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  • « L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site italien L'AntiDiplomatico sur la question européenne...

     

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    « L'Europe n'a cessé de se construire sans les peuples »

    - Dans de nombreux pays, nous sommes en train d'assister à la fusion des partis conservateurs et socialistes qui s'unissent pour défendre l'austérité de Bruxelles contre les intentions de votes des électeurs. Le vote des Parlementaires nationaux sur les lois de stabilité ne compte désormais plus et les gouvernements ne font qu'attendre l'approbation de la Commission. Pour finir, les pays sont en train de s’endetter pour financer des organisations intergouvernementales comme le Mes qui prendra des décisions fondamentales pour la vie des populations ces prochaines années et qui est dénué de mécanismes de transparence  et de tout contrôle démocratique. Que reste-t-il de démocratique à nos populations pour exprimer leur mal-être social croissant ?
     
    La situation que vous décrivez est l’aboutissement d’une longue dérive, qui s’est encore accélérée après la signature du traité de Maastricht. Le déficit de légitimité démocratique des institutions européennes actuelles a été souligné de longue date :  aujourd’hui encore, la Commission européenne échappe pratiquement à tout contrôle, le Conseil des ministres, issu des gouvernements européens, n’a de comptes à rendre à personne, le choix du président de la Banque centrale n’a pas à être confirmé par le Parlement, et la nomination des membres de la Cour de justice de l’Union est la seule affaire des gouvernements. Même la supranationalité existante actuellement n’a pas résulté d’une délibération publique ou d’un processus démocratique, mais d’une décision judiciaire de la Cour européenne de justice qui, dans ses deux arrêts fondamentaux de 1963 et 1964, a élevé les traités fondateurs de l’Europe au rang de « charte constitutionnelle », avec pour effet direct la primauté du droit communautaire par rapport aux droits nationaux. Le Parlement européen, seule instance porteuse de la souveraineté populaire, est privé à la fois de son pouvoir normatif et de son pouvoir de contrôle. Avec l’arrivée des nouveaux Etats membres, il ne produit plus qu’une cacophonie politiquement inaudible. 
    L’Europe, en fait, n’a cessé de se construire sans les peuples. On pourrait même dire que la grande constante des « faiseurs d’Europe » a été leur méfiance irrépressible vis-à-vis de toute demande d’arbitrage émanant des électeurs, c’est-à-dire des citoyens. C’est ainsi qu’il y a quelques années, on avait formulé un projet de Constitution sans que jamais soit posé le problème du pouvoir constituant, et lorsque l’on a consulté le peuple par voie de référendum, comme en France en 2005, cela a été, au vu des résultats, pour s’en repentir amèrement et se jurer qu’on ne le ferait plus (d’où le projet de « traité simplifié » adopté au sommet de Lisbonne, qui avait pour seul objet de contourner l’opposition au traité constitutionnel européen en reproposant le même contenu sous un habillage différent).
     
    - Vous citez souvent la phrase de Nietzsche : «  l'Europe se fera au bord du tombeau ». Pouvez-vous nous expliquer plus clairement votre idée de l'Europe...  selon vous, quelle forme est-elle en train de prendre ?
     
    La phrase de Nietzsche signifie qu’une réorientation de la construction européenne ne pourra vraisemblablement advenir que lorsque les institutions actuelles se seront complétement effondrées. L’Union européenne est aujourd’hui à la fois impuissante et paralysée mais, paradoxalement, elle s’est en même temps engagée dans une sorte de fuite en avant qui lui interdit de changer de principes ou d’orientations. Pour pouvoir envisager un « autre commencement », il faut donc que les choses aillent à leur terme. On pourrait faire ici une comparaison avec le système capitaliste, qui a moins à redouter de ses adversaires que de lui-même : il périra de ses propres contradictions.
     
    - Dans votre livre de 1995, L'Empire intérieur, vous écrivez de quelle façon le fédéralisme est la logique la plus conforme à l’impérialisme. Que diriez-vous aujourd'hui à ceux qui continuent à proposer comme seule alternative possible les États-Unis d'Europe ?
     
