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souveraineté - Page 14

  • Non, défendre la langue française n'est pas réac !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de Jacques Drillon, cueilli sur le site de l'Obs (ex-Nouvel Observateur) et consacré à la défense de la langue française... Jacques Drillon est journaliste dans la presse musicale, écrivain et linguiste.

     

     

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    Une du quotidien Libération en mai 2013 pour soutenir le projet de loi du ministre de l'enseignement supérieur destiné notamment à introduire l'enseignement en anglais à l'université...

     

    Non, défendre la langue française n'est pas réac !

    Il existe des rayons bio dans tous les hypermarchés, mais nous parlons une langue traitée à mort. Dans son livre «De quel amour blessée», le poète et essayiste Alain Borer institue la notion de «réchauffement linguistique»... C'est cela: nous cherchons à préserver notre eau, notre air, notre sol, nous voulons conserver notre modèle social, notre système de santé, le peu d'industrie qu'il nous reste, nous ravalons les façades d'immeubles, nous protégeons notre patrimoine, mais celui qui s'avise de défendre le français passe pour un barbon, un vieux ronchon hors course - et de droite, par-dessus le marché.

    C'est automatique. Au mieux, il passe pour un poseur, un fayot, un intello. Et pourtant, le français, ce que nous avons de plus précieux, se porte mal. Sa maladie est interne, elle est externe - dans les deux cas volontaire, provoquée, et même revendiquée. Et c'est le plus tragique. L'Etat nous y invite le plus souvent, et c'est le plus absurde.

    Méthodiquement, nous appauvrissons notre vocabulaire. Nous avions deux mots, nous n'en avons plus qu'un : nous avions homonyme (= de même nom) et éponyme (= qui donne son nom), nous n'avons plus qu'éponyme, qui paraît plus chic; nous tirons les conséquences, au lieu des conclusions, nous laissons proliférer les pléonasmes (préparer à l'avance, risque potentiel), nous répétons à la fois (il est à la fois beau, et à la fois riche) parce que nous ne réfléchissons plus à ce que nous disons; nous pervertissons la syntaxe, toujours dans le sens de l'appauvrissement: abuser une femme veut dire la flouer, abuser d'une femme veut dire la violer, et nous ne disons plus qu'abuser une femme (la violer).

    Ajoutons que cela fait suite à la quasi-suppression du verbe violer, lui-même proscrit, parce que trop précis - et nous avons appris à haïr la précision (on n'apprend plus à écrire en cursive, à l'école, mais en attaché). L'anglais y aide: nous avions déroulement, emploi du temps, délai, moment, synchronisation, minutage, nous n'avons plus qu'un seul mot, timing, qui les dit tous, donc aucun.

    Méthodiquement, nous distordons le lien entre écriture et prononciation, puisque nous accueillons les mots anglais sans les franciser dans leur orthographe et en les prononçant à l'anglaise, aïePhone, même s'ils sont français d'origine (entendu l'autre jour: «Il est pauvre comme djob.»). Nous cherchons à tout prix à intégrer les immigrés, mais leurs mots, eux, peuvent rester fichés dans le français sans qu'on en souffre le moins du monde. Nous faisons du communautarisme linguistique.

    Méthodiquement, nous raccourcissons les mots de plus de deux syllabes à coups d'apocopes qui laissent entendre que la rapidité vaut mieux que tout: le docu, le bénef, l'ordi, l'homo, l'info, à tout' ou encore le réac... Ne sommes-nous pas passés, ici même, du «Nouvel Observateur» à «l'Obs»? Nostra culpa. Le raccourcissement, multiplié par l'appauvrissement du vocabulaire, donne des résultats atroces, des images figées, des stéréotypes, comme dans le «langage SMS»: mdr (mort de rire), asv (âge sexe ville)...

    Méthodiquement, nous décourageons toute la créativité lexicale, ricanons des mots nouveaux (courriel, bogue), non parce qu'ils sont recommandés par les autorités, mais uniquement parce qu'ils sont d'apparence française: nous voulons faire perdre toute tonicité à notre langue, parce que c'est la nôtre.

    Et si nous l'encourageons, comme dans la féminisation des noms de titres et fonctions, c'est pour mieux oublier qu'il existait en français une classe de mots dits épicènes (des deux genres), comme un ou une enfant, un ou une secrétaire, un ou une cinéaste, et qu'il suffisait de l'élargir à professeur, auteur, chef sans aller jusqu'aux barbarismes que sont professeure, auteure, cheffe... L'impayable féministe Geneviève Fraisse n'a-t-elle pas parlé des «sans-papières» d'Amsterdam?

    Que le niveau d'orthographe des élèves ait baissé, plus personne ne le conteste (c'est vrai des élèves, c'est vrai des professeurs). Mais la nouveauté est que la faute ne touche plus la seule orthographe d'usage: les pratiques ont toujours un peu flotté sur ces questions, sans qu'on ait à s'en offusquer: combien d'r à embarrasser? quel est le genre du mot écritoire?

    Le français est aussi un jeu de société très prisé, et parfois difficile; non, la faute nouvelle concerne la nature grammaticale des mots, la différence qu'on établit entre un verbe et une préposition, entre un adjectif et un article: je mais mon manteau, je m'est mon manteau... Cette confusion est infiniment plus grave, plus profonde, justement parce qu'il s'agit d'une confusion, non d'une erreur.

    Que la nature des mots ne soit plus fixée, que la construction des verbes soit laissée au hasard, l'emploi des temps anarchique, et c'est toute la logique grammaticale qui s'effondre comme un pan de falaise. Que l'oral et l'écrit divorcent (une part de bri, une règle de gramaire, deux heuros), et c'est un autre pan qui s'écroule.

    Que des hommes politiques (le «care» de Martine Aubry !) ne parlent bien qu'une seule langue, la langue de bois, et c'est encore un pan de moins.

    Que les organismes publics matraquent des fautes cent fois par jour, et c'est la noyade. La SNCF s'excuse «pour la gêne occasionnée», sans complément d'agent (occasionnée par), et vous recommande: «Assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le train» (au lieu de que vous n'avez). La langue est un lien multiple, mais elle est elle-même faite de liens, elle est une construction compliquée, un appareil fragile dont chaque constituant est indispensable à l'équilibre général.

    Et nous nous y prenons toujours de travers. Mauvais choix, stratégies inefficaces, lois inapplicables et/ou inappliquées. Prenons le cas de l'anglais.

    L'Etat s'est montré ferme à cet égard en une première occasion: en 1539, dans l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qui instituait le français, aux dépens du latin, comme seule langue dans les documents publics (administration, justice) - loi toujours en vigueur. Une deuxième fois, en 1975, en stipulant:

    Une troisième fois, par la loi Toubon (1994), qui précisait la précédente et visait à donner au consommateur et au citoyen le droit de recevoir toute information utile en français (contrats, modes d'emploi, garanties...). Elle rappelait de surcroît l'article II de la Constitution: «La langue de la République est le français.»

    Mais personne ne sait ce que c'est que la République. En sorte que le Conseil constitutionnel, qui devrait le savoir davantage, eut beau jeu de trancher dans le vif de cette loi, et même, pourrait-on dire, de la châtrer, au nom de la liberté d'expression, qui a parfois bon dos. Furent exclues du champ de son application la publicité, la télévision, la radio. Ne restait plus que le «service public», pas mieux cerné que la République.

    Et puis, plus récemment, la loi Fioraso, votée en 2013 par une petite trentaine de députés, autorise les enseignements en langue étrangère (= anglaise), une première depuis Villers-Cotterêts. Et «le Quotidien du peuple» chinois s'étonne: «En formant ses élites en anglais, la France envoie un mauvais signal aux pays francophones.»

    Pendant ce temps-là, pendant ces allers-retours, ces ordres et contrordres, l'anglo-américain imbibe toutes les couches du sol linguistique français comme le nitrate breton. Certes, la langue évolue, nul ne le nie, encore qu'on comprenne toujours La Fontaine et Ronsard, mais peut-être faudrait-il lui éviter d'arriver en phase terminale.

    L'anglais est le symbole d'une société «ouverte à l'autre» (l'autre, c'est l'Américain), qui suit son temps et l'évolution technique (ils disent «technologique»). Bref, d'une société «moderne». Fausse modernité, modernité de province. Jeunesse de vieux. Ce qu'était Paris à la province, l'Amérique l'est devenue à la France. C'est la même pensée de Formica, qui somnole après le boeuf en daube, rideau de fer tiré, le dimanche après-midi, sur le magasin Au Bon Chic parisien.

    Les mots anglais, c'est plus coule, c'est plus feune, c'est pas comme chez nous. On a l'air moins bête en commandant en anglais, chez Quick, un pepper crazy chicken: comment le faire en français sans rougir?

    L'anglais est aussi un voile pudique jeté sur la stupidité: voilà une pensée retendue, botoxée jusqu'aux oreilles, une pensée de jeunes nés vieillards. Cela vous attire le chaland, une enseigne en anglais, cela brille dans les esprits. Optic 2000, c'est quand même plus vivant qu'Optique 2000, non? Vivant, mais si tarte, et qui date d'une époque où l'an 2000 était encore loin devant !

    Quand arrive ici une troupe de danse japonaise, et qu'il faut mettre son nom sur l'affiche, on le traduit en anglais. Pourquoi ? Nous n'osons même plus être banals, nous ne disons plus à bientôt, mais see you soon. Nous irons bientôt acheter nos lunettes chez Affleloo.

    Honte d'être ce qu'on est, haine de ce qu'on est. Empressement devant tout mot qui permet de se faire remarquer, comme dans une loge d'Opéra, parmi ceux qui sont au courant les premiers. La soif d'anglais est un simulacre, donc une illusion. Elle s'arbore comme ces marques, apposées visiblement sur les vêtements pour faire croire qu'on est autre. Ou pour faire croire qu'on est riche, alors qu'on vit dans un taudis.

    La soif d'anglais, c'est le syndrome du crocodile, cousu sur les polos des banlieusards ou les chemisettes des bourgeois, et qui signifie seulement: vêtement cher. En être ou ne pas en être, là est la question. Voyez la hâte piteuse avec laquelle nous avons dit Beijing pour Pékin. Comme nous aimons perdre ! Comme nous aimons notre servitude ! Quelle fierté nous tirons de notre propre abaissement ! Comme elle était heureuse, Christine Ockrent, de pouvoir interroger en anglais Shimon Peres, qui parle parfaitement le français ! Quelle impatience dans l'humiliation !

    Car enfin, pourquoi disons-nous c'est un peu short ou j'ai dispatché le job? Que disons-nous de plus qu'avec c'est un peu court, ouj'ai réparti le travail? Dans son livre magnifique, violent, précis, impitoyable, Alain Borer cite le secrétaire de Marguerite de Navarre: «On n'a jamais écrit aucune chose en autres langues qui ne se puisse bien dire en celle-ci.»

