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Entretiens - Page 208

  • Conversation avec Alain de Benoist... (3)

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque la construction européenne et la montée en puissance des pays « émergents »...

     

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    Conversation avec Alain de Benoist... (3)

    De longue date, vous avez été partisan de la construction d’une Europe fédérale. Mais l’Europe qu’on nous vend aujourd’hui aurait plutôt des airs de jacobinisme. Votre avis ?

    Ceux qui décrivent l’Union européenne comme une « Europe fédérale » montrent par là même qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le fédéralisme, et plus spécialement le fédéralisme intégral, tel qu’il a été défini par Alexandre Marc, Robert Aron ou Denis de Rougemont. Dans un système fédéral, les problèmes doivent être résolus au plus bas niveau possible, seules remontant vers le haut les décisions qui ne peuvent être prises aux échelons inférieurs. C’est ce qu’on appelle le principe de subsidiarité ou de compétence suffisante. L’Union européenne s’est organisée selon le principe inverse, qui est un principe d’omnicompétence : une Commission de Bruxelles dont les membres n’ont aucune légitimité démocratique décide souverainement sur à peu près tout, du haut vers le bas. C’est en cela que l’Europe est très profondément jacobine.

    La construction européenne s’est opérée dès le départ en dépit du bon sens. On a d’abord misé sur le commerce et l’industrie au lieu de miser sur la politique et la culture. Après la chute du système soviétique, au lieu de chercher à approfondir ses structures politiques, l’Union européenne a choisi de s’élargir à des pays surtout désireux de se rapprocher de l’OTAN, ce qui a abouti à son impuissance et à sa paralysie. Les peuples n’ont jamais été réellement associés à la construction européenne. Enfin, les finalités de cette construction n’ont jamais été clairement définies. S’agit-il de créer une Europe-puissance, aux frontières bien délimitées et qui puisse jouer son rôle dans un monde multipolaire, ou une Europe-marché, noyée dans une vaste zone de libre-échange sans considération des données de la géopolitique ? La crise de l’euro a encore aggravé les choses. La souveraineté dont les nations (et les régions) sont progressivement dépossédées disparaît dans un trou noir sans qu’émerge pour autant une souveraineté européenne.

    Vous étiez également partisan d’une union entre l’Europe et ce qu’on appelait naguère le « tiers-monde », c’est-à-dire ces nations qu’on donne aujourd’hui pour « émergentes ». Avec le recul, maintenez-vous cette position, et que vous inpire le dernier sommet du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ?

    Mon livre Europe, Tiers monde, même combat, publié chez Robert Laffont en 1986, défendait l’idée d’une Europe autonome, s’appuyant sur les pays du tiers-monde qui se voulaient eux-mêmes indépendants des blocs. C’était l’époque des « non-alignés ». Je souhaitais que l’Europe ne s’alignât ni sur la sphère d’influence soviétique ni sur la sphère d’influence américaine. Je nourrissais aussi de la sympathie pour des pays qui, contrairement à ce qui s’est passé chez nous, n’avaient pas encore liquidé leurs sociétés traditionnelles. Vous vous souvenez sans doute que, dans son discours de Dakar, l’abominable Sarkozy, fier héritier des Lumières, faisait reproche aux Africains de se vouloir « en harmonie avec la nature » et ne donner dans leur imaginaire aucune place à l’« idée de progrès ». J’aurais plutôt tendance à les en féliciter. Aujourd’hui, le monde a changé mais mon intuition reste la même. Je vois avec sympathie la montée en puissance des pays « émergents » dont le dernier sommet du BRICS – une alternative à Bretton Woods et à Davos – apporte la confirmation. La grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir si le nouveau « Nomos de la Terre » sera un universum ou un pluriversum, c’est-à-dire si nous nous dirigeons vers un monde unipolaire, soumis de fait à la thalassocratie américaine, ou vers un monde multipolaire où les grands foyers de culture et de civilisation pourront être autant de pôles de régulation par rapport à la globalisation. L’éradication des singularités collectives, la suppression progressive des peuples et des cultures au profit d’un grand marché planétaire homogène sont à mon sens l’un des plus grands dangers actuels. L’humanité n’est vraiment riche que de sa diversité. L’« émergence » des pays de l’ex-tiers-monde peut nous aider à la préserver.

