Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Entretiens - Page 206

  • Un lamentable atlantisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque la crise syrienne et l'alignement de notre pays sur les positions américaines...

     

    Alain_de_Benoist 6.jpg

     

     

    Sarkozy-Hollande : un lamentable atlantisme, fondé sur une solidarité de classe

    Que ce soit à propos de la Syrie ou d’autres pays « posant problème », il est fréquemment fait état de la « communauté internationale ». Combien de divisions cette « communauté » peut-elle aligner, hormis les États-Unis, Israël et l’Angleterre ?

    Les mots ne sont pas les choses, et la « communauté internationale » n’existe tout simplement pas. Comme le pluriel de majesté qu’emploient parfois les écrivains, c’est une pompeuse fiction. En général, ce sont les puissances occidentales qui emploient cette expression pour dissimuler leur ethnocentrisme et donner l’impression qu’elles représentent l’univers. Aujourd’hui, dans le cadre de l’affaire syrienne, elle ne désigne plus que l’alliance de la France et des États-Unis, façon pâté de cheval et d’alouette. C’est la communauté réduite aux laquais. Mais cette pompeuse fiction est également une notion nocive. Pour qu’existe vraiment une communauté internationale, il faudrait qu’existe aussi un gouvernement mondial. Comme la politique ne se conçoit que s’il y a au moins deux entités en présence, cela signifierait que le monde serait totalement dépolitisé. Ce serait un monde unipolaire – un univers et non pas un « plurivers », c’est-à-dire un monde multipolaire, riche de sa diversité.

    La Russie en première ligne et la Chine, un peu, tentent manifestement de faire entendre à nouveau leur voix dans le concert des nations. Pensez-vous qu’à long terme elles puissent persister ?

    Je le souhaite en tout cas. L’une et l’autre ont au moins le mérite de penser le monde à long terme, alors qu’un François Hollande ne doit même pas savoir ce que peut bien être le « Nomos de la Terre ». C’est pourquoi ces deux pays sont appelés à jouer un rôle de pôles de régulation dans la mondialisation. Aujourd’hui, la Chine et surtout la Russie ont compris le sens réel du projet d’agression de la Syrie, dont l’objectif est de généraliser le chaos au Proche-Orient, en attendant de s’attaquer au plus gros morceau : l’Iran. Elles ont compris aussi que la discussion sur la question de savoir qui a fait usage d’armes chimiques en Syrie n’est que poudre aux yeux, le seul fait important étant de savoir si l’on doit ou non respecter le droit international.

    Le droit international interdit la guerre d’agression, définie comme une guerre entreprise contre un pays souverain qui n’a ni attaqué ni menacé les puissances qui l’attaquent. L’idée qu’il y a des pays qu’il faudrait « punir » parce que l’on réprouve tel ou tel de leurs actes de politique intérieure est totalement étrangère au droit international. C’est à cette conception du droit que s’oppose frontalement le « droit d’ingérence », qui transforme la guerre en intervention « humanitaire » ou en « opération de police » internationale, opérant ainsi un retour au stade pré-westphalien de la « guerre juste » médiévale. Comme l’a dit Régis Debray dans sa superbe lettre ouverte à Hubert Védrine (« La France doit quitter l’OTAN », Le Monde diplomatique, mars 2013), le remplacement du militaire par l’humanitaire, c’est le droit des plus forts à s’ingérer dans les affaires des plus faibles. Une spécialité dont sont familiers les Américains, dont le désir constant est de s’instaurer en shérif planétaire en utilisant pour ce faire tous les moyens de terreur qu’ils font reproche aux autres de vouloir employer. Dans un tel contexte, c’est le courage et la fermeté de Vladimir Poutine qui méritent d’être salués.

    Et l’Europe, dans tout ça ? Les médias ne la confondent-ils pas, à dessein ou non, avec l’Occident ?

    « L’Occident » est un mot qui a constamment changé de sens au cours de l’histoire. Aujourd’hui, il désigne l’ensemble des pays développés, et plus spécialement le « partenariat » transatlantique. D’un point de vue géopolitique et géostratégique, c’est un pur non-sens. On l’utilise pour faire croire qu’il existe une convergence d’intérêts entre la puissance continentale européenne et la puissance maritime des États-Unis d’Amérique. C’est le contraire qui est vrai. Depuis l’époque des « Pères fondateurs », rien n’est plus étranger aux valeurs fondatrices de la culture européenne que les valeurs américaines. L’histoire du monde, disait Carl Schmitt, est avant tout l’histoire d’une lutte éternelle entre les puissances de la Mer et les puissances de la Terre. L’Europe est une puissance de la Terre. Elle n’appartient pas à l’« Occident », mais au grand ensemble continental eurasiatique. À une époque où la « guerre froide » a été remplacée par la « paix chaude », défendre l’Europe implique de s’opposer par tous les moyens à l’Occident, c’est-à-dire à l’américanisation et à la marchandisation du monde. Chaque jour qui passe le montre de façon plus évidente : l’avenir de l’Europe est à l’Est.

    Et la France, pour finir ? Grande est l’impression que sa voix est devenue inaudible. Ce ne fut pourtant pas toujours le cas, au Moyen-Orient principalement. Comment expliquer cette déshérence de notre politique internationale ?

