« Pour l’Azerbaïdjan, le Karabakh est un problème d’amour-propre, pour les Arméniens, c’est une question de vie ou de mort » (Andrei Sakharov, en 1989).
Depuis la chute de l’URSS en décembre 1991, et les mauvais partages territoriaux issus de la défunte Union soviétique, toutes les Républiques au début de la période post-communiste, ont connu des tentatives sécessionnistes plus ou moins réussies. En Fédération de Russie même, c’est le Tatarstan et surtout la Tchétchénie qui « ont bougé les oreilles ». Si la première est rentrée dans le rang pacifiquement, il aura fallu deux guerres pour « normaliser » la seconde. Et encore, Poutine a-t-il dû concéder une très grande autonomie au « roitelet » local, Ramzan Kadyrov, que l’on dit au plus mal.
La Géorgie a récupéré l’Adjarie, qui partait du côté de la Turquie. Mais elle peut faire son deuil, pour l’instant, de l’Ossétie du Sud qui regarde du côté de ses frères séparés du nord, et de l’Abkhazie, deux entités administratives qui se sont proclamées « Etats indépendants ». En fait, ces deux derniers territoires dépendent beaucoup de la Russie pour leur survie, comme la Transnistrie russophone, qui s’est séparée de la Moldavie, alors que cette dernière fut, un temps, tentée de rejoindre la « Mère patrie » roumaine dont elle a été séparée, suite à la deuxième Guerre mondiale. La Moldavie a réglé pacifiquement les revendications irrédentistes de sa minorité Gagaouze – des Turcs christianisés – en lui accordant une large autonomie.
Un héritage frontalier qui ne passe pas
L’Ukraine nous offre, avec cette stupide guerre entre deux peuples frères slaves, le triste spectacle d’une profonde querelle de frontières. S‘il est indubitable que la Crimée est majoritairement peuplée de Russes qui ont exprimé leur volonté d’être rattachés à Moscou, la ligne est moins claire dans le Donbass. Justement, les accords de Minsk – non respectés par les Ukrainiens soutenus par les Occidentaux – devaient régler pacifiquement le sort de ces provinces riches en minerais et aux populations mêlées. On attend toujours le référendum d’autodétermination initialement prévu, et on connait la suite qui a été donnée. Angela Merkel s’est même vantée d’avoir parrainé avec Macron, les accords de Minsk pour permettre à la clique de Zelinsky de gagner du temps !…
L’Azerbaïdjan et l’Arménie, n’ont pas échappé au conflit territorial
Théoriquement, les États issus de l’URSS devaient garder les frontières identiques à celles qu’ils avaient en son sein. C’est le dogme de « l’intangibilité des frontières » que le droit international prescrivait, comme si ces dernières étaient des « vaches sacrées » ! C’était faire table rase des velléités de peuples à se défaire du carcan stalinien. Ce dernier tyran, pour maintenir un semblant de cohésion dans son vaste Etat multinational, avait appliqué à la lettre la maxime de « diviser pour régner ».
C’est ainsi que des Arméniens – ceux, justement du Nagorny-Karabakh enclavés en Azerbaïdjan – s’étaient retrouvés « prisonniers » d’un pays musulman, alors que les Azéris de même confession mahométane au sein du Nakitchévan, étaient séparés de leur capitale, Bakou, encastrés eux aussi, dans un territoire étranger, en l’occurrence arménien, jouxtant l’Iran.
« Pour arranger les choses » si je puis dire, il n’est pas inutile de rappeler que les Arméniens constituent un vieux peuple de religion chrétienne dont l’identité remonte à l’aube des temps, que les Azéris sont sunnites – comme une majorité de Turcs qui les soutiennent –alors que l’Iran est chiite ! Ce démarquage religieux explique en partie, mais pas seulement, le fond du conflit et les jeux d’alliances.
L’Artsakh proclame son indépendance
Le 2 septembre 1991, quelques mois avant l’éclatement de l’URSS, le Nagorny-Karabakh proclamait sa souveraineté sous le nom de « République d’Artsakh » (RHK), un nom remontant au Moyen Âge. Le 10 décembre suivant, 99,89% des électeurs se prononçaient en faveur de l’indépendance totale. Aussitôt, la guerre éclatait entre les Azéris et les Arméniens. On assistait, comme en Inde en 1947, à des pogroms et à un vaste transfert de populations. Une petite nation forte de 150 000 âmes s’étalant sur environ 7000 km², arborait son nouveau drapeau aux couleurs arméniennes, rouge, bleu et orange. Pas plus le gouvernement d’Erevan que celui d’aucun autre État, ne reconnaissaient cette RHK, un « État de facto. »
Si, dans un premier temps, l’armée azérie était bousculée par les troupes régulières de l’Arménie et celles de l’Artsakh, le président Aliev allait prendre sa revanche à l’automne 2020, massivement aidé par la Turquie – usant et abusant de drones et de mercenaires syriens – et, étrangement, par Israël.