    De même, l’actuelle Commission européenne paraît imprégnée d’esprit nordique, soit à la fois puritain – politiquement correct –, décadent – avancées sociétales pour tous – et d’inspiration ultralibérale, tradition capitaliste anglo-saxonne oblige. Et donne, de fait, l’impression de concentrer ses attaques contre les « PIGS » (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), peuples de culture catholique et orthodoxe, chez lesquels on travaille pour vivre alors que d’autres préfèrent vivre pour travailler. On se trompe ?

    Ce que vous dites n’est pas faux, mais reste un peu sommaire. Comme disait Voltaire, « dès qu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion ». Beaucoup de gens croient malheureusement que l’argent et la monnaie sont une seule et même chose. L’argent est cet équivalent universel qui permet de ramener toute qualité à une quantité de l’ordre du plus ou du moins. Dans un monde où l’on ne produit les choses que pour être achetées ou vendues, le règne de l’argent est indissociable du modèle anthropologique de l’Homo œconomicus, qui n’est mû que par le désir de maximiser en permanence son meilleur intérêt matériel. Le type dominant de notre époque, qui est le type du narcissique immature, s’appuie tout naturellement sur l’axiomatique de l’intérêt, qui tend à rabattre toute valeur sur la seule valeur d’échange. Pourtant, que ce soit dans le Sud ou le Nord de l’Europe, je pense que les classes populaires restent convaincues que la capacité de l’être humain à agir indépendamment de ses seuls intérêts égoïstes demeure le fondement même de toute attitude honorable. Voyez sur ce point le dernier livre de Jean-Claude Michéa.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 12 avril 2013)
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  • Jean-Yves Le Gallou et la tyrannie médiatique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Jean-Yves Le Gallou à ProRussia.tv à l'occasion de la sortie de son essai La tyrannie médiatique (Via Romana, 2013).

     

     

     

     

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  • L'avenir de la violence...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site Ragemag au mois de juillet 2012 dans lequel il évoque, notamment, l'Union européenne, la mondialisation et le recours des peuples à la violence. Un entretien qui a conservé toute son actualité !...

    Alain de Benoist vient de publier aux éditions Pardès Edouard Berth ou le socialisme héroïque.

     

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    L'avenir de la violence

    L’Europe a toujours occupé une position phare dans votre pensée. Comment la définiriez-vous ?

    Comme un continent, une origine, un creuset de culture et de civilisation, une série de paysages qui m’appartiennent et auxquels j’appartiens. Une histoire complexe qui, à partir de racines remontant pour le moins au paléolithique, n’a cessé d’évoluer et de s’enrichir d’éléments nouveaux. Un continent dont les géopoliticiens font le centre du monde. Et aussi le lieu de naissance de la philosophie, ce qui compte beaucoup pour moi.

    Aujourd’hui, n’est-elle pas le joug sous lequel ploient les peuples ?

    Vous confondez l’Europe et l’Union européenne. Telle qu’elle a été mise en œuvre par ses initiateurs et poursuivie par leurs successeurs, la construction européenne s’est faite dès le début en dépit du bon sens. Elle est partie de l’économie et du commerce, au lieu de se faire à partir de la politique et de la culture. Elle s’est opérée par le haut, sous la férule d’une instance technocratique acquise au centralisme jacobin et au principe d’omnicompétence, la Commission de Bruxelles, au lieu de se mettre en place par le bas, en respectant le principe de subsidiarité ou de compétence suffisante à tous les niveaux, du plus local au plus général. Elle s’est faite en dehors des peuples, sans que ceux-ci soient jamais sérieusement consultés sur sa raison d’être ou sur son mode de fonctionnement. Après la chute du système soviétique, au lieu de chercher à approfondir ses structures de décision politique, elle a choisi un élargissement hâtif à des pays qui ne cherchaient qu’à bénéficier de la protection américaine, ce qui a aggravé son impuissance et paralysé ses institutions. Le problème de ses finalités -Europe-puissance ou Europe-marché- et le problème de ses frontières -géopolitiques- n’ont jamais été clairement posés non plus. La mise en place de l’euro dans des conditions totalement irréalistes a de son côté aggravé l’endettement public, dans le contexte de crise financière mondiale que nous connaissons aujourd’hui. Le résultat est que l’« Europe », qui apparaissait naguère comme une solution, n’est plus aujourd’hui qu’un problème parmi d’autres. Loin d’être une puissance autonome, l’Europe actuelle est politiquement dépendante, financièrement victime des marchés financiers, économiquement mise en concurrence dans des conditions de dumping avec la main-d’œuvre sous-payée des pays tiers, socialement en proie à des programmes d’austérité insupportables, bref affaiblie à tous égards. Non seulement l’Union européenne n’est pas l’Europe, mais aujourd’hui elle travaille clairement contre les Européens.