    C'était en 1545... Et aujourd'hui, on se rappelle le premier discours de Giscard d'Estaing président, qui était en anglais (si on peut appeler ça de l'anglais), et l'on se rappelle aussi qu'en se félicitant de nos derniers prix Nobel, Manuel Valls, qui par ailleurs se ridiculise avec son anglais d'école primaire, a cru faire « un pied de nez au «french bashing"», sans comprendre qu'en utilisant ce terme, il confirmait le french bashing, il en faisait lui-même, du french bashing, il se tirait une balle dans le pied. Et dans le nôtre.

    La vraie modernité est celle des prises de conscience. Nous sommes à l'âge des conséquences, des effets pervers, et de leur prise en compte vigoureuse. On ne peut plus vivre comme avant, lorsqu'on consommait vingt litres aux cent. Cette époque est révolue. Il n'y a plus que les bourges inconscients et satisfaits de l'être pour rouler en 4×4 dans le Marais.

    Nous avons fait notre plein d'incurie, de laisser-aller, d'ultralibéralisme; le temps est venu de réagir, de contrôler notre consommation d'anglais. Faute de quoi nous ne serons plus nous-mêmes, et notre place dans le monde, intellectuelle, économique, politique, se réduira à celle du foie gras et du champagne - qui pèsent peu face au limited edition burger. D'autant que nous parlerons toujours moins bien l'anglais que nos maîtres américains, et que cette infériorité se paie.

    Méditons ce fait : au Japon, où la concurrence n'existe plus, Amazon fait payer le port de ses envois. S'il est quasi gratuit ici, c'est que les libraires existent encore, que nous résistons, et qu'on nous courtise. Or, tandis que huit Tibétains s'immolent par le feu pour défendre leur langue, le ministère des Affaires étrangères («gardien de la francophonie», rappelle Borer) appose une grande affiche publicitaire pour l'A380: «France is in the air.»

    Borer cite de Gaulle : «Il y a d'autres peuples qui veulent nous interdire de parler notre langue», et rappelle que le film français qui se fait couronner aux Etats-Unis est un film muet (titré en anglais tout de même: The Artist); que le groupe français qui a remporté tous les prix est Daft Punk, dont les musiciens ne disent ni ne chantent un mot de français, pour un album intitulé Random Access Memories.

    Le Maître ne récompense que ses fidèles sujets. Le Maître fait mine d'ignorer que 63% de son vocabulaire est d'origine française. L'ancien maître du Maître, George W. Bush, a dit pour fustiger notre passivité: «The problem with the French is that they don't have a word for entrepreneur.» Pardon, c'est intraduisible - mais savoureux.

    Si l'on arpente un boulevard parisien, on constate qu'une enseigne sur trois est rédigée en anglais : Al Shoes, Choco Story, Carrefour City; les cafés vous proposent de consommer pour moins cher aux happy hours (le bistrot conquis par l'économie de marché). Les titres de films, de séries télévisées, ne sont plus jamais traduits, mais «Euronews», «Money drop», «Teleshopping», «Anarchy», «WorkinGirls», «Hero Corp» sont des productions françaises...

    Peut-être pourrions-nous (disons la chose en bon français) arrêter de déconner? Cet effondrement est le meilleur moteur de l'asservissement, car il a trouvé le moyen de se faire appeler progrès: une tricherie dans les termes, signature habituelle du totalitarisme en train de s'instituer.

    Jacques Drillon (L'Observateur, 30 novembre 2014)

    De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française,
    par Alain Borer, Gallimard, 352 pages, 22,50 euros.

    PS : Que faire ?

    La restauration d'un français sain, fort et moderne, passera par l'école, pour les bases orthographiques et syntaxiques, et par la presse et la publicité, pour la formation continue...

    Le Québec, petite province en état de siège linguistique, a pris des mesures extrêmement efficaces (dans sa Charte, connue sous le nom de loi 101), quoique peu coercitives. Elles sont principalement préventives: par exemple, un magasin doit faire agréer son nom par une commission. «La plupart du temps, en cas de litige, nous discutons. Mais cela peut parfois aller jusqu'au tribunal», rapporte Jean-Pierre Blanc, porte-parole de l'Office québécois de la Langue française.

    En France, nous ne sommes plus en état de siège, puisque le cheval de Troie est entré depuis longtemps dans nos murs, et que nous sommes aux petits soins pour lui. La lutte sera donc sauvage. Bien entendu, le gouvernement et les services publics sont tenus d'être irréprochables, de respecter et de faire respecter les lois existantes. Mais la presse, la publicité et la télévision doivent, d'elles-mêmes, spontanément, leur emboîter le pas. Epaulés ou non par la loi.

    Si le président de France Télévisions ou le directeur d'Europe 1 dit: «A partir de maintenant, nous parlons français, nous ne dirons plus à l'antenne qu'un groupe a publié son disque sur le label Universal, mais chez Universal», le personnel obéira. On a vu à quelle vitesse, en quelques jours, Radio-France est passée d'Etat islamique, qui voudrait se travestir en Etat, à Groupe Etat islamique: la consigne a été comprise.

    De même qu'on éteint la lumière en sortant et qu'on ferme le robinet pendant qu'on se brosse les dents, on peut dire facilement équipe et non plus team, groupe et non plus pool. Nous devrons le faire seuls.

    Nous n'avons guère à attendre de l'Académie française, dont le pouvoir est asymptotique, qui n'est formée ni de linguistes, ni de lexicographes, et ne peut que se lamenter de la fuite du temps, de ce temps où il fallait un décret du roi pour admettre que, oui, le sang circule dans les vaisseaux sanguins. Mais la Délégation générale à la Langue française (Franceterme.culture.fr) propose des équivalents, souvent excellents, à tous les nouveaux mots anglais réputés intraduisibles.

    En attendant, commençons par ne pas traduire en anglais ce qui existe en français.

    J. Dr.

     

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  • Ecosse, Catalogne, Corse, Pays basque : même combat ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Paul Brighelli, cueilli sur son blog Bonnet d'âne et consacré à la poussée des régionalismes identitaires. Une analyse intéressante (et étonnante de la part de son auteur) sur un sujet profondément ambivalent...

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    Ecosse, Catalogne, Corse, Pays basque : même combat !

    Les Ecossais ont donc majoritairement voté No au référendum sur l’indépendance : le contraire aurait été surprenant, vu le matraquage opéré non seulement par les Anglais, soudain inquiets de perdre le contrôle de la poule aux œufs d’or, mais globalement par le monde entier, soucieux de ne pas encourager un si vilain exemple. Pour l’Europe, particulièrement, malgré le pseudo-exemple allemand, qui serait à la source des recompositions de régions voulues par François Hollande, le type qui n’a jamais fait de géographie, et qui semble croire que le Bordelais lorgne sur le Limousin, l’Auvergne sur Rhône-Alpes et la Corse — ben la Corse, on n’y touche pas, on sait trop bien ce qui arrive aux bâtiments publics quand on les contrarie. Et puis pour l’économie mondialisée, ces histoires de région, cela sonne un peu archaïque. Dans l’optique des Nouveaux Maîtres — Alibaba et Goldmann-Sachs réunis —, la planisphère s’article autour de la Chine industrielle (production) en une très vaste périphérie regroupant le reste du monde (consommateurs). Bref, l’Empire du Milieu mérite à nouveau son nom.
    « À titre personnel, oui, je suis heureuse, parce qu’on n’aime jamais voir les nations qui constituent l’Europe se déliter… », a dit Najat Vallaud-Belkacem sur les ondes de France-Info, en ouverture de son interview du 19 septembre. Ma foi, elle a presque touché du doigt l’essentiel de cette élection ratée — mais une occasion manquée ne peut manquer d’amener une nouvelle occasion plus réussie — en Catalogne par exemple. L’essentiel, c’est que les Etats sont morts, dans le Grand Projet Mondialisé. Le pur jacobin que je suis s’en émeut, mais il constate : « l’Etat, c’est moi », disait Louis XIV — et l’Etat, désormais, c’est Hollande. On mesure la déperdition de sens. Le soleil s’est couché.

    Dans un livre qui vient de paraître (la France périphérique — Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion), le géographe Christophe Guilluy montre fort bien que la France est désormais une galaxie de malaises additionnés tournant autour des « villes mondialisées » que sont Paris et deux ou trois autres centres urbains. Ce qui, explique-t-il, entraîne des réactions, frictions, émeutes et vote FN dans des endroits fort éloignés des bastions historiques du lepénisme. Les cartes de la désindustrialisation et de la montée des extrêmes se superposent exactement. Et après les Bonnets rouges, précise-t-il, on peut s’attendre à d’autres jacqueries — au moment même où je lisais son analyse, les Bretons incendiaient le Centre des impôts de Morlaix. Et la Bretagne, pour tant, est fort éloignée de Hénin-Beaumont ou de Vitrolles. Mais voilà : ce sont désormais les périphéries qui flambent.
    Eh bien, je vois la tentation indépendantiste de l’Ecosse, de la Catalogne ou du Pays basque comme des réactions périphériques au viol permanent opéré par la mondialisation. Ce ne sont pas des réactions contre les Etats — il n’y a plus d’Etat —, mais contre les abolisseurs de frontières, les importateurs de saloperies à deux balles, les financiers transnationaux, contre ceux qui trouvent que le McDo est meilleur que le haggis ou le figatelli, contre les appétits qui pompent du pétrole pour assouvir la City, ou qui exploitent Barcelone pour faire vivre Madrid.
    En fait, soutenir les régions, aujourd’hui, a un sens exactement à l’opposé de ce qu’il a pu avoir en 1940-1944 — il faut être bête comme Askolovitch pour croire qu’exalter le vrai camembert normand est une manœuvre pétainiste. Soutenir les régions, c’est combattre l’uniformisation voulue par les oligarques du gouvernement mondial, et, plus près de nous, les valets de l’ultra-libéralisme qui ont fait de l’Europe le champ de manœuvres de leurs intérêts — les leurs, pas les nôtres.

    Jean-Paul Brighelli (Bonnet d'âne, 22 septembre 2014)

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  • La France doit quitter l'OTAN !...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Régis Debray, publié dans le Monde diplomatique en forme de réponse à Hubert Védrine, après la rédaction par celui-ci d'un rapport adressé au Président de la République et favorable au maintien de la France dans l'OTAN. Le texte date de mars 2013, mais garde plus que jamais sa pertinence, même si on peut ne pas partager toutes les appréciations de son auteur...

