Rien ne se perd, rien se crée, tout se transforme
Plus une société gagne en puissance, plus elle gagne en étendue, en nombre et doit accompagner cette évolution en se dotant d'institutions et d'infrastructures, d'idéologie et de moyens de contrôles, pour assurer la coexistence de ses parties. Dans un premier temps, l’accès à des ressources abondantes et peu chères (ressources issues de ses conquêtes et contrôlées par sa puissance militaire et technologique notamment), permet de ne pas faire peser le coût de cette complexification aux membres de la société. A ce stade, ce processus semble profitable à chacun. La société s’étend, procède à de nouvelles conquêtes, agrège ou soumet des populations de plus en plus différentes, et administre des territoires de plus en plus étendus. Le maintien des services publics (prise en charge des plus faibles, administration, éducation, puissance militaire, police intérieure, justice, etc.), dans une société étendue, hétérogène et complexe pèse de plus en plus lourd.
A mesure de l'accroissement de puissance et de l'augmentation de l'étendue des territoires et des populations à administrer, si la société ne trouve pas d’accès à de nouvelles ressources abondantes et à bas coûts (soit parce qu’elles sont épuisées, soit parce qu’elles sont inaccessibles), un mécanisme de dégradation des services et des avantages fournis par l’Etat et une augmentation de la pression fiscale se met en place. Logiquement, il faut faire peser sur le corps social et ses actifs les coûts de fonctionnement d'une société qui a changé de nature et est devenue progressivement et structurellement déficitaire.
Cette augmentation de la pression économique par la diminution progressive des mannes des conquêtes, des énergies facilement accessibles à bas coûts (or, esclavage, pétrole, dette, etc.) et par l'augmentation des coûts de fonctionnement de la complexité sociale, entraîne la hausse des revendications corporatistes et suscite de plus en plus de comportements individualistes et asociaux. En réaction, le cœur du pouvoir renforce ses moyens de coercition, d’éducation ou de contrôle (armées, éducation, propagande) pour maintenir le "vivre-tous-ensemble", mater les révoltes fiscales et territoriales etc. Ces efforts génèrent alors des coûts de fonctionnement supplémentaires qui pèsent à nouveau sur ses membres. Simultanément, les institutions encouragent l’hyper-sociabilité pour renforcer leur cohésion. Elles s'attaquent à leurs "alphas" pour assurer leur pacification interne de plus en plus menacée. Ce processus de domestication, assuré par des institutions de plus en plus maternantes et, de fait, de plus en plus liberticides, devient indispensable au fur et à mesure de la perte de cohésion ethno-culturelle.
L’État pratique alors une politique de population, visant à brasser, défaire ses parties encore différenciées pour prévenir les menaces sécessionnistes et garantir la cohésion et l’homogénéité de l'ensemble politique. C'est souvent à ce stade que les institutions, prélèvent dans des populations extérieures les ressources de travail ou les troupes de combat qu'elles ne peuvent plus constituer à l'intérieur en toute confiance, du fait de la progression de la communautarisation. Comme l’écrivait Michel Drac,"Les déplacements de population sont, depuis des millénaires, une stratégie des cœurs impériaux pour fragiliser leur périphérie. Il accompagne cette politique d'un éventail de justifications idéologico-religieuses pour promouvoir cet objectif et les intérêts de ses élites par une redéfinition des critères d'attribution de la citoyenneté ou de l'exercice des fonctions institutionnelles.
A un certain stade, des composantes de plus en plus nombreuses de la société n’ont plus intérêt à se maintenir dans l’organisation (pertes de liberté, pression fiscale, etc.) et aspirent à recouvrer leur autonomie dans des ensembles qu'elles espèrent plus homogènes, plus efficaces et plus conformes à leurs aspirations culturelles ou religieuses. L’État n’assure plus correctement ses missions régaliennes et perd progressivement le contrôle de la situation tout en tentant de maintenir à flot un système devenu structurellement déficitaire et en jouant sur la monnaie et la dette (dévaluation, dilution métallique, etc.). Un phénomène de dislocation lente se met alors en place (pertes de compétences, dégradation des infrastructures, perte d’autorité des institutions, etc.). Ayant fait la chasse aux « alphas » (pour renforcer l’obéissance sociale et le vivre-tous-ensemble) et aux normes fondatrices qui les ont fait naître, les sociétés complexes perdent progressivement leurs défenses immunitaires (préjugés vitaux communs) et s'effritent par l’incapacité à maintenir leur cohésion interne et leur capacité à faire face aux rapports de forces internes et externes.
L’État et les institutions chargées de la cohésion sociale et politique sont impossibles à réformer, faute d’une unité de vue et d’intérêts communs dans un espace politique perçu comme artificiel et en sursis, peuplé de groupes humains aux intérêts disparates. La société finit alors par se disloquer lentement en blocs qui cherchent à refonder leur cohésion plus ou moins affectée par des siècles de biopolitique. Bientôt, de nouveaux stress (guerres, famines, épidémies, invasions, révolutions technologiques, etc.) produiront de nouvelles réponses et de nouvelles alliances. L’apparition d’un nouvel ensemble reprenant les attributs de la puissance et de l’ordre engagera alors de nouvelles synergies historiques.
La France, épuisée, s'est fondue à la fin de la dernière guerre mondiale, dans un ordre politique suscité par une nouvelle puissance impériale : les Etats-Unis. Elle s’est occidentalisée, abandonnant son Empire pour devenir elle-même une banlieue militaire et culturelle du système occidental.
Certains ont voulu voir dans la construction européenne une façon de construire la paix et d’assurer la puissance des nations européennes, exsangues du fait de leurs rivalités. En vain. Quelles que soient les aspirations contradictoires des artisans de la construction de l’Union Européenne, celle-ci elle a été sabotée puis annexée par l’État profond occidental et titube sous les coups de l’affaiblissement de son empire.
"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles" grondait Paul Valery au lendemain d'une guerre qui marqua la fin d'un monde. Pourtant, l'histoire nous l'a montré, les peuples survivent souvent aux civilisations, pour peu que l'on ne les définissent pas comme des sociétaires mais comme des substances historiques et sensibles. Entre déconstruction, communautarisation, dé-compétence et apparition de nouvelles communautés politiques activées par les éternels stress historiques (territoire, ressources, reproduction), "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Laurent Ozon (Centurie News, 3 avril 2017)