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heidegger

  • Tour d'horizon... (269)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur le site de l’École de guerre économique/Infoguerre, Mathieu Gilbert évoque la stratégie de guerre informationnelle du nationalisme hindou contre l'islam...

    Le nationalisme hindou en guerre contre l’Islam

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    - sur Cairn, un article de Karsten Harries, tiré de la revue Les études philosophiques, qui propose une lecture "dépassionnée" et "explicitante" du fameux Discours de rectorat de Heidegger...

    Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger

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  • Heidegger, médecin de la modernité ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Heidegger vu comme médecin de notre civilisation.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).

     

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    Heidegger, médecin de la modernité

    Heidegger (1889-1976) est toujours au cœur des préoccupations de  notre temps. Heidegger et la question du management, un livre de Baptiste Rappin – un management qui va bien au-delà du monde de l’entreprise – en témoigne. Tout autant que l’influence de Heidegger sur la pensée du regretté Pierre Legendre, ou sur la pensée de Michel Maffesoli. Pour le dire autrement, Heidegger est inactuel, ce qui lui permet d’être toujours actuel.

    Le père jésuite William John Richardson avait distingué (1963) un premier Heidegger, jusqu’à 1927, avec la parution d’Être et Temps, et un second, après 1927. Ces périodisations ne sont pas inutiles, en indiquant un changement de perspective, d’autant que Être et Temps est inachevé, et que Heidegger a estimé plus judicieux de modifier son angle de vue, plutôt que de tenter de l’achever à partir d’une position qui n’était plus tout à fait la sienne. C’était un mouvement de pas de côté classique chez les grands intellectuels.  Mais un changement de perspective n’empêche pas la constance d’une visée. Cette dernière, c’est de penser ce qu’en termes « savants » on nomme la différence ontologique. En termes plus communs, c’est le gouffre, la « bouche d’ombre », la menace du néant, la conscience de la présence du néant et le singulier devoir de le regarder sans y sombrer. Comme le rappelait Antoine Dresse, les anti-modernes sont souvent des modernes qui sont tellement modernes qu’ils ne se font pas d’illusions sur les idéaux de la modernité.  Ce qui caractérise Heidegger, c’est de refuser le nihilisme sans nier un seul instant la réalité de sa menace.

    La différence ontologique : il s’agit de la différence entre l’être et l’étant, entre l’être et les étants. Pour être plus précis, il faudrait parler de différence ontico-ontologique. L’ontique, c’est le domaine des étants, c’est l’ « étantité ». L’ontologique, c’est le domaine de l’être. Mais bien entendu, l’un se peut se penser sans l’autre, l’un ne peut se passer de l’autre, et c’est pourquoi il s’agit d’abord, pour Heidegger et pour nous, de penser l’entre (Zwischen), ce qui se tient entre ces deux notions, et ce qui les fait tenir ensemble.  Cette question de la différence ontologique (pour employer un mot plus simple que ontico-ontologique), Heidegger l’aborde dans Les concepts fondamentaux de la phénoménologie, en 1927 (Gallimard, 1985). Le constat que fait Heidegger, c’est qu’il y a une histoire de l’être en tant qu’il y a une histoire des différentes manières dont l’être a été pensé. Mais l’être a été pensé systématiquement en tant qu’étant, et la question de l’être lui-même, en tant qu’il n’est pas strictement l’étant, ni les étants, ni seulement la somme des étants, cette question de l’être a été ramenée à la question de la déité, à la question des dieux, et surtout, avec les monothéismes, à la question de Dieu, c’est-à-dire d’une instance hors du monde (François Jaran, La métaphysique du Dasein, Vrin, 2010). C’est l’onto-théologie. C’est ce qui a donné lieu à la succession de la plupart des métaphysiques, c’est-à-dire des explications du monde selon un principe qui n’est pas le monde lui-même. 

