normopathie" est en marche ! Seulement, notre pays risque de passer à côté de l'évolution du monde actuel, qui exige de l'audace, des prises de risques. Même si je pense que nous serons, par la force des choses, contraints de revenir à une conception non sécurisante de l'existence, en laissant par exemple une flexibilité dans le travail. L'un de mes étudiants a réalisé une étude sur les jeunes, qui préfèrent les CDD aux CDI. Pourquoi ? Parce qu'ils savent que même les CDI peuvent s'arrêter, et parce qu'ils préfèrent conserver leur liberté. Nous avons devant nous une population franchouillarde de vieux cacochymes, qui ne mesure pas la vitalité et l'intensité juvénile de la société actuelle. 

    En quoi l'époque serait-elle vitaliste ?

    Regardez dans quelle ambiance émotionnelle nous baignons - musicale, sportive, culturelle, religieuse, etc. Les affects sont omniprésents, et même dans des domaines d'où ils avaient été exclus : la politique, l'économie. Il suffit de voir les meetings actuels avec musique et cotillons ! La vie sociale est remplie de rumeurs, de buzz, d'irruptions des humeurs. On voit émerger de nouvelles formes de solidarité et de générosité - il s'agit là de deux liens essentiels, car ce sont eux qui font société. Le couch surfing ou la colocation, par exemple : les études montrent que leurs adeptes éprouvent le désir d'être ensemble pour être ensemble et pas seulement pour des raisons économiques. La vieille lune de l'hospitalité revient aujourd'hui, renouvelée grâce aux technologies. 

    Certains de ces mouvements restent encore assez confidentiels...

    Ce qui n'est pour le moment réductible qu'à une classe de jeunes tend à se répandre dans l'ensemble du corps social par un processus de contamination. Au XIXe, le jeune qui arrivait sur le marché du travail n'avait d'autre choix que de s'habiller comme le bourgeois, en costume trois pièces. Aujourd'hui, le vêtement de l'enfant éternel, c'est le jean, et le bourgeois se met au denim. On veut rester jeune, parler jeune. On voit désormais des colocations intergénérations ou des colocations entre vieux. 

    Réjouissons-nous, alors : la société serait beaucoup moins individualiste qu'on ne le pense ?

    Parler d'individualisme contemporain est une ineptie propagée par les journalistes, les hommes politiques et certains universitaires. Il suffit de sortir, d'allumer son portable, pour se rendre compte que nous sommes toujours "en relation avec", qu'il y a toujours autour de nous une communauté, et que les émotions font le lien. Au "cogito ergo sum, in arcem meum" de Descartes - "je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit" - qui fonde l'individualisme moderne a succédé le "je m'éclate avec". Les gens se structurent en tribus, autour d'un goût partagé - sexuel, musical, religieux, sportif, etc. -, dans une volonté de vivre le présent plutôt que de se projeter. C'est pour cela que la res publica est devenue une mosaïque, et que nous devons en faire l'apprentissage, même si celui-ci est douloureux. Par un processus de balancier, l'individu a été remplacé par la personne. L'individu est un ; la personne est plurielle. Chacun de nous est plusieurs choses, en fonction des circonstances, de l'âge, etc. Aujourd'hui, je n'existe que par et sous le regard de l'autre. Dans la modernité, on se créait par soi-même, on cherchait à être sa propre loi, à être autonome, selon l'idéal rousseauiste. Voyez la mode : en fonction de la tribu à laquelle j'appartiens, je vais m'habiller, parler, me cultiver de telle ou telle manière. Ces lois de l'imitation se sont exprimées à la fin du XIXe, mais elles n'étaient pas contemporaines par rapport à leur temps. 

    De quand datez-vous la naissance de ce phénomène ?

    Des années 1950, avec l'apparition du design, qui a esthétisé le quotidien. Est venue ensuite, dans les années 1960, l'effervescence des grands rassemblements. A partir de l'an 2000, ce qui s'était un peu perdu dans les sables a commencé à renaître. Regardez l'essor des communications horizontales grâce à Internet. Face à ce bouillonnement, notre intelligentsia reste décalée, alors que le grand public, lui, sent bien qu'il a envie d'"être avec", je dirais même de "coller" à l'autre, beaucoup plus que d'être autonome ! Il colle aux autres sur la plage, dans les concerts de musique, les apéritifs festifs, etc. 

    Ce que vous décrivez ressemble à l'ère prémoderne, médiévale, les technologies en plus.

    Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, mais, à un certain moment, tel phénomène prend plus ou moins d'importance. Je pense que l'histoire de l'humanité obéit à une logique cyclique. C'est mon côté nietzschéen. Mais je suis aussi du peuple - notre entretien est parti de là. Si je dois quelque chose à mes origines populaires, c'est bien l'idée de la relativité du progrès.  

    "La réalité mesurable, quantifiable et statistiquement délimitée : voilà quel est l'alpha et l'oméga de l'idéologie positiviste qui a contaminé l'université", écrivez-vous dans votre dernier ouvrage. Tout de même : la réalité chiffrée reste encore un bon moyen de ne pas dire n'importe quoi !

    Je n'en suis pas du tout sûr. Le chiffre est la religion moderne. Il nous sécurise. Ce n'est pas dire n'importe quoi que de mettre l'accent sur le qualitatif, pour voir ce qui meut en profondeur une manière d'être soi et avec l'autre, tout en veillant à ne pas laisser trop de place au subjectif. Les entretiens non directifs que nous pratiquons dans mon Centre, et qui m'avaient valu des critiques dans les années 1980, sont désormais fréquemment utilisés en sociologie ! 

    On vous accuse d'être un sociologue de droite, bien servi par le pouvoir précédent.

    Ça m'est complètement égal. Je pense, c'est vrai, que l'époque se prête plus au modèle de la débrouille incarné par Sarkozy, mais je ne partage pas les valeurs de la droite, pas plus que je ne suis de gauche. Il n'y a de pensée comme d'amour que lorsqu'il y a risque. J'ai toujours accepté la prise de risques. Et vous avez compris que je l'assumais. 

    Michel Maffesoli, propos recueillis par Claire Chartier (L'Express, 20 août 2012)

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  • Richard Millet répond à ses détracteurs...

