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Entretiens - Page 213

  • Pour une écologie des civilisations !...

    Vous pouvez écouter ci-dessous l'émission Les matins, sur France Culture, diffusée le 16 octobre 2013 et animée par Marc Voinchet et Brice Couturier, au cours de laquelle Hervé Juvin présentait les idées de son dernier livre, La grande séparation - Pour une écologie des civilisations, publiée aux éditions Gallimard.

    On notera qu'au cours de l'émission, Brice Couturier compare les idées d'Hervé Juvin à celles de la Nouvelle droite, et notamment à celles développées dans Le système à tuer les peuples (Copernic, 1981), de Guillaume Faye.



    Les matins - Faut –il redécouvrir le vrai sens... par franceculture

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  • La croissance est morte dans les années 70...

    Nous reproduisons ci-dessous un long entretien avec Serge Latouche, cueilli sur Ragemag. Economiste, sociologue et fondateur du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), Serge Latouche est le principal théoricien français de la décroissance et dirige la revue Entropia. Il a publié de nombreux essais, dont, notamment,  L'occidentalisation du monde (La découverte, 1989 ), La mégamachine (La découverte, 1995), Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006) et Sortir de la société de consommation (Les liens qui libèrent, 2010).

     

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    Serge Latouche : « La croissance est morte dans les années 1970. »

    Les statistiques de croissance du PIB au 2e trimestre viennent d’être publiées [NDLR : l’interview a été réalisée le 20 septembre] et il semblerait que la zone euro retrouve le chemin de la croissance : qu’en pensez-vous ?

    Je pense que c’est totalement bidon ! D’une part, savoir si la croissance est de +0,5% ou -0,5% n’a pas de sens : n’importe quelle personne qui a fait des statistiques et de l’économie sait que pour que cela soit significatif, il faut des chiffres plus grands. Ensuite, de quelle croissance s’agit-il ? Nous avons affaire à cette croissance que nous connaissons depuis les années 1970, à savoir une croissance tirée par la spéculation boursière et immobilière. Dans le même temps, le chômage continue de croître et la qualité de vie continue de se dégrader dangereusement. Il faut bien comprendre que la croissance est morte dans les années 1970 environ. Depuis, elle est comparable aux étoiles mortes qui sont à des années-lumière de nous et dont nous percevons encore la lumière. La croissance que notre société a connue durant les Trente Glorieuses a disparu et ne reviendra pas !

    La récession était-elle l’occasion idéale pour jeter les bases d’une transition économique ?

    Oui et non : le paradoxe de la récession est qu’elle offre les possibilités de remettre en question un système grippé, mais en même temps, le refus de l’oligarchie dominante de se remettre en cause – ou de se suicider – la pousse à maintenir la fiction d’une société de croissance sans croissance. Par conséquent, elle rend encore plus illisible le projet de la décroissance. Depuis le début de la crise, il y a un tel délire obsessionnel autour de la croissance que les projets alternatifs ne sont pas audibles auprès des politiques. Il faut donc chercher de manière plus souterraine.

    La décroissance est souvent amalgamée à la récession. Pourtant, vous affirmez que celle-ci n’est qu’une décroissance dans une société de croissance et qu’une vraie décroissance doit se faire au sein d’une société qui s’est départie de l’imaginaire de la croissance. Pouvez-vous détailler ?

    Le projet alternatif de la décroissance ne devait pas être confondu avec le phénomène concret de ce que les économistes appellent « croissance négative », formulation étrange de leur jargon pour désigner une situation critique dans laquelle nous assistons à un recul de l’indice fétiche des sociétés de croissance, à savoir le PIB. Il s’agit, en d’autres termes, d’une récession ou d’une dépression, voire du déclin ou de l’effondrement d’une économie moderne. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent du phénomène d’une croissance négative. La décroissance, comme symbole, renvoie à une sortie de la société de consommation. A l’extrême limite, nous pourrions opposer la décroissance « choisie » à la décroissance « subie ». La première est comparable à une cure d’austérité entreprise volontairement pour améliorer son bien-être, lorsque l’hyperconsommation en vient à nous menacer d’obésité. La seconde est la diète forcée pouvant mener à la mort par famine.

    Nous savons, en effet, que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage, de l’accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, des atteintes au pouvoir d’achat des plus démunis et de l’abandon des programmes sociaux, sanitaires, éducatifs, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. Nous pouvons imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! Mais cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce que nous commençons déjà à connaître.

    Depuis la récession de 2009, l’écart entre la croissance du PIB et celle de la production industrielle s’est accentué dans les pays développés : sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de la société technicienne ?

    Oui et non là encore. Oui, dans la mesure où depuis de nombreuses années, on parle de « nouvelle économie », « d’économie immatérielle », « d’économie de nouvelles technologies » ou encore « d’économie numérique ». On nous a aussi parlé de « société de services ». Nous voyons bien que ce phénomène n’est pas nouveau et qu’il y avait déjà dans les sociétés industrielles un phénomène de désindustrialisation. Pourtant, ce n’était pas un changement dans le sens où l’industrialisation existe toujours. Mais elle est partie en Inde, en Chine ou dans les « BRICS ». Il y a eu une délocalisation du secteur secondaire, ce qui nous amène à réimporter, à un chômage très important et à cette croissance spéculative. Nos économies se sont spécialisées dans les services haut de gamme : les services financiers, les marques, les brevets, etc. La production est délocalisée tout en conservant la marque, ce qui est plus rentable. Mais nous assistons aussi à un développement par en bas des services dégradés ou à la personne et à une nouvelle forme de domesticité qui se développe avec cette désindustrialisation.

    Est-ce que vous confirmeriez les prévisions de Jacques Ellul qui voyait la naissance d’une dichotomie entre d’un côté les « nations-capitalistes » du Nord et de l’autre les « nations-prolétaires » du Sud ?

    Cela n’est pas nouveau, ni totalement exact ! Les nations occidentales se prolétarisent aussi. Avec la mondialisation, nous assistons surtout à une tiers-mondisation des pays du Nord et un embourgeoisement des pays du Sud. Il y a par exemple aujourd’hui 100 à 200 millions de Chinois qui appartiennent à la classe moyenne mondiale, voire riche.

    Le 20 août dernier, nous avons épuisé les ressources de la Terre pour 2013 et nous vivons donc à « crédit » vis-à-vis de celle-ci jusqu’à la fin de l’année. Il faudrait donc réduire d’environ un tiers notre consommation en ressources naturelles si nous voulons préserver notre planète. N’a-t-on pas atteint le point de non-retour ? La décroissance se fera-t-elle aux dépens des pays en voie de développement ?

    Déjà soyons clairs, la décroissance est avant tout un slogan qui s’oppose à la société d’abondance. Ensuite, il ne s’agit surtout pas de régler les problèmes des pays du Nord aux dépens de ceux du Tiers-Monde. Il faudra résoudre simultanément les problèmes et du Nord et ceux du Sud. Évidemment, ce que vous évoquez, et que l’on appelle l’over shoot day, n’est qu’une moyenne globale. La réduction de l’empreinte écologique pour un pays comme la France n’est pas de l’ordre de 30%, mais de 75%. Une fois explicité comme cela, les gens se disent que ça va être dramatique. Justement, ce n’est pas nécessaire : nos modes de vie sont basés sur un gaspillage fantastique de la consommation et encore plus de la production, donc des ressources naturelles. Il ne faudra donc pas forcément consommer moins, mais consommer mieux. Tout d’abord, la logique consumériste pousse à accélérer l’obsolescence des produits. Il ne s’agit donc pas forcément de consommer moins mais de produire moins en consommant mieux.