    C’est dans le domaine de la politique étrangère que les hommes d’État se distinguent le mieux des politiciens. Une décision dans ce domaine exige une capacité d’analyse physiognomique des situations qui n’a rien à voir avec les petites manœuvres électorales et les bons mots. En arrimant son pédalo aux destroyers de l’US Navy, François Hollande ridiculise et humilie son pays en même temps qu’il démontre qu’il n’est pas un homme d’État. L’acte le plus infâme de la présidence Sarkoy, avec l’agression contre la Libye, qui a déstabilisé toute la région du Sahel, a été la honteuse réintégration de la France dans l’OTAN. L’acte le plus infâme de la présidence Hollande a été, jusqu’à présent, sa grotesque posture antisyrienne. La France, depuis le général de Gaulle, avait su donner l’exemple d’un pays soucieux de son indépendance. Elle se retrouve aujourd’hui le seul allié d’une Amérique affaiblie, qui n’a plus de stratégie et ne se détermine plus que sous l’influence des lobbies. Sarkozy-Hollande : un commun atlantisme, fondé sur une solidarité de classe. C’est lamentable.

    En apportant son appui aux salafistes wahhabites pour complaire à Obama, Hollande joue en outre avec le feu. Damas, comme en 1914 Sarajevo, peut parfaitement être le point de départ d’une guerre mondiale. La prétention des Américains à une frappe « limitée » fait de ce point de vue bon marché des capacités de riposte du pays attaqué, comme des possibilités d’escalade et d’extension du conflit. On sait quand commencent les guerres, plus rarement où elles finissent. Comme le dit un proverbe : « Ne pointe jamais une arme sur quelqu’un, sauf si c’est pour le tuer. » Nous sommes aujourd’hui à la veille d’un embrasement généralisé. Les médias, eux, préfèrent parler de la rentrée scolaire, de la prochaine Coupe du monde et des faits divers marseillais. Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre.

    Alain de Benoist , propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 13 septembre 2013)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Syrie : vendre la guerre...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec François-Bernard Huyghe, cueilli sur le site de TV5 Monde et consacré à l'analyse de la propagande mise en œuvre pour convaincre l'opinion publique de la légitimité d'opérations de guerre contre la Syrie. François-Bernard Huyghe est l'auteur de nombreux essais consacrés à l'infostratégie comme L 'Ennemi à l'ère numérique, Chaos, Information, Domination (PUF, 2001) ou  Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence (Vuibert, 2008). Il a dernièrement publié avec Alain Bauer Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire (PUF, 2010).

     

    Kerry Fabius.jpg


    Syrie : de l'art de vendre la guerre à une opinion récalcitrante

    Pédagogie, explications, information de la part des dirigeants politiques occidentaux pour la promotion de l'utilisation de la force, mais propagande lorsque Bachar al-Assad s'exprime : la propagande n'existe donc pas en France et aux Etats-Unis et seulement ailleurs, comme en Syrie ?

    Il est bien connu que nos idées sont des idées vraies, et que les idées des autres sont des idées mensongères et dangereuses ! L'usage du mot propagande fait lui-même partie de la propagande. Et il est entendu, que nous, les occidentaux, nous faisons de la communication, de la pédagogie, parce que, vous savez, le peuple n'est pas très malin, il faut un petit peu l'éclairer, tandis que les autres (qui ne sont pas nos alliés, ndlr) sont par essence mauvais, ils n'obéissent pas comme nous à un désir de justice et ils ont des intérêts immondes. Donc, leur parole est par nature mensongère. Le jeu pour qualifier l'autre de propagandiste est le jeu le plus classique de ce que l'on peut appeler "la vente de la guerre", une sorte de mise en forme de la guerre. La preuve de ce que je dis remonte à 1918, avec un Lord anglais, Lord Ponsonby qui a dénoncé les mensonges de guerre de son propre pays, l'Angleterre, lors de la première guerre mondiale. Il a donné un certain nombre de règles, de points (voir encadré, les méthodes de propagande en cas de conflit). Il y a par exemple, "nos adversaires utilisent des armes illicites, nous pas", et aussi "nos adversaires mentent et font de la propagande, nous pas", et surtout, "ceux qui croient ce que disent nos adversaires sont soit des imbéciles, soit victimes de la propagande".
     
    Mais, c'est aussi ce que font les dirigeants des pays comme la Syrie ou l'Iran ?

    Bien entendu, on  peut lire les échos de ces pays par leurs agences, en anglais et en français : les arguments sont retournés, ce sont les occidentaux qui sont par nature des impérialistes. Par exemple, Bachar el-Assad a expliqué que les Français étaient les "toutous du Qatar". C'est un élément intéressant dans la propagande effectuée de l'autre côté : il donne une grille où ce sont les sunnites qui égarent les pauvres occidentaux pas très malins comme les Français, enfin leur président, en tout cas. Ce qui amène les Américains à faire des choses contradictoires avec leurs propres intérêts, puisque comme nous dit souvent Bachar, "vous êtes en train d'aider Al-Qaïda et les gens qui ont fait le 11 septembre."
     
    Assiste-t-on à une sorte de "vente de la guerre", présentée comme un produit auquel il faut adhérer, une guerre parée de vertus ? Il faudrait croire à une sorte de guerre nécessaire, qui ne s'en prend pas aux populations, mais seulement aux symboles du régime syrien  ? Difficile à croire, non ?