    "En dix-huit pages, Richard Millet déroule avec rage la litanie des haines qu'il a déjà déversées dans d'autres écrits, notamment Opprobre, paru chez Gallimard en 2008. Inscrit dans une pensée d'extrême droite qui n'hésite pas à esthétiser la violence, Millet n'en est pas à ses débuts, en matière d'anathème." Raphaëlle Rérolle (Le Monde, 28 août 2012)

    "Au seuil de ce livre abject où Millet sonne l'Angélus, une phrase de Drieu la Rochelle suggère que nous allons assister à un suicide littéraire." Jérôme Garcin (Le Nouvel Observateur, 17 août 2012)

    "Il a des pensées qui sont nauséabondes." Tahar Ben Jelloun (France Inter, 28 août 2012)

    Sévèrement attaqué dans les médias bien-pensants par les chiens de garde du système à l'occasion de la sortie de ses deux essais intitulés De l'antiracisme comme terreur littéraire et Langue fantôme, suivi de Eloge littéraire d'Anders Breivik, qui sont tous les deux publiés aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Richard Millet fait face à ses détracteurs dans cet entretien réalisé sur I Télé le 29 août 2012 et cueilli sur le site de F.Desouche.

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  • A propos de Nietzsche...

    Nous reproduisons ci-dessous le point de vue de Guillaume Faye, qui répond aux questions d'Olivier Meyer, sur Nietzsche, cueilli sur  Nietzsche Académie. Figure de la Nouvelle Droite dans les années 70-80, mouvance dont il s'est, par la suite éloigné, Guillaume Faye a récemment publié un essai intitulé Sexe et dévoiement (Editions du Lore, 2011).

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    Nietzsche vu par Guillaume Faye

    - Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

    - La lecture de Nietzsche a constitué la base de lancement de toutes les valeurs et idées que j’ai développées par la suite. Quand j’étais élève des Jésuites, à Paris, en classe de philosophie (1967), il se produisit quelque chose d’incroyable. Dans ce haut lieu du catholicisme, le prof de philo avait décidé de ne faire, durant toute l’année, son cours, que sur Nietzsche ! Exeunt Descartes, Kant, Hegel, Marx et les autres. Les bons pères n’osèrent rien dire, en dépit de ce bouleversement du programme. Ça m’a marqué, croyez-moi. Nietzsche, ou l’herméneutique du soupçon... C’est ainsi que, très jeune, j’ai pris mes distances avec la vision chrétienne, ou plutôt christianomorphe du monde. Et bien entendu, par la même occasion, avec l’égalitarisme et l’humanisme. Toutes les analyses que j’ai développées par la suite ont été inspirées par les intuitions de Nietzsche. Mais c’était aussi dans ma nature. Plus tard, beaucoup plus tard, récemment même, j’ai compris, qu’il fallait compléter les principes de Nietzsche par ceux d’Aristote, ce bon vieux Grec au regard apollinien, élève d’un Platon qu’il respecta mais renia. Il existe pour moi un phylum philosophique évident entre Aristote et Nietzsche : le refus de la métaphysique et de l’idéalisme ainsi que, point capital, la contestation de l’idée de divinité. Le « Dieu est mort » de Nietzsche n’est que le contrepoint de la position aristotélicienne du dieu immobile et inconscient, qui s’apparente à un principe mathématique régissant l’univers. Aristote et Nietzsche, à de très longs siècles de distance, ont été les seuls à affirmer l’absence d’un divin conscient de lui-même sans rejeter pour autant le sacré, mais ce dernier s’apparentant alors à une exaltation purement humaine reposant sur le politique ou l’art. Néanmoins, les théologiens chrétiens n’ont jamais été gênés par Aristote mais beaucoup plus par Nietzsche. Pourquoi ? Parce qu’Aristote était pré-chrétien et ne pouvait connaître la Révélation. Tandis que Nietzsche, en s’attaquant au christianisme, savait parfaitement ce qu’il faisait. Néanmoins, l’argument du christianisme contre cet athéisme de fait est imparable et mériterait un bon débat philosophique : la foi relève d’un autre domaine que les réflexions des philosophes et demeure un mystère. Je me souviens, quand j’étais chez les Jésuites, de débats passionnants entre mon prof de philo athée, nietzschéen, et les bons Père (ses employeurs) narquois et tolérants, sûrs d’eux-mêmes.     

    - Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

    - Le premier que j’ai lu fut Le Gai Savoir. Ce fut un choc. Et puis, tous après, évidemment, notamment Par-delà le bien et le mal où Nietzsche bouleverse les règles morales manichéennes issues du socratisme et du christianisme. L’Antéchrist, quant à lui, il faut le savoir, a inspiré tout le discours anti-chrétien du néo-paganisme de droite, dont j’ai évidemment largement participé. Mais on doit noter que Nietzsche, d’éducation luthérienne, s’est révolté contre la morale chrétienne à l’état pur que représente le protestantisme allemand, mais il n’a jamais vraiment creusé la question de la religiosité et de la foi catholique et orthodoxe traditionnelles qui sont assez déconnectées de la morale chrétienne laïcisée. Curieusement le Ainsi parlait Zarathoustra ne m’a jamais enthousiasmé. Pour moi, c’est une œuvre assez confuse où Nietzsche se prend pour un prophète et un poète qu’il n’est pas. Un peu comme Voltaire qui se croyait malin en imitant les tragédies de Corneille. Voltaire, un auteur qui, par ailleurs, a pondu des idées tout à fait contraires à cette « philosophie des Lumières » que Nietzsche (trop seul) a pulvérisée.  

    - Etre nietzschéen, qu'est-ce que cela veut dire ? 

