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Entretiens - Page 202

  • Plaidoyer pour l'armée française...

    Nous vous signalons la publication récente aux éditions dualpha de Plaidoyer pour l'armée française, une essai de Magnus Martel. L'auteur, officier en activité, a débuté sa carrière dans les années 80 et a constaté les effets désastreux de la professionnalisation associée à la réduction drastique des budgets de la défense... Nous reproduisons ci-dessous un court entretien avec Magnus Martel, cueilli sur le site de Voxnr.

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    Entretien avec Magnus Martel, auteur de Plaidoyer pour l'armée française

    Pourquoi si peu de militaires osent-ils dénoncer la situation actuelle de l’Armée ? À cause de leur devoir de réserve ? Parce que, pour certains, ils appartiennent à la « Grande muette » comme on appelait l’armée dans le passé ?

    Cela reste un mystère. Y compris pour votre serviteur. Pourtant, je peux vous assurer que chaque jour que Dieu fait, ça râle dans les popotes militaires. Le problème essentiel réside, à mon sens, dans le fait que si les militaires sont courageux physiquement, ils ont oublié qu’ils effectuaient un véritable sacerdoce au service d’une terre et d’un peuple et non d’un gouvernement faussement élu par le jeu biaisé du parlementarisme. Ceci étant, ce devoir de réserve est plus que jamais imposé par des politiciens qui redoutent les forces armées et l’on constate tristement d’ailleurs que la parole est beaucoup moins libre aujourd’hui qu’elle l’était dans les années 1930. La « Grande muette » conserve plus que jamais son appellation.

    Les opérations auxquelles notre armée participe activement (Afghanistan, Mali, etc.) ne prouvent-elles pas qu’elle est tout à fait opérationnelle ? En tout cas pour un certain type de missions ?

    Opérationnelle pour quoi ? Par rapport à quoi ? Cela dépend avant tout de la nature de l’adversaire. À quelle armée digne de ce nom l’armée française a-t-elle été confrontée depuis la chute de l’URSS ? Quant à l’engagement en Afghanistan, une terre sur laquelle la France n’avait pas à mettre les pieds, plus de dix ans après, l’opération est loin de constituer un succès. Lors de l’embuscade de la vallée d’Uzbeen à l’été 2008, c’était la première fois depuis très longtemps que notre armée perdait autant de soldats en si peu de temps ! Tout porte à croire d’ailleurs qu’une fois les forces de la coalition otanienne parties, le pays replongera dans le chaos. Et c’est bien là le plus malheureux : songer que des hommes sont tombés ou ont été définitivement meurtris pour rien. Alors, bien sûr, il arrive que notre armée, à force de système D, de volonté et de ténacité fasse de véritables miracles. Comme au cours de l’opération Serval au Mali. Mais sérieusement, quel ennemi avions-nous face à nous ? Un adversaire certes déterminé, mais très loin de disposer de capacités militaires équivalentes aux nôtres, dans un pays permettant difficilement de se mettre à l’abri des vues et des coups de la troisième dimension. Au final, il est même permis de penser que cette victoire éclair aura nui à notre armée en donnant à penser à l’opinion comme au politique que nos forces étaient suffisamment opérationnelles comme ça et qu’il était encore possible de gratter dans les effectifs.

    Votre livre est très alarmiste… Les progrès de l’armement ne peuvent-ils suppléer à la réduction des effectifs humains ?


    Il est alarmiste parce que la situation l’exige. Les progrès de l’armement sont nécessaires, mais ils ne suffisent pas. L’Allemagne hitlérienne l’a appris à ses dépends. En outre, plus les armements sont sophistiqués, plus ils sont coûteux et moins nous pouvons nous en offrir. Songez qu’au train où vont les choses, notre pays ne disposera bientôt pratiquement plus de régiments de chars de combat dotés de Leclerc. Or, la conservation d’un spectre le plus large possible d’armements et de capacités militaires est une absolue nécessité pour un pays qui entend compter sur la scène internationale. Au final, et quelle que soit la qualité de notre armement, il sera toujours nécessaire de déployer du fantassin pour contrôler le terrain. Pour autant, il convient de ne pas tomber dans l’excès inverse en sacrifiant la technologie au nombre. Il est tout de même assez navrant de voir un général, ancien directeur de l’École de guerre, militer pour une sortie de notre pays de la dissuasion nucléaire, au motif que cela permettrait de réaliser des économies au bénéfice des forces conventionnelles.