    L’Europe a-t-elle jamais été démocratique ? N’est-elle pas le legs des élites aristocratiques aux élites bourgeoises libérales ?

    Dans l’histoire de l’Europe, la plupart des régimes ont été des régimes mixtes. Des éléments de démocratie y ont toujours été présents, même là où le pouvoir appartenait à des oligarchies. Cela dit, il faut évidemment nuancer selon les époques et les lieux : la démocratie grecque n’est pas la démocratie islandaise du Moyen Age ; la cité-Etat n’a pas fonctionné de la même manière que l’Etat-nation, qui n’a pas fonctionné lui-même à la façon de l’Empire. Quant au remplacement des élites aristocratiques par des élites bourgeoises, il commence très tôt sous l’Ancien Régime, tout particulièrement en France.

    A la faveur de la crise actuelle, ne s’aperçoit-on pas que c’est toujours la même ligne de clivage, le « limes » romain, qui sépare l’Europe en deux mondes (romanisés/barbares, Réforme/Contre-Réforme, etc. ?

    Il y a bien sûr un clivage Nord-Sud, qui a pris dans l’histoire diverses formes politiques ou religieuses. Mais on ne peut pas tout ramener à la confrontation du monde latin et du monde celto-germanique. La Grèce, pour ne citer qu’elle, appartient tout autant à l’Europe « orientale » orthodoxe qu’au monde méditerranéen.

    Qu’est-ce que cela vous évoque, le fait que l’Europe puisse imploser par la Grèce ?

    C’est évidemment un symbole. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’Europe est née en Grèce, et que c’est également là qu’elle est en train de mourir. J’ai moi-même écrit souvent qu’on meurt de ce qui vous a fait naître. Mais encore une fois, l’Union européenne n’est pas l’Europe. La première doit disparaître, dans sa forme institutionnelle actuelle, pour permettre à la seconde d’émerger à nouveau. La crise grecque peut aussi être un point de départ, l’occasion d’un nouveau commencement.

    Dans les années 1980, vous avez publié un livre intitulé « Europe, Tiers-monde, même combat ». Il était sous-titré « Décoloniser jusqu’au bout ». Pouvez-vous nous rappeler la thèse qu’il défend ?

    C’est un livre qui a été publié à l’époque de la guerre froide, lorsque le Nomos de la Terre s’identifiait au duopole américano-soviétique. L’idée générale que j’y développais était que la vocation naturelle de l’Europe n’était pas de s’identifier ou de s’aligner sur l’une des deux grandes puissances, mais de rechercher une tierce voie en collaboration avec des pays qu’à cette époque on ne qualifiait pas encore, d’« émergents ». La dette du Tiers-monde, fruit de l’idéologie du « développement », elle-même fondée sur l’ethnocentrisme occidental, l’idéologie du progrès et l’application du principe de Ricardo (la théorie dite des avantages comparatifs, qui pousse un pays à se spécialiser outrageusement et à privilégier ses exportations aux dépens de ses cultures vivrières et de son marché intérieur), y faisait l’objet d’une analyse qui pourrait aussi bien être appliquée aujourd’hui à bien des pays occidentaux.

    Peut-on lutter contre la mondialisation ?

    La mondialisation (ou globalisation) est un fait acquis, mais on ne peut l’analyser et la comprendre qu’en tenant compte de son caractère éminemment dialectique. La mondialisation unifie en même temps qu’elle divise. Elle pousse à l’homogénéisation planétaire mais, par le fait même, provoque en retour des fragmentations nouvelles. D’autre part, la mondialisation ne veut pas dire grand-chose aussi longtemps qu’on n’en a pas déterminé le contenu actuel et les autres contenus possibles. Aujourd’hui, la mondialisation est avant tout technologique et financière. De ce point de vue, le slogan : « Mondialisez-vous ou il vous en coûtera cher ! » n’est qu’un mot d’ordre terroriste. Toute la question est de savoir si la globalisation débouchera sur un monde unipolaire, inévitablement contrôlé par la principale puissance dominante que restent encore aujourd’hui les Etats-Unis d’Amérique, ou sur un monde multipolaire, où les grands ensembles de puissance et de civilisation pourront jouer un rôle de régulation dans le processus de mondialisation en cours. C’est évidemment vers un monde multipolaire (un pluriversum, non un universum) que vont mes vœux. Cette alternative conditionne l’avènement d’un nouveau Nomos de la Terre. Elle détermine aussi un clivage d’opinion beaucoup plus important que l’obsolète clivage droite-gauche.