    - Nietzsche n’aurait pas aimé ce genre de question, lui qui ne voulait pas de disciples, encore que… (le personnage, très complexe, n’était pas exempt de vanité et de frustrations, tout comme vous et moi). Demandons plutôt : que signifie suivre les principes nietzschéens ? Cela signifie rompre avec les principes socratiques, stoïciens et chrétiens, puis modernes d’égalitarisme humain, d’anthropocentrisme, de compassion universelle, d’harmonie utopique universaliste. Cela signifie accepter le renversement possible de toutes les valeurs (Umwertung) en défaveur de l’éthique humaniste. Toute la philosophie de Nietzsche est fondée sur la logique du vivant : sélection des plus forts, reconnaissance de la puissance vitale (conservation de la lignée à tout prix) comme valeur suprême, abolition des normes dogmatiques, recherche de la grandeur historique, pensée de la politique comme esthétique, inégalitarisme radical, etc. C’est pourquoi tous les penseurs et philosophes auto-proclamés, grassement entretenus par le système, qui se proclament plus ou moins nietzschéens, sont des imposteurs. Ce qu’a bien compris l’écrivain Pierre Chassard, qui, en bon connaisseur, a dénoncé les « récupérateurs de Nietzsche ». En effet, c’est très à la mode de se dire« nietzschéen ». Très curieux de la part de publicistes dont l’idéologie, politiquement correcte et bien pensante, est parfaitement contraire à la philosophie de Friedrich Nietzsche. En réalité, les pseudo-nietzschéens ont commis une grave confusion philosophique : ils ont retenu que Nietzsche était un contestataire de l’ordre établi mais ils ont fait semblant de ne pas comprendre qu’il s’agissait de leur propre ordre : l’égalitarisme issu d’une interprétation laïcisée du christianisme. Christianomorphe de l’intérieur et de l’extérieur. Mais ils ont cru (ou fait semblant de croire) que Nietzsche était une sorte d’anarchiste, alors qu’il prônait un nouvel ordre implacable, Nietzsche n’était pas, comme ses récupérateurs, un rebelle en pantoufles, un révolté factice, mais un visionnaire révolutionnaire. 

    - Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?

    - Les imbéciles et les penseurs d’occasion (surtout à droite) ont toujours prétendu que les notions de droite et de gauche n’avaient aucun sens. Quelle sinistre erreur. Même si les positions pratiques de la droite et de la gauche peuvent varier, les valeurs de droite et de gauche existent bel et bien. Le nietzschéisme est à droite évidemment. Nietzsche vomissait la mentalité socialiste, la morale du troupeau. Mais ce qui ne veut pas dire que les gens d’extrême-droite soient nietzschéens, loin s’en faut. Par exemple, ils sont globalement anti-juifs, une position que Nietzsche a fustigée et jugée stupide dans nombre de ses textes et dans sa correspondance, où il se démarquait d’admirateurs antisémites qui ne l’avaient absolument pas compris. Le nietzschéisme est de droite, évidemment, et la gauche, toujours en position de prostitution intellectuelle, a tenté de neutraliser Nietzsche parce qu’elle ne pouvait pas le censurer. Pour faire bref, je dirais qu’une interprétation honnête de Nietzsche se situe du côté de la droite révolutionnaire en Europe, en prenant ce concept de droite faute de mieux (comme tout mot, il décrit imparfaitement la chose). Nietzsche, tout comme Aristote (et d’ailleurs aussi comme Platon, Kant, Hegel et bien entendu Marx – mais pas du tout Spinoza) intégrait profondément le politique dans sa pensée. Il était par exemple, par une fantastique prémonition, pour une union des nations européennes, tout comme Kant, mais dans une perspective très différente. Kant, pacifiste et universaliste, incorrigible moralisateur utopiste, voulait l’union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui : un grand corps mou sans tête souveraine avec les droits de l’Homme pour principe supérieur. Nietzsche au contraire parlait de Grande Politique, de grand dessein pour une Europe unie. Pour l’instant, c’est la vision kantienne qui s’impose, pour notre malheur. D’autre part, le moins qu’on puisse dire, c’est que Nietzsche n’était pas un pangermaniste, un nationaliste allemand, mais plutôt un nationaliste – et patriote – européen. Ce qui était remarquable pour un homme qui vivait à une époque, la deuxième partie du XIXe siècle (« Ce stupide XIXe siècle » disait Léon Daudet) où s’exacerbaient comme un poison fatal les petits nationalismes minables intra-européens fratricides qui allaient déboucher sur cette abominable tragédie que fut 14-18 où de jeunes Européens, de 18 à 25 ans, se massacrèrent entre eux, sans savoir exactement pourquoi. Nietzsche, l’Européen, voulait tout, sauf un tel scénario. C’est pourquoi ceux qui instrumentalisèrent Nietzsche (dans les années 30) comme un idéologue du germanisme sont autant dans l’erreur que ceux qui, aujourd’hui, le présentent comme un gauchiste avant l’heure. Nietzsche était un patriote européen et il mettait le génie propre de l’âme allemande au service de cette puissance européenne dont il sentait déjà, en visionnaire, le déclin.    

    - Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ? 

    - Pas nécessairement ceux qui se réclament de Nietzsche. En réalité, il n’existe pas d’auteurs proprement “nietzschéens”. Simplement, Nietzsche et d’autres s’inscrivent dans un courant très mouvant et complexe que l’on pourrait qualifier de “rébellion contre les principes admis”.Sur ce point, j’en reste à la thèse du penseur italien Giorgio Locchi, qui fut un de mes maîtres : Nietzsche a inauguré le surhumanisme, c’est-à-dire le dépassement de l’humanisme. Je m’en tiendrai là, car je ne vais pas répéter ici ce que j’ai développé dans certains de mes livres, notamment dans Pourquoi nous combattons et dans Sexe et Dévoiement. On pourrait dire qu’il y a du ”nietzschéisme” chez un grand nombre d’auteurs ou de cinéastes, mais ce genre de propos est très superficiel. En revanche, je crois qu’il existe un lien très fort entre la philosophie de Nietzsche et celle d’Aristote, en dépit des siècles qui les séparent. Dire qu’Aristote était nietzschéen serait évidemment un gag uchronique. Mais dire que la philosophie de Nietzsche poursuit celle d’Aristote, le mauvais élève de Platon, c’est l’hypothèse que je risque. C’est la raison pour laquelle je suis à la fois aristotélicien et nietzschéen : parce que ces deux philosophes défendent l’idée fondamentale que la divinité supranaturelle doit être examinée dans sa substance. Nietzsche jette sur la divinité un regard critique de type aristotélicien. La plupart des auteurs qui se disent admirateurs de Nietzsche sont des imposteurs. Paradoxal : je fais un lien entre le darwinisme et le nietzschéisme. Ceux qui interprètent Nietzsche réellement sont accusés par les manipulateurs idéologiques de n’être pas de vrais « philosophes ». Ceux-là même qui veulent faire dire à Nietzsche, très gênant, l’inverse de ce qu’il a dit. Il faut dénoncer cette appropriation de la philosophie par une caste de mandarins, qui procèdent à une distorsion des textes des philosophes, voire à une censure. Aristote en a aussi été victime. On ne pourrait lire Nietzsche et d’autres philosophes qu’à travers une grille savante, inaccessible au commun. Mais non. Nietzsche est fort lisible, par tout homme cultivé et censé. Mais notre époque ne peut le lire qu’à travers la grille d’une censure par omission.