     

    Au lieu de consommer une seule machine à laver dans notre vie, nous en consommons 10 ou 15, de même pour les réfrigérateurs et je ne parle même pas des ordinateurs ! Il faut donc un mode de production où les individus ne consomment qu’une seule voiture, une seule machine à laver, etc. Cela réduirait déjà énormément l’empreinte écologique. Nous savons aussi que la grande distribution entraîne un grand gaspillage alimentaire. Environ 40% de la nourriture va à la poubelle, soit à cause des dates de péremptions dans les magasins, soit chez les particuliers qui ont emmagasiné de la nourriture qui finit par périmer. L’idée n’est pas de décroître aux dépens des pays pauvres, qui eux doivent au contraire augmenter leur consommation et leur production, mais de changer cette logique de gaspillage forcenée et de fausse abondance.

    Nicholas Georgescu-Roegen, affirmait : « Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies à venir. » La décroissance doit-elle être accompagnée d’un contrôle démographique pour être soutenable ?

    Il est toujours délicat d’aborder la question démographique. Les prises de position sur le sujet sont toujours passionnelles car touchant à la fois aux croyances religieuses, au problème du droit à la vie, à l’optimisme de la modernité avec son culte de la science et du progrès, elles peuvent déraper très vite vers l’eugénisme, voire le racisme au nom d’un darwinisme rationalisé. La menace démographique, vraie ou imaginaire, peut donc être facilement instrumentalisée pour mettre en place des formes d’écototalitarisme. Il importe donc de cerner les différentes dimensions du problème et de peser les arguments en présence, avant de se prononcer sur la taille d’une humanité « soutenable ».

    Si l’insuffisance des ressources naturelles et les limites de la capacité de régénération de la biosphère nous condamnent à remettre en question notre mode de vie, la solution paresseuse consisterait, en effet, à réduire le nombre des ayants droit afin de rétablir une situation soutenable. Cette solution convient assez bien aux grands de ce monde puisqu’elle ne porte pas atteinte aux rapports sociaux et aux logiques de fonctionnement du système. Pour résoudre le problème écologique, il suffirait d’ajuster la taille de l’humanité aux potentialités de la planète en faisant une règle de trois. Telle n’est évidemment pas la position des objecteurs de croissance, ce qui n’empêche qu’ils soient taxés de malthusianisme parfois par ceux-là mêmes qui condamnent les deux tiers de l’humanité à l’extermination.

    Il est clair que si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance de la population. La planète, qui n’a que 55 milliards d’hectares, ne peut pas supporter un nombre d’habitants illimité. C’est la raison pour laquelle presque tous les auteurs de référence de la décroissance, ceux qui ont mis en évidence les limites de la croissance (Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, René Dumont, entre autres) ont tiré le signal d’alarme de la surpopulation. Et pourtant, ce ne sont pas, pour la plupart, des défenseurs du système… Même pour Castoriadis, « la relation entre l’explosion démographique et les problèmes de l’environnement est manifeste ».

    Cela étant, ce que la décroissance remet en cause, c’est avant tout la logique de la croissance pour la croissance de la production matérielle. Même si la population était considérablement réduite, la croissance infinie des besoins entraînerait une empreinte écologique excessive. L’Italie en est un bon exemple. La population diminue, mais l’empreinte écologique, la production, la consommation, la destruction de la nature, des paysages, le mitage du territoire par la construction, la cimentification continuent de croître. On a pu calculer que si tout le monde vivait comme les Burkinabés, la planète pourrait supporter 23 milliards d’individus, tandis que si tout le monde vivait comme les Australiens, d’ores et déjà le monde serait surpeuplé et il faudrait éliminer les neuf dixièmes de la population. Il ne pourrait pas faire vivre plus de 500 millions de personnes. Qu’il y ait 10 millions d’habitants sur Terre ou 10 milliards, note Murray Bookchin, la dynamique du « marche ou crève » de l’économie de marché capitaliste ne manquerait pas de dévorer toute la biosphère. Pour l’instant, ce ne sont pas tant les hommes qui sont trop nombreux que les automobiles… Une fois retrouvé le sens des limites et de la mesure, la démographie est un problème qu’il convient d’affronter avec sérénité.

    Si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance démographique. La population ne peut, elle non plus, croître indéfiniment. La réduction brutale du nombre des consommateurs ne changerait pas la nature du système, mais une société de décroissance ne peut pas évacuer la question du régime démographique soutenable.

    Que faire pour changer de régime ? Combattre l’individualisme ?

    Les gens accusent souvent les partisans de la décroissance d’être des passéistes. Pourtant, nous ne souhaitons pas un retour en arrière. Mais, comme le préconisaient Ivan Illich ou même Castoriadis, il s’agit d’inventer un futur où nous retenons certains aspects du passé qui ont été détruits par la modernité. Sur ce sujet, un grand sociologue français, Alain Touraine, vient de sortir un livre intitulé La Fin des sociétés. C’est vrai qu’avec la mondialisation, on assiste à la fin des sociétés.

    À ce sujet, un ancien Premier ministre anglais, Margareth Thatcher, a dit : « Il n’existe pas de société, il n’existe que des individus ». C’est énorme de dire cela ! Donc, dans le projet de la décroissance, il ne s’agit pas de retrouver une ancienne société disparue, mais d’inventer une nouvelle société de solidarité. C’est-à-dire qu’il faut réinventer du lien social, parfois par la force des choses comme avec la fin du pétrole, sur la base d’une économie de proximité, avec une relocalisation de la totalité de la vie. Ce n’est pas un repli sur soi, mais une nouvelle redécouverte de la culture, de la vie, de la politique et de l’économie.

    Justement, relocaliser les activités humaines serait une nécessité écologique. Mais la réindustrialisation potentielle qui en découlerait ne serait-elle pas une entrave à la décroissance ?

    Non, parce qu’il ne s’agit pas de la réindustrialisation prônée par notre système. Madame Lagarde, quand elle était ministre de l’Économie, avait inventé le néologisme « rilance » : de la rigueur et de la relance. Pour nous, c’est exactement le contraire : nous ne voulons ni rigueur, ni relance, ni austérité. Évidemment qu’il faut sortir de la récession et récréer des emplois, non pas pour retrouver une croissance illimitée, mais pour satisfaire les besoins de la population. En fait, la réindustrialisation dans une optique de décroissance est plus artisanale qu’industrielle. Il faut se débarrasser des grosses entreprises au profit d’une économie composée de petites unités à dimensions humaines. Ces dernières peuvent être techniquement très avancées mais ne doivent en aucun cas être les monstres transnationaux que nous connaissons actuellement. Elles doivent être plus industrieuses qu’industrielles, plus entreprenantes qu’entrepreneuses et plus coopératives que capitalistes. C’est tout un projet à inventer.

    L’État moderne se comporte toujours comme un soutien au productivisme, soit en favorisant l’offre pour les libéraux, soit en favorisant la demande pour les keynésiens. La décroissance a-t-elle besoin d’une disparition de l’État ?

    Cela dépend de ce que nous mettons derrière le mot « État ». Même si l’objectif n’est pas de maintenir cet État-nation, bien sûr qu’une société de décroissance devra inventer ses propres institutions. Elles devront être plus proches du citoyen avec une coordination au niveau transnational. Celle-ci est vitale, car beaucoup de phénomènes environnementaux sont globaux : il est alors impossible d’imaginer un repli total. Il faudra donc inventer de nouvelles formes qui diffèrent de l’appareil bureaucratique moderne.

    La décroissance implique aussi un changement de mode de vie. Comment faire pour lutter contre la société marchande sans se marginaliser ?

    Effectivement, il faut les deux. Il y a d’ailleurs dans les objecteurs de croissance des gens très investis dans des coopératives alternatives comme des écovillages. De plus, il faut tenir les deux bouts de la chaîne : une société ne change pas du jour au lendemain. Il faut donc penser la transition sans attendre un changement global simultané. Les meilleurs exemples sont les villes en transition où l’on essaie de réorganiser l’endroit où l’on vit afin de faire face aux défis de demain comme la fin du pétrole. Ce qui m’intéresse surtout dans les villes en transition, c’est leur mot d’ordre : « résilience », qui consiste à résister aux agressions de notre société. Mais cela n’implique pas de revenir à l’âge de pierre, comme les Amish. Au contraire, cela implique une qualité de vie maximale sans détruire la planète.

