Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Heidegger vu comme médecin de notre civilisation.
Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).
Heidegger, médecin de la modernité
Heidegger (1889-1976) est toujours au cœur des préoccupations de notre temps. Heidegger et la question du management, un livre de Baptiste Rappin – un management qui va bien au-delà du monde de l’entreprise – en témoigne. Tout autant que l’influence de Heidegger sur la pensée du regretté Pierre Legendre, ou sur la pensée de Michel Maffesoli. Pour le dire autrement, Heidegger est inactuel, ce qui lui permet d’être toujours actuel.
Le père jésuite William John Richardson avait distingué (1963) un premier Heidegger, jusqu’à 1927, avec la parution d’Être et Temps, et un second, après 1927. Ces périodisations ne sont pas inutiles, en indiquant un changement de perspective, d’autant que Être et Temps est inachevé, et que Heidegger a estimé plus judicieux de modifier son angle de vue, plutôt que de tenter de l’achever à partir d’une position qui n’était plus tout à fait la sienne. C’était un mouvement de pas de côté classique chez les grands intellectuels. Mais un changement de perspective n’empêche pas la constance d’une visée. Cette dernière, c’est de penser ce qu’en termes « savants » on nomme la différence ontologique. En termes plus communs, c’est le gouffre, la « bouche d’ombre », la menace du néant, la conscience de la présence du néant et le singulier devoir de le regarder sans y sombrer. Comme le rappelait Antoine Dresse, les anti-modernes sont souvent des modernes qui sont tellement modernes qu’ils ne se font pas d’illusions sur les idéaux de la modernité. Ce qui caractérise Heidegger, c’est de refuser le nihilisme sans nier un seul instant la réalité de sa menace.
La différence ontologique : il s’agit de la différence entre l’être et l’étant, entre l’être et les étants. Pour être plus précis, il faudrait parler de différence ontico-ontologique. L’ontique, c’est le domaine des étants, c’est l’ « étantité ». L’ontologique, c’est le domaine de l’être. Mais bien entendu, l’un se peut se penser sans l’autre, l’un ne peut se passer de l’autre, et c’est pourquoi il s’agit d’abord, pour Heidegger et pour nous, de penser l’entre (Zwischen), ce qui se tient entre ces deux notions, et ce qui les fait tenir ensemble. Cette question de la différence ontologique (pour employer un mot plus simple que ontico-ontologique), Heidegger l’aborde dans Les concepts fondamentaux de la phénoménologie, en 1927 (Gallimard, 1985). Le constat que fait Heidegger, c’est qu’il y a une histoire de l’être en tant qu’il y a une histoire des différentes manières dont l’être a été pensé. Mais l’être a été pensé systématiquement en tant qu’étant, et la question de l’être lui-même, en tant qu’il n’est pas strictement l’étant, ni les étants, ni seulement la somme des étants, cette question de l’être a été ramenée à la question de la déité, à la question des dieux, et surtout, avec les monothéismes, à la question de Dieu, c’est-à-dire d’une instance hors du monde (François Jaran, La métaphysique du Dasein, Vrin, 2010). C’est l’onto-théologie. C’est ce qui a donné lieu à la succession de la plupart des métaphysiques, c’est-à-dire des explications du monde selon un principe qui n’est pas le monde lui-même.
Séparation de l’être et des étants
L’onto-théologie repose, dans son principe même, sur un constat de coupure entre l’être et les étants. Les étants sont les choses dans leur singularité en mettant de côté le fait qu’elles sont une manifestation de la nature, de la phusis (la phusis est l’ensemble des choses de la nature, mais aussi le ressort même de la nature. On ne peut mieux dire sur ce point que Spinoza : la nature est ‘’nature naturée’’ et elle est ‘’nature naturante’’). L’onto-théologie entend remédier à cette coupure (entre être et étant), mais d’une façon causale et non « ensembliste ». En expliquant où est la cause de l’un (l’étant) plus qu’en cherchant ce qui tient l’un ensemble avec l’autre. La philosophie choisit ainsi la voie de la théologie pour répondre à la question de ce que sont les étants. On en arrive ainsi à définir – ou du moins à donner une place centrale à – un étant suprême, un supra-étant, un primo-étant. Un étant primordial, avant les étants du monde. Celui-ci est Dieu dans les monothéismes. Cette question réglée, la tâche de l’ontologie sera de penser ce que les étants ont de commun entre eux.