    Séparation de l’être et des étants

    L’onto-théologie repose, dans son principe même, sur un constat de coupure entre l’être et les étants. Les étants sont les choses dans leur singularité en mettant de côté le fait qu’elles sont une manifestation de la nature, de la phusis (la phusis est l’ensemble des choses de la nature, mais aussi le ressort même de la nature. On ne peut mieux dire sur ce point que Spinoza : la nature est ‘’nature naturée’’ et elle est ‘’nature naturante’’). L’onto-théologie  entend remédier à cette coupure (entre être et étant), mais d’une façon causale et non « ensembliste ». En expliquant où est la cause de l’un (l’étant) plus qu’en cherchant ce qui tient l’un ensemble avec l’autre. La philosophie choisit ainsi la voie de la théologie pour répondre à la question de ce que sont les étants. On en arrive ainsi à définir – ou du moins à donner une place centrale à – un étant suprême, un supra-étant, un primo-étant. Un étant primordial, avant les étants du monde. Celui-ci est Dieu dans les monothéismes. Cette question réglée, la tâche de l’ontologie sera de penser ce que les étants ont de commun entre eux.

    Heidegger propose – là est sa nouveauté – de reprendre la tâche de l’ontologie sans considérer comme acquise la première étape de la réflexion de l’onto-théologie, qui nous amène sur la piste de Dieu, étant suprême. Pour ce faire, Heidegger met l’accent non sur les analyses du monde comme doté d’un « moteur immobile » ou « premier moteur immobile » (Aristote) mais sur les approches originelles du monde, souvent antésocratiques, ou modernes, mais poétiques (Hölderlin, Novalis…). Ce sont celles qui interrogent le monde sur le mode de l’étonnement. Pourquoi y a-t-il une donation ? Pourquoi y a-t-il une naissance du monde ? (Et qu’importe le géniteur). C’est la phénoménalité pure du monde qui intéresse Heidegger.  Il s’agit donc de chercher le sens de l’être hors de l’onto-théologie. Dans quelle « région » de l’être peut-on espérer sentir sa présence ? La réponse est : dans le domaine du sacré (Heilige). 

    Pour approcher le sacré, qui n’est pas Dieu, et qui n’est certes pas non plus le contraire du divin, il faut sortir de la question de la création du monde, et il faut s’interroger sur la présence au monde, question beaucoup plus fondamentale. Cette question de la présence au monde et de la présence du monde, y compris en nous, se situe au-delà de toute problématique du sujet, qu’il s’agisse du sujet-homme ou du sujet-dieu. Car il est bien certain que nous faisons parti du monde, et que nous ne pouvons donc jamais être observateur du monde sans participation à celui-ci.  C’est ce qu’aide à comprendre la notion de Dasein. Si Heidegger emploie la notion de Dasein, il convient de l’entendre comme Da-sein. Ce terme, que l’on a parfois traduit comme « existence humaine en tant qu’elle est présente au monde » est, plus généralement et plus essentiellement, le chaînon manquant entre l’être et les étants. Le Da-sein s’éprouve avec un « pas en arrière » (Schritt zurück) qui permet d’oublier la perspective sujet-objet pour voir le monde comme une coincidence des contraires, entre l’être et les étants, et même comme identité des contraires, qui ne sont que deux faces, l’une intérieure, l’autre extérieure, d’une même chose.

    Présence de l’être

    Le Da-sein, étymologiquement « être-là » (le mot est de Goethe) est l’ « être-le-là ». C’est le fait d’être là. Qu’est-ce qui est  ? C’est précisément l’être. C’est le « là » de l’être. C’est la présence de l’être qui est être en tant qu’il est présence. Le Da-sein n’est pas un sujet du monde. Il est l’ouverture sur le monde. Il est l’Ouvert. « De tous les yeux, la créature voit l’Ouvert » (Rilke, Huitième élégie de Duino). « Viens dans l’Ouvert, ami » (Holderlin, La promenade à la campagne). L’Ouvert, le Da-sein est l’interrogation étonnée sur l’être et sur le monde. Sur l’être du monde pour le dire en des termes résolument post-théologiques. Le Da-sein est ainsi ce qui surmonte le clivage, la faille, la scission (Spaltung) entre l’être et les étants. Affirmer le Da-sein, libérer l’accès à celui-ci, c’est ouvrir l’accès au de l’être. C’est désencombrer la voie vers le de l’être. C’est signifier qu’il n’y a pas d’un côté les choses triviales du monde, les étants, et d’un autre côté, un sacré hors du monde, qui ne peut ainsi être un sacré puisqu’il est inaccessible. (Le refus du sacré d’un point de vue chrétien est un thème de René Girard, qui n’a toutefois pas le monopole de l’interprétation du christianisme). En surmontant cette scission entre les étants et le sacré, entre les étants et l’être, on prend conscience de la source, de l’origine de tout ce qui est. On prend conscience, – et confiance –, dans la phusis devenant ce qu’elle est. On s’étonne et on admire le miracle de la natalité. Le Da-sein est justement ce qui fait pont au-dessus de cet entre-deux, entre la rive du ontique (les étants) et la rive de l’ontologique (l’être).

