Europe de la défense, ou défense sans Europe
Déciller les yeux
Même aux plus aveugles, la réalité doit déciller les yeux : le monde a pris feu autour de nous et la guerre y est revenue en force. Au nord-est, avec l’Ukraine, à l’est avec l’incendie qui ravage le Moyen-Orient, au sud, en Libye, au Nigeria puis au Sahel jusqu’au Mali.
Une seule évidence : contrairement à nos schémas parfois « simplistes » d’occidentaux chrétiens, le monde ne progresse pas de manière linaire du mal vers le bien. Le monde post-moderne est une utopie de nantis et notre perception du monde, née des rêves de San Francisco en octobre 1945, était une illusion du monde.
Le retour de la guerre et de la force brute
Il y a, et il y aura toujours des retours en arrière brutaux et nos manières de guerre devront pouvoir retrouver leurs caractéristiques les plus brutales lorsqu’aucun compromis n’est possible. Monsieur Poutine nous a rappelé que la force brute est un atout autant stratégique que tactique pour celui qui la possède et ne craint pas de s’en servir. Il nous a montré, en creux, que notre force, sans volonté, sans vision, n’avait rien à voir avec la puissance.
A cela, s’ajoutent deux coups de semonce récents : le Brexit et l’élection de Donald Trump. Prenons-les pour ce qu’ils sont : de véritables opportunités à saisir mais, également, de nouvelles exigences, à court terme.
Le fait est que : le monde a pris feu autour de l’Europe. L’Europe, et la France d’ailleurs, n’en tirent que des conclusions trop lentes et trop modestes quant au nécessaire renforcement de leur défense.
L’Europe doit reconstruire l’esprit de défense
Le problème de l’Europe est qu’elle a tué l’esprit de défense en même temps qu’elle a tué la guerre. Elle a retiré de l’esprit des jeunes générations d’Européens toute légitimité à la guerre comme outil de consolidation ou de défense d’un projet politique ; donc aussi, une grande part de légitimité aux dépenses de défense.
Une Europe trop lente, trop modeste…
Le grand problème de la défense européenne c’est qu’elle s’est fondée sur l’idée que la guerre était illégitime. Les processus européens freinent les progrès et empêchent, dans les faits, les interventions. L’Europe intervient moins vite que l’ONU ! Belle performance.
Personne n’est venu aider la France dans sa phase offensive lorsqu’elle s’est engagée au Mali défendre la sécurité des Européens. La mission européenne de formation de l’armée malienne a été difficile à mettre sur pied. La constitution de l’EUFOR RCA (en Centrafrique) a relevé du feuilleton. Et la force n’a été constituée qu’avec un apport massif de la France d’une part et d’États non membres d’autre part.
… et peu visible
Dans la lutte contre l’État islamique — qui concerne pourtant tous les Européens —, l’Europe, en tant que telle, est absente et les Européens presque autant … de la même manière qu’en Afghanistan, l’Europe a conduit sa plus longue et sa plus massive opération sans jamais y exister. Plus que beaucoup d’autres, les Français ont été Européens, en matière militaire en particulier.
Urgence à re-investir dans la défense
La succession des désillusions nous contraint au réalisme. La première conclusion relève du principe de précaution. Allons vers l’Europe ! Mais arrêtons de nous départir des moyens nécessaires à l’exercice de nos responsabilités et à la protection de nos intérêts. L’Europe elle-même en a besoin pour que soient remplies les missions dont seules les armées françaises sont capables. Les réinvestissements rapides et massifs de l’État français et des États européens dans leur défense sont aujourd’hui d’une cruciale urgence.
Construire une vision et des intérêts communs
Cependant, la défense ne peut être que la défense d’une vision partagée et d’intérêts stratégiques communs. Force est de constater que l’un et l’autre font défaut. Tant qu’il n’y aura pas de vision stratégique commune, d’intérêt stratégique commun, il n’y aura pas de défense commune car, dans chaque État membre, le sentiment de solidarité européen n’est pas assez fort pour imposer le risque politique national. Plus même, tant qu’il n’y aura pas de vision opérationnelle partagée, il n’y aura pas de forces mutualisées.
Prenons l’exemple des équipements blindés. Quand l’Allemagne parle de blindés légers, elle pense à la classe 30 tonnes alors que la France rêve à des véhicules inférieurs à 10 tonnes
Les interventions au sol : une prérogative qui reste nationale
Pour longtemps encore, ne pourront être partagées que les capacités, aériennes et navales, dont l’engagement ne constitue justement pas un risque politique. Le « pooling and sharing » ne fonctionne que quand il n’y a pas de risque politique.
[Pour les forces terrestres, c’est une autre question] L’intervention de troupes au sol est trop dangereuse pour dépasser les égoïsmes nationaux. Si nous voulons maîtriser notre action extérieure, nous devons augmenter les nôtres.
On peut mutualiser des capacités mais pas des forces. Le temps n’est plus aux chimères dangereuses, au rêve longtemps caressé mais visiblement vain. Le temps est d’abord celui du retour à la dure réalité du monde et donc à celui de la restauration de nos capacités nationales de défense.
Être réaliste : tout recommencer depuis le bas
Aujourd’hui, il faut juste être réaliste. La démarche « bottom up » ne fonctionne pas : en soixante ans, l’accumulation de petits morceaux de défense européenne n’a jamais permis de créer la vision espérée. Il faut donc reprendre totalement la démarche, en repartant du bas, en exigeant la communauté de vues. Il faut cesser d’ériger l’argument de l’Europe de la défense comme excuse recevable pour la stagnation des budgets de défense.
Le temps est ensuite au sacrifice de nos vaches sacrées, à la prise de conscience du paradoxe de la Reine Rouge de Lewis Carol. Cela fait soixante ans que le processus de construction de la défense européenne ne fonctionne pas, que dans un monde qui va très vite la politique des petits pas nous fait reculer. Cela fait soixante ans que nous touillons l’Europe de la défense, et il ne se passe rien.
Ma grand-mère me disait : si au bout d’une demi-heure ta mayonnaise n’a pas pris, jette l’ensemble, reprend un nouvel œuf et de la moutarde nouvelle et mets toi sérieusement au travail. Cela relève désormais de l’urgence vitale
Général de division Vincent Desportes, propos recueillis par Leonor Hubaut (Bruxelles 2, 28 novembre 2016)