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    La France doit quitter l'OTAN

    Cher Hubert,

    Les avis rendus par un « gaullo-mitterrandien » — intrépide oxymore — connu pour son aptitude à dégonfler les baudruches pèsent lourd. Ainsi de ton rapport sur le retour de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que t’avait demandé en 2012 le président François Hollande, confiant — et qui ne le serait ? — en ton expertise et en ton expérience. Le bruit médiatique étant inversement proportionnel à l’importance du sujet, il n’y a pas de quoi s’étonner de la relative discrétion qui l’a entouré. Les problèmes de défense ne mobilisent guère l’opinion, et la place de la France dans le monde ne saurait faire autant de buzz que Baby et Népal, les éléphantes tuberculeuses du zoo de Lyon. Sauf quand une bataille d’Austerlitz nous emplit de fierté, comme récemment avec cette héroïque avancée dans le désert malien qui, sans trop de morts ni coups de feu, fit reculer dans la montagne des bandes errantes de djihadistes odieux.

    Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait « normalisation et banalisation » du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininterrompu depuis mai 1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants (1).

    Le système pyramidal serait devenu un forum qui n’engage plus à grand-chose, un champ de manœuvre où chaque membre a ses chances, pourvu qu’il sache parler fort. Bref, cette OTAN affaiblie ne mériterait plus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, de loin, plus florissante que cela. Considérablement étendue. Douze pays en 1949, vingt-huit en 2013 (avec neuf cent dix millions d’habitants). Le pasteur a doublé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pris en charge les frappes aériennes). Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privée d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau benign neglect des Etats-Unis qui aurait à tes yeux changé la donne. Washington a viré de bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général. D’où des jeux de scène à la Marivaux : X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamourée fixe ses regards vers l’Américain, qui, fasciné, tourne les siens vers l’Asie.

    Le Vieux Continent a l’air fin, mais le cocu ne s’en fait pas trop. Il demande seulement quelques égards. Nous, Français, devrions nous satisfaire de quelques postes honorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons (Belgique), de vagues espoirs de contrats pour notre industrie, et de quelques centaines d’officiers dans les bureaux, réunions et raouts à foison.

    La relation transatlantique a sa dynamique. Evident est le déclin relatif de la puissance américaine dans le système international, mais le nôtre semble être allé encore plus vite. L’OTAN n’est plus ce qu’elle était en 1966 (2) ? Peut-être, mais la France non plus.

    Nos compatriotes broient déjà assez du noir pour leur éviter la cruauté d’un avant/après en termes de puissance, de rayonnement international et d’indépendance d’allure (« indépendance », le leitmotiv d’hier, étant désormais gommé par « démocratie »). Emploi, services publics, armée, industrie, francophonie, indice des traductions, grands projets : les chiffres sont connus, mais passons. En taille et en volume, le rapport reste ce qu’il était : de un à cinq. En termes de tonus et de vitalité, il est devenu de un à dix.

    Une nation normalisée et renfrognée

    Etats-Unis : une nation convaincue de son exceptionnalité où la bannière étoilée est hissée chaque matin dans les écoles et se promène en pin’s au revers des vestons, et dont le président proclame haut et fort que son seul but est de rétablir le leadership mondial de son pays. « Boosté » par la révolution informatique qui porte ses couleurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses entreprises, du nouvel écosystème numérique, il n’est pas près d’en rabattre. Sans doute, avec ses Latinos et ses Asiatiques, peut-on parler d’un pays posteuropéen dans un monde postoccidental, mais s’il n’est plus seul en piste, avec la moitié des dépenses militaires du monde, il peut garder la tête haute. Et mettre en œuvre sa nouvelle doctrine : leading from behind diriger sans se montrer »).

    France : une nation normalisée et renfrognée, dont les beaux frontons — Etat, République, justice, armée, université, école — se sont évidés de l’intérieur comme ces nobles édifices délabrés dont on ne garde que la façade. Où la dérégulation libérale a rongé les bases de la puissance publique qui faisait notre force. Où le président doit dérouler le tapis rouge devant le président-directeur général de Google, acteur privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire d’Etat. Sidérante diminutio capitis (3). Nous avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais le reste, le régalien…

    Le Français de 1963 (4), s’il était de gauche, espérait en des lendemains chanteurs ; et s’il était de droite, il avait quelque raison de se croire le pivot de la construction européenne, avec les maisons de la culture et la bombe thermonucléaire en plus. Celui de 2013 ne croit en rien ni en personne, bat sa coulpe et a peur autant de son voisin que de lui-même. Son avenir l’angoisse, son passé lui fait honte. Morose, le Français moyen ? C’est sa résilience qui devrait étonner. Pas de suicide collectif : un miracle.

    Garder une capacité propre de réflexion et de prévision ? Indispensable, en effet. Quand notre ministre de la défense vient invoquer, pour expliquer l’intervention au Mali, la « lutte contre le terrorisme international », absurdité qui n’a même plus cours outre-Atlantique, force est de constater un état de phagocytose avancée, quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout « terrorisme » (un mode d’action universel) les salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie conduit à se demander si, à force d’être interopérable, on ne va pas devenir interimbécile.

    Le défi que tu lances — agir de l’intérieur — exige et des capacités et une volonté.

    1. Pour montrer « exigence, vigilance et influence », il faut des moyens financiers et des think tanks compétitifs. Il faut surtout des esprits originaux, avec d’autres sources d’inspiration et lieux de rencontre que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington ou l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres. Où sont passés les équivalents des maîtres d’œuvre de la stratégie nucléaire française, les généraux Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre Marie Gallois ou Lucien Poirier ? Ces stratèges indépendants, s’ils existent, ont apparemment du mal à se faire connaître.

    2. Il faut une volonté. Elle peut parfois tirer parti de l’insouciance générale, qui n’a pas que des mauvais côtés. Elle a permis à Pierre Mendès France, dès 1954, et à ses successeurs de lancer et de poursuivre en sous-main la fabrication d’une force de frappe nucléaire. Or l’actuelle démocratie d’opinion porte en première ligne, gauche ou droite, des hommes-baromètres plus sensibles que la moyenne aux pressions atmosphériques. On gouverne à la godille, le dernier sondage en boussole et cap sur les cantonales. En découdre dans les sables avec des gueux isolés et dépourvus d’Etat-sanctuaire, avec un bain de foule à la clé, tous nos présidents, après Georges Pompidou, se sont offert une chevauchée fantastique de ce genre (hausse de la cote garantie). Heurter en revanche la première puissance économique, financière, militaire et médiatique du monde reviendrait à prendre le taureau par les cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la maison. La croyance dans le droit et dans la bonté des hommes n’entraîne pas à la virtu, mais débouche régulièrement sur l’obéissance à la loi du plus fort. Le socialiste de 2013 prend l’attache du département d’Etat aussi spontanément qu’en 1936 celui du Foreign Office. Le pli a la vie dure. WikiLeaks nous a appris que, peu après la seconde guerre d’Irak, l’actuel ministre de l’économie et des finances M. Pierre Moscovici, alors chargé des relations internationales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer les représentants de l’OTAN sur les bons sentiments de son parti envers les Etats-Unis, jurant que s’il remportait les élections, il ne se conduirait pas comme un Jacques Chirac. M. Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de l’ambassadeur américain à Paris, le 24 octobre 2005, sa colère contre le discours de M. Dominique de Villepin à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003, en précisant que, lui président, il serait resté silencieux (5). Demander à l’ex-« gauche américaine » de ruer dans les brancards est un pari hasardeux. Napoléon en 1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sous la mitraille.

    L’« embêteuse du monde »

    Dans l’ADN de nos amis socialistes, il y a un gène colonial et un gène atlantiste. Personne n’est parfait. On peut échapper à la génétique, bien sûr, mais à sa génération ? On a les valeurs de ses épreuves. François Mitterrand et Gaston Defferre, MM. Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement avaient l’expérience de la guerre, de la Résistance, de l’Algérie. L’Amgot (6), Robert Murphy (7) à Vichy et les crocs-en-jambe de Franklin Delano Roosevelt flottaient encore dans les têtes, à côté du débarquement et des libérateurs de 1944. La génération actuelle a la mémoire courte et n’a jamais pris de coups sur la figure. Grandie dans une bulle, elle traverse dans les clous. Et subit l’obligation d’être sympa. Ceux qui cassent la baraque ne sont jamais sympas. Chaque fois que la France fut l’« embêteuse du monde », elle s’est mis à dos tout ce qui compte chez elle, grands patrons, grands corps et grande presse (lire « Les lobbyistes de Washington », dans « Citations et extraits »). Le sursaut que tu préconises exigerait une mise sous tension des appareils d’Etat et des habitudes, avec sortie du placard, des mal-pensants, qu’on taxera soit de folie, soit de félonie (les nouveaux chiens de garde étant mieux introduits que les anciens). Il jure avec le « passer entre les gouttes » qui fait loi dans un milieu où tout « anaméricain » est baptisé antiaméricain. D’autant que « les Américains, ça leur fait l’effet d’une insulte dès que nous n’acceptons pas d’être leurs satellites » (de Gaulle, encore). Surtout quand le rapport de force se noie dans la décontraction, prénom, tutoiement et tapes dans le dos.

    « Clarifier, dis-tu, notre conception de l’Alliance » ? Oui, et ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Tu parles clair, avec faits et chiffres. Mais c’est la langue de coton qui règne, mélasse d’euphémismes où nous enlisent les technostructures atlantique et bruxelloise, avec leurs prétendus experts. Nous parlons par exemple de commandement intégré, quand c’est le leader qui intègre les autres, mais garde, lui, sa liberté pleine et entière. L’intégration n’a rien de réciproque. Aussi les Etats-Unis sont-ils en droit d’espionner (soudoyer, intercepter, écouter, désinformer) leurs alliés qui, eux, se l’interdisent ; leurs soldats et leurs officiers ne sauraient avoir de comptes à rendre devant la justice internationale, dont seuls leurs alliés seront passibles ; et nos compagnies aériennes sont tenues de livrer toutes informations sur leurs passagers à des autorités américaines qui trouveraient la réciproque insupportable.

    Chaque stéréotype est ainsi à traduire. « Apporter sa contribution à l’effort commun » : fournir les supplétifs requis sur des théâtres choisis par d’autres. « Supprimer les duplications inutiles dans les programmes d’équipement » : Européens, achetez nos armes et nos équipements, et ne développez pas les vôtres. C’est nous qui fixons les standards. « Mieux partager le fardeau » : financer des systèmes de communication et de contrôle conçus et fabriqués par la métropole. « L’Union européenne, ce partenaire stratégique avec une place unique aux yeux de l’administration américaine » — alors que l’hypopuissance européenne n’est pas un partenaire, mais un client et un instrument de l’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et non deux chaînes de commandement dans l’OTAN. Le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur) est américain ; et américaine, la présidente du groupe de réflexion chargé de la prospective (Mme Madeleine Albright, ancienne ministre des affaires étrangères).