     

    Changer de régime économique est-il possible pour un pays seul ? Une initiative isolée ?

    Ça rappelle le vieux débat qui a opposé Staline à Trotsky pour savoir si le socialisme pouvait se faire dans un seul pays. Mais en réalité, la réponse n’est pas « oui » ou « non ». La question ne peut pas être posée de façon manichéenne, simplement parce que nous ne pouvons pas changer le monde du jour au lendemain et il faut bien commencer ! Donc, le commencement se fait petit à petit, au niveau local, en visant le global. La parole d’ordre des écologistes fut pendant longtemps : « Penser globalement, agir localement ». Ce n’est pas qu’il ne faille pas agir globalement, mais c’est plus compliqué. Donc le point de départ est local pour une visée plus large. De toute manière, le projet ne se réalisera ni totalement ni globalement. La société de décroissance est un horizon de sens, mais pas un projet clé en main réalisable de façon technocratique.

    La décroissance, selon vous, commencerait-elle par une démondialisation pour tendre vers une forme d’altermondialisme ?

    Je n’aime pas le terme « altermondialisme ». Il s’agit évidemment d’une démondialisation, qui n’est pas une suppression des rapports entre les pays. Mais qu’est-ce que la mondialisation que nous vivons ? Ce n’est pas la mondialisation des marchés mais la marchandisation du Monde. Ce processus a commencé au moins en 1492 quand les Amérindiens ont découvert Christophe Colomb (rires). Démondialiser veut surtout dire retrouver l’inscription territoriale de la vie face au déménagement plantaire que nous connaissons. Car la mondialisation est surtout un jeu de massacres ! C’est-à-dire que nous détruisons ce qui fonctionnait traditionnellement bien dans les différents pays pour les asservir aux marchés. Par exemple, l’agriculture était fleurissante en Chine mais le capitalisme occidental a déraciné la majorité des paysans qui sont devenus des min gong : des ouvriers qui s’entassent en périphérie des grandes villes, comme Pékin ou Shanghai. Mais, dans le même temps, ces ouvriers chinois détruisent nos emplois et notre industrie. Nous nous détruisons mutuellement. Il faut au contraire que nous nous reconstruisons les uns les autres. La solution est une relocalisation concertée par un dialogue interculturel et non pas par l’imposition de l’universalisme occidental.

    Les nouvelles technologies, et plus globalement la technique et la science, peuvent-elles être employées contre l’oligarchie ou sont-elles intrinsèquement néfastes ?

    Ça c’est une très grande question, très difficile. Jacques Ellul avait énormément réfléchi dessus et n’avait jamais dit qu’elles étaient intrinsèquement mauvaises. Il pensait même que, dans certaines situations, elles pouvaient être utiles à la société d’avenir. Celle qui est, selon lui, intrinsèquement mauvaise, c’est la structure sociale dans laquelle la technique et la science sont produites et utilisées. Alors bien évidemment, il faut les détourner et c’est ce que certains font. Il y a une sorte de guérilla. Sur internet, par exemple, nous le voyons. Dans ma jeunesse, nous parlions de retourner les armes contre l’ennemi. Dans une société de décroissance, qui n’est plus une société dominée par la marchandisation et le capital, ces techniques fonctionneraient autrement. Il y a aussi plein de choses intéressantes créées par le génie humain qui ne sont pas utilisées, car elles ne correspondent pas à logique du système. Nous aurons besoin de ces derniers dans une société différente. Nous devons, en réalité, surtout concevoir un nouvel esprit. Notre système est dominé – d’un point de vue technico-scientifique – par un esprit prométhéen de maîtrise de la nature, que nous ne maîtrisons pourtant pas. Il faudra donc se réinsérer dans une vision plus harmonieuse des rapports entre l’Homme et la nature.

    Jacques Ellul estimait que le travail était aliénant. Est-ce à dire que la décroissance doit passer par l’abolition du salariat ?

     

    Il n’y a pas d’urgence à l’abolir. Dans l’immédiat, il faut surtout créer les postes de salariés nécessaires. Il faut surtout réduire l’emprise de la nécessité en développant notamment la gratuité. Je pense que l’idée d’un revenu universel, ou au moins d’un revenu minimal assurant la survie, n’est pas une mauvaise chose car il réduirait l’espace de la nécessité. Dans une société de décroissance, il faudra des échanges d’activités et d’œuvres qui auront remplacé le travail. Mais ce n’est évidemment plus l’échange marchand obsédé par le profit. Il faut réintroduire l’esprit du don – qui n’a pas totalement disparu – dans les rapports de clientèle et dans les marchandages. En Afrique, par exemple, il existe encore une sorte de métissage entre la logique marchande et celle du don. Ce qu’il faut surtout abolir, c’est le travail salarié en tant qu’abstraction inhumaine.

    Pensez-vous que la monnaie s’oppose à la logique du don et qu’en conséquence, une société de décroissance doit abolir le système monétaire ?

    Sûrement pas ! Par contre, il doit y avoir l’abolition de certaines fonctions de la monnaie. Il faut par exemple en finir avec la monnaie qui engendre de la monnaie, car l’accumulation monétaire est très perverse. Mais la monnaie comme instrument de mesure et d’échange est une nécessité dans une société complexe. Je dirais même que c’est un acquis de la civilisation.

    Des personnalités de gauche comme de droite se revendiquent aujourd’hui de la décroissance. Qu’en pensez-vous ?

    Que la décroissance soit un projet politique de gauche constitue, pour la plupart des objecteurs de croissance, une évidence, même s’il en existe aussi une version de droite. Allons plus loin : il s’agit du seul projet politique capable de redonner sens à la gauche. Pourtant, ce message-là se heurte à une résistance très forte et récurrente. La décroissance constitue un projet politique de gauche parce qu’elle se fonde sur une critique radicale du libéralisme, renoue avec l’inspiration originelle du socialisme en dénonçant l’industrialisation et remet en cause le capitalisme conformément à la plus stricte orthodoxie marxiste.

    Tout d’abord, la décroissance est bien évidemment une critique radicale du libéralisme, celui-ci entendu comme l’ensemble des valeurs qui sous-tendent la société de consommation. On le voit dans le projet politique de l’utopie concrète de la décroissance en huit R (Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler). Deux d’entre eux, réévaluer et redistribuer, actualisent tout particulièrement cette critique. Réévaluer, cela signifie, en effet, revoir les valeurs auxquelles nous croyons, sur lesquelles nous organisons notre vie, et changer celles qui conduisent au désastre. L’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le local sur le global, l’autonomie sur l’hétéronomie, le raisonnable sur le rationnel, le relationnel sur le matériel, etc. Surtout, il s’agit de remettre en cause le prométhéisme de la modernité tel qu’exprimé par Descartes (l’homme « comme maître et possesseur de la nature ») ou Bacon (asservir la nature). Il s’agit tout simplement d’un changement de paradigme. Redistribuer s’entend de la répartition des richesses et de l’accès au patrimoine naturel entre le Nord et le Sud comme à l’intérieur de chaque société. Le partage des richesses est la solution normale du problème social. C’est parce que le partage est la valeur éthique cardinale de la gauche que le mode de production capitaliste, fondé sur l’inégalité d’accès aux moyens de production et engendrant toujours plus d’inégalités de richesses, doit être aboli.

    Dans un deuxième temps, la décroissance renoue avec l’inspiration première du socialisme, poursuivie chez des penseurs indépendants comme Elisée Reclus ou Paul Lafargue. La décroissance retrouve à travers ses inspirateurs, Jacques Ellul et Ivan Illich, les fortes critiques des précurseurs du socialisme contre l’industrialisation. Une relecture de ces penseurs comme William Morris, voire une réévaluation du luddisme, permettent de redonner sens à l’écologie politique telle qu’elle a été développée chez André Gorz ou Bernard Charbonneau. L’éloge de la qualité des produits, le refus de la laideur, une vision poétique et esthétique de la vie sont probablement une nécessité pour redonner sens au projet communiste.