     

    - Pourriez-vous donner une définition du Surhomme ? 

    - Nietzsche a volontairement donné une définition floue du Surhomme. C’est un concept ouvert, mais néanmoins explicite. Évidemment, les intellectuels pseudo-nietzschéens se sont empressés d’affadir et de déminer ce concept, en faisant du Surhomme une sorte d’intellectuel nuageux et détaché, supérieur, méditatif, quasi-bouddhique, à l’image infatuée qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Bref l’inverse même de ce qu’entendait Nietzsche. Je suis partisan de ne pas interpréter les auteurs mais de les lire et, si possible, par respect, au premier degré. Nietzsche reliait évidemment le Surhomme à la notion de Volonté de Puissance (qui, elle aussi, a été manipulée et déformée). Le Surhomme est lemodèle de celui qui accomplit la Volonté de Puissance, c’est-à-dire qui s’élève au dessus de la morale du troupeau (et Nietzsche visait le socialisme, doctrine grégaire) pour, avec désintéressement, imposer un nouvel ordre, avec une double dimension guerrière et souveraine, dans une visée dominatrice, douée d’un projet de puissance. L’interprétation du Surhomme comme un ”sage” suprême, un non-violent éthéré, un pré-Gandhi en sorte, est une déconstruction de la pensée de Nietzsche, de manière à la neutraliser et à l’affadir. L’intelligentsia parisienne, dont l’esprit faux est la marque de fabrique, a ce génie pervers et sophistique, soit de déformer la pensée de grands auteurs incontournables mais gênants (y compris Aristote ou Voltaire) mais aussi de s’en réclamer indument en tronquant leur pensée. Il y a deux définitions possibles du Surhomme : le surhomme mental et moral (par évolution et éducation, dépassant ses ancêtres) et le surhomme biologique. C’est très difficile de trancher puisque Nietzsche lui-même n’a utilisé cette expression que comme sorte de mythème, de flash littéraire, sans jamais la conceptualiser vraiment. Une sorte d’expression prémonitoire, qui était inspirée de l’évolutionnisme darwinien. Mais, votre question est très intéressante. L’essentiel n’est pas d’avoir une réponse “ à propos de Nietzsche ”, mais de savoir quelle voie Nietzsche, voici plus de cent ans, voulait ouvrir. Nietzsche ne pensait pas, puisqu’il était anti-humaniste et a-chrétien, que l’homme était un être fixe, mais qu’il était soumis à l’évolution, voire à l’auto-évolution (c’est le sens de la métaphore du « pont entre la Bête et le Surhomme »). En ce qui me concerne, (mais là, je m’écarte de Nietzsche et mon opinion ne possède pas une valeur immense ) j’ai interprété le surhumanisme comme une remise en question, pour des raisons en partie biologiques, de la notion même d’espèce humaine. Bref. Cette notion de Surhomme est certainement, beaucoup plus que celle de volonté de puissance, un de ces pièges mystérieux que nous a tendu Nietzsche, une des questions qu’il a posée à l’humanité future Oui, qu’est-ce que le Surhomme ? Rien que ce mot nous fait rêver et délirer. Le Surhomme n’a pas de définition puisqu’il n’est pas encore défini. Le Surhomme, c’est l’homme lui-même. Nietzsche a peut-être eu l’intuition que l’espèce humaine, du moins certaines de ses composantes supérieures (pas nécessairement l’”humanité”), pourraient accélérer et orienter l’évolution biologique. Une chose est sûre, qui écrase les pensées monothéistes fixistes en anthropocentrée : l’Homme n’est pas une essence qui échappe à l’évolution. Et puis, au concept d’Ubermensch, n’oublions jamais d’adjoindre celui de Herrenvolk... prémonitoire. D’autre part, il ne faut pas oublier les réflexions de Nietzsche sur la question des races et des inégalités anthropologiques. La captation de l’œuvre de Nietzsche par les pseudo-savants et les pseudo-collèges de philosophie (comparable à celle de la captation de l’œuvre d’Aristote) s’explique par le fait très simple suivant : Nietzsche est un trop gros poisson pour être évacué, mais beaucoup trop subversif pour ne pas être déformé et censuré.   

    - Votre citation favorite de Nietzsche ?

    - « Il faut maintenant que cesse toute forme de plaisanterie ». Cela signifie, de manière prémonitoire, que les valeurs sur lesquelles sont fondées la civilisation occidentale, ne sont plus acceptables. Et que la survie repose sur un renversement ou rétablissement des valeurs vitales. Et que tout cela suppose la fin du festivisme (concept inventé par Phillipe Muray et développé par Robert Steuckers) et le retour aux choses sérieuses.  

    Guillaume Faye (Nietzsche Académie, 3 juin 2012)

     

     

     

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  • Demain, l'effondrement des villes ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Piero San Giorgio, auteur de Survivre à l'effondrement économique (Le retour aux sources, 2011), cueilli sur le site de Swisesecurity et consacré à la sortie de Rue barbare - survivre en ville, son prochain livre, écrit en coopération avec un autre spécialiste francophone du survivalisme.

     

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    Le premier livre de Piero San Giorgio, Survivre à l’effondrement économique, connaît un succès retentissant. L’auteur, ancien responsable des marchés émergents dans l’industrie high-tech, qui se consacre désormais pleinement au « survivalisme », est persuadé que les problèmes auxquels le monde va devoir faire face dans les dix prochaines années vont entrainer « un effondrement économique massif et global qui ne laissera personne, riche ou pauvre, indemne ».