    Cette novlangue poisseuse est indigne d’une diplomatie française qui, de Chateaubriand à Romain Gary, a eu le culte du mot juste et le goût de la littérature, qui est l’art d’appeler un chat un chat. Le premier temps d’une action extérieure, c’est la parole. La formule qui réveille. Le mot cru. De Gaulle et Mitterrand les pratiquaient allègrement. Tu as connu le second de près. Et le premier, en privé et dès 1965 en public, qualifiait l’OTAN de protectorat, hégémonie, tutelle, subordination. « Allié, non aligné » veut dire d’abord : retrouver sa langue, ses traces et ses valeurs. « Sécurité » accolé à « défense », fétichisme technologique et aspiration à dominer le monde (d’origine théologique) jurent avec notre personnalité laïque et républicaine. Pourquoi donc la gauche au gouvernement devrait-elle entériner ce qu’elle a condamné dans l’opposition ?

    Pour ma part, je m’en tiens à l’appréciation de M. Gabriel Robin, ambassadeur de France, notre représentant permanent auprès de l’OTAN et du Conseil de l’Atlantique nord de 1987 à 1993. Je le cite : « L’OTAN pollue le paysage international dans toutes les dimensions. Elle complique la construction de l’Europe. Elle complique les rapports avec l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] (mais ce n’est pas le plus important). Elle complique les rapports avec la Russie, ce qui n’est pas négligeable. Elle complique même le fonctionnement du système international parce que, incapable de signer une convention renonçant au droit d’utiliser la force, l’OTAN ne se conforme pas au droit international. Le non-recours à la force est impossible à l’OTAN car elle est précisément faite pour recourir à la force quand bon lui semble. Elle ne s’en est d’ailleurs pas privée, sans consulter le Conseil de sécurité des Nations unies. Par conséquent, je ne vois pas très bien ce qu’un pays comme la France peut espérer de l’OTAN, une organisation inutile et nuisible, sinon qu’elle disparaisse (8). »

    Inutile, parce qu’anachronique. A l’heure où chaque grand pays joue son propre jeu (comme on le voit dans les conférences sur le climat, par exemple), où s’affirment et s’exaspèrent fiertés religieuses et identités culturelles, ce n’est pas bâtir l’avenir que de s’enrôler. Sont à l’ordre du jour des coalitions ad hoc, des coopérations bilatérales, des arrangements pratiques, et non un monde bichrome et manichéen. L’OTAN est une survivance d’une ère révolue. Les guerres classiques entre Etats tendent à disparaître au bénéfice de conflits non conventionnels, sans déclarations de guerre ni lignes de front. Au moment où les puissances du Sud s’affranchissent de l’hégémonie intellectuelle et stratégique du Nord (Brésil, Afrique du Sud, Argentine, Chine, Inde), nous tournons le dos à l’évolution du monde.

    Pourquoi nocive ? Parce que déresponsabilitante et anesthésiante. Trois fois nuisible. A l’ONU d’abord, et au respect du droit international, parce que l’OTAN soit détourne à son profit, soit contourne et ignore les résolutions du Conseil de sécurité. Nuisible à la France, ensuite, dont elle tend à annuler les avantages comparatifs chèrement acquis, en l’incitant à faire siens par toutes sortes d’automatismes des ennemis qui ne sont pas les nôtres, en diminuant notre liberté de parler directement avec tous, sans veto extérieur, en ruinant son capital de sympathie auprès de nombreux pays du Sud. Nous sommes fiers d’avoir obtenu d’obligeantes déclarations sur le maintien de la dissuasion nucléaire à côté de la défense antimissile balistique dont le déploiement, en réalité, ne peut que marginaliser à terme la dissuasion du faible au fort, dont nous avons les outils et la maîtrise. Mais peut-être va-t-on nous convaincre que nous vivons, à Paris, Londres et Berlin, sous la terrible menace de l’Iran et de la Corée du Nord…

    Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe-puissance, dont l’OTAN entérine l’adieu aux armes, la baisse des budgets de défense et le rétrécissement des horizons. Si l’Europe veut avoir un destin, elle devra prendre une autre route que celle qui la rive à son statut de dominion (l’Etat indépendant dont la politique extérieure et la défense dépendent d’une capitale étrangère). On comprend que cela soit un bien pour l’Europe centrale et balkanique (notre Amérique de l’Est), car de deux grands frères mieux vaut le plus lointain, et ne pas rester seul face à la Russie. Pourquoi oublier que tout Etat a la politique de sa géographie et que nous n’avons pas la même que celle de nos amis ?

    La « famille occidentale », une mystification

    Rentrer dans le rang pour viabiliser une défense européenne, la grande pensée du règne précédent, témoigne d’un curieux penchant pour les cercles carrés. Neuf Européens sur dix ont pour stratégie l’absence de stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un « pilier européen » ou d’un « état-major européen au sein de l’OTAN ». Le seul Etat apte à des accords de défense conséquents avec la France, le Royaume-Uni, conditionne ceux-ci à leur approbation par Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun. L’Alliance atlantique ne supplée pas à la faiblesse de l’Union européenne (sa « politique de sécurité et de défense commune »), elle l’entretient et l’accentue. En attendant Godot, nos jeunes et brillants diplomates filent vers un « service diplomatique européen » richement doté, mais chargé d’une tâche surhumaine : assumer l’action extérieure d’une Union sans positions communes, sans armée, sans ambition et sans idéal. Sous l’égide d’une non-personnalité.

    Quant au langage de l’« influence », il fleure bon la ive République. « Ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent dire qu’ils sont piétaille » (de Gaulle encore, à l’époque). Ils assurent qu’ils ont de l’influence, ou qu’ils en auront demain. Produire des effets sans disposer des causes relève de la pensée magique. Influer veut dire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine ? Je ne sache pas que M. Barack Obama ait jamais consulté nos influentes autorités nationales avant de décider d’un changement de stratégie ou de tactique en Afghanistan, où nous n’avions rien à faire. Il décide, on aménage.

    La place du brillant second étant très logiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absence d’un siège permanent au Conseil de sécurité, faisant désormais le troisième, nous serons donc le souffleur n° 4 de notre allié n° 1 (et en Afghanistan, nous fûmes bien, avec notre contingent, le quatrième pays contributeur). Evoquer, dans ces conditions, « une influence de premier plan au sein de l’Alliance » revient à faire cocorico sous la table.

    Nous glissions depuis longtemps le long du toit, me diras-tu, et M. Sarkozy n’a fait que parachever un abandon commencé sous ses prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son point d’orgue symbolique avec cette phrase : « Nous rejoignons notre famille occidentale. » Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un champ clos de rivalités ou un système de domination se déguise en famille. Vieille mystification qu’on croyait réservée à la « grande famille des Etats socialistes ». D’où l’intérêt d’en avoir plusieurs, des familles naturelles et des électives, pour compenser l’une par l’autre.

    Sentimentalement, j’appartiens à la famille francophone, et me sens autant et plus d’affinités avec un Algérien, un Marocain, un Vietnamien ou un Malgache qu’avec un Albanais, un Danois ou un Turc (tous trois membres de l’OTAN). Culturellement, j’appartiens à la famille latine (Méditerranée et Amérique du Sud). Philosophiquement, à la famille humaine. Pourquoi devrais-je m’enfermer dans une seule ? Pourquoi sortir de la naphtaline la notion chérie de la culture ultraconservatrice (Oswald Spengler, Henri Massis, Maurice Bardèche, les nervis d’Occident (9)), qui ne figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlantique nord de 1949, qui n’apparaît presque jamais sous la plume de de Gaulle et que je ne me souviens pas avoir entendue dans la bouche de Mitterrand ?

    En réalité, si l’Occident doit aux yeux du monde s’identifier à l’Empire américain, il récoltera plus de haines que d’amour, et suscitera plus de rejet que de respect. Il revenait à la France d’animer un autre Occident, de lui donner un autre visage que Guantánamo, le drone sur les villages, la peine de mort et l’arrogance. Y renoncer, c’est à fois compromettre l’avenir de ce que l’Occident a de meilleur, et déjuger son propre passé. Bref, nous avons raté la marche.

    Mais au fond, pourquoi monter sur ses grands chevaux ? Il se pourrait bien que la métamorphose de l’ex-« grande nation » en « belle province » vers quoi on se dirige — sans tourner les yeux vers le Québec, hélas, où des stages de formation seraient les bienvenus — serve finalement notre bonheur et notre prospérité. De quoi se plaint-on ? Intervenir manu militari dans l’ancien Soudan [Mali], sans concours européen notable, avec une aide technique américaine (dont les satellites d’observation militaires, contrairement aux nôtres, ne sont pas repérables et traçables sur la Toile), n’est-ce pas, pour un pays très moyen (1 % de la population et 3 % du produit intérieur brut de la planète), amplement suffisant pour l’amour propre national ? Que demander de plus, au-delà d’un retrait rapide de nos troupes pour éviter l’ensablement ?

    Je n’ignore pas qu’un disciple de Raymond Aron, l’ex-procureur de la « force de frappe » et chef de l’école euro-atlantique, puisse saluer comme un beau geste envers notre vieil allié le fait de rallier sa bannière au mauvais moment. Ce juste retour de gratitude, après 1917 et 1944, a pu tourner la tête d’un enfant de la télé et de John Wayne fier de pouvoir jogger dans les rues de Manhattan avec un tee-shirt NYPD.

    Et si on prend un peu plus de hauteur, toujours derrière Hegel, il se pourrait bien que l’américanisation des modes de vie et de penser (rouleau compresseur qui n’a pas besoin de l’OTAN pour poursuivre sa course) ne soit que l’autre nom d’une marche en avant de l’individu commencée avec l’avènement du christianisme. Et donc une extension du domaine de la douceur, une bonne nouvelle pour les minorités et dissidences de toutes espèces, sexuelles, religieuses, ethniques et culturelles. Une étape de plus dans le processus de civilisation, comme passage du brut au raffiné, de la rareté à l’abondance, du groupe à la personne, qui vaut bien qu’on en rabatte localement sur la gloriole. Ce qui peut nous rester d’une vision épique de l’histoire, ne devrions-nous pas l’enterrer au plus vite si l’on veut vivre heureux au XXIe siècle de notre ère, et non au XIXe ?

    Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger, Hanoï, Caracas… Des millions de morts, des déluges de souffrances indicibles, dans quel but, finalement ? Il m’arrive de penser que notre indifférence au destin collectif, le repli sur la sphère privée, notre lente sortie de scène ne sont pas qu’un lâche soulagement mais l’épanouissement de la prophétie de Saint-Just, « le bonheur est une idée neuve en Europe ». En conséquence de quoi il y a plus de sens et de dignité dans des luttes pour la qualité de l’air, l’égalité des droits entre homos et hétéros, la sauvegarde des espaces verts et les recherches sur le cancer que dans de sottes et vaines querelles de tabouret sur un théâtre d’ombres.