    Pour finir, la décroissance constitue une critique radicale de la société de consommation et du développement, la décroissance est une critique ipso facto du capitalisme. Paradoxalement, on pourrait même présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste, projet que le marxisme (et peut-être Marx lui-même) aurait trahi. La croissance n’est, en effet, que le nom « vulgaire » de ce que Marx a analysé comme accumulation illimitée de capital, source de toutes les impasses et injustices du capitalisme. Pour sortir de la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital et de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. C’est la raison pour laquelle la gauche, sous peine de se renier, devrait se rallier sans réserve aux thèses de la décroissance.

    Tout le monde se souvient de l’échec de la commission Stiglitz-Sen mise en place par l’ex-Président Sarkozy dans le but de trouver un indicateur de « bien-être » autre que le simple PIB. Le problème ne viendrait-il pas de l’obsession des mesures quantitatives ?

    Il est certain que nous devons nous débarrasser de l’obsession des mesures quantitatives. Notre objectif n’est pas de mesurer le bonheur puisque cet objectif n’est par définition pas mesurable. Mais je ne crois pas que nous puissions parler d’échec de la commission Stiglitz-Sen, puisqu’elle a quand même proposé des indicateurs alternatifs pertinents. D’un autre côté, et malgré toutes les critiques qui peuvent lui être adressées, le PIB est tout à fait fonctionnel dans la logique de la société mondialisée de croissance. Il existe bien sûr d’autres indicateurs intéressants comme l’Happy Planet Index (HPI) mis au point par la fondation anglaise New Economics Foundation, mais ce dernier n’est pas fonctionnel dans notre système. Il est cependant intéressant comme indicateur critique du PIB. Pourquoi ? Parce que les États-Unis est en termes de PIB au 1er rang mondial, en termes de PIB par tête au 4ème rang et en termes de bonheur au 150ème rang ! La France se situe dans les mêmes ordres de grandeur. Tout cela signifie que si nous mesurons le bonheur par l’espérance de vie, l’empreinte écologique et le sentiment subjectif du bonheur — qui sont les trois critères du HPI —, les pays qui arrivent en tête sont le Vanuatu, le Honduras, le Venezuela et d’autres pays de ce type [ndlr : le trio de tête de 2012 est composé, dans l’ordre, du Costa Rica, du Vietnam et de la Colombie] . Malheureusement, il n’est pas fonctionnel dans notre système. Un autre indice de ce type qui pourrait être retenu, c’est l’empreinte écologique qui est elle-même synthétique. Le problème n’est pas de trouver l’indicateur miracle mais bel et bien de changer la société. Ces indices ne sont que des thermomètres et ce n’est pas en cassant le thermomètre que la température du malade change.

    La rupture avec la croissance n’est-elle pas aussi une rupture avec l’économie comme science au profit d’autres disciplines comme la philosophie ou la sociologie ?

    Oui, il s’agit bien d’une rupture avec l’économie. Mais celle-ci ne s’effectue pas seulement avec l’économie en tant que science mais aussi avec l’économie en tant que pratique. Il faut réenchâsser l’économique dans le social, au niveau théorique mais surtout au niveau pratique. Au niveau théorique d’abord parce que la « science économique » est une fausse science, et que la manière de vivre des Hommes appartient à l’éthique au sens aristotélicien du terme et donc à la philosophie ou à la sociologie. Sinon, pour paraphraser Lévi-Strauss, il n’existe qu’une seule science humaine : l’anthropologie. Au niveau pratique ensuite, en réintroduisant l’économique dans les pratiques de la vie et pas ne pas la laisser dans l’obsession du quantitatif avec la valorisation de l’argent, du profit ou du PIB.

    Serge Latouche, propos recueillis par Kévin Victoire (Ragemag, 15 octobre 2013)

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  • A propos de Nietzsche...

    Nous reproduisons ci-dessous les réponses de Paul-Eric Blanrue aux questions posées par le site Nietzsche Académie. Journaliste et historien critique, Paul-Eric Blanrue est en particulier l'auteur de Le monde contre soi - Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme (Edition Blanche, 2007), ouvrage préfacé par Yann Moix, ainsi que de Sarkozy, Israël et les Juifs (Oser dire, 2009), deux ouvrages qui ont suscité la polémique et des tentatives de censure.



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    Paul-Eric Blanrue répond aux questions du site Nietzsche Académie

    Quelle importance a Nietzsche pour vous ?
    Nietzsche, que j’ai découvert à l’âge de quinze ans, est l’une des plus puissantes lumières de l’esprit humain. Comme le resplendissant soleil du Grand Midi qui rayonne dans le ciel alcyonien, Nietzsche donne à voir le proche et le lointain, au-delà des ombres et des apparences, sans verser dans la fascination morbide pour les arrière-mondes. Et, tel l’enfant du conte d’Andersen, il apprend à oser dire ce que l’on voit sans tenir compte des opinions diverses qui se tiennent en embuscade dans nos petites têtes malléables pour nous inciter au mutisme lâche ou à la complaisante modération. L’autocensure est le premier verrou à faire sauter pour parvenir à être un authentique esprit libre. Nietzsche exerce à se “désopinioner”, à se défaire de l’imposture sociale, journalistique, philosopharde, cultureuse, politicolâtre, qui se déverse dans nos cerveaux comme autant de tumeurs malignes destinées à exterminer toute vie intérieure, toute résistance personnelle. “Vis ignorant de ce qui paraît le plus important à ton époque. Mets l’épaisseur d’au moins trois siècles entre elle et toi”, écrit-il. La guerre entre la confrérie des “derniers hommes” et nous est constante, sans répit, c’est une guerre à mort. Il y faut de la tenue : toujours être aux aguets, se tenir prêt à riposter ou à répondre d’un sourire à une niaiserie par laquelle tel clan tente de nous charmer, tel autre de nous subvertir. Nietzsche offre à son lecteur une hygiène mentale, il l’aide à entrer en lui-même pour y palper comme un fruit mûr, comme le corps d’une femme désirée, la vérité propre qui le compose. Chez Nietzsche, toute vérité est charnelle. L’âme est la forme du corps, a dit justement Aristote, de qui Nietzsche n’est pas aussi éloigné qu’on le suppose. Cette matière inspirée, cette âme-corps, il faut la dompter - ou la laisser vibrer à sa fréquence, c’est selon -, mais pour cela il faut d’abord la connaître. S’il est donc question de voir, il ne s’agit pas de voir pour croire, comme dans l’Évangile, mais de voir pour comprendre. Pour se comprendre : en extension, en immersion, en isolement complet, en toutes circonstances, partout. La vérité que Nietzsche propose n’est pas La Vérité, majusculaire, pompeuse, scolastique, celle des philosophes officiels et des religions verrouillées par le clergé, celle de l’université de Bâle qu’il a fui pour composer son oeuvre par monts et par vaux. Ce n’est pas non plus la vérité de la rue, du comptoir, celle de l’horrible “bon sens” qui coure dans tous les sens révélant ainsi qu’il n’en a aucun (on sait que chaque dicton a son dicton contraire qui l’annule). C’est la vérité saine, patiente, modeste, une vérité en acte, utile à notre dharma, celle qui va nous apprendre à exister. Nietzsche nous accompagne sur un chemin de vie escarpé que nous n’avons pas choisi mais que nous sommes les seuls au monde à pouvoir tracer. Il n’y a pas à suivre Fritz en pèlerinage de Sils-Maria à Turin, au gré de ses gîtes d’ermite dansant, comme s’il était un infaillible gourou : il réfute par avance tout disciple, au contraire de Schopenhauer dont il a mis trop de temps à se défaire lui-même. Il faut l’écouter lentement, penser avec lui et contre lui, et enfin le dépasser de toutes nos forces pour nous forger une vie à notre mesure, rebelle à l’embrigadement. “Persistez dans votre bizarrerie”, disait Baudelaire. Seulement l’objectif n’est pas de tendre vers la folie ni d’opérer “le dérèglement de tous les sens” préconisé par Rimbaud qui s’en repentira vite, mais de développer nos particularités tendancielles, nos singularités émergentes. Sans elles, nous ne sommes plus nous, mais ce que les autres veulent que nous soyons. À méditer Nietzsche à différentes époques de sa vie, à voyager en sa compagnie sous toutes les latitudes, on atteint une subtilité de pensée, aussi antisectaire que possible, difficile à saisir pour qui ne l’a pas fréquenté longtemps et de près. C’est un travail de Romain que de “devenir ce que l’on est” selon l’antique sagesse ! Avec son marteau philosophique, le roboratif Nietzsche réveille et revigore l’âme, on le sait, mais il invite encore à ne pas nous satisfaire de nos travers “humains, trop humains”, de nos minables égos sociaux insignifiants, de nos ambitions grégaires ; il incite aussi à jeter par-dessus bord nos ressentiments qui fixent le Temps alors qu’il importe de le maîtriser avec souplesse pour être libres de nos mouvements. Sa pensée en perpétuelle tension n’est pas figée. Elle est un arc, ses idées en sont les flèches. Elle est à l’occasion contradictoire, on l’a assez dit, car Nietzsche n’hésite pas à se combattre lui-même si la situation l’exige, comme il entreprendrait une politique de terre brûlée pour mieux protéger ses troupes d’élite. Mais cette pensée en tension n’impose rien, aucun rite, aucun dogme, elle a pour seul, unique et éminent mérite de produire un germe qui permet de faire naître en soi le désir de développer une ultime sincérité et de la vivre à temps plein. À première vue, l’ambition paraît simple : en réalité, c’est le plus difficile. Être soi-même, devenir ce que Julius Evola appelait un “homme différencié” implique de mener une existence réfractaire, qui suppose l’acceptation de la gratuité, du don de soi, d’une certaine forme d’exil et de solitude intérieure. “L’homme est quelque chose qui doit être surmonté” dit Nietzsche. Vu la nature carcérale du monde moderne, la pente est rude, le sommet est si haut qu’il demeure invisible au randonneur. Pour monter, il faut s’alléger, se délester du conformisme et du contentement. C’est pourquoi un authentique nietzschéen se reconnaît au premier coup d’oeil. Il y a des physiques de nietzschéens. Normal puisque l’âme est la forme du corps… J’ai un bon radar pour les détecter. Je peux vous assurer qu’il y en a peu qui vivent encore sur cette terre, en ces temps particuliers du Kali Yuga où la mollesse d’âme s’est généralisée jusque chez les meilleurs.