    Qu’apporte de nouveau votre livre ? Apportez-vous des révélations gênantes pour nos dirigeants de ces vingt ou trente dernières années ? Y a-t-il un gouvernement qui a été plus « néfaste » qu’un autre ?

    L’incontestable nouveauté, c’est que je ne me contente pas de dénoncer, mais de proposer des solutions pour enrayer ce déclin. Aujourd’hui, comme d’autres dans la vie civile, je milite clairement pour un rétablissement de la conscription, seule à même de réaliser de substantielles économies tout en inculquant aux jeunes Français des valeurs en même temps qu’un véritable esprit de défense. Les dirigeants de ces trente dernières années se sont comportés de façon absolument lamentable envers notre pays. Il n’y a cependant pas eu un gouvernement plus néfaste qu’un autre. Tous l’ont été ! Tous ont apporté leur pierre à la lapidation de notre dernier véritable outil de souveraineté. Tous ont trahi et tous seront jugés et, je l’espère, définitivement condamnés par l’Histoire.

    Magnus Martel, propos recueillis par Fabrice Dutilleul (Voxnr, 5 octobre 2013)

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  • Le FN doit devenir le parti du peuple !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au Front national de Marine Le Pen...

    Alain de Benoist vient de publier un essai important, Les démons du Bien, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, dans lequel il se livre à une brillante analyse de l'enfer postmoderne.

     

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    Pour s'imposer, le FN doit liquider l'UMP !

    Les médias continuent de classer le Front national à droite ou à l’extrême droite de l’échiquier politique. Est-ce toujours pertinent ? D’ailleurs, cela l’a-t-il jamais été ?

    Le Front national est à l’origine un mouvement d’extrême droite qui s’est mué progressivement en mouvement national-populiste. Le populisme est un phénomène complexe, que les notions de droite et de gauche ne permettent pas d’analyser sérieusement. Non seulement le FN est aujourd’hui une force montante, qui touche les hommes aussi bien que les femmes et marque des points dans toutes les catégories d’âge ou professionnelles, mais il arrive maintenant en tête des intentions de vote aux élections européennes, loin devant le PS ou l’UMP, ce qui revient à dire qu’il est en passe de s’imposer comme le premier parti de France. Par ailleurs, Marine Le Pen est aux yeux de 46 % des Français la personnalité politique qui incarne le mieux l’opposition (sondage CSA/BFMTV). Comme l’a reconnu Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, « il n’y a plus désormais de sympathisants types du Front national ». Dès lors, son assignation à l’extrême droite relève d’une simple paresse intellectuelle ou d’une propagande qui ne vise qu’à le délégitimer (les deux n’étant pas incompatibles). Mais cette catégorisation n’est plus crédible aujourd’hui. Elle repose sur des arguments qui ont fait long feu.

    Un boulevard s’ouvre aujourd’hui devant le Front national, car il n’est pas de jour que les événements ne creusent encore un peu plus le fossé béant qui sépare désormais la Nouvelle classe et le peuple. Dans une telle situation, il n’est plus de « cordon sanitaire » ou de « front républicain » qui tienne. Pas plus qu’on ne fera croire aux Français qu’ils sont devenus « racistes » parce qu’un hebdomadaire a fait une comparaison déplorable qui diffamait stupidement nos amis les singes et les guenons.

    On dit que Marine Le Pen a « dédiabolisé » le Front. Il faudrait plutôt dire qu’elle s’est affirmée comme une véritable femme politique – j’entends par là quelqu’un qui a compris ce qu’est la politique : un moyen d’accéder au pouvoir, pas une façon de « témoigner » ou de rassembler une « famille ». C’est ce qui la distingue de son père, et plus encore du brave Bruno Gollnisch. Personnellement, je porte à son crédit d’être restée sourde aux piaillements des excités de tout poil, des anciens combattants des guerres perdues, des revenants de ceci ou de cela, des nostalgiques des régimes d’avant-hier et des époques révolues. C’est dans cette voie qu’elle doit persévérer si elle veut doter son mouvement de cadres dignes de ce nom.