    Affres et atouts mêlés de la virilité

    Vénus après Mars. Vénus supérieure à Mars ? Après tout, si la femme est l’avenir de l’homme, l’effémination des valeurs et des mœurs qui caractérisera le mieux l’Europe d’aujourd’hui aux yeux des historiens de demain est une bonne nouvelle. Se rangeront sous cette rubrique, au-delà des belles victoires du féminisme et de la parité, le dépérissement du nom du père dans la dévolution du nom de famille, le remplacement du militaire par l’humanitaire, du héros par la victime, de la conviction par la compassion, du chirurgien social par l’infirmière, du cure par le care cher à Mme Martine Aubry. Adieu faucille et marteau, bonjour pincettes et compresses.

    « Ce n’est pas avec l’école, ce n’est pas avec le sport que nous avons un problème, c’est avec l’amour. » Ainsi parlait non Zarathoustra mais M. Sarkozy, chef d’Etat (à Montpellier, le 3 mai 2007). Nietzsche aurait hurlé, mais Ibn Khaldoun lui aurait tiré la manche. Tu sais que, dans son Discours sur l’histoire universelle, ce philosophe arabe et perspicace (1332-1406) observe que les Etats voient le jour grâce aux vertus viriles et disparaissent avec leur abandon. Puritanisme de Bédouin on ne peut plus incorrect, mais description intéressante de l’entropie des civilisations. « Comme le ver file sa soie, puis trouve sa fin en s’empêtrant dans ses fils… »

    Un Ibn Khaldoun saluerait peut-être le talent des Etats-Unis d’Amérique pour freiner le processus et retarder la fin. Tout en poussant hors périmètre, par leurs technologies et leurs images, aux joies de l’hyperindividualisme et du quant-à-soi festif, ils conservent par-devers eux les affres et les atouts mêlés de la virilité : culte des armes, gaz de schiste, budget militaire écrasant, massacres dans les écoles, patriotisme exacerbé. Phallocrates et souverainistes pour ce qui les concerne, mais soutenant ailleurs ce qu’on pourrait appeler la féminisation des cadres et des valeurs. Les derricks pour eux, les éoliennes pour nous. D’où une Europe plus écologique et pacifique et paradoxalement moins traditionaliste que l’Amérique elle-même. Pendant que notre littérature et notre cinéma cultivent l’intime, les leurs cultivent la fresque historique et sociale. Steven Spielberg élève une statue à Lincoln, la Central Intelligence Agency (CIA) nous met la larme à l’œil avec ses agents — voir Argo. OSS 117, avec Jean Dujardin, nous fait pleurer, mais de rire.

    Bref, si le problème c’est Hegel, et la solution Bouddha, mes objections tombent à l’eau. Je ne l’exclus pas a priori. Mais c’est une autre discussion. En attendant, je me félicite de te savoir en réserve de la République et me réjouis pour ma part, spectateur dégagé, de revenir à mes chères études. Sans rapport avec l’actualité, elles me préservent de toute mauvaise humeur. Chacun ses défenses.

    Bien amicalement à toi.

    Régis Debray (Le Monde diplomatique, mars 2013)

     

    (1) En 1981, Régis Debray devient chargé de mission pour les relations internationales auprès du président François Mitterrand. La même année, M. Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de la rédaction.)

    (2) En 1966, la France annonce son retrait du commandement intégré de l’OTAN.

    (3) En droit romain, réduction de capacité civique pouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.

    (4) En 1963, le général de Gaulle s’oppose à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE), le jugeant trop proche des Etats-Unis (vis-à-vis desquels le président français souligne l’autonomie de la défense nucléaire nationale).

    (5) Le Monde, 2 décembre 2010.

    (6) L’Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot), ou gouvernement militaire des territoires occupés, piloté par des officiers américains et britanniques, était chargé d’administrer les territoires libérés au cours de la seconde guerre mondiale.

    (7) Chargé d’affaires américain auprès du régime de Vichy (1940-1944).

    (8) « Sécurité européenne : OTAN, OSCE, pacte de sécurité », colloque de la fondation Res publica, 30 mars 2009.

    (9) Respectivement philosophe allemand, auteur de l’essai Le Déclin de l’Occident (1918), associé à la « révolution conservatrice » allemande ; essayiste et critique littéraire français ayant participé au régime de Vichy ; écrivain français ayant soutenu la collaboration et dénoncé la Résistance comme « illégale » ; et groupuscule français d’extrême droite (ayant compté parmi ses membres MM. Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Alain Madelin).

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  • Une affaire de géométries variables...

    L'affaire de l'amende infligée à la BNP Paribas par la justice américaine a suscité de nombreux commentaires au début du mois de juillet. Nous revenons dessus avec cet article incisif de l'économiste Frédéric Lordon, qui aborde cette fois-ci la question non pas sous l'angle géopolitique, des relations entre les Etats-Unis et l'Europe, mais sous l'angle des relations des banques avec la puissance publique, lorsque celle-ci existe... L'article a été cueilli sur La pompe à phynance, le blog de l'auteur.

     

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    BNP-Paribas, une affaire de géométries variables

    On peut bien, si l’on veut, reparcourir l’affaire BNP-Paribas à la lumière de la saga crapuleuse des banques à l’époque de la libéralisation financière. Il faut bien admettre, en effet, que la série a de quoi impressionner, et jusqu’au point de vue défendu depuis le début ici-même, qui tient plutôt la ligne de ne pas céder à la diversion fait-diversière pour maintenir les droits de l’analyse, telle qu’elle doit rendre compte des crises financières non par l’« hypothèse du mal » — Madoff, Kerviel ou qui l’on voudra —, mais par les fonctionnements structuraux, réguliers, intrinsèques, des marchés de capitaux déréglementés. Dans un élan de sensationnalisme irrépressible autant qu’irréfléchi, les médias, toujours pressés de se rendre au plus gros, et au plus bête, se jettent sur tous les délinquants à chemise rayée comme sur des providences — il est vrai que les occasions sont rares de rafler simultanément les bénéfices de la colère populaire, de la belle image du perp walk [1] des puissants — manière d’attester une souveraine indépendance d’avec les « élites » —, et de la critique de la finance. Mais qui ne critique rien.

    La fraude comme business model bancaire ?

    Car il est bien certain qu’un défilé de traders en combi orange et cadènes aux poignets ne dira jamais rien d’intéressant sur la finance. Obnubilation — par l’image —, et oblitération — de tous les mécanismes ordinaires de la finance —, sont donc les produits les plus certains du barnum systématiquement monté par les médias sur les « grandes affaires » dûment étiquetées « en col blanc ». Prendre la mesure de l’inanité analytique du point de vue criminologique-médiatique requiert, par exemple, de se livrer à une simple expérience de pensée contrefactuelle demandant si la crise financière aurait été évitée si Monsieur Madoff-père s’était retiré ou si Jérôme Kerviel avait fait un BEP de plombier-chauffagiste — bref si les fâcheux n’avaient pas été là. Sauf passion du bouc émissaire et paranoïa en roue libre, la réponse est évidemment non, et les individus délinquants par conséquent renvoyés à leur juste statut : même pas épiphénoménal, simplement secondaire.

    Il s’ensuit surtout que comprendre, et puis prévenir, les crises financières exige un peu plus qu’un programme de redressement moral des traders : s’intéresser aux structures mêmes des marchés de capitaux et des institutions bancaires, telles que, dans leur fonctionnement nominal, elles produisent immanquablement ces séquences : surtension spéculative mimétique, renversement brutal des anticipations, crise de liquidité se propageant de proche en proche, pour gagner potentiellement tous les compartiments de marché par le jeu de la course à la réalisation de détresse [2] et de la ruée au cash [3].

    Le fait-divers divertit, donc, mais il faut bien avouer qu’au rayon « banque et finance » la récurrence fait-diversière commence à impressionner. Entre Goldman Sachs (spéculation contre ses propres clients), HSBC (blanchiment d’argent, fraude fiscale), Crédit Suisse (fraude fiscale), Barclays (manipulation du Libor), RBS (Libor également), et l’on en passe, la généralisation des comportements crapuleux finirait presque par faire croire à l’existence non pas de simples déviations récurrentes, idée en soi tendanciellement oxymorique, mais à un véritable business model, où une partie du dégagement de profit est très délibérément remise à l’exploitation de situations frauduleuses. Champion bancaire national, mais fier de sa surface globalisée, il n’était que justice — ou bien nécessité — que BNP-Paribas vînt ajouter son nom à ce très illustre palmarès. Six milliards et demi de prune tout de même — il va y avoir du bain de siège au conseil d’administration.

    Pertes normales, pertes intolérables

    On peut cependant résister à la pente « délictuelle » et considérer l’affaire BNP-Paribas sous un autre angle. Et même deux.

    Le premier interroge la perception extrêmement variable que prennent les entités capitalistes de leurs pertes selon leurs origines. Car il y a bien quelque chose comme une hiérarchie dans l’acceptabilité, ou la « normalité », des pertes, dont le sommet est évidemment occupé par les « pertes de marché », verdict incontestable d’une quasi-nature à laquelle il est à peu près aussi vain d’objecter que de demander une diminution de l’accélération de la pesanteur. On notera au passage que les « pertes de marché » sont assez souvent l’effet de spectaculaires conneries des équipes dirigeantes, mauvais choix d’investissement ou management déplorable — on pense ainsi, mais comme un exemple parmi tant d’autres, à Boeing qui, à la fin des années 1990, avait cru malin de céder à la mode du downsizing et avait largement licencié, pour se trouver confronté à peine quelques années plus tard à un retour de croissance… et devoir ré-embaucher en catastrophe, mais en s’apercevant que tous les salariés précédemment virés étaient porteurs d’une longue et irremplaçable expérience, et qu’il allait falloir consentir longtemps des coûts monumentaux d’apprentissage, de sous-productivité, et de sous-qualité [4]. Et l’on tiendra pour l’un des symptômes les plus caractéristiques du néolibéralisme qu’on y fustige sans cesse « l’incurie de l’Etat », quand celle du capital engage des sommes non moins considérables, et aussi le destin direct de salariés qui payent de leurs emplois perdus ou de leurs revenus amputés — mais les élites privées de la globalisation, à l’image du « marché », ont été déclarées par principe les insoupçonnables instances de la rationalité, en fait les seules [5].

    Or les « élites » économiques sont plus souvent qu’à leur tour à la ramasse, quand elles ne sont pas carrément incapables de comprendre ce qui se passe vraiment dans leurs entreprises, cas d’incompétence spécialement spectaculaires dans le secteur bancaire, comme l’a prouvé la crise des subprimes — des présidents ventripotents, façon Daniel Bouton, n’ayant pas la moindre idée de la tambouille qui se réchauffe dans leurs propres salles de marché [6], ni des risques réels dont ils laissent se charger leurs bilans. Il en est résulté des pertes consolidées pour le système bancaire international dont le FMI avait tenté l’estimation – entre 2 000 et 3 000 milliards de dollars, soit tout de même le plus imposant bouillon de toute l’histoire du capitalisme —, de sorte que « l’élite » s’est révélée nuisance aux intérêts de ses propres mandataires, pour ne rien dire de ceux de la société dans son ensemble.