    Etre nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?
    J’aime beaucoup cette phrase de Nicolas Berdiaev, ce christo-nietzschéen, immense Russe orthodoxe et théologien hors pair de la liberté, qui a prouvé qu’on pouvait croire en Dieu, être ouvert au Grand Mystère et rester un fervent nietzschéen (C’est une contradiction ? Oui. Mais  Nietzsche a bien mis sa vie au service de Dionysos qui est un dieu grec !) : “Il ne sert à rien de réfuter Nietzsche ; ce qu’il faut c’est vivre son expérience et le surmonter en soi”. Berdiaev a dit là l’essentiel. Être nietzschéen, si cela a un sens, pourrait consister à “être autant que possible nos propres rois et fonder de petits États expérimentaux, comme le dit Nietzsche, qui ajoute : “Nous sommes des expériences : soyons-le de bon gré”. Autrement dit : amor fati et inch’Allah !

    Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?
    Tous, sans oublier la correspondance et les fragments posthumes, indispensables. Ne lire qu’un seul livre de Nietzsche revient à avancer e2-e4 sur l’échiquier sans poursuivre la partie. Il faut aller jusqu’au bout, que le résultat soit Pat ou Mat. L’abandon est interdit. On doit vivre en professionnel de l’existence. Le jeu fait partie du métier. Les masques aussi, qui font partie du jeu : on retrouve là Venise, “la ville aux cent profondes solitudes”, dont on connaît l’importance pour Nietzsche. Si on n’a pas le tempérament adapté, qu’on en reste à Kant. C’est déjà pas si mal, Kant : “Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains”, disait Péguy. On a aussi le droit de descendre à la station Schopenhauer, à condition d’avoir digéré auparavant les Parerga et Paralipomena si on ne veut pas finir suicidaire. Je connais aussi des gens très heureux qui ne jurent que par Platon, et pourquoi pas, après tout ? Evola a tenté la grande jonction entre Nietzsche et Platon avec quelque succès. “Deviens ce que tu es !

    Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?
    Vu que ces notions proviennent toutes deux de la très moche révolution française, triomphe de la veulerie sur l’esprit chevaleresque, elle n’ont aucun sens appliquées à Nietzsche, élégant antidémocrate, aristocrate de l’esprit, qui rejette tout ce fatras idéologique empestant l’égalitarisme faisandé. Comme René Guénon après lui, il réclame à cor et à cri le retour du Régne de la Qualité contre celui de la Quantité. Ce qui signifie, bien entendu, qu’il est forcément de droite pour les idéologues dits progressistes, car trop lucide pour être à leur image un optimiste béat, qui penserait que l’histoire avance au prétexte qu’elle convulse. Quand on n’est pas de gauche, on est obligatoirement classé à droite, c’est ainsi. Ce n’est pas infamant, c’est réducteur. Et quand on sait en quelle piètre estime Nietzsche tenait les politiciens de son temps, c’est à côté de la plaque. Vous vous imaginez Nietzsche en train de déposer un bulletin de vote dans l’urne de la Rathaus de Röcken ? Impossible, trop anarchiste pour ça. Un anarchiste de droite, si vous voulez. C’est ainsi, d’ailleurs, que Julius Evola se présentait à la fin de sa vie, quand, revenu de ses fantaisies politiques, il appelait les hommes parmi les ruines à relire Nietzsche pour tout recommencer à zéro (pour en comprendre les raisons, il faut étudier impérativement son Chemin du cinabre, l’équivalent d’Ecce Homo appliqué à son “équation personnelle”, comme il dit). Sur la gauche, il y a certainement des choses qui ne sont pas à jeter chez Georges Bataille et Michel Foucault, qui ont dénietzschisé Nietzsche comme tout bon nietzschéen est un jour amené à le faire, mais ils restent indécrottablement accros à la moraline-base dès qu’ils s’éloignent de la question sexuelle qui les obsède du fait de névroses qui leur sont propres. Bref, le nietzschéen de droite est improbable et celui de gauche n’existe pas.

    Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?
    Ni Gide ni Malraux, en tout cas, quoi qu’en disent les manuels scolaires. En vrac : Hugues Rebell, Antonin Artaud, Nicolas Berdiaev, Nicolás Gómez Dávila, Oswald Spengler, Gabriele d’Annunzio, le jeune Maurice Barrès, Julius Evola, Martin Heidegger, Cioran… J’en ajouterais volontiers d’autres, moins attendus, comme Sacha Guitry par exemple (voir la morale de Mon Père avait raison), ou Céline pour certains passages. Quoi qu’il en soit, la liste n’est pas très longue.

    Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?
    Le terme a été trop galvaudé pour qu’on en fasse encore des thèses, mais n’en est pas loin celui qui met en pratique dans sa vie quotidienne cette maxime de Gabriele d’Annunzio : “Souviens-toi de toujours oser” (Memento audere semper). Comme principaux candidats à ce poste je préconise, au risque de choquer, Jésus-Christ (quel qu’ait été son rôle réel dans l’histoire) et le prophète Mohammed (saws). Reprenant la formule de l’empereur Frédéric II de Hohenstauffen, je rappelle que Nietzsche, ce soi-disant athée qui a pourtant écrit que le Dieu de la métaphysique n’était pas mort, proclame dans son Antéchrist : “Paix et amitié avec l’Islam !” L’islamophobe et nietzschéen de gauche (sic) Michel Onfray peut aller se rhabiller à la mode de Caen.