    Les arguments de vente sont importants : le produit est sans danger puisque grâce aux frappes chirurgicales vous ne toucherez que des méchants et vous ne serez responsable d'aucune victime civile innocente. Notez que les victimes civiles sont toujours innocentes. Vous ne prendrez aucune risque puisque des missiles très très perfectionnés vont faire le travail à distance. On insiste quand même sur le côté "aucun soldat ne sera perdu", et puis qu'Obama est beaucoup plus malin que Bush : il n'envoie pas des soldats sur un sol étranger. Enfin, il y a l'argument éthique qui est très important, puisqu'on nous dit que si nous ne faisons rien, nous serions des salauds, au sens "sartrien" du terme, c'est-à-dire indifférents à la souffrance des autres. Cette guerre, si elle se déclarait, a pour but de faire une punition morale, elle n'a donc en aucune façon l'objectif d'acquérir un territoire ou un avantage. Elle est désintéressée. C'est une guerre policière, nous sommes chargés par la communauté internationales, même si l'ONU vote contre nous, d'être les chevaliers de l'universel. On retrouve les trois éléments de la rhétorique d'Aristote : Ethos, pathos, logos. Ethos, avec l'obligation morale de faire cette guerre, pathos, avec le "regardez comme c'est horrible", et logos avec le "oui, c'est logique de la faire, en plus on va la gagner".
     
    L'adhésion de l'opinion est nécessaire pour les dirigeants, mais l'opinion se cabre : peut-on penser que les citoyens occidentaux, après les révélations des mensonges sur la guerre d'Irak de 2003, puis les fuites de Wikileaks, celles d'Edward Snowden, ne croient plus vraiment dans la parole de leurs dirigeants ?

    Il y a plusieurs couches dans la réponse : un premier fait est évident, c'est qu'après s'être fait balader avec le canon de Saddam qui allait tirer des gros obus à gaz sur Jérusalem, les faux cadavres de Timisoara, le génocide du Kosovo où on allait retrouver des charniers partout, les armes de destruction massive de Saddam qui allait avoir la bombe atomique dans les trois semaines, le public est devenu très sceptique, il n'est pas idiot. Cela va de pair avec un scepticisme plus général : il y a de moins en moins de confiance dans la classe politique mais aussi envers les média. Dans le cas d'Obama, s'être fait élire en disant "je mettrai fin à la guerre d'Irak", ce qui est un mensonge puisque les accords de départ des soldats d'Irak ont été signés par les Républicains, avoir le prix Nobel de la paix en envoyant le même mois 30 000 soldats en Afghanistan, etc, c'est un peu difficile à avaler. Obama était dans l'image du bon démocrate pacifique opposé au crétin-sanglant Bush, et ce type merveilleux qui incarnait Martin Luther-King en joueur de golf, ce type merveilleux, ne libère pas les gens de Guantanamo, surveille la presse, laisse s'organiser une chasse aux sorcières de ses opposants par les services fiscaux. L'archange Obama est en train de défendre Prism, XKeyscore (les programmes de surveillance numérique planétaire de la NSA, ndlr). Sur la preuve de la responsabilité du régime syrien dans l'attaque chimique du 21 août, ce sont des écoutes qui sont censées être des preuves. Mais les écoutes n'ont pas été divulguée par le gouvernement américain, il y a seulement des retranscriptions où l'on entend un haut responsables du régime syrien poser des questions et qui dit : "mais qu'est-ce que c'est que ça, il y a eu une attaque chimique, est-ce que c'est nous qui avons fait cette chose là ?" Mais on n'a pas la réponse.
     
    Que peuvent faire ceux, qui souhaitent l'intervention militaire ? Parler de Munich, comme Kerry, effectuer un parallèle entre Assad et Hitler ?

    Chez nous, on est dans une rhétorique où Bachar est "le Hitler de l'année", le méchant qui tue son propre peuple. L'hitlérisation est un grand classique de la propagande. C'est ce qui est appelé le "point Godwin", une théorie qui établit que dès qu'une discussion devient un peu polémique et un peu stupide, l'un des participants va comparer l'autre à Hitler. Hitler est devenu un peu le pilier symbolique de notre civilisation, le "référent horrifiant", comme j'ai l'habitude de dire : ça paralyse totalement le raisonnement. Une des armes de la propagande dans ces domaines là, est de prêter des sentiments horribles ou des desseins horribles à l'autre. Vient ensuite l'argument, qui est déjà utilisé aux Etats-Unis, sur le fait que l'on ne fait que se défendre : si on laisse faire Bachar el-Assad cette fois-ci, tous les dictateurs feront pareil, et c'est donc très dangereux pour la sécurité des Etats-Unis.
     
    On en vient à penser que la propagande est générale, et qu'il ne faut plus croire personne : comment savoir ce qui est de l'ordre de l'information et ce qui est de l'ordre de la propagande ?

    Ca c'est un travail qui est dur : Churchill disait "la première victime de la guerre, c'est la vérité". On peut dire que la propagande est extrême, donc tout doit être fait pour faire disparaître l'intelligence et la nuance. Mais je ne suis pas totalement pessimiste : il y a pas mal de mensonges de guerre, de bidouillages, qui ont été découverts, documentés après coup. Les lanceurs d'alerte américains révèlent pas mal de choses sur les malversations de leur pays. Des militaires américains ont dénoncé en Irak le fait que des néo-conservateurs étaient présents en grand nombre et faisaient remonter en permanence des informations redondantes qui allaient dans leur sens mais pas les autres. C'est une technique de propagande, là aussi, de manipulation de l'opinion : vous faites travailler des tas de gens des services de renseignement sur le terrain, etc, et ces gens gens là sont le plus souvent fort honnêtes. Mais il y a un moment où il faut que vous synthétisiez l'information, et si vous ne retenez que les éléments à charge, oubliez les autres, citez cinq fois ce qui va dans un sens et que vous évoquez à peine ce qui va dans un autre, vous obtenez des choses particulières. On peut penser à ce document de Matignon, présenté il y a quelques jours, comme preuve de la responsabilité du régime syrien dans l'attaque chimique et qui a été écrit par un énarque. Il n'y a aucune preuves dans ce document, mais un faisceau de présomptions, des convictions.
     