    Rien de cet exploit retentissant cependant n’a conduit à la moindre remise en question de la compétence générale des banquiers néolibéraux à diriger les banques, et pas davantage à chuchoter à l’oreille des gouvernements, deuxième compétence supposément adossée à la première. Rien non plus n’a perturbé le moins du monde le gros mouvement de glotte qu’a nécessité tout de même d’avaler pertes aussi astronomiques, elles également versées au registre de la loi naturelle du marché contre laquelle il n’y a rien à dire.

    Ainsi lorsque « le marché » lui impose la sanction, fut-elle colossale, de sa propre incompétence, le capital ne moufte pas. Mais qu’on vienne lui arracher 0,1% de cotisation supplémentaire et il hurle à la mort. Car voilà le bas, le tout en bas, de la hiérarchie de l’acceptabilité des pertes, et en l’occurrence simplement des coûts : ceux qui sont imposés par l’Etat. Procédé décidément d’une puissance heuristique incomparable, il faut là encore se livrer à une expérience de pensée contrefactuelle pour en prendre la mesure, par exemple en partant du montant de l’amende à payer par BNP-Paribas, 6,5 milliards d’euros, en considérant ensuite de celui de son impôt sur les sociétés de 2013, 2,5 milliards d’euros, pour mettre l’un en rapport avec l’autre. Et puis imaginer ceci : un gouvernement de gauche est élu et dit : « la responsabilité des banques privées dans la crise de 2007-2008, dans la récession et les déficits publics qui s’en sont suivis, étant manifeste et incontestable, elles s’acquitteront de la dette qu’elles ont contractée envers la société par une contribution exceptionnelle que nous fixons à trois fois (2,6 fois…) leur dernier impôt payé ». A ce moment ouvrir les micros et bien enregistrer le concert : Michel Pébereau hurle à la mise à mort d’un champion national, Pierre Gattaz déclare l’assassinat de l’esprit d’entreprise, Nicolas Baverez annonce la phase finale du déclin, Bernard Guetta bafouille que nous tournons le dos à l’Union européenne, les Pigeons menacent d’un exode définitif de tous les cerveaux entreprenants, Franz-Olivier Giesbert déclare qu’il faut crever l’Etat obèse, Christophe Barbier que le mur de Berlin a été remonté dans la nuit et que nous nous réveillons du mauvais côté, Jean-Marie Le Guen que trente ans de conversion de la gauche à l’économie de marché viennent d’être rayés d’un trait de plume, Laurent Joffrin pas mieux, etc. Et pourtant, rafler d’un coup trois fois l’impôt annuel, soit à peu de choses près la totalité de son profit, d’un des plus grands groupes mondiaux, les Etats-Unis l’ont fait, et sans un battement de cil.

    Puissance publique et puissances privées : la possibilité d’un rapport de force

    Pays du marxisme-léninisme, comme il est connu de soi, les Etats-Unis ont pris un gros bâton et poum. Disons tout de suite qu’il n’y a pas lieu de pousser des cris d’enthousiasme pour autant. La re-régulation des marchés et des institutions bancaires y est aussi en carafe que partout ailleurs, et pour les mêmes raisons que partout ailleurs — l’infestation de la vie politique et des pouvoirs publics par le lobby financier. Aussi le traitement judiciaire à grand spectacle, par amendes faramineuses interposées, n’est-il que le symptôme de cette impuissance mêlée de mauvais vouloir. Mais au moins y a-t-il quelque chose plutôt que rien. Et même en l’occurrence quelque chose assortie d’assez bonnes propriétés révélatrices. La première tient donc à l’aperception des jugements extraordinairement contrastés auxquels peuvent donner lieu les mêmes événements comptables, selon qu’ils sont le fait de la crasse incurie managériale elle-même — rebaptisée « le marché » —, de la pénalité judiciaire — quand elle est étasunienne —, ou du prélèvement fiscal, pourtant légitime.

    La deuxième propriété révélatrice joue formellement d’un semblable effet de contraste, toujours par la simple comparaison avec les Etats-Unis Soviétiques d’Amérique, en remettant d’équerre la nature des rapports, et notamment des rapports de force possibles, entre la puissance publique et les puissances privées du capital. Là encore pour s’en apercevoir, il faut imaginer pareille sanction infligée par la justice ou quelque pouvoir réglementaire français à une très grande entreprise, à plus forte raison étrangère, pour entendre, sans le moindre doute possible, les discours de l’attractivité, ou plutôt de la répulsivité du territoire français, la fuite annoncée des « investisseurs », le devenir nord-coréen du pays. Car il est maintenant reçu comme une évidence que les puissances publiques doivent abdiquer toute velléité de souveraineté, qu’elles ne sont finalement que les ancillaires des seules puissances qui comptent vraiment, les puissances du capital.

    Par un renversement caractéristique de la pensée économiciste, le néolibéralisme a mis cul par-dessus tête les rapports de souveraineté réels, pour finir par ancrer dans les esprits que l’état normal du monde consiste en ce que le capital règne et que la puissance publique est serve : elle n’a pas d’autre fonction, et en fait pas d’autre vocation, que de satisfaire ses desideratas. Assez logiquement, en pareille configuration, la liste de ces derniers ne connaît plus de limite, et ceci d’autant plus que, encouragé par le spectacle des Etats se roulant à ses pieds, le capital se croit désormais tout permis.

    Affirmation ou démission

    Par ce paradoxe bien connu qu’on pourrait nommer « le zèle du converti de fraîche date », c’est probablement en France que cet état des choses fait les plus visibles ravages et, paradoxe dans le paradoxe, à « gauche », on veut dire à la nouvelle droite, où le devoir d’expiation s’élève pour ainsi dire au carré. Que la volonté politique puisse prévaloir contre le marché, qu’elle ne se borne pas à simplement ratifier ses injonctions, qu’elle puisse même avoir l’ambition d’arraisonner les puissances d’argent, ce sont des idées désormais jugées si épouvantables qu’on est coupable de les avoir seulement considérées. Et ce rachat-là est interminable, à proportion de la croyance antérieure, qu’il ne suffit pas de récuser comme une simple erreur mais dont il faut reconnaître, et puis compenser rétroactivement, l’exceptionnelle abomination. Aussi depuis les 3% maastrichtiens de Bérégovoy jusqu’au « pacte de responsabilité », la Gauche repentie, par là vouée à devenir Droite complexée, n’en finit pas de se couvrir la tête de cendre, dans une surenchère de démonstration qui veut prouver à la face du monde l’irréversibilité de sa conversion — et le Medef a très bien compris qu’il pouvait compter sur elle pour en faire plus que n’importe qui.

    Notamment, donc, pour se faire la stricte desservante de l’idée néolibérale par excellence qui pose la souveraineté de « l’économie » — et la subordination à elle de tout ce qui n’est pas elle. Ainsi, par exemple, est-il devenu presque impossible de faire entendre qu’il n’y a rien d’anormal à ce qu’une entreprise de service public soit déficitaire, et endettée, précisément parce que les servitudes de sa fonction, l’universalité par exemple, emportent des coûts spécifiques qui l’exonèrent des logiques ordinaires de l’économie privée.

    L’Etat est donc désormais enjoint d’abandonner toute logique propre pour n’être plus, fondamentalement, que le domestique de « l’attractivité du territoire », entreprise de racolage désespérée, car la concurrence est sans merci sur les trottoirs de la mondialisation, d’ailleurs dirigée aussi bien vers l’extérieur — faire « monter » les investisseurs étrangers — que, sur un mode plus angoissé encore, vers l’intérieur — retenir à tout prix notre chère substance entrepreneuriale. Il est bien vrai que dans les structures de la mondialisation néolibérale qui lui a ouvert la plus grande latitude possible de déplacements et d’arbitrages stratégiques, le capital a gagné une position de force sans pareille, et la possibilité du chantage permanent : le chantage à la défection, à la fuite et à la grève de l’investissement [7].

    Le rapport de force réel cependant ne s’établit pas seulement d’après ses données objectives, mais plus encore peut-être d’après le degré d’amplification que leur font connaître un certain état de soumission et une propension à baisser la tête — à leur maximum dans le cas de la Droite complexée. Si le cas BNP-Paribas, donc, est bien une affaire de géométrie variable, c’est parce qu’en plus de montrer les variations auxquelles peuvent donner lieu les « jugements de pertes », il met en évidence, par la comparaison la plus irrécusable — celle avec les Etats-Unis —, la différence dans les degrés de fermeté, ou d’abdication, des puissances souveraines face aux puissances privées du capital.

    Là où l’Etat de François Holande s’humilie chaque jour davantage devant le patronat français, l’administration étasunienne, à qui on peut reprocher bien des choses mais certainement pas de méconnaître ses propres prérogatives de souveraineté, sait de temps en temps rappeler aux entreprises les plus puissantes à qui vraiment revient le dernier mot en politique. En ces occasions — évidemment exceptionnelles, car on présenterait difficilement les Etats-Unis comme le lieu sur Terre du combat contre le capital… —, en ces occasions donc, le gouvernement US se moque comme de son premier décret des possibles cris d’orfraie, de la comédie de l’Entreprise outragée, de la menace du déménagement et de la porte claquée. Etonnamment d’ailleurs, de cris d’orfraie, il n’y a point. BNP-Paribas s’est fait copieusement botter le train, mais BNP-Paribas s’écrase, relit de près Rika Zaraï, fait des frais d’herboristerie… et n’attend, en se faisant petit, que le moment d’avoir le droit de faire retour à ses chères opérations dollars. BNP-Paribas pourrait bien monter sur ses grands chevaux et promettre le boycott des Etats-Unis, les Etats-Unis s’en foutent comme de l’an quarante, et ils s’en foutraient même si ça leur coûtait. Car il s’agit d’affirmer un primat.

    Ne plus se rouler au pied du capital

    Que les raisons diplomatiques qui ont commandé en dernière instance la décision étasunienne soient les plus critiquables du monde, la chose n’est pas douteuse, mais ça n’est pas là qu’est le problème en l’occurrence. Le problème est de principe, et tient à la réaffirmation de la hiérarchie des puissances. Il n’y a certainement pas que des motifs de réjouissance dans l’affirmation de l’imperium étatique, dont on sait à quel point il peut se faire haïssable, le cas des Etats-Unis étant d’ailleurs spécialement gratiné sous ce rapport. Mais s’il n’y a à choisir qu’entre l’imperium de l’Etat et celui du capital, alors la décision est vite faite. Pour toutes ses distorsions et ses pantomimes, il arrive que la chose appelée (par charité) « démocratie », dans le cadre de laquelle l’imperium d’Etat est contraint de s’exercer, il arrive donc, parfois, que la « démocratie » impose des commencements de régulation, voire laisse passer quelque chose de la voix populaire si celle-ci finit par le dire suffisamment fort. Dans l’espace du capital, en revanche, nul ne vous entendra crier.