    Votre citation favorite de Nietzsche ? 
    "Par chance je suis dépourvu de toute ambition politique ou sociale, en sorte que je n'ai à craindre aucun danger de ce côté-là, rien qui me retienne, rien qui me force à des transactions et à des ménagements ; bref j'ai le droit de dire tout haut ce que je pense, et je veux une bonne fois tenter l'épreuve qui fera voir jusqu'à quel point nos semblables, si fiers de leur liberté de pensée, supportent de libres pensées." (lettre à Malwida von Meysenbug, 25 octobre 1874)

    Paul-Eric Blanrue, propos recueillis par Olivier Meyer (Nietzsche Académie, 6 octobre 2013)
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  • Unir la gauche et la droite anti-Euro ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jacques Sapir au site italien L'Antidiplomatico et disponible en traduction sur son site RussEurope.

     

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    Unir la gauche et la droite anti-Euro

    1. Monsieur le Professeur, vous avez été parmi les premiers économistes européens à mettre en évidence les dommages produits par l’euro et à en demander sa fin. Dans une de vos dernières analyses vous avez écrit que c’est désormais une fin inévitable. Selon vous, combien de temps passera-t-il encore avant que cela n’arrive et de quel pays partira l’initiative ?

    Il faut bien distinguer ici deux problèmes. Le premier est celui de l’analyse de la situation économique que l’Euro a créée et de ses conséquences. Nous voyons depuis maintenant près de 13 ans que l’Euro non seulement n’a pas induit de convergences macroéconomiques mais qu’il a au contraire exacerbé les divergences. Je l’ai dit à plusieurs reprises, et désormais, cette position fait consensus chez les économistes. Nous voyons aussi que l’Euro est un énorme frein à la croissance pour la majorité des pays qui l’ont adopté, sauf, bien entendu, l’Allemagne. Nous voyons enfin que l’Euro aggrave les déficits, tant en interne que les déficits extérieurs, et qu’il conduit à un endettement toujours plus grand des pays qui sont entrés dans Union Économique et Monétaire. Tout ceci est copieusement documenté par de très nombreux auteurs. J’en déduit que l’Euro ne pouvant fonctionner que dans une spirale d’appauvrissement pour de très nombreux pays, il est condamné. Mais, ici, nous avons un deuxième problème, celui des conditions qui mettront fin à l’Euro. Ces conditions peuvent être une crise catastrophique qui prenne naissance sur le marché obligataire. Pour l’instant, de ce point de vue, la situation est stabilisée par la Banque Centrale Européenne. Mais, la crédibilité de cette dernière tient beaucoup à ce qu’elle n’est pas testée. Un jour ou l’autre les marchés vont tester la résolution de la BCE, et ce jour-là M. Mario Draghi va se retrouver fort dépourvu. Ces conditions peuvent aussi provenir des tensions politiques croissantes que l’Euro provoque tant entre les pays membres de l’UEM qu’au sein de ces pays où les forces anti-européennes prennent aujourd’hui de l’ampleur. Elles peuvent à un moment confronter les acteurs politiques avec la nécessité de dissoudre la zone Euro ou de quitter l’Euro.
    J’ai, personnellement, surestimé la rapidité des évolutions financières, sur la base de ce que nous avions connus en 2008-2009. Mais ceci ne change rien à l’analyse de fond.

    2. Sur votre blog, vous avez fait allusion à un retour possible au SME après une éventuelle dissolution de la zone Euro. Quelle est selon vous, la meilleure stratégie pour sortir de l’Euro pour les pays de l’Europe méridionale ?

    Un retour au SME implique que chaque pays retrouve sa monnaie nationale. La question de la stratégie est ici centrale. Les pays d’Europe du Sud ont le choix entre prendre une décision de sortie isolément ou demander la dissolution de la zone Euro. Si certains pays, comme l’Italie, la France et l’Espagne disaient lors d’un conseil ECOFIN qu’ils sont prêts à quitter l’Euro mais qu’il vaut mieux le dissoudre, compte tenu de l’attachement des Allemands pour le Deutsch Mark, la solution de la dissolution serait rapidement acceptée. Elle serait de loin la meilleure car étant prise de manière collective elle apparaîtrait comme une décision « européenne ». La fin de l’UEM n’impliquerait pas la fin de l’Union Européenne ni celle d’une coopération sur les questions monétaires entre les pays concernés. Néanmoins, cette solution est aussi la moins probable à l’heure actuelle. Une sortie isolée d’un pays est aujourd’hui la solution la plus probable. Elle entraînera à terme (6 mois probablement) l’éclatement de la zone Euro. Mais le contexte politique sera bien plus conflictuel.

    3. Quelle est, selon vous, la part de responsabilité des partis socialistes européens dans la crise actuelle et quelles forces politiques considérez-vous capables d’effectuer un changement ?

    La responsabilité des partis socialistes européens est écrasante. Elle est tout d’abord directe : ces partis ont capitulé sans condition devant les exigences de la finance et du capital ; ils ont imposé des politiques austéritaires inouïes à leurs populations et ils portent de ce fait une large responsabilité dans la stagnation économique que nous connaissons. Mais il y a aussi une responsabilité indirecte. En prétendant qu’il n’y a pas d’autres solutions que l’austérité, et proclamant le « dogme » de l’Euro, en agitant des catastrophes hypothétiques en cas d’une « sortie » de l’Euro ces partis socialistes ont construit un discours politique qui bloque la situation et qui fait partie intégrante de la crise. C’est pourquoi il ne pourra y avoir de sortie de crise que par la destruction de ces partis, leur éclatement, et des recompositions politiques importantes. Nous sommes en train d’assister à cela en France et en Grèce.
    Aujourd’hui, il faut unir les forces tant de gauche que de droite qui ont compris le danger que représentait l’Euro, non pas dans un seul parti mais dans une alliance qui sera capable de porter une politique de rupture.

    4. Vous considérez la France comme un pays de l’Europe méridionale ou d’Europe du Nord ? En fonction de sa position, quels sont les risques que votre pays encourra en 2014 ?

    Très clairement, pour moi, la France est un pays d’Europe Méridionale. Elle l’est si l’on regarde les caractéristiques tant structurelles que conjoncturelles de l’économie et qu’on les compare à celles de l’économie italienne par exemple. La France est aussi culturellement bien plus proche de l’Europe méridionale que de l’Europe du Nord. De ce fait, elle est la plus exposée aux conséquences conjuguées des politiques d’austérité menées en Italie et en Espagne. Tant que ces trois pays resteront dans la zone Euro ils sont condamnés à être dans une concurrence féroce les uns contre les autres. Par contre, dès qu’ils auront retrouvé leurs monnaies nationales, ils pourront retrouver des marges de manœuvre importante.

    5. Pour conclure, comment jugez-vous les vicissitudes de la politique italienne depuis novembre 2011 quand Mario Monti a commencé à imposer les mesures d’austérité de L’Europe ?

    La politique de Mario Monti a consisté à chercher à obtenir des résultats à très court terme sans se préoccuper du long terme. Il a bloqué les paiements qui étaient dus par l’État aux entreprises, il a laissé le crédit s’effondrer et l’investissement se contracter, ce qui condamne à moyen terme l’économie italienne. C’est le contraire d’une politique d’ »expert ». La réputation de « spécialiste » qu’il s’est construit est parfaitement usurpée. Il s’est conduit comme l’un de ces politiciens de bas étage dont le nom a disparu dans les poubelles de l’histoire.

    Jacques Sapir (RussEurope, 11 octobre 2013)

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  • Alain de Benoist et la théologie politique...

    A l'occasion de la sortie du numéro 62 de la revue Nouvelle École consacré à la théologie politique, l'équipe de Méridien Zéro, qui œuvre sur Radio Bandiera Nera, recevait Alain de Benoist. Vous pouvez écouter ci-dessous cette émission diffusée le 10 octobre 2013.