    Qu’évoque pour vous le mot « universalisme » ? Le paganisme est-il une alternative ?

    Je définis l’universalisme comme une corruption de l’universel. Vous connaissez cette belle formule de l’écrivain portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ». La singularité est un mode de médiation vers l’universel. L’universalisme consiste à statuer a priori sur la nature de toute réalité particulière, tandis que l’universel part de cette réalité pour s’épanouir et acquérir une portée plus générale. C’est en s’affirmant profondément espagnol, allemand ou anglais, que Cervantès, Goethe ou Shakespeare prennent une dimension universelle. L’universel, pour le dire autrement, ne s’atteint pas par la négation ou le dépérissement des particularités, mais par leur approfondissement. L’universalisme nie l’altérité, il ignore l’Autre en tant qu’Autre. Il considère que les hommes sont en tous temps et en tous lieux les mêmes, et que ce qui vaut pour les uns vaut nécessairement pour les autres. Cette croyance a servi de fondement à l’impérialisme occidental, et on la retrouve aussi au fondement du racisme. Le paganisme est assurément une alternative, d’un point de vue intellectuel et spirituel, puisqu’il se tient par définition à l’écart de l’Unique. Affirmer qu’il y a plusieurs dieux conduit à n’en rejeter aucun. Le « polythéisme des valeurs » (Max Weber) est un principe de tolérance, en même temps qu’une manière de respecter ce qui fait la richesse du monde, à savoir sa diversité.

    Il semble que, de la démocratie représentative, il ne reste plus que la représentation. Les représentants sont parfois ouvertement méfiants envers le suffrage populaire. Comment les peuples peuvent-ils reprendre le pouvoir ?

    Carl Schmitt disait que plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique. C’était aussi l’opinion de Rousseau : lorsque le peuple délègue à des représentants le soin de parler en son nom, il ne peut plus être présent à lui-même. Ce qui fonde la légitimité de la démocratie, à savoir la souveraineté populaire, implique la possibilité donnée à tous les citoyens de participer aux affaires publiques, c’est-à-dire de décider le plus possible par eux-mêmes de ce qui les concerne. La vraie démocratie est donc avant tout une démocratie participative. La crise actuelle de la représentation tient au fait que les citoyens constatent en permanence qu’ils ne sont même plus représentés. La Nouvelle Classe dirigeante redoute de son côté que les classes populaires ne veuillent pas aller dans la direction qu’elle leur assigne. L’idéologie dominante, enfin, place la souveraineté populaire sous conditions : une décision adoptée démocratiquement n’est plus acceptée aujourd’hui que pour autant qu’elle ne contredise pas l’idéologie des droits de l’homme. Un fossé s’est ainsi creusé entre le peuples et les élites. « Reprendre le pouvoir », cela signifie d’abord comprendre que, dans l’espace public, l’individu ne doit pas s’affirmer comme consommateur, mais comme citoyen. Cela signifie ensuite chercher à mettre en place, et d’abord localement, une démocratie de base suffisamment forte pour résister aux injonctions qui viennent d’en-haut.

    On assiste à des scènes quasi insurrectionnelles en Grèce. La violence est-elle une solution pour les peuples ?

    Des scènes quasi-insurrectionnelles ? On n’en est pas encore là, malheureusement peut-être. Pour l’instant, ce que l’on voit le plus en Grèce, c’est la misère, le désespoir et bon nombre de suicides. La violence est la solution lorsqu’il n’y en a plus d’autres. On dit souvent que l’Etat moderne a le monopole de la violence légitime, mais en réalité il n’a que le monopole de la violence légale. Or, légalité et légitimité ne vont pas forcément de pair, sans quoi l’on ne pourrait dire d’une loi qu’elle est injuste.

    La décrédibilisation de la violence comme mode d’expression de soi n’est-elle pas l’une des causes de la perte de pouvoir du peuple ? Les dirigeants ne doivent-ils pas avoir un peu peur du peuple pour garder en tête ses intérêts ?

    Toute société implique un minimum de concorde entre les citoyens. Il s’en déduit que, si violence est parfois légitime, elle ne saurait constituer un « mode d’expression de soi » permanent. Les dirigeants, d’autre part, ne doivent certes pas être préservés de la colère du peuple, mais il y a des institutions qui les obligent plus que d’autres à tenir compte de ses réactions éventuelles. Je pense par exemple au mandat impératif. En cas de conflit, en tout cas, c’est au peuple d’imposer sa loi par tous les moyens qui peuvent le lui permettre.