Heidegger propose – là est sa nouveauté – de reprendre la tâche de l’ontologie sans considérer comme acquise la première étape de la réflexion de l’onto-théologie, qui nous amène sur la piste de Dieu, étant suprême. Pour ce faire, Heidegger met l’accent non sur les analyses du monde comme doté d’un « moteur immobile » ou « premier moteur immobile » (Aristote) mais sur les approches originelles du monde, souvent antésocratiques, ou modernes, mais poétiques (Hölderlin, Novalis…). Ce sont celles qui interrogent le monde sur le mode de l’étonnement. Pourquoi y a-t-il une donation ? Pourquoi y a-t-il une naissance du monde ? (Et qu’importe le géniteur). C’est la phénoménalité pure du monde qui intéresse Heidegger. Il s’agit donc de chercher le sens de l’être hors de l’onto-théologie. Dans quelle « région » de l’être peut-on espérer sentir sa présence ? La réponse est : dans le domaine du sacré (Heilige).
Pour approcher le sacré, qui n’est pas Dieu, et qui n’est certes pas non plus le contraire du divin, il faut sortir de la question de la création du monde, et il faut s’interroger sur la présence au monde, question beaucoup plus fondamentale. Cette question de la présence au monde et de la présence du monde, y compris en nous, se situe au-delà de toute problématique du sujet, qu’il s’agisse du sujet-homme ou du sujet-dieu. Car il est bien certain que nous faisons parti du monde, et que nous ne pouvons donc jamais être observateur du monde sans participation à celui-ci. C’est ce qu’aide à comprendre la notion de Dasein. Si Heidegger emploie la notion de Dasein, il convient de l’entendre comme Da-sein. Ce terme, que l’on a parfois traduit comme « existence humaine en tant qu’elle est présente au monde » est, plus généralement et plus essentiellement, le chaînon manquant entre l’être et les étants. Le Da-sein s’éprouve avec un « pas en arrière » (Schritt zurück) qui permet d’oublier la perspective sujet-objet pour voir le monde comme une coincidence des contraires, entre l’être et les étants, et même comme identité des contraires, qui ne sont que deux faces, l’une intérieure, l’autre extérieure, d’une même chose.
Présence de l’être
Le Da-sein, étymologiquement « être-là » (le mot est de Goethe) est l’ « être-le-là ». C’est le fait d’être là. Qu’est-ce qui est là ? C’est précisément l’être. C’est le « là » de l’être. C’est la présence de l’être qui est être en tant qu’il est présence. Le Da-sein n’est pas un sujet du monde. Il est l’ouverture sur le monde. Il est l’Ouvert. « De tous les yeux, la créature voit l’Ouvert » (Rilke, Huitième élégie de Duino). « Viens dans l’Ouvert, ami » (Holderlin, La promenade à la campagne). L’Ouvert, le Da-sein est l’interrogation étonnée sur l’être et sur le monde. Sur l’être du monde pour le dire en des termes résolument post-théologiques. Le Da-sein est ainsi ce qui surmonte le clivage, la faille, la scission (Spaltung) entre l’être et les étants. Affirmer le Da-sein, libérer l’accès à celui-ci, c’est ouvrir l’accès au là de l’être. C’est désencombrer la voie vers le là de l’être. C’est signifier qu’il n’y a pas d’un côté les choses triviales du monde, les étants, et d’un autre côté, un sacré hors du monde, qui ne peut ainsi être un sacré puisqu’il est inaccessible. (Le refus du sacré d’un point de vue chrétien est un thème de René Girard, qui n’a toutefois pas le monopole de l’interprétation du christianisme). En surmontant cette scission entre les étants et le sacré, entre les étants et l’être, on prend conscience de la source, de l’origine de tout ce qui est. On prend conscience, – et confiance –, dans la phusis devenant ce qu’elle est. On s’étonne et on admire le miracle de la natalité. Le Da-sein est justement ce qui fait pont au-dessus de cet entre-deux, entre la rive du ontique (les étants) et la rive de l’ontologique (l’être).
Faire un pont permet de voir de plus haut. Le pont permet de rendre présent le paysage, l’espace, le monde. Le Da-sein est un sentiment de la présence des choses qui permet de comprendre leur heccéité (ou eccéité), c’est-à-dire en quoi elles sont présentes avec toutes leurs caractéristiques spécifiques. De même que la substance Amour se manifeste par l’attachement amoureux en acte, de même la substance du Pain se manifeste par le « pain quotidien » des prières chrétiennes. C’est l’actualisation d’une substance, comme le note Michel Maffesoli. De la puissance à l’acte, selon Aristote.