    S’il s’agit de capitalisme, tout ce qui vient des Etats-Unis est réputé insoupçonnable, répète en boucle le catéchisme néolibéral. Pour une fois profitons-en. Les occasions de faire jouer en notre faveur les fausses hiérarchies de la légitimité sont trop rares pour ne pas être exploitées jusqu’au trognon. S’il y a bien une leçon à tirer de l’affaire BNP-Paribas, ça n’est pas tant que les banquiers néolibéraux sont des fripouilles, aussi bien au sens du code pénal que de la nuisance sociale, c’est que la puissance publique, pourvu qu’elle le veuille, n’a ni à passer sous le tapis ni à céder à tous les ultimatums du capital. La vérité c’est que les capitalistes sont assez souvent de grosses nullités ; qu’on ne compte plus les désastres privés comme publics auxquels ils ont présidé ; que leur départ outragé aurait assez souvent moins d’une catastrophe que d’un opportun débarras ; qu’il ne manque pas de gens, derrière, pour prendre leur place — et pourquoi pas sous les formes post-capitalistes de la récommune [8] ; que si c’est le capital local lui-même qui fait mine de s’en aller, il y a d’abord quelques moyens juridiques très simples de l’en empêcher ; que si c’est le capital étranger qui menace de ne plus venir, il n’y a pas trop de mouron à se faire pourvu qu’on n’appartienne pas à la catégorie des eunuques « socialistes » : la rapacité du capital sait très bien s’accommoder même des conditions les plus « défavorables » — le cas BNP-Paribas ne démontre-t-il pas précisément qu’on fait la traque aux entreprises qui se précipitent, mais clandestinement, pour faire des affaires en Iran, au Soudan, etc., pays pas spécialement connus pour leurs ambiances business friendly

    S’il y a un sou de profit à faire plutôt que zéro, le capital ira [9]. Et si, d’aventure, offensé, il prend ses grands airs un moment, il reviendra. L’éternel retour de la cupidité, ne sont-ce d’ailleurs pas les marchés financiers qui en font le mieux la démonstration : là où la théorie économique vaticine, le doigt tremblant, qu’un défaut sur la dette souveraine « ferme à tout jamais les portes du marché », l’expérience montre que les Etats ayant fait défaut font surtout… leur retour sur le marché à quelques années d’écart à peine, et qu’ils sont bien certains de trouver à nouveau des investisseurs pour leur prêter, d’autant plus si les taux sont un peu juteux.

    Sagesse du (très) gros bâton, exemplarité de la saisie

    Que la puissance publique ait ainsi les moyens de réaffirmer le primat de la souveraineté politique et de tendre le rapport de force avec le capital, comme l’atteste spectaculairement la décision des Etats-Unis contre BNP-Paribas, mais contre bien d’autres groupes, étrangers ou pas, bancaires comme industriels, c’est un aspect du dossier qui, curieusement, n’a pas traversé l’esprit d’un seul éditorialiste. On se souvient en revanche de la tempête d’indignation qu’avait soulevée la nationalisation par le gouvernement argentin de YPF, filiale du groupe pétrolier espagnol Repsol. N’étaient-ce pas les lois du marché, peut-être même les droits sacrés de la propriété, qui étaient ainsi foulés au pied ? Indépendamment de toute discussion du bien-fondé de la décision économique en soi, qui est sans pertinence pour le présent propos, on rappellera tout de même que cette nationalisation s’est faite dans les règles, par rachat monétaire de leurs titres aux actionnaires — le droit de propriété n’a donc pas trop souffert. Il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il en aille toujours ainsi. Il est des cas où la violation de bien public est telle que la saisie pure et simple est une solution d’une entière légitimité politique — c’est bien ce qu’il aurait fallu infliger au secteur bancaire privé dans sa totalité, responsable de la plus grande crise financière et économique de l’histoire du capitalisme [10].

    Il faut rappeler ces choses élémentaires pour prendre à nouveau la mesure des pouvoirs réels de la puissance souveraine, contre tous les abandons des démissionnaires — vendus ou intoxiqués. Et l’occasion est ainsi donnée d’offrir au paraît-il insoluble problème de la re-régulation financière sa solution simple, simple comme le « dénouement » du nœud gordien, une solution en coup de sabre : les règles — c’est-à-dire les interdictions — de la nouvelle régulation posées [11], toute infraction sérieuse sera aussitôt sanctionnée par une nationalisation-saisie, soit une expropriation sans indemnité aucune des actionnaires.

    Comme l’a définitivement montré la crise ouverte depuis 2007, crise généreusement passée par la finance privée aux finances publiques et à l’économie réelle, et qui s’est payée en millions d’emplois perdus, en revenus amputés et en innombrables vies détruites, la position occupée par le système bancaire dans la structure sociale d’ensemble du capitalisme le met ipso facto en position de preneur d’otages — à laquelle la théorie économique, bien propre sur elle, préfère le nom plus convenable d’« aléa moral » —, et par là même en position d’engendrer impunément, et répétitivement, des dégâts sociaux hors de proportion. La tolérance en cette position névralgique d’un secteur privé, abandonné à la cupidité actionnariale, ne peut avoir moindre contrepartie que la reconnaissance de la très haute responsabilité sociale des banques qui s’ensuit, assortie des sanctions les plus draconiennes en cas de manquement, la saisie-nationalisation en étant la plus naturelle — position en réalité d’une grande, d’une coupable, tolérance, car la conclusion qui suit logiquement de pareille analyse voudrait plutôt que, par principe, le système bancaire soit d’emblée, et en totalité, déprivatisé [12].

    En tout cas, comme le montre à sa manière l’affaire BNP-Paribas, et le profil bas aussitôt adopté par ses dirigeants, le rapport de force a ses éminentes vertus, le seul moyen de faire plier une puissance, comme celle du capital, étant de lui opposer une puissance contraire et supérieure. Il suffit donc de sortir les contondants de taille suffisante pour (re)découvrir que le capital n’est pas souverain, et qu’il peut être amené à résipiscence. Gageons que les conseils d’administration bancaires, dûment informés du nouveau « contexte régulateur » qu’on se propose de leur appliquer, ne manqueraient pas — désormais — de surveiller avec un peu moins de laxisme, peut-être même de très près, les agissements des directions qui sont en fait leurs mandataires. Et que, sous la menace d’une expropriation sans frais, ils se montreraient des plus attentifs au respect par leur banque des nouvelles règles en vigueur.

    Le capital, dit-on, s’y entend comme personne pour trouver les défauts de la cuirasse, tourner les réglementations et faire fuir tous les contrôles. A leur corps défendant sans doute, les Etats-Unis viennent de prouver que non, en montrant en acte qu’il suffit de taper suffisamment fort pour que le capital se tienne tranquille. Nul ne sera assez égaré pour voir dans cette décision à l’encontre de BNP-Paribas autre chose qu’une de ces éruptions réactionnelles de souveraineté étatique [13] sans suite ni cohérence, en tout cas sans le moindre projet politique d’ensemble. Mais peu importe : la démonstration est là, il appartient ensuite à qui voudra de la prolonger en un projet, le projet que le capital ne soit plus le souverain dans la société, le projet d’une déposition en somme.

    Frédéric Lordon (La pompe à phynance, 8 juillet 2014)

    Notes

    [1] Perpetrator walk, ou perp walk, est le nom donné à l’exhibition médiatique des accusés, menottes aux poignets, encadrés par deux policiers.

    [2] C’est-à-dire la vente en panique des actifs vendables.

    [3] Voir à ce sujet André Orléan, Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999, et De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, Editions Rue d’Ulm, 2009 ; ainsi que Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.

    [4] On trouvera un catalogue d’erreurs managériales bien fourni dans l’ouvrage de Christian Morel, Les Décisions absurdes, Gallimard, 2009.

    [5] De ce point de vue le numéro de Marianne en date du 19 juin 2014 qui pose la question « Les grands patrons français sont-ils nuls ? » tranche agréablement.

    [6] Ce qui ne veut certainement pas dire en l’occurrence que Kerviel était seul au monde, l’hypothèse que nul dans sa hiérarchie n’ait rien connu de ses agissements étant proprement rocambolesque.

    [7] Au sujet des prises d’otages du capital voir « Les entreprises ne créent pas l’emploi », 26 février 2014.

    [8] Sur l’idée de « récommune », voir Frédéric Lordon, La crise de trop, Fayard, 2009 ; Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010.

    [9] En ces temps de capitalisme actionnarial, la formulation la plus juste dirait : « s’il y a une opportunité de passer la barre de la rentabilité financière d’un sou plutôt que de zéro… »

    [10] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

    [11] Dont on pourra trouver les éléments dans « Si le G20 voulait… », septembre 2009.

    [12] Voir « Pour un système socialisé du crédit », 5 janvier 2009.

    [13] Qu’on nous épargne les distinctions en l’occurrence byzantines entre « l’Etat », stricto sensu, et « la Justice ». Ce qui compte ici c’est la puissance publique lato sensu, en tant qu’elle oppose sa logique propre à celle des puissances privées.

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  • Gauche, droite et souveraineté...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son blog RussEurope et consacré à la question de la souveraineté.

     

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    Gauche, droite et souveraineté

    La souveraineté ne se décline pas, si l’on suit Jean Bodin, en une souveraineté « de droite » ou « de gauche ». Rappelons ses formules : c’est la souveraineté de la Nation dont il s’agit. Cette Nation peut s’incarner dans un homme ou dans un groupe d’hommes ; elle peut être représentée aussi bien par un Prince que par le Peuple. On voit qu’à ce niveau de généralité, la question de séparer la souveraineté entre « droite » et « gauche » perd toute signification.

    Abus de langage…

    Il ne faut pas se laisser abuser par les nombreuses formules qui, chez Bodin tout comme chez Machiavel, font référence au Prince. C’est le produit du contexte dans lequel a été produit ce concept. De plus, et cela est fort souvent le cas, le Prince signifie simplement « celui qui dirige ». Il est plus facile de trouver une différence si l’on regarde les formes de sacralisation de ce Prince. Mais, il faut savoir que l’on ne parle plus de la souveraineté. D’ailleurs, Bodin est très clair sur ce point. S’il souhaite, en Catholique, que celui qui incarnera la souveraineté de la Nation le soit aussi, il n’en fait nullement une condition. Il précise ainsi que le sacre de Reims n’est pas une condition à la légitimité ni à la souveraineté. C’est en cela que se trouve l’extraordinaire modernité de l’œuvre de Bodin. Son injonction de renvoie de la religion, et des signes de toute adhésion, à la sphère privée exclusivement a bien aujourd’hui une dimension fondatrice dans la société française, comme le montre l’arrêt concernant la crèche Baby-Loup[1]. De ce point de vue, il est incontestable que l’interdiction (et en ce qui concerne le voile intégral il s’agit bien d’une interdiction) est le fondement même du vivre-ensemble.