    Dans mon livre, j’écris que le fédéralisme prolonge dans une certaine mesure l’inspiration « impériale » dans la mesure où il se caractérise par des traits tels que la décentralisation, l’autonomie de ses diverses composantes, le recours au principe de subsidiarité, etc. Mais je parle ici du modèle historique de l’Empire par opposition au modèle jacobin de l’Etat-nation, non de l’ « impérialisme », terme que je n’emploie jamais dans un sens positif ! Il y a pour moi autant de différence entre l’Empire et l’impérialisme qu’entre le bien commun et le communisme, l’égalité et l’égalitarisme, ou encore la liberté et le libéralisme…
    La formule des « Etats-Unis d’Europe », que l’on trouve déjà chez Victor Hugo, ne m’est pas antipathique. Mais c’est une formule qui ne signifie pas grand-chose dans la mesure où l’on ne peut envisager une Europe politiquement unie à la façon dont se sont formés les Etats-Unis d’Amérique. Ce qu’il me paraît en revanche important de souligner, c’est que l’Europe actuelle n’a absolument rien de « fédéral », contrairement à ce que disent certains de ses adversaires. Pour les partisans d’un « fédéralisme intégral », dont je fais partie, une saine logique aurait voulu que la construction européenne se fasse à partir du bas, du quartier et du voisinage (lieu d’apprentissage de base de la citoyenneté) vers la commune, de la commune ou de l’agglomération vers la région, de la région vers la nation, de la nation vers l’Europe. C’est ce qui aurait permis l’application rigoureuse du principe de subsidiarité. La subsidiarité exige que l’autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l’autorité inférieure est incapable de le faire (c’est le principe de compétence suffisante). Dans l’Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l’autorité supérieure intervient chaque fois qu’elle s’estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu’elle se juge omnicompétente. La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.
     
    - Les plus grands économistes du monde avaient indiqué toutes les implications négatives qu'engendrerait le choix d'une monnaie unique dans des pays aussi différents sur le plan économique. Pensez-vous qu'il soit souhaitable et politiquement possible pour des pays comme la France ou l'Italie, particulièrement touchés par les conséquences de ce choix monétaire, de retourner à leurs anciennes devises ? 
     
    Je ne suis pas du tout sûr que « les plus grands économistes du monde » aient vraiment mis en garde contre l’instauration de l’euro ! Certains l’ont sans doute fait, mais il me semble que la majorité des économistes étaient plutôt favorables à la monnaie unique. On voit aujourd’hui à quel point ils se sont trompés. L’idée d’une monnaie unique n’était pourtant pas du tout absurde, notamment dans la perspective de la création d’une monnaie de réserve alternative par rapport au dollar. Le problème est venu de ce que l’Allemagne a exigé que l’euro ait la même valeur que le mark, ce qui le rendait inutilisable par plus de la moitié des pays européens. Pour ses créateurs, l’euro devait favoriser la convergence des économies nationales. En réalité, du fait même de sa surévaluation, il a favorisé leur divergence.
    On parle aujourd’hui beaucoup d’un retour aux anciennes devises nationales. En France, par exemple, des hommes comme le sociologue Emmanuel Todd ou l’économiste Jacques Sapir se sont nettement prononcés pour une sortie de l’euro. Je suis personnellement plus sceptique. Une telle hypothèse, d’abord, est aujourd’hui purement théorique, car aucun pays n’est apparemment disposé à sortir du système de l’euro. Un retour au franc ou à la lire, suivi d’une dévaluation, aurait par ailleurs pour conséquence de renchérir la dette publique, qui resterait libellée en euros. Une sortie de l’euro n’aurait de sens que si elle était concertée, c’est-à-dire si elle était le fait de tout un ensemble de pays, ce qui dans l’immédiat n’est qu’un rêve. Enfin, s’il est incontestable que l’euro a aggravé la crise que nous connaissons depuis 2008, il n’en est pas le seul responsable. La question de l’endettement public me semble beaucoup plus grave. Un retour aux anciennes monnaies nationales ne résoudrait pas cette question de la dette publique. Il suffit d’ailleurs de voir ce qu’il en est de la Grande-Bretagne : elle n’a jamais adopté l’euro, mais elle n’en est pas moins confrontée à d’énormes problèmes de déficits et d’endettement. La cause principale de la crise, la dépendance des Etats par rapport aux marchés financiers, trouve son origine dans la nature même du système capitaliste. La disparition de l’euro ne nous ferait pas sortir de ce système.
     