    Avant la parution de son deuxième livre, « Rue Barbare –  survivre en ville », dont nous présentons un extrait à la fin de l’entretien, nous voulions rencontrer une nouvelle fois Piero San Giorgio. Entretien dans un bistrot genevois.

    AJD : Piero, votre premier livre connaît un succès retentissant, comment vivez-vous cela ?

    Piero San Giorgio : Je suis à la fois surpris, mais finalement pas étonné, car ce succès démontre que je suis en phase avec mon temps, et peut-être même un peu en avance. Sans prétention, je crois pouvoir dire que j’anticipe sur l’état du monde à venir, et si cela peut rendre service, ne serais-ce qu’à une seule personne, je m’en félicite. A titre personnel, je n’ai pas pour autant pris la « grosse tête », comme on dit. Je reste serein, d’une part parce que c’est ma nature profonde, et d’autre par car j’ai devant moi beaucoup de travail à réaliser. Ce premier livre est une introduction et j’ai des nombreux projets pour le futur.

    Vous allez publier une deuxième livre pour le mois de novembre, pour lequel vous nous faites la faveur de nous remettre un extrait, que nous publions en fin d’article. Est-ce la suite du premier ?

    C’est bien plus que ça. Ce livre est écrit à deux mains, en collaboration avec Volwest. Je pense que le titre, « Rue barbare, survivre en ville », est suffisamment évocateur. Nous nous nous sommes rendu compte que, lorsque la situation économique et sociale ne sera plus tenable et engendrera des troubles importants, ce qui ne va pas manquer d’arriver, tout le monde ne pourra pas se réfugier dans des BAD (Base Autonome Durable) à la campagne ou dans les montagnes, ce qui était le sujet de mon premier ouvrage. Nous avons donc rédigé un livre pratique, qui peut permettre à chacun de trouver les moyens de survivre à l’intérieur des villes.

    Certains vous reprochent de surfer sur un climat de peur ambiante, en raison de la crise économique, du chômage, de l’insécurité grandissante… Que leur répondez-vous ?

    Malheureusement, ceux qui me font ces reproches ne viennent jamais débattre avec moi. Je ne suis pas un auteur de science-fiction. Mon premier livre, comme mes conférences, sont sourcées et documentées. Je ne me base que sur des faits établis, des données réelles et vérifiables et, partant de cela, j’anticipe sur un avenir qui ne peut apparaitre qu’inéluctable pour tous ceux qui sont doués d’un minimum de raison et de bon sens.

    Vous pensez-donc que la société telle que nous la connaissons va disparaître au profit d’un chaos généralisé ?

    C’est plus compliqué que cela et je renvoie vos lecteurs à mon premier ouvrage pour en avoir le détail. Mais, pour résumer, c’est une évidence que les flux énergétiques manquent aujourd’hui pour maintenir une société de consommation telle que nous l’avons connue ces quarante dernières années. Il est certain que la restructuration économique mondiale en cours va provoquer des troubles majeurs. On peut feindre de l’ignorer ou se préparer. C’est un choix personnel, mais qui aura ses conséquences.

    Vous démontrez être très disponibles pour vos lecteurs, ce qui est rare pour un auteur. Envisagez-vous, au-delà de l’écriture, une activité de conseil ?

    Je ne tiens pas trop à faire du survivalisme un business. Je vais d’ailleurs lever le pied sur les conférences. Je pense en avoir donné suffisamment, et certaines on parfois été organisées par des groupes dont je ne partage pas forcement les opinions politiques, ce qui m’a valu des étiquettes qui, je crois, ne me correspondent pas. Mais ce n’est pas grave, je vais volontiers là où on m’invite pour convaincre le plus grand nombre de familles à se préparer. Je suis disposé à aider tous ceux qui vont dans le sens de la philosophie de vie que j’essaie de mettre en place: autonomie, liberté, indépendance, retour à la terre. Je suis très sollicité, même dans le domaine qui est le votre, celui de la sécurité électronique. Un système d’alarme anti-intrusion adapté ou de la vidéo-protection ainsi que d’autres nouvelles technologies peuvent être des « multiplicateur de forces » et permettre d’assurer une meilleure protection, à condition qu’ils n’empêchent pas de conserver une autonomie énergétique. J’aime cette activité de conseil, mais toutefois ma priorité est de conserver un maximum de temps afin d’être proche de ma famille et des êtres qui me sont chers.

    Entretien réalisé par Adrien Jacot-Descombes, pour Swisecurity.ch

    Télécharger l’extrait du nouveau livre de Piero San Giorgio

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  • Alain de Benoist répond aux "Fils de France"...

    Nous reproduisons ci-dessous les réponses données par Alain de Benoist aux questions de l'association "Fils de France". Cette association regroupe des Français de confession musulmane qui se réclame d'un islam français, « lequel est parfaitement à même de respecter les ancestrales valeurs françaises tout en prônant, non pas une “intégration”, concept aux contours flous, mais une “acculturation” à ce substrat national, façonné par deux mille ans d’histoire, quarante rois, deux empires et cinq républiques.»

    La charte de cette association est consultable ici.

     

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    À en croire la lecture de vos mémoires, vous êtes en meilleure compagnie avec Homère plutôt qu’avec celle de saint Thomas d’Aquin. Qu’en est-il de celle de Mohammed ?

    Disons que je n’ai pas fréquenté le troisième aussi assidûment que les deux premiers ! Mais on ne peut comparer que ce qui est comparable. Mohammed a été le fondateur d’une religion, ce qui n’a pas été le cas d’Homère ni de Thomas d’Aquin. Homère est l’auteur d’une œuvre poétique et littéraire immense, qui est à coup sûr l’un des fondements spirituels majeurs de la culture européenne dans ce qu’elle a de plus authentique. Rien à voir, là non plus, avec Mohammed, dont le Coran (29,48) nous dit qu’il était « illettré » (ummî) avant la révélation qu’il dit avoir connue.


    De même, vous émettez des réserves philosophiques quant à la religion catholique en tant qu’objet social public et donc, par là même, légitimement susceptible d’être sujet à la critique. Vos éventuelles réserves vis-à-vis de l’islam sont-elles de même nature ?