    La violence est-elle un mal en soi ?

    Je ne sais pas très bien ce qu’est un « mal en soi » rapporté aux affaires humaines. En matière politique et sociale, le bien et le mal sont rarement absolus. Beaucoup de choses dépendent des circonstances. C’est en recourant à la violence que nombre d’anciennes colonies ont recouvré leur indépendance. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Résistance avait elle aussi recours à des moyens violents pour lutter contre l’occupant. Face à la violence d’Etat, qui peut aussi être une violence impersonnelle ou structurelle (la violence n’implique pas nécessairement la mise en œuvre de moyens violents), le recours à la violence est souvent la seule arme dont disposent ceux qui sont injustement dominés. Mais la violence n’est pas toujours légitime. Dans ses Réflexions sur la violence (1908), Georges Sorel fait l’apologie de la « violence prolétarienne », mais prend soin de la distinguer de la Terreur. La violence ne doit pas non plus être confondue avec la force. Lorsque l’on dit que la force précède le droit, on ne plaide pas pour la « raison du plus fort ». On dit seulement que le droit est impuissant sans la force nécessaire pour garantir son application.

    Sommes-nous une société pacifiée, une société de lâches, ou les deux ?

    La société dans laquelle nous vivons n’est pacifiée qu’en apparence. Derrière le « cercle de raison » cimenté par la pensée unique, elle est au contraire traversée de contradictions profondes qui, à la faveur d’une crise généralisée, éclateront avec d’autant plus de force qu’on aura longtemps tenté de les dissimuler. « Société de lâches » est peut-être excessif. Là encore, ce sont souvent les conjonctures, les circonstances, qui révèlent d’un côté les lâches et de l’autre les courageux. Si nous sommes aujourd’hui dans une « société de basses-eaux », comme disait Castoriadis, c’est aussi que nous sommes dans une époque de transition, un Zwischenzeit (en Français, un intermède Ndlr). Nous voyons s’effacer un monde qui nous fut familier, mais nous ne percevons pas encore pleinement les enjeux du futur. Plutôt que de lâcheté, je serais tenté de parler de déperdition d’énergie. Amnésiques et culpabilisées, les sociétés européennes actuelles sont comme vidées de leur énergie. A cette fatigue historique s’ajoutent les effets de la « distraction » au sens pascalien du terme, c’est-à-dire les effets de l’industrie du divertissement.

    Un petit recueil de Kantorowicz s’intitule Mourir pour la patrie. Y a-t-il quelque chose qui justifie de se sacrifier aujourd’hui ?

    Il y a toujours quelque chose qui vaut qu’on se sacrifie pour elle, mais cette chose n’est pas forcément perçue dans la claire conscience. Disons qu’il vaut toujours la peine de se sacrifier pour quelque chose qui nous dépasse. La question est de savoir si nos contemporains estiment qu’il y a quelque chose qui excède leur existence individuelle et leurs désirs immédiats ou s’ils jugent que, par définition, rien n’est pire que la mort. Un peuple qui pense que rien n’est pire que la mort est mûr pour la servitude. Le problème est que la notion même de don de soi va totalement à l’encontre d’un climat général dominé par l’utilitarisme, la raison marchande et l’axiomatique de l’intérêt. Anthropologiquement parlant, l’idéologie dominante fait de l’homme un producteur-consommateur uniquement désireux de maximiser son meilleur intérêt. Dans une telle perspective, tout ce qui n’est pas calculable est considéré comme dénué d’intérêt, toutes les valeurs sont rabattues sur la valeur d’échange, et la gratuité ne correspond plus à rien. Réaliser ce pour quoi il vaut la peine de se sacrifier implique une véritable décolonisation de l’imaginaire symbolique.

    Georges Sorel, dans ses Réflexions sur la violence, décrit une élite bourgeoise peureuse, qui cède au moindre froncement de sourcil populaire. Est-ce encore vrai ? Et si oui, qu’est-ce qui fait que les peuples soient si sages, finalement ?