    - Après les excuses du Fonds Monétaire International, des membres de la Commission et de la BCE ont eux aussi reconnu des erreurs dans la gestion de la crise en Grèce. Une vraie farce si l'on considère le drame social qu'est en train de vivre le pays. La troïka représente-t-elle une dégénération des temps que nous vivons  ? 
     
    La « Troïka » est l’outil privilégié de la Forme-Capital. Certains de ses responsables ont bien pu reconnaître avoir commis des « erreurs » dans le cas de la Grèce, ils n’en ont pas pour autant changé fondamentalement d’orientations. Conformément aux exigences de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), ils en tiennent toujours pour des mesures d’« austérité » qui passent par la privatisation à outrance, la concurrence sauvage, la baisse des salaires, les délocalisations, le démantèlement du secteur public et des services sociaux. Ces mesures, qui sont censées favoriser un « retour de la croissance », aboutissent en réalité au résultat inverse. Les politiques d’austérité diminuent le pouvoir d’achat, donc la demande, donc la consommation, donc la production, ce qui entraîne une augmentation du chômage et une baisse des rentrées fiscales. Les principales victimes de ces politiques sont les classes populaires et les classes moyennes aujourd’hui menacées de déclassement.
     
    - Dans une société où règnent la liberté de mouvements de capitaux et de marchandises, la  renégociation au rabais des droits sociaux acquis et une inégalité sociale croissante, telle que de plus en plus de personnes ne peuvent se permettre une vie tout simplement digne,  quelle place le concept d' « impérialisme » a-t-il pris ?
     
    Je vois mal le rapport entre l’« impérialisme » et la situation que vous décrivez, peut-être parce que nous ne donnons pas le même sens à ce mot. Mais ce qu’il est important de voir, c’est que la liberté de mouvement des marchandises et des capitaux va de pair, dans la doctrine du capitalisme libéral (et plus encore dans celle du capitalisme financier aujourd’hui triomphant, dont l’une des grandes caractéristiques est d’être presque totalement déterritorialisé), avec une totale liberté de circulation des hommes. C’est ce qui explique que, dans tous les pays, ce sont les milieux capitalistes et patronaux qui se montrent le plus favorables à l’immigration. Ils savent que celle-ci exerce une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs « autochtones », et que cette baisse est de nature à augmenter leurs profits. C’est en ce sens que l’on peut dire de la masse des immigrés qu’elle constitue l’« armée de réserve » du Capital.
     
    - Est-il sensé de parler aujourd'hui de droite et de gauche dans le débat politique ? Existe-t-il pour vous un modèle de développement alternatif au modèle financier globalisé qui exerce son hégémonie sur l'Occident ? 
    Le clivage droite-gauche est devenu aujourd’hui complètement obsolète, dans la mesure où il ne permet plus d’analyser les rapports de force à l’œuvre dans les nouveaux mouvements sociaux. Tous les grands événements de ces dernières décennies ont fait apparaître de nouveaux clivages transversaux par rapport aux familles politiques traditionnelles. C’est ainsi qu’il y a des partisans « de droite » et de « gauche » de l’Union européenne, des adversaires « de droite » et « de gauche » de la globalisation, etc. Dans ces conditions, la référence à la « droite » et à la « gauche » ne veut plus rien dire. Toutes les enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs que la majorité des gens ne savent plus du tout ce qui pourrait encore distinguer la droite et la gauche. Ils le savent d’autant moins qu’ils voient depuis au moins trente ans des gouvernements « de droite » et « de gauche » se succéder pour faire les mêmes politiques (ils voient des alternances, mais jamais une alternative). Le fossé qui ne cesse de se creuser entre le peuple et la classe politique dans son ensemble a encore contribué à aggraver cette situation.
    Il existe des modèles alternatifs au système capitaliste actuel, qui est aujourd’hui fondamentalement confronté  au problème de la dévalorisation de la valeur, mais ils n’ont aucune chance d’être appliqués aussi longtemps que l’on ne sera pas allés jusqu’au bout de la crise. On ne peut en effet sortir à moitié du système dominant. On ne peut qu’en sortir totalement, ou bien y demeurer. Rompre avec ce système impliquerait une véritable « décolonisation » des esprits. Le capitalisme n’est en effet pas seulement un système économique. Il est aussi porteur d’une dynamique anthropologique, dans la mesure où il se fonde sur une certaine idée de l’homme héritée du libéralisme des Lumières, en l’occurrence un homme qui ne serait qu’un consommateur-producteur mû par des considérations purement utilitaristes ou relevant de l’axiomatique de l’intérêt. En ce sens, rompre avec le système capitaliste actuel, cela implique aussi de rompre avec l’obsession économique et le primat des seules valeurs marchandes.
      