    Si l’on veut absolument introduire les notions de « droite » et « gauche » dans ce registre, c’est bien plus au niveau de la Nation que l’on peut le faire. Il y a clairement en France et ailleurs une tradition de la Nation transcendante. On connaît la formule de Charles de Gaulle parlant d’un pacte de près de deux mille ans entre la France et la liberté. La formule est certes belle, mais elle fait fi de l’histoire de la construction sociale et politique de la Nation. Reconnaître cette histoire, ce qui fut le fait des grands historiens du XIXè siècle, de Guizot à Michelet, ancre plutôt le concept de Nation à « gauche ». Ceci étant dit, il faut immédiatement reconnaître qu’un processus d’une telle durée tend à se représenter aux yeux de ses héritiers comme son résultat[2]. Comme l’a écrit d’ailleurs fort bien un grand historien que j’ai eu l’insigne honneur de côtoyer, Bernard Lepetit : “Le poids du passé devient d’autant plus extrême qu’il tire sa force de son oubli.”[3] Il prend alors la dimension d’un fait transcendant. On peut donc admettre une congruence entre la thèse d’une Nation transcendante et celle de la construction historique de la Nation, tout simplement parce que cette construction historique est une œuvre d’une telle ampleur qu’elle ne peut se représenter que sous la forme d’un résultat « mythique », exactement comme s’il était le produit d’une transcendance.

    Qu’il puisse y avoir des usages que l’on considère « de droite » ou « de gauche » des concepts de souveraineté et de Nation est indubitable et indiscutable. C’est le propre de tout instrument de pouvoir être mal utilisé. Mais, cessons nous d’utiliser un couteau parce qu’il fut utilisé par certains pour commettre des crimes ? Cessons nous de prendre le train, parce que le système ferroviaire fut central dans la réalisation de certains génocides, de celui qui frappa les Arméniens en 1915 à celui qui fut commis par les Nazis contre les juifs et ceux qu’ils appelaient des « sous-hommes » ? Bref, on n’a jamais vu dans l’histoire de la pensée un instrument condamné du fait du mauvais usage qu’en firent certains. Le discours qui prétend refuser la Nation et la souveraineté du fait des mauvais usages qui ont pu être ne tient pas. C’est un discours moralisateur d’une rare bêtise qui confond les niveaux d’abstraction.

    De la haine de l’Etat à la haine de la démocratie.

    La souveraineté est donc un concept dont on ne peut se passer, du moins si l’on veut pouvoir penser la démocratie. L’idée qu’il puisse y avoir une démocratie qui ne soit pas souveraine est une profonde absurdité. Et c’est peut-être là le cœur du débat. En fait, tant à droite qu’à gauche, il y a pour le moins une gêne quand ce n’est pas un déni, voir une haine, pour la démocratie.

    À gauche, on peut retracer cela au biais à la fois libertaire au sens strict du terme et libéral que l’on trouve chez Marx. Marx ne récuse pas la lutte politique pour la démocratie, qui pourtant ne vise que les formes institutionnelles, la “communauté illusoire” pour reprendre ses propres termes. Mais, il soumet cette lutte à l’émancipation générale des travailleurs, qui seule est supposée capable de lui donner sens et à laquelle elle doit donc être entièrement subordonnée. Ceci permet de comprendre pourquoi la démocratie apparaît bien souvent comme un élément secondaire, on dirait aujourd’hui par défaut, des raisonnements qui se réclament de Marx. Dans une société sans classes, les acteurs ayant un accès direct, non médiatisé, avec la réalité, le besoin en organisations séparées de la société disparaît. On connaît la formule: dès lors, l’État dépérit. Dès lors, un des rares auteurs marxistes à s’être spécialisé sur le droit, Pachukanis, pouvait affirmer que, sous le communisme, il n’y aurait plus de réglementations légales mais uniquement des réglementations techniques[4].

    Henri Maler, dans un ouvrage qui n’a pas reçu l’accueil qu’il aurait dû, montre qu’il y a chez Marx en réalité une multiplicité de modèles du dépérissement de l’État. Au fur et à mesure de l’approfondissement de son analyse; ces modèles sont constamment rectifiés, amendés et modifiés, sans qu’il soit néanmoins possible de les débarrasser de toutes leurs ambiguïtés[5]. Très concrètement, d’ailleurs, quand des marxistes, ou des courants inspirés par certaines lectures du marxisme, sont arrivés au pouvoir, ils n’ont pas su penser la construction et la modernisation de l’État, et il n’ont pas su, ou pu, penser l’architecture qui va de la souveraineté à la légitimité. Lénine lui-même, à la veille de prendre le pouvoir, croyait qu’il était possible de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. L’utopisme de Marx est ici aggravé par le scientisme d’Engels, qui conduit à penser le passage de la nécessité à la liberté comme simple application de lois de la société qui pourraient être consciemment mises en oeuvre[6]. Aussi, le problème central du soviétisme n’était pas un étatisme exacerbé comme on le croit souvent, mais au contraire un sous-développement de l’État dont la construction s’est faite en réalité de manière incohérente, non maîtrisée et souvent par le biais de réemplois de méthodes archaïques[7]. La question fondamentale que pose la démarche de Marx n’est pas la critique des illusions de la neutralité de l’État, ou du caractère illusoire de la représentation d’une communauté nationale qui serait dépourvue de conflits, visions qui sont celles des courants démocratiques de la première moitié du XIXè siècle contre lesquels il propose sa théorie du communisme[8]. Cette critique est juste, et reste opératoire. Ce qui pose problème est d’une part qu’elle ne puisse penser la communauté nationale comme un ensemble stabilisé de conflits et qu’elle nous propose aussi une critique de l’État à partir d’une utopie, celle de la société sans classe, transparente au yeux de ses propres acteurs car dénuée de fétichisme. Cette utopie est par ailleurs parfaitement congruente avec l’utopie libérale issue de la tradition néoclassique[9]. Ceci peut alors conduire, si on n’y prend garde, à une naturalisation de fait de l’économie et de la société. En fait, la lecture d’un conflit réel à l’aune d’une hypothétique société sans conflits ne fait que répéter le refus de l’hétérogénéité, en en repoussant certes les effets les plus pervers dans le temps, mais sans les effacer. Il est frappant que Marx soit obligé d’invoquer une société homogène future pour analyser la société existante. Cette méthode mine profondément sur un point important, la question de la démocratie dans les sociétés hétérogènes, le raisonnement marxien. Et c’est bien ce qui explique la virulence de certaines personnes qui se disent « de gauche » dès que l’on aborde les questions de la Souveraineté et de la Nation[10]. Ce que révèle un tel texte est que des militants que l’on considère de gauche, voire d’extrême-gauche, sont incapables de penser les prérequis de la démocratie.

    À droite, on trouve aussi, et c’est même plus étonnant, cette répulsion envers la souveraineté. Elle est le fait de courants libéraux, prisonnier de l’individualisme méthodologie et de l’atomisme de leurs conceptions. Elle vient d’une méfiance instinctive envers le pouvoir des « multitudes », qui conduit à des positions qui sont profondément antidémocratiques. Cette méfiance se retrouve dans l’héritage théorique laissé par F.A. Hayek et rejoint un des fondements du libéralisme politique, de Benjamin Constant à nos jours. Cette méfiance se concrétise aujourd’hui, dans le domaine économique, par une tendance à établir l’indépendance des agences gouvernementales vis-à-vis des institutions politiques. Le cas des Banques Centrales est ici l’exemple contemporain le plus évident; il est loin cependant d’être le seul. Aujourd’hui, ces positions prennent la forme des Constitution économique, ou du gouvernement par des règles techniques (et par ceux qui les ont conçues) et non par la politique. Ceci est aujourd’hui l’archétype des institutions internationales de régulation que l’on cherche à construire, en particulier au sein de l’Union européenne. L’espace de la discussion publique ne peut plus, dès lors que s’organiser autour de deux pôles. Le premier est technique, dévolu aux experts; c’est celui de l’interprétation des arrêts rendus par le marché, c’est celui de l’exégèse des lois naturelles de l’économie. Le deuxième est moral; c’est celui de la compassion que l’on éprouve face aux conséquences de ces lois. Cette compassion devient d’autant plus forte, d’autant plus impérative, que nous intériorisons l’idée qu’il serait aussi vain qu’absurde de s’opposer à de telles lois. C’est ce pôle vers lequel convergent les politiques, ne pouvant revêtir la figure de l’expertise, et les professionnels médiatiques de la posture moralisatrice. On est bien proche de Hayek, et de sa volonté de “détrôner le politique”[11]. Ceci explique sans doute pourquoi nombre de penseurs nourris du marxisme très particulier qui circulait en URSS et dans les pays du bloc soviétique, ont pu se rallier aussi facilement aux thèses ultra-libérales de Hayek. De même, on peut comprendre comment certains anciens marxistes, et en particuliers ceux qui ont entretenu avec la pensée de Marx les rapports les plus dogmatiques, et ils sont légions en France, se sont si aisément convertis aux idées libérales.

    Jacques Sapir (RussEurope, 4 juillet 2014)

     

    Notes :

    [2] Lepetit B., “Histoire des pratiques, pratique de l’histoire” in B. Lepetit (sous la direction de) Les formes de l’expérience, Albin Michel, Paris, 1995, pp. 9-22

    [3] Lepetit B., “Le présent de l’histoire”, in B. Lepetit, (sous la direction de), Les formes de l’expérience, op.cit., pp. 273-298, p. 282.

    [4] E.B. Pashukanis, Law and Marxism, a General Theory, Ink Links, Londres, 1978.

    [5] H. Maler, Convoiter l’Impossible, Albin Michel, Paris, 1995.

    [6] H. Maler, Convoiter l’Impossible , op.cit..

    [7] M. Lewin, La Grande Mutation Soviétique, La Découverte, Paris, 1989. T. McDaniel, Autocracy, Modernization and Revolution in Russia and Iran, Princeton University Press, Princeton, NJ., 1991. J. Sapir, “Penser l’expérience soviétique”, in J. Sapir, (ed), Retour sur l’URSS – Économie, société, histoire , L’Harmattan, Paris, 1997, pp. 9-44; Idem, Le Chaos Russe , La Découverte, Paris, 1996.

    [8] Voir J. Torrance, Karl Marx’s Theory of Ideas , Cambridge University Press et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Cambridge-Paris, 1995.

    [9] Voir Sapir, J. Les trous noirs de la science économique – Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris, 2000.

    [10] Azam G. et alii « La démondialisation, un concept simpliste et dangereux », sur Médiapart, 6 juin 2011, URL : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/060611/la-demondialisation-un-concept-superficiel-et-s . Ce texte est une réponse aux idées avancées dans un de mes ouvrages, Sapir J. La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.

    [11] Bellamy R., “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

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