    L'opinion pourrait-elle se retourner, en fin de compte, en faveur de l'intervention, une fois la "vente" de cette guerre effectuée : au cas où la proposition russe de destruction des armes chimiques ne fonctionnait pas ? Il est souvent discuté du façonnage de l'opinion, de la fabrique du consentement…

    Très souvent, quelques jours avant une guerre, il est normal que les gens ne veuillent pas faire la guerre et sont plus portés pour qu'on cherche une solution politique. Ensuite, il y a le réflexe de légitimité une fois le premier coup de canon donné. Puis, la légitimité est concentré le plus souvent par des révélations d'horreur qui sont découvertes. Là, en général, la "côte", si j'ose dire, de la guerre, remonte, surtout chez les plus de 50 ans, parce ce que sont des générations qui sont plus touchées par le sujet. Dans le cas de la Syrie, si il y avait intervention, il n'est pas certain que la légitimité "du premier coup de canon" fonctionne. Les images d'exécutions de soldats par des rebelles, celles du rebelle cannibale, sont un repoussoir. Plus le fait de ne pas vouloir faire la guerre avec Al-Quaïda, qui est un message qui prend bien aux Etats-Unis, comme celui, en France, d'être au service de l'Arabie saoudite et du Qatar, donc d'aider à massacrer des chrétiens. Ca n'aide pas. Surtout pour la France : quand on veut être les chevaliers universels mais sans preuves, sans l'ONU, sans l'Europe, et considérer des pays munichois pourris et immondes comme la Russie, la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Allemagne et le Vatican, puisque le Pape est contre, là c'est dossier qui n'est en fin de compte pas très bien vendu dès le départ.
     
    François-Bernard Huyghe, propos recueillis par Pascal Hérard (TV5 Monde, 11 septembre 2013)
    Lien permanent Catégories : Décryptage, Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Du conspirationnisme et de la vertu du doute...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque la montée du conspirationnisme et la vertu du doute...

     

    Alain_de_Benoist 6.jpg

     

     

    Notre époque ne peut que favoriser le conspirationnisme…

    Complot jésuite, complot franc-maçon ou « judéo-maçonnique », complot synarchique, complot bolchevique, complot néonazi, complot islamiste, ne mettrait-on pas le complot à toutes les sauces ? Et d’où viennent toutes ces théories du complot ?

    Il n’y a pas de théories du complot. Il y a d’une part une mentalité conspirationniste et, de l’autre, une série d’interprétations complotistes d’un certain nombre d’événements. J’avais publié, en 1992, une étude sur la psychologie du conspirationnisme. Depuis lors, Pierre-André Taguieff a consacré à ce sujet une série d’ouvrages qu’on peut considérer comme définitifs. La mentalité conspirationniste consiste d’abord à considérer de manière systématique que tout discours officiel est mensonger, que tout ce qui est important est dissimulé, bref que « la vérité est ailleurs ». Et, dans un deuxième temps, à affirmer que les vrais auteurs des événements sont des puissances malignes, des « forces obscures » tapies dans l’ombre, qui « tirent les ficelles en coulisses » et agissent de façon souterraine pour parvenir à des fins inavouables. On désigne ainsi un bouc émissaire intemporel, transhistorique, omniprésent – « Ils sont partout ! » –, qui poursuit son intérêt particulier au détriment de l’humanité. Ces puissances ténébreuses s’incarnent généralement dans une catégorie d’hommes qu’il suffirait d’éliminer pour que les choses retrouvent leur cours normal. Cette catégorie répulsive correspond à ce que Claude Lefort appelle très justement les « hommes en trop ».

    Il n’est pas difficile d’apercevoir les soubassements religieux de cette mentalité. Ces « hommes en trop », quelle que soit l’étiquette qu’on leur attribue, sont une figure du Diable, dont ils ont d’ailleurs tous les attributs. Mais dans la mentalité conspirationniste, on observe aussi l’écho du mythe de la « Caverne » chez Platon : ce que nous voyons autour de nous, et que nous croyons bien réel, n’est qu’illusions et tromperie. C’est un théâtre d’ombres. D’où cette coupure dualiste qui double le monde réel, décrété illusoire, d’un arrière-monde où s’activent les « chefs d’orchestre invisibles ». Le discours conspirationniste est un discours de l’apparence et du masque.

    S’interroger sur le conspirationnisme, ne serait-ce pas d’ailleurs déjà prêter le flanc à l’accusation de complotisme ?

    Critiquer le conspirationnisme vous fait en effet placer immédiatement au nombre des complices ou des idiots utiles. Pour la mentalité conspirationniste, rien n’est neutre. Il y a d’un côté les agents du complot, de l’autre les affidés et les crédules. Toute contradiction, tout démenti, devient alors une preuve supplémentaire de l’existence du complot. Les thèses conspirationnistes, autrement dit, font un usage systématique du soupçon freudien : la dénégation confirme le symptôme. C’est bien connu, la ruse suprême du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas ! De même, dans l’histoire, rien pour les conspirationnistes ne relève du hasard. L’action sociale-historique est débarrassée de tous ses aléas grâce à une théorie linéaire de la causalité qui est censée tout expliquer : les événements sont produits mécaniquement par des agents cachés, qui manipulent les hommes comme on appuie sur un bouton pour obtenir l’effet désiré. Ni marge d’erreur ni zone d’incertitude : tout a été prévu, tout a été « orchestré ». Ce simplisme fait bon marché de ce que Jules Monnerot appelait l’hétérotélie, les « effets pervers », l’accident, l’exception, les dynamiques systémiques, etc., bref tout ce qui fait la complexité de la vie sociale-historique réelle.