    Marine Le Pen semble avoir opéré un virage « à gauche ». Certes, dans les années 80, son père se présentait comme le « Reagan français ». Mais, dès 1972, année de sa création, le Front national publiait un programme économique éminemment « social », voire « socialiste ». Gérard Longuet en fut l’un des principaux signataires. Alors, « virage » ou « retour aux sources » ?

    Quelle importance ? L’important est que ce tournant « à gauche » ait été pris. C’est dire que je ne suis pas de ceux qui, devant le programme économique et social du Front, parlent de « démagogie gauchiste ». Que le FN semble avoir compris que la priorité est de lutter contre l’emprise du système capitaliste libéral, contre la logique du marché, contre la globalisation libre-échangiste, contre la colonisation des imaginaires par les seules valeurs commerciales et marchandes, est d’une importance que je n’hésiterai pas à qualifier d’historique, après quarante ans d’« orléanisation » des milieux « nationaux ». C’est ce qui lui permet de toucher les classes populaires, les ouvriers, les artisans, les anciens communistes que scandalise le ralliement au système dominant des anciens révolutionnaires « repentis ».

    Pour s’imposer définitivement, le FN doit en priorité liquider l’UMP. C’est la condition première pour que Marine Le Pen soit présente au deuxième tour en 2017. Notons que, de son côté, François Hollande a lui aussi tout intérêt à affronter Marine Le Pen à la prochaine présidentielle plutôt qu’un Sarkozy, un Fillon ou même un Copé. C’est donc là que les choses se joueront.

    Certains, souvent dans les milieux identitaires, reprochent à Marine Le Pen sa fibre jacobine. Est-ce aussi simple ? Est-ce aujourd’hui une priorité que d’aller chercher un clivage entre régionalistes et colbertistes ?

    Européen et régionaliste, antijacobin dans l’âme, je suis moi-même en désaccord avec Marine Le Pen sur ce point. Mais je suis également conscient que l’Europe politiquement unifiée, l’Europe puissance autonome et creuset de civilisation que je souhaite n’est pas pour demain. L’Union européenne n’est aujourd’hui qu’une caricature d’Europe. À bien des égards, c’est même le contraire de l’Europe. Cela dit, je crois que le souverainisme jacobin demeure une impasse. Voyez la révolte des « Bonnets rouges » en Bretagne : on ne peut rien comprendre à ce mouvement si l’on ne prend pas aussi en compte sa dimension identitaire et régionaliste.

    En 1995, Samuel Maréchal, patron du Front national de la jeunesse, publiait un ouvrage intitulé Ni droite ni gauche, Français ! La présidente du Front national semble avoir fait évoluer ce concept en ce que l’on pourrait résumer par un autre slogan : « À la fois de droite et de gauche, mais Français ! »… Progrès ou régression ?

    Outre qu’il a déjà une histoire, le slogan « ni droite ni gauche » ne veut pas dire grand-chose. « Et droite et gauche » est bien meilleur. À un moment où de telles notions ne sont plus opérationnelles pour analyser les nouveaux clivages qui se mettent en place, il s’agit de rassembler des idées justes d’où qu’elles viennent. Au lendemain de l’élection présidentielle de 2007, j’avais écrit ceci : « L’avenir du FN dépendra de sa capacité à comprendre que son “électorat naturel” n’est pas le peuple de droite, mais le peuple d’en bas. L’alternative à laquelle il se trouve confronté de manière aiguë est simple : vouloir incarner la “droite de la droite” ou se radicaliser dans la défense des couches populaires pour représenter le peuple de France. » J’ajoutai « qu’il reste au FN à apprendre comment devenir une force de transformation sociale dans laquelle puissent se reconnaître des couches populaires au statut social et professionnel précaire et au capital culturel inexistant, pour ne rien dire de ceux qui ne votent plus ». Cette alternative est toujours présente. Le FN n’a de chances de l’emporter que s’il devient le parti du peuple. C’est même le nom que j’aimerais lui voir porter.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 3 décembre 2013)

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  • Identité, influence, puissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par l'essayiste et économiste Hervé Juvin à Bruno Racouchot pour la revue Communication & Influence, éditée par le cabinet COMES. Hervé Juvin, qui avait déjà marqué les esprits avec Le renversement du monde (Gallimard, 2010), vient de publier un essai remarquable et politiquement incorrect, intitulé La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013), dont nous vous recommandons chaudement la lecture.

