Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

souveraineté - Page 11

  • Contre le chaos migratoire...

    Nous reproduisons ci-dessous le point de vue du groupe Plessis, cueilli sur FigaroVox et consacré au chaos migratoire ainsi qu'aux solutions qu'il convient de lui apporter. Le groupe Plessis rassemble des hauts-fonctionnaires attachés à l'autorité de l'Etat et à la souveraineté nationale...

     

    Calais_jungle.jpeg

    «Chaos migratoire» : l'analyse sans concession d'un groupe de hauts fonctionnaires

    La crise migratoire qui se déroule sous nos yeux, pour spectaculaire qu'elle soit, n'est que la manifestation renouvelée de l'incapacité de nos gouvernants à mettre en œuvre et assumer des politiques de maîtrise durable des flux de population qui franchissent nos frontières. Pourtant, il n'y a pas de fatalité en la matière.

    Cette impuissance, assortie d'un discours médiatique moralisateur, est en décalage croissant avec les aspirations de la population qui, en butte aux désordres causés par une immigration incontrôlée depuis plusieurs décennies et inquiète des menaces terroristes, recherche protection et sécurité. Il est d'ailleurs frappant de constater que le formidable battage médiatique actuel, qui confine au harcèlement, ne convainc plus guère les Français

    L'accueil des migrants: un irresponsable appel d'air

    Le phénomène migratoire, qui s'est accéléré avec l'effondrement des Etats libyen et syrien, va encore s'amplifier à la suite du formidable appel d'air que constitue l'accueil, nolens volens, de centaines de milliers de nouveaux migrants en Europe occidentale. Les déclarations du gouvernement, qui évoque l'accueil «provisoire» de seulement 24 000 «réfugiés» alors même qu'aucun contrôle transfrontalier des flux n'est possible et que les retours sont bien improbables, n'ont pour seul mérite que de confirmer l'adage selon lequel, lorsque les événements vous échappent, il faut feindre d'en être l'organisateur. En l'état actuel des choses, il est bien évident que le Gouvernement n'a ni la volonté, ni surtout les moyens, de contrôler efficacement nos 3 000 km de frontières terrestres métropolitaines, sans parler des frontières maritimes.

    Une générosité de façade

    La générosité affichée par nos dirigeants, et par nombre de dirigeants européens, n'est que le masque de l'impuissance. Derrière cette façade, on enrichit des trafiquants impitoyables (la traite des êtres humains rapporterait désormais plus que le trafic de drogue), on pousse des malheureux à prendre des risques insensés sur des embarcations de fortune ; on valide la stratégie de Daech de purification ethnico-religieuse, sans parler de la déstabilisation sans doute volontaire de l'Occident par l'arrivée en masse de populations de culture musulmane, sans même parler des probabilités d'infiltration d'éléments terroristes. Ajoutons que l'on vide les pays du Sud de leurs éléments les plus qualifiés et les plus dynamiques. Avec bonne conscience, les dirigeants européens se livrent à une véritable spoliation de l'avenir de ces pays, tout en imposant à leurs propres peuples de se perdre dans une bien aventureuse «dilution dans l'universel», pour reprendre l'expression d'Aimé Césaire.

    «Rien n'est meurtrier comme la lâcheté ; rien n'est humain comme la fermeté.» écrivait Charles Péguy. Face aux menaces actuelles qui engagent notre responsabilité collective vis-à-vis des générations futures, il est temps d'être humains et fermes.

    Une action ferme pour résoudre la crise de l'asile

    Résoudre la crise de l'asile, c'est d'abord s'attaquer aux causes et définir une stratégie claire au Proche-Orient, conforme à nos intérêts: un rapprochement avec l'Iran, une concertation avec la Russie, une politique plus pragmatique à l'égard du régime de Damas.