    Quant aux conspirationnistes, ils se posent d’emblée comme une élite d’initiés, d’experts autoproclamés, titulaires d’un savoir qui surplombe le savoir caché de ceux contre lesquels ils se dressent. Magiquement exemptés de l’aliénation où baignent leurs contemporains, ils sont ceux qui « savent » (on ne sait par quel miracle), dès lors fondés à regarder de haut les « naïfs » qu’on « mène par le bout du nez ».

    L’histoire de l’humanité abonde néanmoins en vrais complots. Il y a d’abord les assassinats politiques, réussis (Henri IV, John Fitzgerald Kennedy ou Anouar el-Sadate) ou manqués (Ronald Reagan, Jean-Paul II ou Jacques Chirac). Mais comment faire la part des choses entre « vrais » et « faux » complots ?

    Bien sûr qu’il y a de vrais complots. Tout comme il y a des secrets d’État, des mensonges d’État, des actions secrètes menées par les services de renseignement, des lobbies, des groupes d’influence, des attentats sous « faux drapeau », etc. Si le conspirationnisme se bornait à vouloir faire toute la lumière sur tel ou tel événement, ou à s’interroger sur ce qui se passe à l’arrière-plan de la vie politique et sociale, il n’y aurait rien à lui reprocher. Ce qu’on peut en revanche critiquer, c’est son systématisme obsessionnel, sa « logique » paranoïaque, ses interprétations fantasmatiques, ses bouffées délirantes.

    À propos des attentats du 11 septembre 2001, Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères, assure ne pas croire en la version officielle des événements pas plus qu’à son avatar conspirationniste. Y aurait-il une sorte de troisième voie, fondée sur le principe d’opportunité ?

    La position de Roland Dumas me paraît assez sage. Il n’y a pas besoin d’être conspirationniste pour constater que la version officielle des attentats du 11 septembre laisse pour le moins à désirer, ou pour penser que Lee Harvey Oswald n’était sans doute pas le seul homme impliqué dans le complot pour tuer Kennedy. Il y a une vertu du doute, et le « dubitationnisme » va souvent de pair avec l’esprit critique. Mais ce qui frappe chez les conspirationnistes, c’est qu’ils ne sont capables de douter que d’une manière unilatérale. Hypercritiques vis-à-vis des « versions officielles », ils sont d’une crédulité sans bornes pour toutes les « versions alternatives ». Or, comme l’esprit critique ne se partage pas, il faut examiner les unes et les autres avec la même rigueur. Cela dit, nous sommes à une époque qui ne peut que favoriser le conspirationnisme : à un moment où les gens « ne comprennent plus ce qui se passe », parce que leurs repères se sont effondrés, les « explications » simplistes, qui prétendent rendre intelligible ce qui paraît incohérent, ne peuvent que trouver une oreille complaisante chez un public toujours plus grand.

    Alain de Benoist (Boulevard Voltaire, 1er septembre 2013)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 1 commentaire Pin it!
  • A propos des troupes d'occupation mentale...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Laurent Ozon, cueilli sur le site d'Avant-guerre, dans lequel il développe un point de vue incisif sur les journalistes des grands médias...

     

    Lien permanent Catégories : Décryptage, Entretiens 1 commentaire Pin it!
  • Sur la liberté d'expression...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. A cette occasion, Alain de Benoist revient sur la question de la liberté d'expression...

     

    Alain_de_Benoist 6.jpg

     

    Liberté d’expression : elle ne vaut que par ce qui la délimite

    Il ne vous aura pas échappé que sur Boulevard Voltaire, la liberté d’expression est reine. Pourtant, certains commentateurs s’indignent parfois d’y lire des articles sur lesquels ils ne sont pas d’accord ! Surpris de voir les mêmes hurler à la censure médiatique et prêts à l’exercer à leur tour ?

    Pas surpris du tout. Quand on a, comme moi,
    été toute sa vie confronté à la bêtise de droite et à la malhonnêteté de gauche, on est vacciné. Mais je plains Robert Ménard d’avoir à subir les reproches de ce genre d’olibrius. Ils appartiennent malheureusement à une espèce assez répandue. « Nous n’avons pas de curiosité après l’Évangile », disait Tertullien. Eux, ils n’ont pas de curiosité après leur petit catéchisme. Dans leur vie personnelle, ce sont souvent des gens qui ne supportent pas la contradiction. Prendre en compte des points de vue différents leur est insupportable. Ils ne veulent lire que ce avec quoi ils sont « d’accord ». Ils ne veulent apprendre que ce qu’ils savent déjà (ou qui va « dans leur sens »). Ce sont, au fond, des gens qui ont peur : ils ne veulent rien connaître des arguments adverses, parce qu’ils sont incapables de les réfuter. Ils se plaignent de la censure, mais s’ils en avaient le pouvoir, ils en instaureraient immédiatement une autre. S’ils critiquent la pensée unique, ce n’est pas en tant qu’elle est unique, mais parce que ce n’est pas la leur. J’ai beaucoup de mal à prendre ces gens-là au sérieux. Le simple fait qu’ils ne soient jamais effleurés par le doute montre à la fois qu’ils ne sont pas intelligents et que ce ne sont pas des esprits libres.