     

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    Dans votre dernier ouvrage, on voit que le processus de mondialisation exerce son pouvoir d'une part brutalement via les normes, la finance et le droit ; et d'autre part plus subrepticement via une pensée unique qui ne tolère pas la diversité des identités et des valeurs. Nous sommes donc bien là confrontés à un système de domination combinant hard et soft powers ?

    Permettez-moi de commencer par une anecdote historique rapportée par Alain Peyrefitte, qui tenait les minutes du conseil des ministres du général de Gaulle. Lorsqu'il organise son gouvernement, le général de Gaulle confie à Jean Foyer la charge de Garde des Sceaux. Il lui donne expressément la mission de respecter l'ordre suivant dans la hiérarchie des préoccupations : l'Etat d'abord, puis le droit. L'Etat et la nation ont primauté sur les formes et la conformité du juridique. Or, nous vivons aujourd'hui exactement l'inverse. L'Etat apparaît comme le moyen de la mise en conformité du peuple et de la nation au regard de normes et de règles venues d'ailleurs. A la source de ce dysfonctionnement, il y a Bruxelles bien sûr, mais surtout Washington. Car beaucoup de mesures qui entrent en application en Europe viennent directement de tel ou tel think tank, ONG ou relais d'influence américain. Ce qui dénote au passage un vide de la pensée et de l'analyse inquiétant sur le Vieux continent.

    Si l'on fait ainsi l'histoire des mots comme "gouvernance", "conformité juridique", "création de valeur", on observe qu'ils sont d'importation nord-américaine récente. On voit aussi que les "droits de l'homme" ne sont plus une proclamation généreuse, à caractère général sans conséquence légale concrète. Dans les faits, ils sont aujourd'hui devenus une arme politique et géopolitique de premier plan, qui peut être utilisée pour saper l'unité interne de n'importe quel pays et n'importe quel peuple. Peu d'historiens et d'analystes politiques se sont essayés à décortiquer ce processus. A l'exception notoire de Marcel Gauchet qui publie en 1980, dans la revue Le Débat, un article de fond intitulé très clairement "Les droits de l'homme ne sont pas une politique", où il souligne notamment que "la conquête et l'élargissement des droits de chacun n'ont cessé d'alimenter l'aliénation de tous". Marcel Gauchet persévère et signe en 2000, toujours dans les colonnes de la revue Le Débat, un autre article intitulé "Quand les droits de l'homme deviennent une politique". Il n'apporte pas la réponse, mais je crois qu'en filigrane, nous pourrions deviner que ce soit une catastrophe ! En réalité, le système unique, c'est le rêve que tous les humains soient les mêmes partout dans le monde, sans que leur origine, leur sexe, leur croyance, leur langue, leur communauté politique puissent leur donner une identité. Ce qui justifie la remarque de René Girard, qui explique qu'à force de tolérer toutes les différences, on finit par n'en plus respecter aucune. Je crains ainsi que sous couvert de l'éloge indiscriminé des différences individuelles, on soit en train de faire disparaître à grande échelle et très rapidement toutes les différences réelles, lesquelles sont par nature et donc nécessairement collectives.

    Ces différences politiques, religieuses, de mœurs, de droit... sont ainsi visées directement par le rouleau compresseur de la mondialisation et son corollaire, à savoir la conformité aux droits individuels.

    Pour ce qui est de combattre ce soft power de la pensée unique à l'échelle mondiale, quelles stratégies de contre-influence imaginer et sur quel socle les faire reposer ?

    Il nous faut ouvrir les yeux et travailler. Nous devons nous mettre d'urgence aux outils et à la logique du soft power. Je suis frappé du fait qu'en Chine, aux Etats-Unis, en Russie et dans bien d'autres pays émergents, on travaille sérieusement cette question. Un exemple : la floraison de think tanks et d'ONG anglo-américaines a permis que de nouveaux concepts soient acceptés comme vérités d'Evangile, en France, en Europe ou ailleurs, à notre plus grande défaveur. C'est la construction de dispositifs intellectuels, d'outils de diffusion et de promotion, qui favorise cette puissance discrète. De même, le repérage de jeunes talents ou de personnages ayant une audience fait partie du jeu. Voyez comment certains diplomates américains travaillent avec les minorités visibles des banlieues françaises. Ces jeunes sont assez vite conviés à venir à Washington pour participer à des travaux, et entrent ainsi dans une spirale d'influence. Il y a donc travail à plusieurs niveaux : organisation, déploiement de moyens, recherche d'incitations productives, puis montée en puissance et synergie. Chinois, Russes, Américains, Israéliens... ont tous une conscience aigue que les distinctions entre public et privé s'effacent quand l'intérêt national est en jeu. Encore plus quand il s'agit d'un enjeu de survie.