    Faire un pont permet de voir de plus haut. Le pont permet de rendre présent le paysage, l’espace, le monde. Le Da-sein est un sentiment de la présence des choses qui permet de comprendre leur heccéité (ou eccéité), c’est-à-dire en quoi elles sont présentes avec toutes leurs caractéristiques spécifiques. De même que la substance Amour se manifeste par l’attachement amoureux en acte, de même la substance du Pain se manifeste par le « pain quotidien » des prières chrétiennes. C’est l’actualisation d’une substance, comme le note Michel Maffesoli. De la puissance à l’acte, selon Aristote.

    Non plus chercher les causes des étants, mais chercher en quoi les étants sont une ouverture vers l’être, en quoi ils sont porteurs d’une portion du monde, d’un fragment du monde, d’un monde en réduction (les fractales), mais en même temps déjà-là, en quoi ils attestent de la réalité du monde. Voilà le projet, anthropologique autant que « philosophique » de Heidegger (qui préférait la « pensée » à la « philosophie »). Et la réalité du monde, c’est la présence du monde.  Une présence qui se manifeste diversement. Le Da-sein consiste à s’attacher à la manière d’être des choses comme témoin du mystère de l’être. La manière d’être des choses, leur heccéité, c’est aussi leur hexis (Aristote), ou leur habitus (chez Thomas d’Aquin, chez Bourdieu, chez bien d’autres). C’est la disposition d’êtres des étants, et notamment des étants humains. C’est la façon dont nous sommes au monde, d’une manière à la fois singulière et ouverte à la plénitude du monde, à son entièreté, à sa pleine étendue (Ganzheit). Cette singularité, c’est ce qui fait lien entre le spécifique et l’universel. C’est ce qui fait lien entre les sens, le ressenti, et le compris, le rationnel, l’intellect, le conscient.

    L’oubli du lien

    L’oubli de l’être – thème par lequel on résume bien souvent la pensée de Martin Heidegger – c’est bien plutôt l’oubli du Da-sein, l’oubli de ce qui fait lien, de ce qui fait pont entre l’être et les étants. Par cet oubli, le monde est réduit à quelque chose qui peut être arraisonné. Il est réduit à un dispositif (Gestell). Un dispositif dans lequel les étants (les choses du monde) sont instrumentalisées mais dans lequel nous-mêmes, à force d’avoir voulu être le sujet d’un monde qui serait notre objet, devenons l’objet d’un dispositif. En ce sens, on peut estimer que la modernité était le monde dans lequel les étants sont mis à la disposition de l’homme « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes), et que la post-modernité consiste dans le fait que le rapport sujet-objet perd de son importance, l’homme devenant lui-même un objet de dispositifs, de numérisations, de processus variés, emporté par des flux dont la finalité se laisse de plus en plus difficile à deviner, et en tout cas à maîtriser. C’est ce que l’on a appelé le règne de la technique, ou encore l’insertion dans la mégamachine. Heidegger voit dans cela une ultime métaphysique. Et il lui parait nécessaire de la dépasser pour s’ouvrir à une nouvelle sagesse dans les rapports de l’homme et du monde, à une écosophie (Félix Guattari, Qu’est ce que l’écosophie ?, 2018 – textes de 1985-1992, Les trois écologies, 1989. Le thème de l’écosophie est aussi cher à Michel Maffesoli, avec sa tonalité propre).

    Cette nouvelle sagesse peut s’illustrer par une vision  du monde comme un Quatriparti (Geviert).  Les quatre éléments de ce site (topos)  sont la terre, le ciel, les mortels et les dieux. Les mortels : donc les hommes. Ce thème, qui survient dans « Regard dans ce qui est » (Einblick in das was ist), recueil de quatre conférences données à Brême en décembre 1949 (in Questions IV), consiste à voir le monde au-delà de l’option de l’arraisonnement sans limite et sans mise en forme esthétique. Le Quadriparti peut permettre d’imaginer une « reprise » dans notre rapport au monde, une réorganisation de ce rapport, et ainsi une guérison (Verwindung). C’est un thème des Holzwege, des chemins « qui ne mènent nulle part », dit la traduction française, et qui sont en fait, commme le savent bien les randonneurs, des chemins qui mènent quelque part, à condition de savoir s’orienter. Un thème et une façon de surmonter notre crise (Krinein), qui est une maladie du jugement : nous n’arrivons plus à juger, à déjuger, et à décider. 