    Pour moi, qui ai passé la plus grande partie de mon existence à lire des revues et des livres avec lesquels je n’étais « pas d’accord », et qui m’en félicite, ce que j’apprécie dans cet espace de liberté qu’est Boulevard Voltaire, c’est précisément de ne pas avoir à tout y approuver, à commencer avec l’islamophobie rabique (bien distincte de la nécessaire critique de l’islamisme radical ou des délires salafistes) qui règne dans tant d’articles, et surtout de commentaires. Je déplore aussi l’attention portée à la moindre anecdote de la politique française, que je trouve si ennuyeuse (la seule politique qui compte, c’est la politique internationale). Mais quelle importance ? Même dans les âneries, on trouve à s’informer ! Boulevard Voltaire, en tout cas, cesserait de me compter parmi ses lecteurs si l’on n’y entendait plus qu’une seule voix.

    Dans les trois revues que vous avez fondées, « Nouvelle École », Éléments et Krisis, vous arrive-t-il de publier des papiers sur lesquels vous êtes en franc désaccord ?

    Bien entendu, et tout particulièrement dans Krisis, qui se définit depuis sa création comme une « revue d’idées et de débats ». J’y publie très souvent, non seulement des textes sur lesquels je suis en complet désaccord, mais aussi des tribunes libres dont les auteurs soutiennent des points de vue parfaitement opposés. Il n’y a que comme cela que l’on peut se forger librement une opinion. Dans son essai sur L’argent (1913), Péguy disait très justement qu’« une revue n’est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés ». « La justice, ajoutait-il, consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s’applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou en gagnent, pour ne rien dire, ou plutôt à ne rien dire. » Ce n’était pas mal vu.

    Quelles sont les limites de la liberté d’expression et, d’ailleurs, est-il opportun de vouloir lui fixer des limites ?

    Par inclination personnelle, j’aimerais qu’il n’y en ait pas, mais je crains que ce ne soit pas possible. Il en va de la liberté d’expression comme de la liberté tout court : elle ne vaut que par ce qui la délimite. La liberté absolue, la liberté hors-sol, est vide de sens. Il y a d’abord les limites imposées par la loi. Je ne suis pas spécialement légaliste, mais il me paraît évident que Boulevard Voltaire n’a pas vocation à la clandestinité ! Il y a ensuite les limites qui tiennent au passage de la libre opinion à l’imputation calomnieuse et à la diffamation. Il y a enfin les limites que chacun devrait s’imposer : pas d’injures, pas de procès d’intention, pas d’attaques ad hominem, pas de dérision systématique, pas de grossièretés ni de ricanements. Mais là, j’en demande sans doute trop…

    Aujourd’hui, on a l’impression que le débat intellectuel n’existe plus ou qu’alors, il est devenu consanguin et sans surprises… On exagère ?

    On n’exagère pas du tout. L’immense majorité des débats se déroule aujourd’hui entre des individus qui affirment partager les mêmes « valeurs ». Comme ils tendent à criminaliser les valeurs qu’ils récusent, le débat disparaît de lui-même. En général, ils ne se disputent que sur les meilleurs moyens de parvenir aux mêmes buts. Cela dit, un débat intellectuel n’exige pas seulement que des points de vue opposés soient en présence. Il faut encore que certaines règles soient observées. Que l’on ait assimilé les principes de la disputatio. Que l’on ait compris que l’art de persuader ne relève pas de la sophistique, mais de la rhétorique de l’argumentation (de l’ethos, et non pas du pathos). Que l’on ait appris à décomposer un discours en thématiques, et les thématiques en propositions. Et surtout que l’on ait admis une fois pour toutes qu’un débat n’est pas un match de boxe, à l’image de ces « débats télévisés » où l’important est de savoir qui a écrasé l’autre, qui a fait la meilleure impression et le mieux imposé son « image ». Le vrai but d’un débat, c’est de clarifier les concepts et de faire progresser le savoir. Cela demande certes de l’érudition, mais aussi un peu d’humilité. Être convaincu d’avoir raison ne doit jamais empêcher de penser que les raisons de l’autre peuvent aussi contenir une part de vérité. Ce n’est pas affaire de tolérance, mais de discernement.


    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 20 août 2013)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 1 commentaire Pin it!
  • "La bipolarisation droite-gauche n'existe plus en milieu populaire"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le géographe et sociologue Christophe Guilluy, publié cet été dans le quotidien Le Figaro. Christophe Guilluy est l'auteur d'un essai intitulé Fractures françaises (Bourin, 2010) qui a suscité de nombreux commentaires lors de sa publication. Cet essai, devenu introuvable, sera réédité début octobre chez Flammarion, dans la collection de poche Champs.

     

    Christophe Guilluy 2.jpg

    "La bipolarisation droite-gauche n'existe plus en milieu populaire"

    LE FIGARO. - Vous êtes classé à gauche mais vous êtes adulé par la droite. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

    Christophe GUILLUY.- Je ne suis pas un chercheur classique. Ma ligne de conduite depuis quinze ans a toujours été de penser la société par le bas et de prendre au sérieux ce que font, disent et pensent les catégories populaires. Je ne juge pas. Je ne crois pas non plus à la posture de l’intellectuel qui influence l’opinion publique. Je ne crois pas non plus à l’influence du discours politique sur l’opinion. C’est même l’inverse qui se passe. Ce que j’appelle la nouvelle géographie sociale a pour ambition de décrire l’émergence de nouvelles catégories sociales sur l’ensemble des territoires.

    Selon vous, la mondialisation joue un rôle fondamental dans les fractures françaises. Pourquoi ?