    Philosophiquement parlant, je n’appartiens pas à la tradition monothéiste. Dans de nombreux écrits, j’ai expliqué la nature de ce que vous appelez mes “réserves” à son endroit. Elles valent nécessairement pour toutes les religions qui se réclament d’un Dieu unique. Cela ne m’empêche pas d’être bien conscient, en même temps, des différences ou des spécificités qui existent entre elles. Ma critique, encore une fois, n’est pas dogmatique. C’est une critique intellectuelle et philosophique, que je fais en conscience, et qui représente l’aboutissement d’un itinéraire de pensée sur lequel je me suis également expliqué.

    Certains catholiques de tradition estiment que l’islam s’est bâti contre le catholicisme. Ne serait-ce pas plutôt le cas du messianisme des protestants américains, ayant donné naissance aux USA, seule nation au monde à ne pas entretenir de relations diplomatiques avec le Vatican ?

    L’islam en tant que religion ne s’est évidemment pas bâti contre le catholicisme (ni d’ailleurs contre le christianisme, les deux termes étant alors synonymes). Il prétend seulement parachever la révélation monothéiste. Le cas du protestantisme est tout à fait différent. Il représente une scission au sein du christianisme occidental, né d’une « protestation » contre Rome. C’est en quelque sorte une hérésie qui a réussi.

    Toujours à propos de certains catholiques de tradition, que vous inspire ceux qui estiment que ce qui se passe à Jérusalem « ne les regarde pas », comme si de tous les chrétiens persécutés dans le monde, ceux de Palestine étaient les seuls à ne pas mériter leur commisération ?

    Ceux qui pensent que ce qui se passe à Jérusalem « ne les regarde pas » sont tout simplement des imbéciles, qu’on pourrait comparer aux plus obtus des know-nothing américains. Dans un monde globalisé, où tout retentit sur tout, il est évident que nous sommes tous concernés par ce qui passe en Palestine, et que nous le sommes d’autant plus que c’est aujourd’hui l’une des régions du monde où l’actualité est la plus fondamentalement décisive : l’avenir du monde dépend pour une large part de ce qui va se passer dans les années et les décennies qui viennent au Proche-Orient.

    Dans le cas des “catholiques de tradition”, leur attitude est d’autant plus surprenante qu’ils devraient être encore plus sensibles que les autres à ce qui se passe sur la terre où Jésus a vécu et a été crucifié. Ce sont par ailleurs des milieux qui prétendent défendre les « chrétiens menacés » partout dans le monde, mais que l’on n’entend guère lorsqu’il s’agit du sort des chrétiens de Palestine. Ignorent-ils qu’il y a des chrétiens arabes en Palestine ? Je crois plutôt qu’ils ne l’ignorent nullement, et qu’ils savent très bien que ces chrétiens-là sont parfaitement solidaires de la résistance palestinienne à l’occupation israélienne.

    Mais c’est là que le bât blesse. Leur sympathie de principe pour Israël, avouée ou inavouée, mais toujours paradoxale (quand on se souvient des prétentions historiques de l’Église à incarner le verus Israel), les rend indifférents aux souffrances des chrétiens de Palestine. Cela donne, si j’ose dire, la mesure de leur bonne foi.

    Dans vos mémoires, vous dénoncez ces gens, de gauche comme de droite, qui estiment qu’il y a des hommes en trop sur Terre. Les Français musulmans seraient-ils des Français de trop en France ?

    Il n’y a pas pour moi d’« hommes en trop sur la Terre ». Il n’y en aurait que si la croissance démographique excédait les ressources de la planète ! Mais ce n’est pas dans ce sens que le politologue Claude Lefort employait cette expression. Il faisait seulement allusion à cette idée, effectivement répandue à gauche comme à droite, selon laquelle tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés résultent purement et simplement de l’existence de certaines catégories d’êtres humains. Il suffirait d’éliminer ces « hommes en trop » pour que la vie redevienne simple. C’est le phénomène classique du bouc émissaire.

    Pour moi, il n’y a pas de boucs émissaires. Les Français musulmans ne sont pas des « Français de trop en France », pour la simple raison qu’à mon sens, même si beaucoup affirment bruyamment le contraire, on peut très bien être musulman et français. On peut en revanche très bien considérer qu’il y a « trop d’immigrés » en France, en ce sens que l’immigration massive à laquelle nous avons assisté depuis trente ans excède désormais largement nos possibilités d’accueil, et qu’il en résulte toute une série de pathologies sociales dont les premières victimes sont les classes populaires.

    Quand l’immigration dépasse un certain seuil, elle devient inévitablement une colonisation, au sens premier du terme. J’ai toujours condamné le colonialisme, ce n’est pas pour accepter aujourd’hui une colonisation en sens inverse. Je ne condamne pas cette immigration trop massive par chauvinisme ou par xénophobie, mais parce que j’y vois un déracinement forcé dont le seul bénéficiaire est le patronat. L’immigration, c’est l’armée de réserve du capital.

    À en croire Emmanuel Todd, l’actuel système politico-médiatique, fondé sur une économie de marché devenue société de marché, a eu la peau de deux autres contre-systèmes fondés sur la transcendance, l’Église catholique et le Parti communiste. Et le seul qui résiste encore, c’est l’archaïsme musulman, le vocable d’archaïsme étant à prendre en son sens noble. D’où l’actuelle islamophobie de nos “élites”. Votre avis ?

    L’islamophobie qui submerge aujourd’hui l’Europe occidentale a des causes diverses. Elle résulte principalement d’une confusion, plus ou moins entretenue par certains, entre l’immigration, la religion musulmane, le monde musulman, l’islamisme, le “terrorisme islamique”, etc., alors que ce sont là des problèmes différents. Les réactions hostiles à l’immigration ont évidemment servi de détonateur, puisque la majorité des immigrés sont musulmans. Il n’en est pas moins évident qu’on peut être musulman sans être immigré, ou immigré sans être musulman.