    Je n’ai pas l’impression que Sorel décrive une bourgeoisie si craintive. Il la décrit plutôt comme prête à tout, y compris à la guerre, pour défendre ses intérêts. Il n’en est pas moins vrai que les élites redoutent le peuple, et qu’on peut s’étonner de voir ce dernier accepter si facilement de vivre dans les conditions qui sont les siennes aujourd’hui. La raison principale en est la relative abondance matérielle que nous connaissons. La vie devient de plus en plus difficile, le travail de plus en plus précaire, mais il y a toujours de l’essence à la pompe et les rayons des centres commerciaux sont pleins. Il n’en ira pas toujours ainsi. L’épuisement des ressources naturelles, la détérioration objective des conditions de la croissance, la suppression de fait des acquis sociaux obtenus en un siècle et demi de luttes sociales, aboutiront peu à peu à une prise de conscience qui mettra fin à la « sagesse » – en fait à l’apathie, à l’aliénation du « spectacle » et à la fausse conscience généralisée – dont vous parlez.

     Vous avez dans votre jeunesse été très à droite, vous dites désormais n’être ni de droite ni de gauche. Comment avez-vous dépassé ce clivage ? Pourquoi luttez-vous aujourd’hui ?

    Je n’emploie pas la formule « ni droite ni gauche », qui ne veut pas dire grand-chose. Je dis seulement que le clivage droite-gauche, qui a depuis deux siècles renvoyé aux oppositions les plus différentes, n’a plus guère de sens aujourd’hui. Il devient obsolète. Les notions de droite et de gauche, nées avec la modernité, s’effacent avec elle. Elles ne survivent, péniblement, que dans la sphère étroite du jeu parlementaire, mais tous les sondages montrent qu’elles perdent chaque jour un peu plus de leur clarté. Les grands événements de ces dernières décennies ont fait apparaître de nouveaux clivages qui, chez moi, ont stimulé un désir de synthèse. Dans mon livre de mémoires, Mémoire vive, j’explique dans le détail comment je suis parvenu à ce constat que les notions de droite et de gauche ont cessé d’être opérationnelles pour analyser sérieusement le moment historique que nous vivons. Je dis aussi que je me considère plutôt comme un « homme de droite de gauche » ou un « homme de gauche de droite ». Au lecteur de décider par lui-même ce qu’il peut ou doit en tirer !

    Alain de Benoist (Ragemag, 13 juillet 2012)

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  • Une rencontre avec Alain de Benoist...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un court entretien entre Piero San Giorgio, auteur de Survivre à l'effondrement économique (Retour aux sources, 2011) et de Rues barbares (Retour aux sources, 2013), et Alain de Benoist, à propos de deux de ses livres, Demain, la décroissance ! (E-dite, 2007) et Au bord du gouffre ( Krisis, 2011).

     

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  • Les médias dominants et les parias complotistes...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien avec Jean-Michel Vernochet, réalisé par Icebergtv et consacré à la crise de l'information. Journaliste et ancien enseignant à l'école supérieure de journalisme de Paris, spécialiste des questions de désinformation, Jean-Michel Vernochet a récemment publié Iran - La destruction nécessaire ( Xénia, 2012).

     

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  • Jean-Claude Michéa : « Pourquoi j'ai rompu avec la gauche»...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Claude Michéa, cueilli sur le site de l'hebdomadaire Marianne et consacré à son dernier livre Les mystères de la gauche, publié aux éditions Climats. 

     

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    Jean-Claude Michéa : « Pourquoi j'ai rompu avec la gauche»

    Marianne : Vous estimez urgent d'abandonner le nom de «gauche», de changer de signifiant pour désigner les forces politiques qui prendraient à nouveau en compte les intérêts de la classe ouvrière... Un nom ne peut-il pourtant ressusciter par-delà ses blessures historiques, ses échecs, ses encombrements passés ? Le problème est d'ailleurs exactement le même pour le mot «socialisme», qui après avoir qualifié l'entraide ouvrière chez un Pierre Leroux s'est mis, tout à fait a contrario, à désigner dans les années 80 les turlupinades d'un Jack Lang. Ne pourrait-on voir dans ce désir d'abolir un nom de l'histoire comme un écho déplaisant de cet esprit de la table rase que vous dénoncez sans relâche par ailleurs ? 