(Sans doute trop content d’avoir un pays musulman reconnaissant son État, et supportant mal, peut-être, la concurrence mémorielle du peuple arménien, victime, lui, aussi, d’un génocide).
La superficie du Haut Karabakh se réduisait comme peau de chagrin, la population fuyant les territoires conquis par l’ennemi. De 160 000 habitants, les effectifs étaient réduits à 120/140 000 Arméniens. Le pire allait arriver en ce mois de septembre 2023.
La Russie, empêtrée dans le conflit ukrainien, oublie ses devoirs
La Russie était l’arbitre. Un contingent de 2000 à 2500 de ses soldats devait jouer le rôle des « casques bleus » aux limites des zones de combat. Un étroit corridor, celui de Latchin, reliait l’Arménie proprement dîte, à l’enclave. Ce modeste et bien fragile cordon ombilical a été coupé lors de la dernière, brève et violente offensive azérie. La Fédération de Russie, préoccupée par son offensive en Ukraine, a « oublié » son alliée arménienne. Pire, le premier ministre arménien Nikol Pachinian, n’a pas envoyé d’aide à ses frères séparés d’Artsakh, contrairement aux deux guerres précédentes. Il s’est dit, toutefois, prêt à accueillir 40 000 réfugiés.
Pour ces derniers, comme les Pieds Noirs et les Harkis en Algérie, c’est « La valise ou le cercueil » ! Ilham Aliev, le dictateur azéri, a beau dire que son objectif est une « réintégration pacifique des Arméniens », et « une normalisation des relations avec Erevan », le bilan catastrophique de ces derniers jours de combats – 200 tués et 400 blessés selon les autorités de Stépanakert, la petite capitale de l’Artshak – n’est pas de bonne augure. Que peuvent espérer ces milliers d’Arméniens affamés, sans médicaments ou presque, dont certains lieux de culte ont déjà été saccagés, alors que les négociateurs de l’Azerbaïdjan, rencontrant les leurs à Yevlakh, à l’ouest de Bakou, exigent purement et simplement une restitution des armes et une reddition sans conditions ?
L’Europe, aux abonnés absents ?
L’institution bruxelloise, par l’intermédiaire de Charles Michel, son président – à quoi sert-il ? – et Ursula Von der Layen, présidente de la Commission, se sont bien « fendus » d’un communiqué, comme le Quai d’Orsay d’ailleurs, mais à quoi cela sert-il, si c’est pour acheter gaz et pétrole au sieur Aliev, qui finance avec ces énergies sa guerre d’extermination des Arméniens, sous l’œil bienveillant d’Ergogan ? Il est vrai que, contrairement à l’Azerbaïdjan, l’Arménie n’a pas un sous-sol très riche et que, par conséquent, elle n’offre pas les mêmes conditions satisfaisantes pour investir.
Un pervers jeu d’alliances
Le sort de l’Arménie se joue en ce moment. La diaspora est, certes, mobilisée. Mais cela suffira-t-il ? Ces gens-là peuvent être très courageux, il n’empêche que sous le nombre et la modernité des armements qui leur font face, ils peuvent succomber. C’est ce qui vient d’arriver à l’enclave. Sera-ce le sort de l’Arménie toute entière demain ? Pachinian a fait un pas de deux en acceptant des manœuvres militaires conjointes avec les États-Unis, ce qui, en pleine guerre d’Ukraine, n’arrange pas ses affaires avec Moscou ! Erreur diplomatique ou tentative de réalignement ? Pour cette capitale, le front arménien était un front secondaire.
Demain, la Turquie exigera peut-être une continuité territoriale avec l’Azerbaïdjan, via l’enclave azérie du Nakhitchevan, et une bande à la frontière irano/arménienne. Continuité du monde turcophone, de l’espace ottoman ? La Géorgie, bien que chrétienne, n’est pas très favorable à l’Arménie, pays particulièrement enclavé et, compte-tenu qu’elle considère Moscou comme un envahisseur, en occupant l’Ossétie du sud et l’Abkhazie, elle frappe à la porte de l’OTAN, tout comme l’Ukraine. Seul l’Iran des Ayatollahs, adversaire du monde sunnite et… du monde occidental – dont Israël ! -, pourrait, paradoxalement, offrir un poumon à Erevan, capitale de l’un des plus vieux royaumes chrétiens !
Des milliards pour l’Ukraine, et rien pour l’Arménie ?
Pour des raisons historiques, pour des raisons morales, nous devons être aux côtés de l’Arménie…
Si nos contrées réputées riches déversent des milliards pour permettre au gouvernement de Zelinsky d’ajouter « de la guerre à la guerre », n’y en aurait-il pas quelques-uns, à offrir à l’Arménie pour la sortir du pétrin ?
Jean-Claude Rolinat (Eurolibertés, 7 octobre 2023)