    Si l’immigration se composait uniquement de bons catholiques originaires de l’Afrique subsaharienne, les problèmes seraient en outre exactement les mêmes. Quoi qu’il en soit, des représentations plus ou moins fantasmées de l’islam se sont dans ce contexte répandues un peu partout, souvent sous l’influence “d’islamologues” autoproclamés ou d’adeptes de la très américano-centrée théorie du Choc des civilisations. La façon dont, en France, la critique de l’immigration s’est progressivement muée en critique de « l’islamisation » est à cet égard significative. Dans les franges les plus convulsives de l’opinion, « l’islamisation » désigne tout simplement le fait que les musulmans puissent normalement pratiquer leur religion dans notre pays, alors que personne n’interprète comme « judaïsation » le fait que les juifs puissent pratiquer la leur.

    Cette islamophobie, qui ne touche malheureusement pas que les “élites”, traverse les différentes familles politiques, ce qui va me permettre de répondre plus précisément à votre question. L’une des critiques les plus constamment adressées à l’islam est en effet son “archaïsme” (ses pratiques “d’un autre âge”, ses valeurs “dépassées”, le rôle qu’il attribue au respect, à l’honneur, au chef de famille, au sacré, sa propension à l’endogamie, etc.). Ces critiques sont tout à fait naturelles de la part des adeptes de la théorie du progrès et des défenseurs d’une “modernité” qui a fait de la consommation et du marché, c’est-à-dire du matérialisme pratique, l’alpha et l’oméga de la vie sociale.

    Ce sont d’ailleurs exactement les mêmes critiques qu’ils adressaient autrefois aux communautés enracinées de “l’Ancien Régime”, aux valeurs prémodernes fondées sur l’éthique de l’honneur. Ce qui est plus surprenant, c’est de voir une certaine “droite de tradition” se rallier aujourd’hui bruyamment à cette critique dont son propre héritage a été la victime dans le passé. Ceux qui combattaient la laïcité à l’époque des lois sur la séparation de l’Église et de l’État se joignent au chœur des défenseurs du laïcisme “républicain”.

    Ceux qui exaltaient des valeurs traditionnelles déjà dénoncées comme “archaïques” (c’est-à-dire comme tenant leur autorité de l’ancienneté de la tradition) à l’époque des Lumières, se transforment en champions d’une modernité qui se félicite de s’être édifiée sur les ruines des sociétés traditionnelles et la liquidation méthodique des valeurs du passé. Spectacle sidérant. Ajoutons, sans entrer dans le détail (le sujet est immense), qu’il y aurait aussi beaucoup à dire sur la façon dont le “virilisme” des sociétés musulmanes heurte de plein fouet une société occidentale de plus en plus dominée par les valeurs féminines…

    Dans le même ordre d’idées, dès que l’islam est évoqué en France, c’est encore en termes de marché : viande hallal, lignes de vêtements islamiques pour femmes, voire horaires de piscine réservés à tels ou telles : comme si l’islam était devenu un marché comme les autres. Votre avis ?

    Je ne vois rien de choquant à ce que les musulmans souhaitent manger halal, exactement comme les juifs veulent manger kasher. Bien entendu, je trouve également normal que ceux qui ne veulent manger ni halal ni kasher aient la liberté de le faire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, non parce que les musulmans veulent « islamiser » la France, mais parce que de bons Français propriétaires d’abattoirs trouvent plus économique de supprimer l’étourdissement des animaux en alléguant une demande de viande halal qui excède largement la réalité. Le haut niveau d’exigence des lois sur la cacherout a aussi pour résultat que les parties du corps des animaux tués selon le rite juif qui sont jugées impropres à la consommation pour des raisons religieuses, sont recyclées dans le circuit “classique”.

    D’une façon plus générale, je ne suis pas hostile à ce que les différentes communautés aient la capacité légale de pratiquer des rites ou des coutumes qui leur sont propres aussi longtemps que cette pratique ne porte pas atteinte à l’ordre public (c’est le cas par exemple de la circoncision, qui ne contrevient pas à l’ordre public, bien qu’en toute rigueur elle contredise les dispositions légales interdisant les mutilations corporelles sur autrui).

    Lorsque l’ordre public est en jeu, c’est la loi commune qui doit s’appliquer – ce qui implique évidemment que celle-ci soit acceptée et reconnue par tous. C’est ainsi que j’ai pris position contre l’interdiction du voile islamique pour les élèves des établissements scolaires, car j’estime que le port du voile ne porte pas atteinte à l’ordre public. Il n’en va pas de même de la burqah.

    Être pleinement français tout en vivant sa religion musulmane, cela apparaît impossible à nombre de gens de droite, mais aussi de gauche, qui sont les premiers à défendre le défunt empire colonial français qui, paradoxe, a fait alors de la France la première puissance musulmane au monde. Schizophrénie ?

    La France tolérait très bien l’islam lorsqu’il était pratiqué dans des pays qu’elle avait conquis, et dont les habitants étaient privés de tout droits politiques. Dans certains cas, elle voyait même dans la religion musulmane un facteur de “modération”. N’oubliez pas néanmoins les activités des congrégations missionnaires.

    À droite, l’idéal a longtemps été la « conversion des indigènes ». À gauche, la colonisation était exaltée comme un moyen pour les « races supérieures » d’aider des peuples « primitifs » à combler leur « retard » dans la marche en avant vers le « progrès ». C’est encore aujourd’hui le schéma de base de l’idéologie du « développement ».

    Dans tous les cas, ce qui était ou continue d’être nié, c’est l’altérité des cultures et la capacité d’autonomie des peuples. Si schizophrénie il y a, elle est dans l’esprit de ceux qui nous disent qu’il faut aimer les autres au motif qu’ils sont en fait les mêmes, c’est-à-dire que leur altérité n’est que contingente, transitoire, illusoire ou secondaire.

    D’ailleurs, si l’Algérie était demeurée française, ce n’est pas six, mais quarante millions de citoyens français de confession musulmane qui camperaient sur le territoire…

    On l’oublie en effet trop souvent. Mais on ne parlait guère de l’islam à l’époque de la guerre d’Algérie, ce qui est un paradoxe parmi d’autres.