Non plus chercher les causes des étants, mais chercher en quoi les étants sont une ouverture vers l’être, en quoi ils sont porteurs d’une portion du monde, d’un fragment du monde, d’un monde en réduction (les fractales), mais en même temps déjà-là, en quoi ils attestent de la réalité du monde. Voilà le projet, anthropologique autant que « philosophique » de Heidegger (qui préférait la « pensée » à la « philosophie »). Et la réalité du monde, c’est la présence du monde. Une présence qui se manifeste diversement. Le Da-sein consiste à s’attacher à la manière d’être des choses comme témoin du mystère de l’être. La manière d’être des choses, leur heccéité, c’est aussi leur hexis (Aristote), ou leur habitus (chez Thomas d’Aquin, chez Bourdieu, chez bien d’autres). C’est la disposition d’êtres des étants, et notamment des étants humains. C’est la façon dont nous sommes au monde, d’une manière à la fois singulière et ouverte à la plénitude du monde, à son entièreté, à sa pleine étendue (Ganzheit). Cette singularité, c’est ce qui fait lien entre le spécifique et l’universel. C’est ce qui fait lien entre les sens, le ressenti, et le compris, le rationnel, l’intellect, le conscient.
L’oubli du lien
L’oubli de l’être – thème par lequel on résume bien souvent la pensée de Martin Heidegger – c’est bien plutôt l’oubli du Da-sein, l’oubli de ce qui fait lien, de ce qui fait pont entre l’être et les étants. Par cet oubli, le monde est réduit à quelque chose qui peut être arraisonné. Il est réduit à un dispositif (Gestell). Un dispositif dans lequel les étants (les choses du monde) sont instrumentalisées mais dans lequel nous-mêmes, à force d’avoir voulu être le sujet d’un monde qui serait notre objet, devenons l’objet d’un dispositif. En ce sens, on peut estimer que la modernité était le monde dans lequel les étants sont mis à la disposition de l’homme « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes), et que la post-modernité consiste dans le fait que le rapport sujet-objet perd de son importance, l’homme devenant lui-même un objet de dispositifs, de numérisations, de processus variés, emporté par des flux dont la finalité se laisse de plus en plus difficile à deviner, et en tout cas à maîtriser. C’est ce que l’on a appelé le règne de la technique, ou encore l’insertion dans la mégamachine. Heidegger voit dans cela une ultime métaphysique. Et il lui parait nécessaire de la dépasser pour s’ouvrir à une nouvelle sagesse dans les rapports de l’homme et du monde, à une écosophie (Félix Guattari, Qu’est ce que l’écosophie ?, 2018 – textes de 1985-1992, Les trois écologies, 1989. Le thème de l’écosophie est aussi cher à Michel Maffesoli, avec sa tonalité propre).
Cette nouvelle sagesse peut s’illustrer par une vision du monde comme un Quatriparti (Geviert). Les quatre éléments de ce site (topos) sont la terre, le ciel, les mortels et les dieux. Les mortels : donc les hommes. Ce thème, qui survient dans « Regard dans ce qui est » (Einblick in das was ist), recueil de quatre conférences données à Brême en décembre 1949 (in Questions IV), consiste à voir le monde au-delà de l’option de l’arraisonnement sans limite et sans mise en forme esthétique. Le Quadriparti peut permettre d’imaginer une « reprise » dans notre rapport au monde, une réorganisation de ce rapport, et ainsi une guérison (Verwindung). C’est un thème des Holzwege, des chemins « qui ne mènent nulle part », dit la traduction française, et qui sont en fait, commme le savent bien les randonneurs, des chemins qui mènent quelque part, à condition de savoir s’orienter. Un thème et une façon de surmonter notre crise (Krinein), qui est une maladie du jugement : nous n’arrivons plus à juger, à déjuger, et à décider.
Ce sens de l’être-là (Da-sein), cette présence à la présence, ce « rendez-vous avec nous-mêmes » (Henri Michaux), cette stratégie de l’attention (au monde), c’est peut-être ce qui peut permettre de ressentir l’unicité du sacré, c’est-à-dire le fait qu’il est Un sous de multiples formes, tout comme la Trinité manifeste sous plusieurs formes que Dieu est Un, et en tout cas que la déité est une. Une actualisation plurielle d’une substance commune. Peut être ainsi sera-t-il possible alors de s’approcher d’une certaine sérénité (Gelassenheit), d’une certaine égalité d’âme, qui permette une (relative) paix de l’esprit (apathéia). C’est encore l’attention à la présence de l’être qui désobstruera ce qui bouche le chemin qui relie l’être et les étants. Le Da-sein : encore et toujours.
Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 11 septembre 2024)