    - Qu'attendez-vous des prochaines élections européennes ? Pensez-vous que la politique sera capable d'offrir un modèle de développement alternatif qui pourra sauver l'Europe ?
     
    Je n’attends rien des prochaines élections européennes, dont le seul intérêt sera de permettre d’évaluer l’audience des différents partis nationaux. De façon plus générale, je n’attends rien non plus de la politique. Les hommes politiques découvrent aujourd’hui chaque jour l’étendue de leur impuissance. Les transformations essentielles de la société, celles qui font véritablement passer d’un moment historique à un autre, sont d’une nature trop complexe pour se ramener à des initiatives politiques ou gouvernementales qui, dans presque tous les cas, sont incapables de dépasser l’horizon du court terme et les impératifs de la seule gestion.
     
    Alain de Benoist, propos recueillis par Alessandro Bianchi (L'AntiDiplomatico, 9 avril 2014)
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  • Sabordage ?...

    Les éditions François Bourin viennent de publier Sabordage - Comment la France détruit sa puissance, un essai de Christian Harbulot. Tenant du patriotisme économique, éventuellement à l'échelle européenne, et fondateur de l'Ecole de guerre économique, Christian Harbulot est notamment l'auteur de La France doit dire non (Plon, 1999) et de La main invisible des puissances (Ellipses, 2007) et le coordonnateur de l'ouvrage collectif Les chemins de la puissance (Tatamis, 2007).

     

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    " Dans un style vigoureux et d'une grande clarté, Christian Harbulot documente sur ce qui ronge peu à peu la position économique et politique de la France. Il raconte les coulisses et les logiques des nations qui n'ont rien à voir avec une assemblée de bisounours. Il dénonce l'ambiguïté historique des élites françaises par rapport aux États-Unis. Il faut une posture de combat pour faire face aux effets des coups de billards à trois bandes des « amis » américains et allemands, de la longue marche chinoise et de la paralysie européenne, tout un théâtre d'ombres insoupçonné.

    Non, la mondialisation n'est ni joyeuse ni heureuse. Oui, la France peut se réinventer. Mais pour cela, il faut que ce pays redescende sur terre et fasse son deuil des illusions économiques d'un marché faussement ouvert. "

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  • Gauche : comment l'immigré a remplacé le prolétaire...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Robert Redeker, cueilli sur le site du Figaro et consacré à la mutation majeure de l'imaginaire de la gauche...

     

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    Comment l'immigré a remplacé le prolétaire aux yeux de la gauche

    Le vocabulaire de la gauche a profité des trois dernières décennies pour évincer les termes de prolétariat et de prolétaire. Exhumés des souvenirs de la Rome antique, ces mots s'étaient imposés, malgré le dégoût qu'ils suscitaient, dans la langue politique au XIXème siècle. Lamartine, pour qui prolétaire reste un terme «immonde, injurieux, païen» résista à ces dénominations. Aujourd'hui, aucun candidat représentant la gauche à une élection au suffrage universel n'oserait les prononcer. A la fin des années 90, Robert Hue, puis Marie-Georges Buffet, pourtant dirigeants du Parti communiste français, pâles porte-paroles d'un parti en déliquescence, parlaient des «gens» au lieu des «prolétaires». Que s'est-il passé pour que ces mots à haute intensité politique, qui furent un temps des maîtres mots, des mots vaisseaux amiraux de la gauche, sombrent dans la caducité?

    La conscience de classe qui soudait le monde ouvrier s'est évaporée. Elle était conscience que l'avenir sommeillait en réserve dans une partie des peuples laborieux. Il existait déjà, cet avenir, il était là, tout prêt à éclore, au milieu des souffrances et des luttes. Embryon, il se développait dans le ventre du monde ouvrier, préformé, il n'avait qu'à sortir, qu'à devenir le monde. Un grand soir ou un petit matin, il naîtrait. Tel était le songe de l'espérantisme ouvrier! La conscience de classe est, par analogie avec le préformationnisme anatomique, un préformationnisme historique. Mais à la fin, l'accouchement n'est pas venu, le monde nouveau est mort dans le ventre de sa mère, la classe ouvrière, si bien qu'au XXIème prolétaire est un mot qui ne dit plus rien aux prolétaires eux-mêmes.