    Ce sens de l’être-là (Da-sein), cette présence à la présence, ce « rendez-vous avec nous-mêmes » (Henri Michaux), cette stratégie de l’attention (au monde), c’est peut-être ce qui peut permettre de ressentir l’unicité du sacré, c’est-à-dire le fait qu’il est Un sous de multiples formes, tout comme la Trinité manifeste sous plusieurs formes que Dieu est Un, et en tout cas que la déité est une. Une actualisation plurielle d’une substance commune. Peut être ainsi sera-t-il possible alors de s’approcher d’une certaine sérénité (Gelassenheit), d’une certaine égalité d’âme, qui permette une (relative) paix de l’esprit (apathéia).  C’est encore l’attention à la présence de l’être qui désobstruera ce qui bouche le chemin qui relie l’être et les étants. Le Da-sein : encore et toujours. 

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 11 septembre 2024)

     

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  • En cheminant avec Heidegger...

    Dans ce nouveau numéro de l'émission de TV Libertés, « Les idées à l’endroit », Rémi Soulié, pour évoquer le philosophe allemand Martin Heidegger, penseur de l’enracinement et du mystère de l’Être, reçoit Michel Maffesoli, sociologue, professeur émérite à la Sorbonne, auteur de nombreux ouvrages dont L'ère des soulèvements (Cerf, 2021) et Le  Le Temps des peurs (Cerf, 2023), et Baptiste Rappin, philosophe, maître de conférence à l’Université de Lorraine, auteur de Abécédaire de la déconstruction (Ovadia, 2021) et Anachronismes - Éléments pour une philosophie de l’intempestivité (Ovadia, 2023).

     

                                                  

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  • Nietzsche et le dépassement de la métaphysique...

    Nous reproduisons ci-dessous une réflexion de Pierre le Vigan autour du rapport de Nietzsche à la métaphysique cueillie sur le site de la revue Éléments.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).

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    Il n'y a nul doute sur le fait que Nietzsche a voulu penser un monde sans arrière-monde, un monde sans principe extérieur à lui-même, un monde sans dualisme entre un créateur et une création. A bon droit, on a appelé cela une critique radicale de la métaphysique. C’est-à-dire de toutes les métaphysiques précédentes, à commencer par celle de Platon, accusée de préférer l’Idée, le Beau abstrait, au sensible, au réel, au déjà-là. Nietzsche, destructeur « au marteau » de la métaphysique : telle est l’image que l’on en a. Une vision que Pierre Le Vigan interroge au regard des analyses de Martin Heidegger.

     

    Nietzsche et le dépassement de la métaphysique

    Martin Heidegger, quelque cinquante ans après Nietzsche, a vu sa pensée comme une nouvelle métaphysique. Et il l’a dit dans des textes qui, dans le contexte de l’époque, voulaient interdire toute récupération de Nietzsche par le national-socialisme allemand. Le surhomme ? La volonté de puissance ? Ce serait la métaphysique ultime. Avec ce thème de la volonté de puissance, Nietzsche aurait contribué à la dernière manifestation de la métaphysique : le règne de la technique. La volonté de puissance comme hypostase (ce qui soutient, ce qui est la substance) de la domination de la technique : voilà le bilan de Nietzsche selon Heidegger. Nietzsche : un philosophe immense, mais qu’il ne faut pas surtout pas suivre ?  Cela mérite d’aller y voir de plus près. D’autant que Heidegger lui-même porte sur Nietzsche un regard plus complexe que ce qui parait au premier abord.