    S'agissant de populations déplacées par la guerre, la priorité est d'aider matériellement ces populations au plus près de leur pays d'origine, les pays d'accueil, en particulier le Liban, et les organisations humanitaires. Au moment même où les migrants syriens sont au cœur de l'actualité, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et le Programme alimentaire mondial (PAM) ne disposent pas des moyens nécessaires pour héberger et nourrir les déplacés. Il est aussi inacceptable que des pays proches, qui ne sont pas pour rien dans la guerre civile syrienne, et qui ne manquent pas d'abondantes liquidités, le Qatar ou l'Arabie saoudite, se montrent si peu accueillants. On s'étonnera aussi du rôle joué par la Turquie qui n'aide guère l'Europe .

    Lutter contre les réseaux de passeurs et délocaliser la demande d'asile

    La deuxième priorité est de s'attaquer à l'économie même des passeurs. A cet égard, l'exemple australien est éloquent: aucune arrivée illégale par bateau n'est tolérée, les bateaux sont raccompagnés soit vers leur lieu de départ, soit vers des centres de rétention extraterritoriaux, mis à disposition par des pays riverains et où les demandes d'asiles sont traitées. Le résultat est sans appel: aucun mort en mer à déplorer depuis 18 mois. 

    Il est parfaitement envisageable, pour l'Europe ou, à défaut, pour la France seule, de reproduire ce dispositif en concluant des accords (assortis d'une aide financière) avec des pays du Sud de la Méditerranée pour la création de ces centres. L'action de la Marine serait alors réorientée vers le raccompagnement des embarcations et de leurs passagers en direction de ces centres et vers la traque des passeurs qui est désormais un enjeu de sécurité nationale. Un dispositif européen similaire pourrait également être envisagé pour les demandeurs d'asile empruntant la route terrestre des Balkans. Ne seraient alors admises en France que les personnes s'étant effectivement vues octroyer le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève ou de la Constitution. Ce système aurait donc le mérite d'éviter d'introduire en France des demandeurs d'asile dont fort peu répondent aux critères (70 % de déboutés malgré une procédure très favorable aux demandeurs) mais qu'il est ensuite extrêmement difficile d'éloigner (moins de 5% des déboutés).

    Recentrer l'asile au profit des rares authentiques réfugiés

    S'agissant des demandes d'asile déposées en France, le dispositif actuel, largement détourné au profit d'une immigration économique ou sociale et dévoyé par des manœuvres dilatoires et des fraudes de toutes sortes, doit impérativement être revu au profit d'une procédure extrêmement rapide, non créatrice de droit, sous contrôle étroit des autorités et suivie d'une expulsion rapide des déboutés, sans possibilité de solliciter, sinon dans le pays d'origine, un autre titre de séjour.

    Un discours de vérité sur l'immigration

    Cette crise d'une ampleur exceptionnelle appelle un retournement de paradigme qui passe par un changement de discours sur l'immigration. Il est temps d'admettre que, contrairement à certaines idées reçues, la France n'a pas besoin d'une immigration supplémentaire. Et si les beaux esprits le contestent, il n'est que de demander son avis au peuple de France par référendum. Notre taux de chômage élevé, l'immense besoin en formation de nos jeunes inactifs peu qualifiés montrent bien que le pays n'a aucunement besoin d'un apport extérieur de main-d'œuvre, à l'exception de quelques travailleurs particulièrement qualifiés.

    Certains secteurs d'activité emploient massivement une main-d'œuvre étrangère, souvent illégale (BTP, restauration …). Mais est-ce à la collectivité d'assumer cette charge pour que ces entreprises emploient à moindres frais? L'immigration a d'ailleurs un coût: poids croissant sur le système de santé, sur la protection sociale, sur la politique de logement, sur les établissements scolaires, sans parler des déséquilibres sociaux, ethniques et culturels qu'elle provoque sur de nombreux territoires. Mais le coût principal de cette immigration non choisie est probablement la défiance qu'elle fait naître entre un peuple de France inquiet pour son identité et ses dirigeants qui y semblent indifférents.

    La France peut bien sûr accueillir des personnes par souci d'humanité ou parce qu'elles manifestent un attachement sincère à notre pays, mais il s'agit bien là d'une faveur et non d'un droit, d'un choix et non d'une obligation.