    Le libre-échange, l'égalité entre les peuples, et autres thèmes en vogue sont en fait des doctrines à vocation d'exportation, de la part d'entités politiques qui se conçoivent comme des puissances en lutte. Or dans cette lutte, tous les outils – commerciaux, juridiques, intellectuels, militaires, etc. – doivent être employés au service de l'intérêt national. Prenez l'exemple des sociétés les plus créatives, les plus échevelées et innovantes, comme le sont les sociétés américaines de la sphère internet : elles travaillent main dans la main avec les agences de renseignement des Etats-Unis ! Nous sommes là aux antipodes de notre praxispolitique actuelle, bien française, qui veut qu'il y ait une frontière bien marquée entre sphère publique et sphère privée. Nous ne parlons malheureusement pas en France en termes d'intérêt national. On s'interdit de travailler main dans la main entre public et privé alors que l'intérêt national l'exigerait. A cet égard, les dogmes de la Commission de Bruxelles – par exemple en matière de concurrence – nous font énormément de mal et surtout nous bloquent dans l'expression de notre puissance.

    Le concept d'identité se trouve au cœur de la démarche développée depuis quinze ans par Comes Communication. Selon vous, la mise en valeur de son identité par une entreprise ne constitue-t-elle pas un puissant facteur différenciant, donc un avantage concurrentiel ? En ce sens, l'identité, qui permet d'affirmer sa spécificité et son authenticité, ne s'impose-t-elle pas comme un facteur de performance, générant de la création de valeur, pour les entreprises comme pour d'ailleurs toute organisation ?

    En matière d'identité, ce qui a fait durant des siècles l'autorité et l'écoute du discours français, c'est d'abord son autonomie, faisant de nous un pays non-aligné pas vraiment comme les autres. Notre parole n'était pas celle d'une superpuissance, mais celle d'une puissance phare en matière d'intelligence et de liberté. Si l'on devait refaire aujourd'hui une conférence de Bandung [ndlr : conférence des non-alignés en 1955], la France y aurait pleinement sa place, aux côtés de ceux qui entendent conserver leur identité et leurs singularités. Là réside sans doute le grand champ géopolitique de demain.

    De même, ce qui vaut pour la sphère politique vaut aussi pour les sociétés privées. Depuis une trentaine d'années, ces dernières développent des stratégies essentiellement guidées par des critères financiers. Or les stratégies ainsi définies s'arrêtent à la surface des choses. Parce qu'à mon sens, les entreprises qui seront gagnantes sur le long terme seront celles qui auront su développer, en interne comme en externe, une identité propre, autrement dit une singularité les distinguant de leurs concurrents et de leur environnement. Cette identité assure leur pérennité dans le temps car elle est transmissible. On observe d'ailleurs que la définition de cette identité d'entreprise est fréquemment liée à la personnalité d'un dirigeant, qui marque souvent plus par l'implicite que par l'explicite. L'identité n'est ni une succession de power points, ni une logique de ratios. L'identité ne se laisse jamais mettre en équation ni cerner par les chiffres. Une entreprise qui se réduit à des chiffres se réduit assez vite à rien. Si elle veut agir dans la durée, et favoriser la création de valeur ajoutée, la résilience, la capacité de mobilisation des équipes, l'entreprise doit s'efforcer de jouer sur son identité bien plus que sur le socle fallacieux des chiffres.

    Sur le plan géostratégique et géoéconomique, le recours aux liens identitaires constitue à vos yeux un moyen idoine pour enrayer la montée en puissance à l'échelle planétaire de l'individu-déraciné-et-consommateur que prône la mondialisation. Le rôle-clé de l'identité, son action, son rôle s'appliquent-ils de la même façon aux individus, aux peuples, aux Etats ? Comment l'identité s'intègre-t-elle dans les rapports de force économiques, politiques, sociaux, culturels... ?