    La mondialisation a un impact énorme sur la recomposition des classes sociales en restructurant socialement et économiquement les territoires. Les politiques, les intellectuels et les chercheurs ont la vue faussée. Ils chaussent les lunettes des années 1980 pour analyser une situation qui n’a aujourd’hui plus rien à voir. Par exemple, beaucoup sont encore dans la mythologie des classes moyennes façon Trente Glorieuses. Mais à partir des années 1980, un élément semble dysfonctionner : les banlieues. Dans les années 1970, on avait assisté à l’émergence d’une classe moyenne, c’est la France pavillonnaire.

    Vous avez théorisé la coexistence de deux France avec, d’une part, la France des métropoles et de l’autre la France périphérique.

    On peut en effet diviser schématiquement la France en deux : la France périphérique, que certains ont dénommée mal à propos France périurbaine, est cette zone qui regroupe aussi bien des petites villes que des campagnes. De l’autre côté, il y a les métropoles, complètement branchées sur la mondialisation, sur les secteurs économiques de pointe avec de l’emploi très qualifié. Ces métropoles se retrouvent dans toutes régions de France. Bien évidemment, cela induit une recomposition sociale et démographique de tous ces espaces. En se désindustrialisant, les villes ont besoin de beaucoup moins d’employés et d’ouvriers mais de davantage de cadres. C’est ce qu’on appelle la gentrification des grandes villes, avec un embourgeoisement à grande vitesse.

    Mais en même temps que cet embourgeoisement, il y a aussi dans les métropoles un renforcement des populations immigrées.

    Au moment même où l’ensemble du parc immobilier des grandes villes est en train de se « gentrifier », l’immobilier social, les HLM, le dernier parc accessible aux catégories populaires de ces métropoles, s’est spécialisé dans l’accueil des populations immigrées. On assiste à l’émergence de « villes monde » très inégalitaires où se regroupent avec d’un côté des cadres, et de l’autre des catégories précaires issues de l’immigration. Dans ces espaces, les gens sont tous mobiles, aussi bien les cadres que les immigrés. Surtout, ils sont là où tout se passe, où se crée l’emploi. Tout le monde dans ces métropoles en profite, y compris les banlieues et les immigrés. Bien sûr cela va à l’encontre de la mythologie de la banlieue ghetto où tout est figé. Dans les zones urbaines sensibles, il y a une vraie mobilité : les gens arrivent et partent.

    Pourtant le parc immobilier social se veut universel ?

    La fonction du parc social n’est plus la même que dans les années 1970. Aujourd’hui, les HLM servent de sas entre le Nord et le Sud. C’est une chose fondamentale que beaucoup ont voulu, consciemment ou non, occulter : il y a une vraie mobilité dans les banlieues. Alors qu’on nous explique que tout est catastrophique dans ces quartiers, on s’aperçoit que les dernières phases d’ascension économique dans les milieux populaires se produisent dans les catégories immigrées des grandes métropoles. Si elles réussissent, ce n’est pas parce qu’elles ont bénéficié d’une discrimination positive, mais d’abord parce qu’elles sont là où tout se passe.

    La France se dirige-t-elle vers le multiculturalisme ?

    La France a un immense problème où l’on passe d’un modèle assimilationniste républicain à un modèle multiculturel de fait, et donc pas assumé. Or, les politiques parlent républicain mais pensent multiculturel. Dans la réalité, les politiques ne pilotent plus vraiment les choses. Quel que soit le discours venu d’en haut, qu’il soit de gauche ou de droite, les gens d’en bas agissent. La bipolarisation droite-gauche n’existe plus en milieu populaire. Elle est surjouée par les politiques et les catégories supérieures bien intégrées mais ne correspond plus à grand-chose pour les classes populaires.

    Les classes populaires ne sont donc plus ce qu’elles étaient…

    Dans les nouvelles classes populaires on retrouve les ouvriers, les employés, mais aussi les petits paysans, les petits indépendants. Il existe une France de la fragilité sociale. On a eu l’idée d’en faire un indicateur en croisant plusieurs critères comme le chômage, les temps partiel, les propriétaires précaires, etc. Ce nouvel indicateur mesure la réalité de la France qui a du mal à boucler les fins de mois, cette population qui vit avec environ 1 000 euros par mois. Et si on y ajoute les retraités et les jeunes, cela forme un ensemble qui représente près de 65 % de la population française. La majorité de ce pays est donc structurée sociologiquement autour de ces catégories modestes. Le gros problème, c’est que pour la première fois dans l’histoire, les catégories populaires ne vivent plus là où se crée la richesse.

    Avec 65 % de la population en périphérie, peut-on parler de ségrégation ?

    Avant, les ouvriers étaient intégrés économiquement donc culturellement et politiquement. Aujourd’hui, le projet économique des élites n’intègre plus l’ensemble de ces catégories modestes. Ce qui ne veut pas dire non plus que le pays ne fonctionne pas mais le paradoxe est que la France fonctionne sans eux puisque deux tiers du PIB est réalisé dans les grandes métropoles dont ils sont exclus. C’est sans doute le problème social, démocratique, culturel et donc politique majeur : on ne comprend rien ni à la montée du Front national ni de l’abstention si on ne comprend pas cette évolution.

    Selon vous, le Front national est donc le premier parti populaire de France ?

    La sociologie du FN est une sociologie de gauche. Le socle électoral du PS repose sur les fonctionnaires tandis que celui de l’UMP repose sur les retraités, soit deux blocs sociaux qui sont plutôt protégés de la mondialisation. La sociologie du FN est composée à l’inverse de jeunes, d’actifs et de très peu de retraités. Le regard porté sur les électeurs du FN est scandaleux. On les pointe toujours du doigt en rappelant qu’ils sont peu diplômés. Il y a derrière l’idée que ces électeurs frontistes sont idiots, racistes et que s’ils avaient été diplômés, ils n’auraient pas voté FN.