    Une politique migratoire souveraine

    - Pour un contrôle démocratique sur la politique d'immigration: remettre au cœur de nos politiques la souveraineté nationale devrait conduire à fixer un quota annuel, voté par le Parlement, en fonction des besoins et des capacités d'accueil du pays. Le principe d'un tel vote devra être solennellement inscrit dans la Constitution, par voie de référendum. Sa mise en œuvre impliquerait un changement radical dans les pratiques de l'administration qui devrait, sous contrainte, mener une politique active de sélection et de priorisation des candidats.

    - Simplifier le droit des étrangers: le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile devrait être considérablement simplifié (plus de 1 000 pages en édition courante!), les délais et nombre de recours drastiquement réduits.

    - Inciter au départ les étrangers inactifs légalement présents dont il faut rappeler qu'ils n'ont pas nécessairement vocation à rester sur notre territoire. Ainsi les allocations auxquelles ils ont droit (chômage notamment) pourraient-elles leur être versées dans leur pays: une chance de réinsertion leur serait ainsi donnée ; le poids sur nos services sociaux en serait allégé et ces fonds contribueraient au développement des pays d'origine.

    - Faciliter l'éloignement forcé: en 2014, les vrais éloignements, c'est-à-dire les éloignements forcés hors de l'espace Schengen, n'ont concerné que 6 500 étrangers, chiffre dérisoire au regard des enjeux de l'immigration clandestine. Une simplification drastique des procédures et des recours est nécessaire. De même, tout statut doit être refusé aux étrangers en situation irrégulière. Cela passe par la suppression de l'AME et du droit à une scolarisation en milieu ordinaire: les enfants, qui ont d'ailleurs le plus souvent besoin d'un parcours spécifique, seraient pris en charge dans des structures ad hoc, dans l'attente d'un éloignement. Cela passe aussi par un enregistrement sérieux des entrées et des sorties des étrangers afin de rechercher, pour contrôle et expulsion, ceux restant illégalement sur le territoire.

    - Réviser en profondeur l'accord de Schengen afin de permettre un contrôle réel de l'immigration irrégulière aux frontières nationales: le contrôle aux frontières de l'espace Schengen est un leurre. Sans doute faut-il fixer un principe: franchir illégalement les frontières de l'Union ne crée aucun droit. Sans doute aussi faut-il passer à un système à deux niveaux, c'est-à-dire tout à la fois revenir à un contrôle ciblé mais durable des frontières nationales, qui passe par la constitution d'un véritable corps de garde-frontières, et qui permettra également de faire face aux vastes mouvements de populations intra-communautaires en provenance de Roumanie et de Bulgarie, et commencer à construire un véritable dispositif collectif de contrôle des frontières extérieures. Dans cette attente, doivent être envisagées par la France une mise en œuvre des clauses de sauvegarde prévues par la convention, et sans doute une sortie temporaire du système. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, l'expérience hongroise montre que le contrôle des frontières nationales, lorsqu'il est au service d'une politique volontaire, reste un moyen très efficace pour enrayer les flux migratoires clandestins.

    - Sortir de l'angélisme dans la coopération avec les pays d'origine: il n'est pas de contrôle efficace de l'immigration à moyen terme sans une coopération bien comprise avec les pays d'origine que l'on doit inciter à s'engager contre les filières de trafic d'êtres humains, engagement auquel devraient être strictement conditionnées les aides bilatérales et européennes. L'immigration est aussi un drame du désespoir et du déracinement. Il est de la responsabilité des nations européennes d'aider aussi ces pays à trouver la voie d'un développement économique et social qui permettent à leurs populations d'envisager un avenir sur place.

    -Enfin, briser l'outil d'encouragement aux migrations non maîtrisées que représente l'espoir de régularisation. D'exceptionnelles, les régularisations sont devenues, notamment sous la pression d'associations, une modalité banale d'admission au séjour en France et constituent un puissant incitatif à l'entrée et au séjour irréguliers. Dès lors, pourquoi ne pas inscrire dans la Constitution, via un référendum, que les régularisations d'étrangers en situation irrégulière sont interdites?