    Si l'on se place dans une perspective historique, il apparaît que l'identité est clé dans tous les processus de résilience ainsi que dans la performance stratégique. On a usé et abusé de la formule de Sénèque, selon laquelle il n'estpas de vent favorable à celui qui ne sait où aller. Je serais tenté de dire qu'il n'y a pas de vent favorable non plus pour celui qui non seulement ne sait pas qui il est, mais en outre, ignore qui l'accompagne sur le bateau. La capacité à affirmer une identité va de plus en plus s'imposer comme un élément-clé dans les années à venir. L'idée américaine selon laquelle on doit fermer les yeux sur les questions de sexe, de religion, de culture, d'appartenance à une communauté, aboutit à nier même la notion même de singularité des hommes et des organisations. Or, ce sont justement ces singularités ne se réduisant pas à une valeur monétaire qui vont compter dans les années à venir. Les entreprises qui se laisseront prendre au piège de l'indifférenciation et de la mondialisation, passeront à côté de cette question-clé de l'identité. L'entreprise sans usine, qui externalise tout, qui sous-traite au point de perdre la maîtrise de ses métiers de base, se trouve en fait réduite à rien, dépassée et dévorée. Prenons l'exemple d'une chaîne de supermarchés: ce sont d'abord des épiciers, avec l'alliance subtile de leurs défauts et leurs qualités, qui in fine produit leur identité. Ce ne sont pas des comptables ou des financiers qui en sont les artisans. Nous avons donc bien là affaire à des logiques intimes, clairement différentes.

     

    Vous écrivez dans votre dernier livre : " La décomposition des nations européennes procède de la censure, de la grande fatigue devant l'histoire et de leur soumission par en haut aux institutions internationales, par en bas aux communautés et minorités revendicatrices." Comment les peuples peuvent-ils espérer agir pour renouer avec cette énergie vitale et cette confiance en eux qui leur permettront d'affronter les défis à venir ?

    Nous sortons d'une période de prospérité dont nous n'avons pas eu clairement conscience. En France et en Europe, l'immense majorité de la population vit bien. Au regard de l'histoire de l'humanité, je dirai même que ce constat constitue une exception : pacification des territoires, niveau de vie, santé, etc. nous avons prospéré durant ces dernières décennies sur un mode extrêmement privilégié. Le retour au réel risque d'être quelque peu brutal. Nous allons devoir nous confronter de nouveau aux dures réalités géopolitiques.

    Le facteur déclenchant sera probablement l'explosion de la classe moyenne. La lucidité politique va s'imposer rapidement à nous. En outre, l'idée béate dans laquelle se complaît l'Europe, selon laquelle tous les problèmes de ressources sont liés aux marchés et aux prix, va trouver de fait ses limites. Nous allons très vite basculer sur des logiques de survie, n'ayant plus rien à voir avec une approche rationnelle. Et probablement assister demain, avec la question de l'eau, des terres rares ou des terres arables, à des défis semblables à ceux du pétrole hier. Le pétrole est un objet géopolitique, bien avant d'être l'objet du marché. Par la force des choses, nous allons donc être ramenés aux réalités des enjeux géopolitiques. Et notre survie va exiger que soit dès lors prioritairement prise en compte la notion d'intérêt national.

    Ne nous leurrons pas : la question de notre survie politique se trouve bel et bien posée. Est-ce que quelque chose qui s'appellera encore la France existera en 2050? L'Union européenne existera-t-elle en 2020? Pour ma part, ce qui m'inquiète, c'est que nos élites et nos dirigeants ne me paraissent pas formés pour faire face à ces défis. Ces gens ont toujours œuvré dans un monde de continuité. La question était : va-t-on faire + 3 % ou + 5 % de croissance ?... Oui, nous entrons dans un monde avec des perspectives radicalement différentes. Ce qui veut dire que notre mindset, notre disposition d'esprit, notre logiciel de pensée, et donc toutes nos approches stratégiques, doivent être revus de fond en comble.