    Au-delà de la métaphysique

    Dépasser la métaphysique, c’est une affaire, dit Nietzsche, qui exige « la plus haute tension de la réflexion humaine. » La  métaphysique, c’est le lieu qui essaie de penser l’étant, et donc l’être (l’essence) de l’étant. Elle cherche à définir le principe de cet être de l’étant (Dieu comme créateur du monde avec les monothéismes, la coïncidence de l’histoire avec le Soi de l’homme et le Soi du monde avec Hegel, le sens de l’histoire comme sens de l’homme avec Marx, etc). Ce programme parait à première vue légitime. Pourtant, selon Martin Heidegger, ces différentes tentatives de métaphysique tendent à nous éloigner de l’essentiel, qui est l’attention au monde, l’écoute de l’être. Une contemplation. « Il est vrai, écrit Heidegger, que la métaphysique représente l’étant dans son être et pense ainsi l’être de l’étant. Mais elle ne pense pas la différence de l’Être et de l’étant […]. La métaphysique ne pose pas la question de l’Être lui‑même. » (Lettre sur l’humanisme, 1947). Et c’est ici que Nietzsche est rencontré, mais il est rencontré comme un obstacle.

    « La pensée de Nietzsche, explique Heidegger, est, conformément à la pensée occidentale depuis Platon, métaphysique. » (Achèvement de la métaphysique et poésie, Gallimard, 2005, cours de 1941-42 et 1944-45). En outre, souligne Heidegger, la question : « Quel est l’être (ou l’essence) de l’étant ? » n’est qu’une ontologie régionale (de même qu’il existe des géographies régionales). Le monde ne se réduit pas à ce qui existe, il inclut différentes possibilités d’être. Ou, si on préfère, ce qui existe n’est pas simplement ce qui se voit, ce qui se manifeste.  Il faut aussi comprendre que toute pensée de l’étant existe du point de vue de l’homme. Elle implique donc une anthropologie, elle est aussi une entreprise historiale car l’homme est l’histoire constitutive de lui-même, à la différence de l’animal.

    La métaphysique consiste donc à dire quelque chose à propos de ce qu’est l’étant. De ce point de vue, Nietzsche ramène la métaphysique à ce que l’on peut strictement dire de la physique (phusis : la nature). C’est une hyperphysique. Nietzsche est destructeur d’idoles et accoucheur d’étoiles. Pour Nietzsche, l’essence de la physique, c’est-à-dire de l’étant, c’est la volonté de puissance. Son mode d’existence, c’est l’Éternel Retour. Son horizon, c’est le nihilisme qu’il faut faire toujours reculer, mais qui ne doit pas disparaître de notre horizon. S’il disparaît de notre horizon, si nous ne le voyons plus, c’est que nous sommes devenus le nihilisme. C’est que le nihilisme est caché en nous.

    Mais au nom de quoi lutter contre le nihilisme ? Au nom du vrai ?  Qu’en est-il alors de celui-ci ? La vérité dans la métaphysique est une notion délicate chez Nietzsche. On pense parfois que Nietzsche récuse la notion de vérité et on passe à autre chose. Nietzsche contre « la vérité » ? Ce n’est pas tout à fait cela. La vérité selon Nietzsche, c’est la justice dans le tragique. C’est l’amour du destin (amor fati). L’être, c’est la vie, Être, c’est vivre, et la persistance de l’être n’est pas autre chose selon Nietzsche que la volonté de vie. « L’être – nous n’en avons pas d’autre représentation que le vivre. Comment alors quelque chose de mort peut-il être ? »

    Volonté de vie. Cette volonté produit des valeurs qui sont sans cesse menacées de ruine et doivent constamment être régénérées et métamorphosées. Chaque nouvelle valeur produit de nouvelles vérités. La vérité existe donc, mais elle est historiale. Elle correspond à des époques historiques.  Elle varie en fonction des paradigmes que l’homme se donne et qui lui permettent de se produire et de se reproduire lui-même à différentes époques et en fonction de différentes représentations du monde (notion centrale qui veut dire que le monde se présente à nous différemment en fonction des époques). 

    Dans cette perspective, l’éternel retour est éternel retour du surpassement des valeurs et donc de la volonté de puissance. Abolition et dépassement (Aufhebung). Ce qui est vrai, c’est ce qui est juste, et ce qui est juste, c’est ce qui permet la pérennité, et donc la réinvention permanente, de la puissance. Le surhomme est l’horizon de l’homme en tant qu’il nie et dépasse l’homme sans cesse, afin de mieux saisir l’être de l’étant, c’est-à-dire afin de mieux affirmer la vie de l’étant. Le surhomme est Selbstüberwindung, dépassement de soi. Le surhomme est donc au plus près du nihilisme, il est inscrit dans le même horizon, mais il lutte contre ce nihilisme (pour lutter, il faut être au contact). C’est pourquoi l’homme doit accepter d’être cyclique et sphérique comme l’est le monde. « Il me faut, pareil à toi [soleil] décliner… redevenir un être humain. » (Le Gai savoir, XII, 254-255). « Et ce sera le grand Midi quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le surhomme, quand il fêtera, comma sa plus haute espérance, son chemin qui conduit au soir, car c’est la route d’un nouveau matin. » (Ainsi parlait Zarathoustra, XIII, 99).