    Jean-Claude Michéa : Si j'en suis venu - à la suite, entre autres, de Cornelius Castoriadis et de Christopher Lasch - à remettre en question le fonctionnement, devenu aujourd'hui mystificateur, du vieux clivage gauche-droite, c'est simplement dans la mesure où le compromis historique forgé, au lendemain de l'affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce «parti du mouvement» dont le parti radical et la franc-maçonnerie voltairienne constituaient, à l'époque, l'aile marchante) me semble désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives. A l'origine, en effet, il s'agissait seulement de nouer une alliance défensive contre cet ennemi commun qu'incarnait alors la toute-puissante «réaction». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir restaurer tout ou partie de l'Ancien Régime et, notamment, la domination sans partage de l'Eglise catholique sur les institutions et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers vestiges en Mai 68 (ce qu'on appelle de nos jours la «droite» ne désigne généralement plus, en effet, que les partisans du libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman). Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu'il incarnait (comme, la famille patriarcale ou l'«alliance du trône et de l'autel») le «parti du mouvement» se trouvait dès lors condamné, s'il voulait conserver son identité initiale, à prolonger indéfiniment son travail de «modernisation» intégrale du monde d'avant (ce qui explique que, de nos jours, «être de gauche» ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne, qu'ils soient ou non conformes à l'intérêt du peuple, ou même au simple bon sens). Or, si les premiers socialistes partageaient bien avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les institutions oppressives et inégalitaires de l'Ancien Régime, ils n'entendaient nullement abolir l'ensemble des solidarités populaires traditionnelles ni donc s'attaquer aux fondements mêmes du «lien social» (car c'est bien ce qui doit inéluctablement arriver lorsqu'on prétend fonder une «société» moderne - dans l'ignorance de toutes les données de l'anthropologie et de la psychologie - sur la seule base de l'accord privé entre des individus supposés «indépendants par nature»). La critique socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la croyance libérale selon laquelle le marché et le droit ab-strait pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un «ciment social» suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de «dissoudre la famille») devenait dès lors clairement incompatible avec ce culte du «mouvement» comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que «le but final n'est rien» et que «le mouvement est tout». Pour liquider cette alliance désormais privée d'objet avec les partisans du socialisme et récupérer ainsi son indépendance originelle, il ne manquait donc plus à la «nouvelle» gauche que d'imposer médiatiquement l'idée que toute critique de l'économie de marché ou de l'idéologie des droits de l'homme (ce «pompeux catalogue des droits de l'homme» que Marx opposait, dans le Capital, à l'idée d'une modeste «Magna Carta» susceptible de protéger réellement les seules libertés individuelles et collectives fondamentales) devait nécessairement conduire au «goulag» et au «totalitarisme». Mission accomplie dès la fin des années 70 par cette «nouvelle philosophie» devenue, à présent, la théologie officielle de la société du spectacle. Dans ces conditions, je persiste à penser qu'il est devenu aujourd'hui politiquement inefficace, voire dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive du capitalisme sous le signe exclusif d'un mouvement idéologique dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l'essentiel, le jour où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a définitivement disparu du paysage politique. Le socialisme est, par définition, incompatible avec l'exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. Et si tant de travailleurs - indépendants ou salariés - votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c'est bien souvent parce qu'ils ont perçu intuitivement cette triste vérité. 

    Vous rappelez très bien dans les Mystères de la gauche les nombreux crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du XIXe siècle sont à mettre à son compte. Mais aujourd'hui, tout de même, depuis que l'inventaire critique de la gauche culturelle mitterrandienne s'est banalisé, ne peut-on admettre que les socialistes ont changé ? Un certain nombre de prises de conscience importantes ont eu lieu. Celle, par exemple, du long abandon de la classe ouvrière est récente, mais elle est réelle. Sur les questions de sécurité également, on ne peut pas davantage dire qu'un Manuel Valls incarne une gauche permissive et angéliste. Or on a parfois l'impression à vous lire que la gauche, par principe, ne pourra jamais se réformer... Est-ce votre sentiment définitif ? 

    J.-C.M. : Ce qui me frappe plutôt, c'est que les choses se passent exactement comme je l'avais prévu. Dès lors, en effet, que la gauche et la droite s'accordent pour considérer l'économie capitaliste comme l'horizon indépassable de notre temps (ce n'est pas un hasard si Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement verrouillé de l'«alternative unique» - cherche à masquer électoralement cette complicité idéologique sous le rideau fumigène des seules questions «sociétales». De là le désolant spectacle actuel. Alors que le système capitaliste mondial se dirige tranquillement vers l'iceberg, nous assistons à une foire d'empoigne surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système et ceux qui doivent faire semblant de s'y opposer (le postulat philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le droit absolu pour chacun de faire ce qu'il veut de son corps et de son argent). Mais je n'ai là aucun mérite. C'est Guy Debord qui annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi idéologique majeur dans la lutte contre «le racisme, l'antimodernisme et l'homophobie» (d'où, ajoutait-il, ce «néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de l'intelligentsia»). Quant aux postures martiales d'un Manuel Valls, elles ne constituent qu'un effet de communication. La véritable position de gauche sur ces questions reste bien évidemment celle de cette ancienne groupie de Bernard Tapie et d'Edouard Balladur qu'est Christiane Taubira. 