    C'est là, me semble-t-il, le vrai défi d'actualité pour la pensée française. A savoir la capacité à penser le monde de l'après-mondialisation, du retour des singularités, des identités et des déterminations politiques. Je crois que nous avons tous les atouts pour cela. A condition toutefois de ne pas céder à la paresse ou à la facilité intellectuelle, qui nous conduisent à renoncer et à perdre notre place dans le monde. Ne nous y trompons pas : au-delà des rodomontades et des stupidités de notre politique étrangère - qui jouent assez peu, en fait, sur le long terme - c'est la capacité de la France à être un émetteur d'idées, un diffuseur de pensée, avec une réelle autorité et une authentique aptitude créatrice, qui compte. Mais prenons garde à ce que ces atouts ne soient pas en train de s'épuiser...

    Hervé Juvin, propos recueillis par Bruno Racouchot  (Communication & Influence, novembre 2013)

     

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  • Le malaise de la France des « petits Blancs »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Aymeric Patricot publié par le quotidien Le Figaro. Agrégé de lettres et professeur en banlieue parisienne, Aymeric Patricot vient de publier aux éditions Plein jour une enquête intitulée Les petits Blancs - Voyage dans la France d'en bas.

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    Le malaise de la France des « petits Blancs »

    LE FIGARO. - Que vous inspire le succès en librairie des livres sur la question de l'identité et sur l'histoire de France?

    Aymeric PATRICOT. - Ils me paraissent traduire une certaine inquiétude. Certes, l'«identité de la France» n'est pas chose figée. Mais on la présente aujourd'hui comme un simple réceptacle à d'autres cultures, d'autres populations. Sans doute faudrait-il trouver un juste milieu entre sa dimension universelle, ouverte, et le fait qu'elle présente une épaisseur, celle de l'histoire, celle des régions, celle des «territoires». Il est dommage qu'en France les deux extrêmes se regardent en chien de faïence sans parvenir à dialoguer.

    Dans votre livre, vous montrez que l'appartenance à une communauté a progressivement remplacé l'appartenance à une classe sociale...

    Pas exactement. J'explique, et en cela je m'inspire de travaux de nombreux sociologues, que depuis le milieu des années 2000 une «question raciale» s'est ajoutée à la «question sociale». En d'autres termes, on ne peut plus se contenter d'analyser les rapports dans ce pays en termes de richesses relatives, de pouvoirs d'achat, de relégation sociale… Les émeutes, la question de la discrimination positive, les tensions autour de la question du voile, les luttes antiracistes, autant de symptômes d'un retour en force des questions ethniques. Non pas que les secondes se substituent aux premières, mais elles viennent s'y ajouter, compliquer le jeu. Certains voudraient qu'au nom de la «République universelle» on taise délibérément ces tensions. Je ne pense pas que ce soit une solution - en tout cas, plus maintenant. Une société multiraciale, pour être viable, doit se confronter à la question des regards croisés entre communautés. De toute façon, a-t-elle vraiment le choix?

    Que signifie l'expression «White Trash» que vous utilisez à plusieurs reprises?

    «White Trash» est un terme américain désignant les Blancs si pauvres qu'ils se sentent à la fois méprisés par les minorités ethniques - en l'occurrence, les Noirs - et par l'establishment blanc. Il pourrait être traduit par «déchet blanc» ou «raclure blanche». C'est un terme extrêmement insultant, mais qui peut être revendiqué dans un deuxième temps par ceux qui le subissent - comme le fait Eminem dans nombre de ses chansons.

    L'angoisse que ressent le White Trash, c'est celle d'être pris entre deux feux: les anciens esclaves se font un malin plaisir de lui cracher dessus parce qu'il représente, par sa couleur de peau, l'ancien maître ; et les bourgeois blancs le méprisent pour son comportement, sa saleté. D'une certaine manière, on considère qu'il a déchu de sa position de Blanc… La question, c'est de savoir s'il est possible ou non de parler de «White Trash» à la française.

    Le racisme anti-Blanc existerait donc, selon vous?

    Ce n'est pas quelque chose dont je parle beaucoup dans mon livre. Cependant, pour répondre à votre question, les débats actuels sur la question pointent l'idée que le «racisme anti-Blanc» serait moins grave que d'autres parce qu'il répondrait à un premier racisme subi, et qu'il serait ainsi moins significatif. Je ne sais pas s'il faut vraiment raisonner de cette manière, en hiérarchisant les racismes par cette sorte de prééminence historique. En tout cas, je mets en relief une autre forme de mépris: pas celui qui s'exerce dans la rue, mais celui qui s'exerce dans les élites. Car la fracture qui existe désormais entre la bourgeoisie blanche et les «petits Blancs» est désormais si profonde qu'elle relève, à bien des égards, d'une différence raciale: certains membres autoproclamés de l'élite n'hésitent pas à voir dans les plus pauvres des gens dégénérés, pour lesquels on ne pourrait plus rien. C'est ce racisme-là dont je parle surtout.