    La première explication à cette fin du prolétariat tient dans l'épuisement de la croyance en un sens de l'histoire. Est défunte la foi selon laquelle l'histoire s'orienterait dans le temps avec une boussole, qui lui indiquerait son nord et son orient. Elle restait présente jusque dans les pires moments: les révolutions et les guerres. Les fondements philosophiques et scientifiques de la croyance au progrès sont tombés en ruine. L'évolution de l'épistémologie, de l'ethnologie des sciences humaines, et la réflexion spécifiquement philosophique elle-même, ont précipité cette décadence dont Nietzsche le premier, en médecin de la civilisation, avait proposé un pronostic lucide. La découverte de la réalité du stalinisme et l'écroulement du système du communisme historique, ont mis fin à l'opinion selon laquelle le socialisme pourrait remplacer le capitalisme en constituant un progrès par rapport à lui.

    Les mots prolétaire et prolétariat en sont venus à passer de vie à trépas aussi pour une autre raison: les prolétaires - comprenons: les prolétaires autochtones, européens - n'étaient pas au rendez-vous. Dans les années 70 une formule devenue cliché méprisant s'est répandue chez les intellectuels de gauche: «le peuple manque». Il n'est jamais au rendez-vous que la théorie a fixé pour lui. En mai 68, puis dans les années 70, les prolétaires, ces ingrats, ont manqué. On - c'est-à-dire les battus de mai - a commencé dès lors à le haïr, le peuple! On a commencé dès lors à le désaimer, le prolétaire. De héros, d'idole, de substitut du Christ pour assurer le salut de l'homme dans l'histoire, il devint le Beauf, il devint Dupont-Lajoie, il devint le sujet méprisé du populisme. La formule des bourgeois apeurés par les partageux d'autrefois était reprise, implicitement, par ceux qui allaient donner naissance au nouvel antiracisme: «salauds de pauvres!» Salauds de prolétaires au gros rouge qui tache! Salauds de souchiens pue-la-sueur! Ils n'ont pas voulu de la révolution, ces Dupont-Ducon! Eh bien nous nous tournerons vers d'autres! Pourquoi ne pas le remplacer, cet ingrat prolétaire autochtone, par de nouveaux levains de l'histoire? Pourquoi pas par le travailleur immigré? Par le sans-papier? Par le jeune de banlieue? Pourquoi pas par le Rom? L'échec de mai 68 a causé la péjoration du peuple.

    Ainsi, l'immigré devint le mime raté du prolétaire. Il en est perçu aussi comme la punition: la promotion de l'immigré est la punition infligée au prolétaire pour avoir manqué à son devoir historique!

    Pour assurer le salut de l'humanité, il y eut, chez Saint-Simon, les savants et les industriels ; les travailleurs et les femmes, chez Auguste Comte ; les prolétaires, chez Marx ; les étudiants, chez Marcuse. Nous rencontrons dans la gauche actuelle les immigrés comme étant la nouvelle figure du groupe chargé d'opérer le basculement de l'histoire. Auprès de ce fantôme de la gauche qu'est la gauche morale et sociétale contemporaine, l'immigré, le sans-papiers, le Rom, endossent le double rôle d'ersatz et de Père Fouettard du prolétaire.

    Robert Redeker (Le Figaro, 18 avril 2014)

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  • Tour d'horizon... (66)

     

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur son site, l'OJIM, Observatoire des journalistes et de l'information médiatique, nous livre une bonne analyse de Canal plus et de son « esprit »...

    L' « esprit Canal » : derrière la dérision le fanatisme

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    - sur le site du Monde , Marie Charrel lève un coin du voile sur l'action souterraine des banques, à Bruxelles, en direction de la Commission européenne

    Comment le lobby financier pèse sur Bruxelles

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    - sur Justice au singulier, Philippe Bilger réfléchit sur l'interdiction récente d'une vente publique d'objets « nazis »...

    Acheter nazi, une honte ou une liberté ?

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  • L'oligarchie : la comprendre et la combattre...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une conférence de Laurent Ozon prononcée début 2014 à Lille, dans le cadre d'un séminaire du mouvement localiste et identitaire Maison commune, et consacrée à la question de l'oligarchie.