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    podcast

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  • Un retour vers la défense citoyenne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Bernard Wicht, chercheur spécialisé dans les questions stratégiques et militaires, réalisé par Theatrum Belli à l'occasion de la sortie de son dernier essai intitulé Europe Mad Max demain ? - Retour à la défense citoyenne.

    Bernard Wicht est également l'auteur de plusieurs autres essais stimulants, notamment  L’idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel (L’Age d’Homme, 1995), L’OTAN attaque (Georg, 1999), Guerre et hégémonie (Georg, 2002) et Une nouvelle Guerre de Trente Ans (Le Polémarque 2011). Il a aussi contribué à Gagner une guerre aujourd'hui (Economica, 2013), ouvrage collectif dirigé par le colonel Stéphane Chalmin.

     

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    Un retour vers la défense citoyenne ?

    A l’heure où les autorités politiques, de droite comme de gauche, transforme l’armée française en une armée de poche ; où la criminalité s’amplifie et devient toujours plus violente dans les zones urbaines, que le citoyen est victime d’une surveillance généralisée étatique et extra-étatique, qu’il subit une pression fiscale de plus en plus lourde, THEATRUM BELLI se tourne vers Bernard Wicht, qui dans son dernier livre « Europe Mad Max demain ? le retour de la défense citoyenne » prône « un retour à l’initiative individuelle » et « la formation de petites communautés organisées » pour à nouveau prendre son destin en main et assurer soi-même sa propre sécurité…en s’appuyant sur la figure du « citoyen-soldat ».

    THEATRUM BELLI : Les électeurs helvétiques viennent massivement de voter à 73% pour le maintien du concept démocratique de citoyen-soldat ? Quel est votre sentiment sur résultat de ce vote ?

    Bernard WICHT : C’est réjouissant ! Selon mon analyse, l’argument qui a eu le plus d’impact est celui de l’ « obligation » (pas nécessairement militaire), c’est-à-dire l’opinion – y compris dans les milieux peu sensibles aux questions militaires – qu’une société ne peut exister « sans obligation », que le citoyen se doit d’accomplir une activité au service de la communauté. L’unanimité des cantons (26) en faveur de l’obligation de servir est également particulièrement frappante dans ce sens-là. En revanche, la notion de liberté républicaine (les citoyens participant à la gestion des affaires communes) est peu apparue dans les débats. J’y vois un déficit de culture politique faisant que l’on peine à exprimer et à expliquer les concepts fondamentaux sur lesquels reposent l’Etat dans notre pays. Il faut également ajouter un autre facteur : la situation socio-économique difficile que connaît l’Europe actuellement ainsi que les pressions que subit la Suisse dans ce contexte ont certainement eu une influence sur la décision – l’ère de la « paix éternelle » promise à la fin de la Guerre froide est terminée. Le scénario des récentes manœuvres militaires de notre armée illustre bien ce changement de perception (une défense des frontières face à des bandes armées provenant d’une Europe en plein effondrement).

    TB : Vous avez publié en mai dernier un livre au titre quelque peu provocateur « Europe Mad Max demain ? Retour à la défense citoyenne ».  Pourquoi un tel titre ?

    BW : Le titre n’est pas moi, c’est le choix de l’éditeur qui souhaitait quelque chose de percutant ! C’est le sous-titre qui indique l’orientation de ma réflexion, à savoir un travail sur le citoyen-soldat à l’âge de la globalisation et du chaos.

    TB : En prônant le concept de défense citoyenne, vous mettez en relief, sans le nommer, le concept de subsidiarité ascendante qui, à l’origine, est un concept militaire : Durant l’époque romaine : le « subsidium » qui était une ligne de troupe se tenant en alerte, derrière le front de bataille, prête à porter secours en cas de défaillance… Cette philosophie politique antique peut-elle être à nouveau d’actualité au XXIe siècle ?

    BW : Ma référence principale n’est pas tant l’Antiquité romaine, mais plutôt les républiques urbaines de la Renaissance italienne. Celles-ci sont déjà modernes, en particulier en raison de leurs activités commerciales et de la naissance du premier capitalisme. Ce dernier élément est très important à mes yeux et n’apparaît que peu dans l’empire romain (où l’économie est encore peu développée) : d’où mon intérêt pour les cités italiennes du Quattrocento. De nos jours en effet, je pense que toute réflexion politico-stratégique doit sous-entendre l’existence prédominante du capitalisme globale, au risque sinon de retomber dans de « mauvais remake » de l’Etat-nation et des armées de conscription. De mon point de vue à cet égard, lorsqu’on réfléchit à l’outil militaire, il faut avoir bien présent à l’esprit que nous avons perdu le contrôle de l’échelon national (sans parler de ceux situés au-dessus) et, par conséquent, des armées et gouvernements nationaux. C’est pourquoi dans ma démarche sur la défense citoyenne aujourd’hui, j’ai pris comme point de repère notamment la notion de chaos qui nous « délivre » en quelque sorte d’un cadre politique préconçu. Dans le même sens, je me suis penché attentivement sur l’affirmation des groupes armés (de tous ordres) comme nouvelles « machines de guerre » en ce début de XXIe siècle. J’ai ainsi émis l’hypothèse que ceux-ci étaient en train de supplanter les forces armées régulières des Etats, ceci au même titre que les armées mercenaires de la Renaissance ont supplanté la chevalerie médiévale et, plus tard, les armées nationales issues de la Révolution française ont supplanté celles de l’Ancien Régime. Cela signifie que je considère que le tournant est non pas seulement stratégico-militaire mais aussi, et surtout, historique.

    TB : Comment analysez-vous le fossé qui se creuse entre l’Etat et la nation ?

    BW : Je considère qu’il n’y a d’ores et déjà plus adéquation entre les deux. La nation avec ses valeurs et son idéal de solidarité est morte dans les tranchées de Verdun, les ruines de Stalingrad, les crématoires d’Auschwitz et les rizières du Vietnam. On oublie un peu vite le traumatisme des deux guerres mondiales, la destruction morale de notre civilisation que cela a signifié, et le fait que des sociétés ne peuvent se relever facilement d’un tel choc. J’analyse le délitement actuel de nos sociétés (de la chute de la natalité au renversement des valeurs que nous vivons notamment dans le domaine de la sexualité) comme provenant fondamentalement de ces séismes à répétition. Les travaux de l’historien britannique Arnold Toynbee sur la « grande guerre destructrice », la « sécession des prolétariats » – autrement dit sur les formes que prend le déclin d’une civilisation – trouvent ici toute leur pertinence.

    TB : Dans des nations européennes qui se communautarisent, ne pensez-vous pas que ce concept de défense citoyenne puisse être appliqué par des communautés ethnico-religieuses aux intérêts antagonistes ?

    BW : C’est déjà le cas ; pensons aux diasporas politiquement encadrées, aux gangs contrôlant certains quartiers urbains, aux réseaux mafieux, etc. A la fois la destruction des nations à laquelle je viens de faire référence, la globalisation financière amenant l’explosion de l’économie grise, ainsi que la fin de l’ère industrielle ont créé un terreau très favorable à la fragmentation de nos sociétés, à leur recomposition en sous-groupes pris en main par les nouveaux prédateurs susmentionnés. Il ne faut pas oublier non plus que des pans entiers de l’économie régulière ne pourraient plus fonctionner sans les travailleurs clandestins, que l’économie parallèle représente en outre environ 15% du PIB des grands Etats européens, etc., etc., etc. Il est donc urgent de se poser la question de la défense citoyenne parce que les communautés auxquelles vous faites allusion ont « fait le pas » (bon gré – mal gré) depuis longtemps : c’est le citoyen qui est « en retard », c’est lui qui est désarmé. Si nous faisons brièvement le catalogue des catégories de combattants existant de nos jours (partisans, forces spéciales, contractors, terroristes, shadow warriors), nous constatons immédiatement que le citoyen est absent; il reste donc sans défense dans une monde où la violence a retrouvé son état anarchique. En ce sens, ma contribution demeure bien modeste compte tenu de l’urgence de la situation.