    Contrairement à d'autres, ce qui vous tient aujourd'hui encore éloigné de la «gauche de la gauche», des altermondialistes et autres mouvements d'indignés, ce n'est pas l'invocation d'un passé totalitaire dont ces lointains petits cousins des communistes seraient encore comptables... C'est au contraire le fond libéral de ces mouvements : l'individu isolé manifestant pour le droit à rester un individu isolé, c'est ainsi que vous les décrivez. N'y a-t-il cependant aucune de ces luttes, aucun de ces mouvements avec lequel vous vous soyez senti en affinité ces dernières années ? 

    J.-C.M. : Si l'on admet que le capitalisme est devenu un fait social total - inséparable, à ce titre, d'une culture et d'un mode de vie spécifiques -, il est clair que les critiques les plus lucides et les plus radicales de cette nouvelle civilisation sont à chercher du côté des partisans de la «décroissance». En entendant par là, naturellement, non pas une «croissance négative» ou une austérité généralisée (comme voudraient le faire croire, par exemple, Laurence Parisot ou Najat Vallaud-Belkacem), mais la nécessaire remise en question d'un mode de vie quotidien aliénant, fondé - disait Marx - sur l'unique nécessité de «produire pour produire et d'accumuler pour accumuler». Mode de vie forcément privé de tout sens humain réel, inégalitaire (puisque la logique de l'accumulation du capital conduit inévitablement à concentrer la richesse à un pôle de la société mondiale et l'austérité, voire la misère, à l'autre pôle) et, de toute façon, impossible à universaliser sans contradiction dans un monde dont les ressources naturelles sont, par définition, limitées (on sait, en effet, qu'il faudrait déjà plusieurs planètes pour étendre à l'humanité tout entière le niveau de vie actuel de l'Américain moyen). J'observe avec intérêt que ces idées de bon sens - bien que toujours présentées de façon mensongère et caricaturale par la propagande médiatique et ses économistes à gages - commencent à être comprises par un public toujours plus large. Souhaitons seulement qu'il ne soit pas déjà trop tard. Rien ne garantit, en effet, que l'effondrement, à terme inéluctable, du nouvel Empire romain mondialisé donnera naissance à une société décente plutôt qu'à un monde barbare, policier et mafieux. 

    Vous réaffirmez dans ce livre votre foi en l'idée que le peuple serait dépositaire d'une common decency [«décence ordinaire», l'expression est de George Orwell] avec lesquelles les «élites» libérales auraient toujours davantage rompu. Mais croyez-vous sincèrement que ce soit aujourd'hui l'attachement aux valeurs morales qui définisse «le petit peuple de droite», ainsi que vous l'écrivez ici ? Le désossage des structures sociales traditionnelles, ajouté à la déchristianisation et à l'impact des flux médiatiques dont vous décrivez ici les effets culturellement catastrophiques, a également touché de plein fouet ces classes-là. N'y a-t-il donc pas là quelque illusion - tout à fait noble, mais bel et bien inopérante - à les envisager ainsi comme le seul vivier possible d'un réarmement moral et politique ? 

    J.-C.M. : S'il n'y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les partis de droite, un attachement encore massif à l'idée orwellienne qu'il y a «des choses qui ne se font pas», on ne comprendrait pas pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors même qu'ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos récents de l'idéologue libéral Philippe Manière, que seul l'«appât du gain» peut soutenir «moralement» la dynamique du capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d'être un politicien de droite qu'un politicien de gauche). C'est d'ailleurs ce qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement condamné au désespoir politique (d'où son penchant logique, à partir d'un certain seuil de désillusion, pour le vote d'«extrême droite»). Comme l'écrivait le critique radical américain Thomas Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant que lui seul pourra remettre un peu d'ordre et de décence dans cette société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la seule privatisation de l'électricité ! Cela dit, vous avez raison. La logique de l'individualisme libéral, en sapant continuellement toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit forcément du même coup l'ensemble des conditions morales qui rendent possible la révolte anticapitaliste. C'est ce qui explique que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact, en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du progrès. 

    Jean-Claude Michéa, propos recueillis par Aude Ancelin (Marianne, 12 mars 2013)

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