    Groupe Plessis (FigaroVox, 14 octobre 2015)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 1 commentaire Pin it!
  • Il faut faire tomber le Mur de l'Ouest !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous la conférence donnée par Hervé Juvin à Paris, le 15 juin 2015, devant le Cercle Aristote, à l'occasion la question de la sortie de son essai Le Mur de l'Ouest n'est pas tombé (Pierre-Guillaume de Roux, 2015). Hervé Juvin a publié ces dernières années deux ouvrages essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La Grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013).

     


    Hervé Juvin : Le mur de l'Ouest n'est pas tombé par webtele-libre

    Lien permanent Catégories : Conférences, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Vers la guerre civile ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de l'économiste hétérodoxe Jacques Sapir, cueilli sur RussEurope et consacré à l'aggravation de la crise politique, sociale et économique et à ses conséquences possibles...

     

    Paris_Jour J.jpg

    Vers la guerre civile ?

    Les nuages qui sont en train de s’accumuler sur la société française, et dont les crimes commis en janvier 2015 sont la manifestation la plus immédiate, traduisent une perte de repères généralisée. On peut rattacher cela à une forme d’anomie politique. Celle-ci se manifeste tant par la montée de comportements narcissique que par des dérives communautaristes. On voit bien que cette anomie politique est le produit de la crise, mais on comprend aussi que la crise n’est pas la seule, ni même la principale cause de cette anomie. Car, nous avons connu, dans le passé, d’autres crises économiques qui n’ont pas produit ces effets. Cette anomie politique n’est en réalité que la conséquence de la perte de souveraineté dont souffre notre pays.

    Du quantitatif au qualitatif

    Cette perte de souveraineté a été progressive, et c’est probablement pour cela qu’elle a tardé à se manifester. Aujourd’hui, l’accumulation de petits renoncements, de petites soumissions, a induit un véritable changement qualitatif. Cette perte de souveraineté ne se fait pas au profit d’un Etat particulier, mais au système bureaucratique qui s’est mis en place à travers l’Union européenne, de Bruxelles à Francfort. Elle est devenue évidente avec les événements de l’état 2015 en Grèce qui ont montré aux yeux de tous quelle était la véritable nature des institutions européennes et pourquoi ces dernières sont radicalement incompatibles avec toute forme de démocratie. Bien des yeux se sont dessillés à cette occasion. On comprend aussi que cette perte de souveraineté ne peut que favoriser le glissement, désormais de plus en plus rapide, vers un Etat collusif, prélude à la mise en place d’un Etat réactionnaire. Mais, cette perte de souveraineté peut aussi conduire à la guerre civile, qui sera alors l’occasion rêvée qu’attendent certains pour mettre en place cet Etat réactionnaire.

    Le drame que nous avons connu les 7 et 9 janvier 2015, les assassinats commis de Charlie Hebdo à l’Hyper-Casher, sont autant de témoignages que ces nuages commencent à laisser passer l’orage. Il nous faut nous y préparer. Paradoxalement, c’est dans notre propre passé que nous pourrons trouver les principes nous permettant de nous projeter dans l’avenir et de faire face aux orages et aux tempêtes qui viennent. Mais peut-être n’y a-t-il rien de paradoxal à cela. Ces réflexions du passé qui éclairent notre avenir ne sont que l’expérience accumulée des crises que la France a connues et a surmontées. La volonté d’effacer le passé que l’on devine dans certaines décisions prises sur les programmes d’enseignement, que ce soit à droite avec le désastreux ministère de Luc Chatel, comme à gauche, n’est pas ici innocente ni sans conséquences.

    Il convient ici de le redire, la France est, et a toujours été, diverse. La société n’est pas la produit d’une quelconque homogénéité, qu’elle soit culturelle, religieuse, linguistique ou économique. La société n’est même pas le produit de décisions conscientes d’individus qui lui préexisteraient. Les individus sont en réalité le produit de la société et la construction de cette dernière est simultanée avec la construction des individus. Mais, ce processus de construction historique a une histoire et une inertie. Cette dernière n’est autre que la culture politique qui s’est construite en même temps que l’Etat et qui incorpore la mémoire des grandes crises traversées. Cette culture politique, dont le droit à la caricature est un exemple, constitue pourtant un invariant dans le court terme. Nul ne peut prétendre impunément s’en dissocier ou la rejeter sans s’exposer lui-même à un phénomène de rejet. 