    TB : La défense citoyenne peut-elle être considérée comme une réponse « localiste » au phénomène de la mondialisation ?

    BW : Comme je l’ai dit plus haut, je pense que nous avons perdu le contrôle de l’échelon national. Donc, oui, la réponse est sans doute plutôt « local ». Mais, selon moi, ce n’est pas tant dans l’opposition local/global qu’il faut travailler : la société de l’information nous offre l’opportunité de travailler en réseau open source, de manière coopérative… au-delà du local au sens strict. De mon point de vue, le facteur déterminant n’est donc pas tant le local que l’autonomie, c’est-à-dire la capacité de contrôler ses propres processus de fonctionnement (dont en priorité la sécurité). Car, si au niveau local nous restons totalement dépendant du niveau global, rien ne change ! J’ai insisté précédemment sur l’importance de prendre en considération la dynamique du capitalisme parce que, précisément, toute initiative qui n’est pas en mesure de développer une certaine marge de manœuvre vis-à-vis de cette dynamique est vouée à l’échec. Nous y reviendrons plus loin à propos des coopératives. Revenons à la dialectique local/global que vous évoquez, il n’est cependant pas possible d’agir localement si l’on ne dispose pas d’un discours global ; le cas du mouvement néo-zapatiste au Chiapas est particulièrement parlant à cet égard – une faible rébellion pratiquement sans impact militaire qui parvient en revanche à développer un discours de portée mondiale. Cet exemple tendrait à montrer qu’aujourd’hui aucune action locale (ou autre) ne peut s’inscrire dans la durée sans un discours adéquat. Je dis un « discours » et non pas du « storytelling », c’est-à-dire non pas du marketing mais une véritable mise en forme de la réalité apte à se démarquer des deux discours dominant que sont celui de l’empire (la mondialisation néo-libérale) et celui de l’apocalypse (l’épuisement des ressources, le réchauffement climatique et la fin des temps)…. faute de mieux, j’ai appelé pour le moment cette troisième voie le « discours du rebelle ». La notion de rebelle en lien avec celle d’autonomie (y compris le concept anarcho-punk de TAZ) ouvrent ici des perspectives prometteuses telles que le refus de la réquisition techniciste, la réappropriation de sa propre histoire ou encore le lien con-substanciel entre résistance et renaissance. Vous comprenez dès lors pourquoi je trouve la réduction de la réponse au rapport local/global un peu « courte ».

    TB : Julien Freund a écrit qu’« une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique ». La Défense citoyenne peut-elle régénérer les concepts de patrie et de souveraineté ?

    BW : Certainement, la Défense citoyenne se comprend dans cette perspective, mais pas dans le sens d’une restauration de l’état antérieur. Comme je viens de le dire, nous ne retrouverons pas la Nation : « l’histoire ne repasse pas les plats » ! C’est là que se situe le premier enjeu de toute réflexion prospective : ne pas vouloir « re-bricoler le passé », s’efforcer de penser en fonction des nouveaux paramètres en vigueur (d’où l’importance de prendre en compte la société de l’information).

    TB : Vous voyez le développement possible de SMP à travers le système de la coopérative. Cette idée ne pourrait-elle pas être développée au sein des mutuelles (comme services) étant donné que leur philosophie d’origine était centrée sur le secours et l’entraide avant d’être focalisée sur la dimension santé ?

    BW : Sans aucun doute. Toute démarche de reconstruction passe obligatoirement par là…. la forme peut toutefois varier. L’essentiel dans le système coopératif (ou mutualiste) est de donner au groupe une certaine autonomie – nous y revoilà – notamment dans le domaine économique (une marge de manoeuvre par rapport à la dynamique du capitalisme global). A travers la coopérative, il est possible d’échapper quelque peu au diktat du marché et des grands acteurs mondiaux. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les coopératives ne fonctionnent bien que dans un tel contexte; en période de « vaches grasses » l’idée ne fait généralement pas recette. Dans mon livre j’ai donné l’exemples des Acadiens au Canada qui, par ce biais, dès la fin du XIXe siècle ont pu se soustraire à la tutelle des grandes entreprises anglaises qui les exploitaient. De nos jours, il ne faut pas oublier non plus que le mouvement anarcho-punk a d’ores et déjà ouvert des pistes en la matière : hormis le concept de TAZ déjà évoqué, il y aussi la philosophie do it yourself (DIY) avec ses formules choc telles que « ne haïssez pas les médias, devenez les médias » ! Or aujourd’hui, d’après mon appréciation, la sécurité serait un bon point de départ : prendre en main sa propre sécurité, c’est prendre conscience que JE suis le premier responsable de mon propre destin ! En effet, comme dans toute grande transformation, la « reconnaissance précède la connaissance » (Th. Gaudin); en d’autres termes c’est la prise de conscience qui est le prérequis de l’action (qui, à son tour, a besoin ensuite d’un discours pour se légitimer dans la durée).

    TB : Comment voyez-vous la Défense citoyenne comme réponse au tout sécuritaire centralisé (de plus en plus liberticide) par l’Etat ?

    BW : Comme je l’ai dit plus haut à propos de la Renaissance italienne, ma démarche est foncièrement machiavélienne : je me préoccupe de la liberté républicaine (au sens de participation effective à la gestion des affaires communes). Dans cette optique, la dérive sécuritaire de l’Etat moderne est très préoccupante; les criminologues parlent désormais à ce sujet du passage à un Etat pénal-carcéral, c’est-à-dire une réorientation du monopole de la violence légitime non plus vers l’ennemi extérieur commun, vers la guerre extérieure mais vers l’intérieur, vers la population en général. L’Etat pénal-carcéral tend ainsi à déployer un dispositif sécuritaire ne visant plus à réprimer le crime et les criminels mais ciblant tout citoyen quel qu’il soit, au prétexte qu’il pourrait, un jour, avoir un comportement déviant. On parle aussi à cet égard de « nord-irlandisation » de l’Etat moderne avec la mise en place de lois d’exception, d’un système de surveillance omniprésent (caméras, portiques de sécurité, etc.) et d’une militarisation des forces de police. On le constate, l’Etat pénal-carcéral a besoin d’un « ennemi intérieur » pour fonctionner, pour pouvoir cristalliser les peurs et justifier de la sorte le renforcement des mesures coercitives… il y a risque que le citoyen ne devienne cet ennemi. Rappelons au passage que l’Etat moderne n’est pas démocratique par essence; la citoyenneté, la représentation, la souveraineté populaire sont le fruit d’une négociation, voire d’une lutte dans laquelle les populations ont été en mesure de « faire le poids » dans ce rapport de force avec l’Etat. Le citoyen-soldat a été un élément clef de ce marchandage, de cette affirmation démocratique…. qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

    C’est vis-à-vis de cette réalité que le cadre de raisonnement élaboré par Machiavel m’interpelle si fortement. Le Chancelier florentin s’est trouvé confronté à une situation très similaire avec les menaces qui pesaient sur la liberté à son époque (les oligarchies en place et le recours à des mercenaires). Dans sa réflexion, il établit à ce sujet un champ d’oppositions paradigmatiques qui se révèle très précieux : liberté/tyrannie; armée de citoyens/prétoriens; république/empire; vertu/corruption. Un tel cadre permet de répondre aux objections que j’entends souvent – « hors de l’Etat point de salut ! ». Machiavel nous indique ainsi que la communauté doit s’organiser avant tout en fonction de la liberté et de ses présupposés plutôt que selon un principe étatique moderne qui peut se révéler liberticide !

    TB : Monsieur Wicht, nous vous remercions pour cet entretien.

    Bernard Wicht, propos recueillis par Stéphane GAUDIN (Theatrum Belli, 7 octobre 2013)

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