    Vérité du sensible ou vérité du supra-sensible ?

    Une vérité inscrite dans l’éternel retour de la volonté humaine, telle est la vérité selon Nietzsche. Cette conception de la vérité  est au rebours de celle développée par Platon. Si pour Platon, l’art est une imitation de l’apparence de la vérité (apparence qui n’est pas son essence), pour Nietzsche, l’art est une invention de la vérité. La vérité n’est pas derrière nous, elle est devant nous. C’est à nous de l’inventer. En poussant à peine les choses, on peut dire que pour Nietzsche, il n’y a de vérité que dans l’art. Ce qui est vrai et ce qui est juste, c’est ce qui donne de la force à la puissance. De la puissance à la puissance.

    Selon Nietzsche, contrairement à Platon, l’art et le sensible sont plus importants que la vérité et le supra-sensible. Ceci explique que selon Heidegger, Nietzsche renverse le schéma de Platon, mais ne le détruit pas. La volonté sans telos (finalité) devient, selon la lecture de Nietzsche par Heidegger, volonté de volonté, tournant sur elle-même, dans la lignée de la notion d’impetus (théorie expliquant le mouvement et son progressif épuisement). Une preuve que la volonté veut exister à tout prix, indépendamment de tout telos, est énoncée ainsi par Nietzsche : « L’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout. »  (La Généalogie de la morale). 

    Mais du point de vue de Heidegger, la volonté de volonté débouche sur la dernière étape de la métaphysique, à savoir le triomphe de la technique. Cela n’a rien d’évident. Pourquoi la volonté de volonté serait-elle le prélude à une métaphysique de la technique plutôt que, par exemple, à une métaphysique de la guerre ? Pourquoi ne serait-elle pas plutôt un conatus spinoziste ? Conatus : énergie de persister. On peut questionner la thèse de Heidegger sur la métaphysique de la technique. Est-elle vraiment sans telos, cette technique qui constitue désormais la trame de notre monde commun ? Ou les hommes qui produisent et maîtrisent la technique ont-ils un telos en vue ? Reste que l’on ne peut contester le constat comme quoi la technique envahit tout le monde humain.

    L’idée de la puissance novatrice de la technique se trouve chez Nietzsche lui-même.  « La machine [existe] en tant qu’enseignante. » (Humain trop humain II). Ce qui veut dire que la machine a des choses à nous apprendre, et à nous apprendre sur nous. D’autant que Nietzsche doute que l’on puisse connaître de l’être humain « autre chose que ce qu’il est en tant que machine » (L’Antéchrist). Nietzsche se voit du reste lui-même comme « une machine prête à exploser. » La figure de la machine n’est ainsi pour Nietzsche pas le contraire de la figure humaine, Elle en est une représentation, y compris dans sa dimension d’accident et d’imprévisibilité.  Et la machine fascine Nietzsche : « Je songe beaucoup à m’acheter une machine à écrire » (Lettre à Peter Gast, 17 janvier 1882).

    Le moteur comme figure de l’éternel retour

    Heidegger relève que « le moteur est une figure très convaincante de l’éternel retour de l’identique » (In Essais et conférence, Gallimard, 2010). Et pour cette raison même,  Heidegger affirme que Nietzsche n’a pas annoncé la fin de la métaphysique mais un nouveau stade de celle-ci, qui serait la volonté de puissance culminant dans l’appel au surhomme. Le nietzschéisme : la forme métaphysique de l’ère de la technique. Nietzsche, dit Emmanuel Chaput suivant les traces de Heidegger, renverse le platonisme « aboutissant à l’accomplissement de la métaphysique dans la figure historiale de la technique ».