     

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  • Un film d'homme filmé à hauteur d'homme...

    L'INA vient de publier en DVD La section Anderson, le célèbre reportage de Pierre Schoendoerffer sur la guerre du Vietnam vue au sein d'une section d'infanterie américaine. Vous pouvez découvrir ci-dessous la critique qu'en a fait Michel Marmin dans le mensuel Le spectacle du monde de mars 2014.

     

     

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        La section Anderson de Pierre Schoendoerffer

    En 1966, l’engagement des États-Unis au Viêtnam était monté en puissance (près de 400 000 hommes sur le théâtre), avec pour objectif l’écrasement de la rébellion communiste au Viêtnam du Sud, le Pentagone comptant sur son aviation de bombardement pour mettre le Nord à genoux. La seconde guerre d’Indochine avait vraiment commencé. Les images que les téléspectateurs pouvaient déjà découvrir étaient certes terribles, et l’on sait quel effet dévastateur elles auraient bientôt sur l’opinion publique américaine. Mais elles ne disaient pas comment les soldats américains, de très jeunes appelés pour la plupart, vivaient cette guerre, eux qu’aucun lien historique, culturel ou personnel n’attachait à un pays mystérieux et inquiétant, situé à des milliers de kilomètres de leur foyer, et c’est bien là toute la différence avec la première guerre d’Indochine. Ce vécu, un seul cinéaste au monde était capable de le comprendre, de le partager et de le traduire en images : Pierre Schoendoerffer.

    Auréolé de la gloire que lui avait apportée la 317e Section (1963) où, fort de son propre passé indochinois, il avait exprimé de façon rigoureuse et pudique le drame du corps expéditionnaire français, Schoendoerffer, épaulé par son cameraman Dominique Merlin et son preneur de son Raymond Adam, a accompagné pendant six semaines une section de la 1re division de cavalerie, commandée par le lieutenant Joseph B. Anderson. Soit une grosse trentaine d’hommes, assez représentative de la population américaine : des Blancs de souches très diverses, des Noirs (dont le lieutenant Anderson lui-même), et même un Indien. En réalité, les Français ont fait beaucoup plus qu’accompagner les Américains au combat; ils se sont amalgamés à eux, faisant rapidement oublier qu’ils ne portaient pas de fusil. Le miracle de ce documentaire, c’est d’avoir fait oublier la caméra à ceux qu’elle filmait et, par voie de conséquence, de l’avoir fait oublier aussi aux spectateurs. Réalisé pour le célèbre magazine télévisé Cinq Colonnes à la une, et diffusé le 3 février 1967 sur la première chaîne de l’ORTF, la Section Anderson est un chef-d’oeuvre absolu : près d’un demi-siècle après, il a gardé une faculté d’émotion à laquelle aucun film rétrospectif sur la guerre du Viêtnam, fussent-ils signés Francis Ford Coppola, Michael Cimino ou Stanley Kubrick, n’a pu prétendre. La raison en est que ce film d’hommes est filmé à hauteur d’homme, toujours à l’exacte distance du regard humain. Mais ce n’est pas tout. Schoendoerffer n’a pas seulement évité les pièges du spectacle – et pourtant la Section Anderson est un film où l’on voit des soldats mourir et où un hélicoptère s’écrase sous nos yeux. Il a su donner la juste mesure du temps de la guerre, avec ses phases intenses de combat, ses attentes angoissantes, ses explosions soudaines, mais aussi « avec ses chants ses longs loisirs », comme le chantait Apollinaire. Et au bout, on a une oeuvre que son auteur aurait pu appeler la Condition humaine si le titre n’avait été déjà employé… Car, au fond, de quoi nous parle Schoendoerffer ? De la fraternité, telle que peut la révéler l’expérience initiatique de la peur et du courage, le baptême du feu prenant ici son sens le plus profond. Vingt ans après, Schoendoerffer a pu retrouver aux quatre coins des Etats-Unis une dizaine de survivants de la section, dont le lieutenant Anderson lui-même. Il les a filmés chez eux, puis il les a réunis. Le document qui a résulté de cette rencontre, Réminiscence (1989), est bouleversant. 

    Michel Marmin (Le spectacle du monde, mars 2014)

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