    Les associations antiracistes entretiennent-elles un conflit entre les Français?

    Le raisonnement des associations antiracistes est le même depuis trente ans: les discriminations sont le fait des Blancs. Le prétendu «racisme anti-Blanc» serait une notion forgée par le Front national, qui plus est très peu significative sur le terrain. Il est vrai que nous manquons de statistiques. Mais, au-delà de la question des chiffres, je pense que nous avons changé d'époque. Depuis le début des années 1980 et la création de SOS Racisme, les temps ont changé. Les minorités ne sont plus si minoritaires. Les violences, les discriminations ont évolué. Les «ratonnades» anti-maghrébines, par exemple, ont disparu, ce qui est très bien. Mais il faut précisément prendre acte de ces progrès et rester attentif aux nouvelles formes de tensions. La politique de ces associations, pour la plupart, était de sceller une alliance entre les différentes composantes minoritaires françaises contre une majorité perçue comme blanche et catholique. Je ne suis pas sûr que dresser cette barrière-là, de manière aussi tranchée, soit de nature à apaiser le débat aujourd'hui.

    Vous dîtes que les «petits Blancs» seraient interdits (moralement) de s'interroger sur leur identité...

    Dans le dernier chapitre du livre, j'essaye de réfléchir à ce que peut être la «situation du jeune homme blanc» dans la société française d'aujourd'hui. J'établis un parallèle, sans doute assez osé, entre celle-ci et la «situation du Juif» dans les années 1930 telle que l'analyse Sartre dans son fameux livre Réflexions sur la question juive. Elles me paraissent opposées sur un point notable: de même que, nous explique Sartre, le Juif souffrait du fait d'être mis à l'écart, même symboliquement, de la communauté nationale en dépit de tous ses efforts pour s'aligner sur une sorte de norme commune, de même le Blanc ressent une certaine angoisse, au contraire, à se voir interdire de nommer sa différence au nom du fait qu'il serait membre de la majorité. En tant que tel, il lui faudrait accueillir toute la diversité du monde sans prétendre lui-même avoir une quelconque épaisseur. Le Juif de Sartre était constamment renvoyé à ses particularismes ; l'Européen blanc d'aujourd'hui se voit constamment ramené dans le giron d'une majorité sans visage.

    Les «petits Blancs» se sentent-ils abandonnés par l'État?

    Il serait sans doute possible de marquer quelques dates clés dans ce processus: le «tournant sociétal» du PS dans les années 1980, le portant à se désintéresser en partie des questions sociales pour privilégier la question des minorités ethniques et sexuelles - ce qui n'est pas un mal en soi, bien sûr, mais change l'ordre des priorités et suscite la frustration ; l'aveu d'impuissance face au chômage, proféré par Mitterrand ; l'exhortation par le think-tank Terra Nova, adressé au PS, à laisser de côté les ouvriers parce que moins significatifs, d'un point de vue démographique - et politique.

    Autant d'éléments qui contribuent à forger la prise de conscience d'une classe pauvre et blanche, blanche parce que «n'appartenant pas aux publics qui intéressent la classe politique». De même que le Noir était auparavant le Non-Blanc, le Blanc est aujourd'hui le «non-minoritaire».

    Craignez-vous à terme que certains, ne se sentant pas écoutés, basculent de plus en plus dans la violence?

    C'est ma crainte, effectivement. Je pense que nous observons déjà les symptômes d'une société dont la brutalité s'accroît. Les débats font rage autour des chiffres, et je ne m'avancerai pas sur ce sujet-là, mais il existe de nouvelles formes de misère, des rancœurs qui cristallisent. Tout dépendra, me semble-t-il, de l'évolution économique: mais si nous tombons à des niveaux de pauvreté que connaît la Grèce, je ne vois pas ce qui empêcherait le pays de renouer avec des violences d'un autre âge.

    Aymeric Patricot (Le Figaro, 29 novembre 2013)

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