    Mais la figure du surhomme peut être vue sous différents angles, comme Nietzsche nous apprend à le faire pour toute chose. Heidegger lui-même, après-guerre, voit le surhomme nietzschéen d’une manière moins négative que ce fut le cas auparavant. Le surhomme de Nietzsche ne serait-il pas proche du « berger de l’être », que Heidegger nous demande d’imaginer et d’accueillir ? C’est ce que suggère le texte Qu’appelle t-on penser (1951-1952). C’est aussi l’interrogation de « Pourquoi des poètes ? » qui refait surface (in Chemins qui ne mènent nulle part, 1962) : « Plus la nuit du monde va vers sa mi-nuit, plus exclusivement règne l’indigence, de sorte que son essence [du monde] se dérobe. Même la trace du Sacré est devenue méconnaissable. La question de savoir si nous éprouvons encore le Sacré comme trace de la divinité du divin, ou bien si nous ne rencontrons plus qu’une trace du Sacré, reste indécise. Ce que pourrait être la trace de la trace reste confus (undeutlich : indistinct). Comment une telle trace pourrait se montrer à nous demeure incertain. » (« Pourquoi des poètes ? »in Holzwege-Chemins  qui ne mènent nulle part).

    Or, c’est bien de marcher sur cette trace qu’il est question avec le surhomme. « Le surhomme est plus pauvre, plus simple, plus tendre, plus dur, plus calme, plus généreux, plus lent dans ses décisions et plus économe dans sa langue. », dit Heidegger (Qu’appelle t-on penser ?).  Cette révision de la critique de Nietzsche par Heidegger amène à se poser une autre question : Nietzsche se contente-il de renverser la platonisme sans rien changer à sa structure ? Se contente-t-il de valoriser  le sensible en lieu et place du supra-sensible ? Le ressenti au lieu de l’Idée ? Le Zarathoustra ne nous fait-il pas entrer dans un au-delà de la distinction entre le sensible et le supra-sensible ?

    Réponse : le monde des phénomènes comporte lui-même la dimension de profondeur qu’on veut lui dénier et à quoi on veut l’opposer. « Mon moi m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes mais la porter fièrement, une tête terrestre qui crée le sens de la terre. » (Ainsi parlait Zarathoustra). Pour l’ultime Heidegger, la figure de Zarathoustra peut relever d’un au-delà de la métaphysique, et donc d’un au-delà de sa dernière manifestation qu’aurait été la volonté de puissance nietzschéenne. Le philosophe de Sils Maria pourrait lui aussi avoir prôné une écoute de l’être qui est la définition même de ce que Heidegger appelle un « au-delà de la métaphysique ». En tout cas un « au-delà » de toutes les métaphysiques antérieures voulant rendre compte, de manière rationnelle, de l’existence éternellement mystérieuse du monde.  C’est le retour, comme l’écrit Gilbert Durand dans L’âme tigrée, du « grand nocturne du symbole, de la pensée indirecte, [c’est] le renouveau du mythe, la prédilection pour l’intimisme. »

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 27 août 2024)

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  • Tour d'horizon... (266)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur Sub-Til, un long documentaire consacré à Ernst Jünger...

    Ernst Jünger 4.jpg

    - sur le site de l'Université de Montréal, un mémoire de philosophie politique de Sylvain Tardif consacré  aux liens de la pensée politique de Heidegger avec la Révolution conservatrice...

    La Révolution conservatrice allemande et son impact sur la pensée politique de Heidegger

    Heidegger_Révolution conservatrice.jpg

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  • Les démons de la déconstruction: Derrida, Lévinas, Sartre...

    Les éditions de la Barque d'Or viennent de publier un nouvel essai de Pierre Le Vigan intitulé Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023) ou récemment Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne.

     

    Le Vigan_Les démons de la déconstruction.jpg

    " Les déconstructeurs sont à la mode. Dans le cadre du mouvement wokiste, ils sont sortis des sphères purement universitaires. Ils veulent imposer partout leur opinion (doxa), à savoir que rien n’est stable et que rien ne doit l’être.
    Tout doit être tourmenté et éphémère. ‘’Ni ordre ni beauté’’ pourrait être le mot d’ordre de la déconstruction. Le wokisme se veut vigilance contre toutes les discriminations. Il est en fait refus de toutes les singularités, et négation de toutes les identités. C’est pourquoi le wokisme s’accompagne d’une "culture de l’annulation" (cancel culture), consistant à refuser toutes les transmissions culturelles au motif qu’elles sont ou peuvent être hiérarchisantes ou excluantes. Analyser la déconstruction, c’est porter notre attention sur la matrice d’un mouvement qui veut nous empêcher de poursuivre notre histoire d'Européen. "
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