    Lors des premières polémiques sur le voile, Bernard-Henri Lévy avait dit que tout cela deviendrait « soluble dans les jeans »… Chez les fils et filles de France, nous préférerions que cela le soit dans les terroirs, les vieilles pierres, les fromages et les chansons de Georges Brassens. Peut-être nous trouvez-vous trop optimistes ?

    Un peu trop, en effet. Pour l’excellente raison, déjà, que les Français dits “de souche” ne sont pas les derniers, aujourd’hui, à ne pas ou à ne plus se reconnaître dans ce qui a fait leur identité. On peut difficilement reprocher aux plus récents arrivés de ne pas être plus patriotes que des autochtones qui devraient l’être tout naturellement.

    Mais ce problème doit évidemment être replacé dans une perspective plus vaste. Quel sens peut avoir aujourd’hui la notion même “d’identité” ? Comment doit-elle être posée ? De quelles façons peut-elle être reconnue ? Pourquoi n’avons-nous plus la capacité de transmettre ? Ce sont quelques unes des questions auxquelles j’ai essayé de répondre dans mon livre intitulé Nous et les autres.

    Quant on parle des racines chrétiennes de la France, ne commet-on pas une erreur sémantique ? Car pour filer la métaphore horticole, les racines de la France sont historiquement païennes, le tronc chrétien et les branches juives et musulmanes…

    Tout à fait d’accord.

    De fait, le vocable de « judéo-chrétien » ne vous semble-t-il pas être un peu utilisé à tort et à travers ? Et n’est-il pas finalement une sorte d’oxymore, sachant qu’il y a bien plus de points communs entre chrétienté et islam qu’entre chrétienté et judaïsme ?

    Jésus, dans l’islam, est honoré comme un prophète de vérité. Dans le judaïsme orthodoxe, il est dénoncé comme un imposteur. Les passages qui le concernent dans le Talmud, que l’on a regroupés sous le nom de Toledot Yeshu, sont à cet égard tout à fait parlants.

    Durant les premiers siècles, les partisans de Jésus (nosrim, Nazoréens) étaient même les principaux destinataires d’une malédiction rituelle, la birkat ha-minim, qui était récitée régulièrement dans les synagogues et qui s’est perpétuée durant des siècles. Les chrétiens, bizarrement, ne semblent guère sensibles à ce contraste.

    Quant au vocable « judéo-chrétien », dont on fait en effet un usage très excessif aujourd’hui, son emploi ne se justifie que dans deux contextes bien précis. Un contexte théologique, lorsqu’il s’agit de qualifier des thématiques communes au christianisme et au judaïsme – qui sont aussi, bien souvent, des thématiques communes à l’islam. Et un contexte historique, qui renvoie au tout début du christianisme : les judéo-chrétiens sont ces disciples du Jésus d’origine pétrinienne ou jacobienne, dont j’ai déjà parlé, qui se refusent à suivre Paul lorsque celui-ci prétend que l’ancienne Loi est devenue caduque et que la religion nouvelle doit s’ouvrir à tous les hommes.

    Deux traditions sont importantes pour apprécier les développements du judéo-christianisme avant comme après 135. La première est la tradition relative à la mort de Jacques le Juste, lapidé à Jérusalem par des opposants à la branche chrétienne du judaïsme, dans les années 62-64. La seconde est la tradition relative à la migration à Pella de la communauté chrétienne de Jérusalem lors de la première révolte juive, dans les années 66-68.

    Dans une récente livraison de votre revue, Éléments, vous avez longuement interrogé un médiéviste italien, catholique de tradition qui, sur de longues pages, explique comment Orient et Occident, tout en se confrontant, se sont enrichis l’un l’autre. Sans tomber dans la nostalgie du passé, de telles alliances seraient-elles susceptible de renaître un jour, surtout lorsque l’on sait, à vous lire, que nous arrivons, non point à la fin du monde, mais à la fin d’un monde ?

    Mon ami Franco Cardini, médiéviste généralement considéré comme l’un des principaux historiens italiens contemporains, présente la particularité d’être à la fois un catholique de tradition et d’avoir constamment critiqué l’hostilité systématique à l’islam entretenue dans son milieu d’origine. Cardini, dans ses ouvrages, a multiplié les mises au point, rappelant notamment que les relations entre l’islam et la chrétienté ont été loin, dans l’histoire, de se ramener à une suite d’affrontements sans merci. Il a ainsi pris position contre les tenants d’une conception manichéenne de l’histoire, qui se font l’idée d’un « islam éternel », qui serait toujours et partout le même, et d’une « chrétienté » pareillement imaginaire, une idée sans rapport avec la réalité.

    Dernière question. Que vous inspire la Charte des Fils de France ?

    Beaucoup de sympathie, bien entendu. L’association Fils de France cherche à développer l’amour de la France chez nos concitoyens musulmans sans leur demander de renier leurs croyances, ni faire payer leur nécessaire adhésion à la « maison » commune de l’oubli de leurs racines particulières. C’est un vaste programme, aurait dit le Général ! Il ne sera pas facile à réaliser. Qui ne voit aujourd’hui les obstacles de toutes sortes qui peuvent empêcher d’y parvenir ? Camel Bechikh, le président de l’Association, ne manque pas en tout cas de courage, puisqu’il n’hésite pas à prôner l’arrêt des « vagues migratoires », tout en affirmant que « connaître la France, c’est l’aimer ». Je vois déjà les critiques dont il ne manquera pas d’être l’objet, tant de la part de certains chrétiens que de la part de certains musulmans. Je lui apporte, quant à moi, mon fraternel salut.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Daoud Ertegun (12 juillet 2012)

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  • Dictature du politiquement correct : à qui la faute ?...

    Vous pouvez écouter ci-dessous l'émission Méridien zéro, diffusée sur RBN et dirigée par Pascal Lassalle, qui, le 15 juillet 2012, recevait Robert Ménard, journaliste (Sud Radio), fondateur de Reporters sans frontières, directeur de la rédaction de la revue Médias, Pascal Esseyric et Patrick Péhèle pour la sortie du N° 144 d'Eléments.

    Depuis cette émission, Robert Ménard a été licencié de Itélé...


    Méridien zéro 2012.07.15 Robert Ménard 1/2 par Hieronymus20


    Méridien zéro 2012.07.15 Robert Ménard 2/2 par Hieronymus20

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