    Les électeurs seraient donc plus subtils que les sociologues et les politologues… ?

    Les Français, contrairement à ce que disent les élites, ont une analyse très fine de ce qu’est devenue la société française parce qu’ils la vivent dans leur chair. Cela fait trente ans qu’on leur dit qu’ils vont bénéficier, eux aussi, de la mondialisation et du multiculturalisme alors même qu’ils en sont exclus. Le diagnostic des classes populaires est rationnel, pertinent et surtout, c’est celui de la majorité. Bien évidemment, le FN ne capte pas toutes les classes populaires. La majorité se réfugie dans l’abstention.

    Vous avancez aussi l’idée que la question culturelle et identitaire prend une place prépondérante.

    Les Français se sont rendu compte que la question sociale a été abandonnée par les classes dirigeantes de droite et de gauche. Cette intuition les amène à penser que dans ce modèle qui ne les intègre plus ni économiquement ni socialement, la question culturelle et identitaire leur apparaît désormais comme essentielle. Cette question chez les électeurs FN est rarement connectée à ce qu’il se passe en banlieue. Or il y a un lien absolu entre la montée de la question identitaire dans les classes populaires « blanches » et l’islamisation des banlieues.

    Vaut-il parfois mieux habiter une cité de La Courneuve qu’en Picardie ?

    Le paradoxe est qu’une bonne partie des banlieues sensibles est située dans les métropoles, ces zones qui fonctionnent bien mieux que la France périphérique, là où se trouvent les vrais territoires fragiles. Les élites, qui habitent elles dans les métropoles considèrent que la France se résume à des cadres et des jeunes immigrés de banlieue. Ce qui émerge dans cette France périphérique, c’est une contre-société, avec d’autres valeurs, d’autres rapports au travail ou à l’État-providence. Même s’il y a beaucoup de redistribution des métropoles vers la périphérie, le champ des possibles est beaucoup plus restreint avec une mobilité sociale et géographique très faible. C’est pour cette raison que perdre son emploi dans la France périphérique est une catastrophe.

    Pourquoi alors l’immigration pose-t-elle problème ?

    Ce qui est fascinant, c’est la technicité culturelle des classes populaires et la nullité des élites qui se réduit souvent à raciste/pas raciste. Or, une personne peut être raciste le matin, fraternelle le soir. Tout est ambivalent. La question du rapport à l’autre est la question du village et comment celui-ci sera légué à ses enfants. Il est passé le temps où on présentait l’immigration comme « une chance pour la France ». Ne pas savoir comment va évoluer son village est très anxiogène. La question du rapport à l’autre est totalement universelle et les classes populaires le savent, pas parce qu’elles seraient plus intelligentes mais parce qu’elles en ont le vécu.

    Marine Le Pen qui défend la France des invisibles, vous la voyez comme une récupération de vos thèses ?

    Je ne me suis jamais posé la question de la récupération. Un chercheur doit rester froid même si je vois très bien à qui mes travaux peuvent servir. Mais après c’est faire de la politique, ce que je ne veux pas. Dans la France périphérique, les concurrents sont aujourd’hui l’UMP et le FN. Pour la gauche, c’est plus compliqué. Les deux vainqueurs de l’élection présidentielle de 2012 sont en réalité Patrick Buisson et Terra Nova, ce think-tank de gauche qui avait théorisé pour la gauche la nécessité de miser d’abord sur le vote immigré comme réservoir de voix potentielles pour le PS. La présidentielle, c’est le seul scrutin où les classes populaires se déplacent encore et où la question identitaire est la plus forte. Sarkozy a joué le « petit Blanc », la peur de l’arrivée de la gauche qui signifierait davantage d’islamisation et d’immigration. Mais la gauche a joué en parallèle le même jeu en misant sur le « petit Noir » ou le « petit Arabe ». Le jeu de la gauche a été d’affoler les minorités ethniques contre le danger fascisant du maintien au pouvoir de Sarkozy et Buisson. On a pu croire un temps que Hollande a joué les classes populaires alors qu’en fait c’est la note Terra Nova qui leur servait de stratégie. Dans les deux camps, les stratégies se sont révélées payantes même si c’est Hollande qui a gagné. Le discours Terra Nova en banlieue s’est révélé très efficace quand on voit les scores obtenus. Près de 90 % des Français musulmans ont voté Hollande au second tour.

    La notion même de classe populaire a donc fortement évolué.

    Il y a un commun des classes populaires qui fait exploser les définitions existantes du peuple. Symboliquement, il s’est produit un retour en arrière de deux siècles. Avec la révolution industrielle, on a fait venir des paysans pour travailler en usines. Aujourd’hui, on leur demande de repartir à la campagne. Toutes ces raisons expliquent cette fragilisation d’une majorité des habitants et pour laquelle, il n’y a pas réellement de solutions. C’est par le bas qu’on peut désamorcer les conflits identitaires et culturels car c’est là qu’on trouve le diagnostic le plus intelligent. Quand on vit dans ces territoires, on comprend leur complexité. Ce que le bobo qui arrive dans les quartiers populaires ne saisit pas forcément.

    Christoph Guilluy (Le Figaro, 19 juillet 2013)

     

    *Christophe Guilluy est un géographe qui travaille à l’élaboration d’une nouvelle géographie sociale. Spécialiste des classes populaires, il a théorisé la coexistence des deux France : la France des métropoles et la France périphérique. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage très remarqué : Fractures françaises.

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!