    L’origine d’une Tyrannie

    Les individus qui composent la société sont donc divers car les processus de production sont eux-mêmes divers. Par ailleurs, les mythes fondateurs de la société peuvent aussi être contestés, ce qui implique une nouvelle diversité. Mais cela ne fait que nous ramener à une évidence : la société est politique. C’est par le politique que se construit le lien social, et cette construction implique un redéploiement permanent du politique. Le mot si décrié, et si oublié, de dialectique ici s’impose. Entre l’individu et le collectif s’établissent des liens complexes qui sont irréductibles à la vision tragiquement simplifiée que veulent en donner les libertariens de tout bord. Cette vision de la société n’est pas alternative à d’autres. Elle s’oppose en réalité à toute vision de l’organisation sociale. La vision libertarienne conduit immanquablement à ce que Hobbes appelait « la guerre de tous contre tous », et concrètement à la guerre civile.

    Le rapport intime entre la société et le politique impose de regarder comment s’est produit cette construction dans chaque société. Car, le processus de construction de la société et aussi un processus de différenciation des sociétés. Plus les sociétés se construisent, plus elles produisent des institutions, et plus elles affirment leurs différences. Vouloir le nier, prétendre qu’il y aurait des feuilles blanches sur lesquels des esprits forts pourraient écrire une histoire sans tenir compte de l’histoire passée, est la meilleur recette pour conduire à des drames affreux dont le pire est la guerre civile. C’est pourtant à cela que tendent aujourd’hui les institutions européennes et l’idéologie européiste autour de concepts « hors-sol » niant la pertinence de la souveraineté et par là de la légitimité. Affirmons qu’il ne saurait y avoir de démocratie sans peuple et que l’idée d’une « démocratie sans démos » n’est que le masque de la pire des Tyrannies. Il nous faut donc prendre garde à arrêter au plus vite cette inquiétante dérive. 

    La construction d’une société

    Le processus de construction de la société met aussi en évidence des formes dont on peut repérer la pertinence à travers les âges. Les anciens savaient qu’il n’y a pas de légalité sans légitimité, qu’en réalité c’est la seconde qui fonde la première. Des mythes grecs à la distinction romaine entre auctoritas et potestas il y a une leçon qu’il nous faut retenir. Mais, le fondement de la légitimité devient lui-même source potentielle de conflits dès lors que la pluralité des religions devient une réalité. C’est ce que révèle l’œuvre de Jean Bodin qui, dans un même mouvement, établit la suprématie du principe de souveraineté et le détache à jamais de tout lien avec une religion particulière. La seule réponse possible aux guerres de religions du passé ou à celles qui nous menacent, aux intégrismes des uns et des autres, aux lectures littérales, c’est l’union entre le principe de souveraineté et celui de laïcité. Mais, ceci implique la distinction entre sphère privée et sphère publique, distinction que l’idéologie actuelle prétend effacer. La parade ostentatoire des narcissismes, si elle est cohérente avec l’idéologie des libertariens, porte en elle la fin de la société démocratique.

    Un danger menace la société, que ce soit par l’accumulation de richesse qui est tellement extrême qu’elle en devient odieuse, ou par la corrosion sourde d’une idéologie individualiste qui ne produit désormais qu’un narcissisme exacerbé. Le politique se trouve aujourd’hui attaqué sur deux fronts, dans les formes de son fonctionnement mais aussi dans l’intimité de son rapport aux individus. Cette attaque du politique, et donc du cœur même de ce qui produit la société, a des conséquences importantes quant aux formes d’organisation de cette dernière. Cette double menace provoque en effet la crise de l’ordre démocratique qui, comme toute forme d’organisation, ne découle de nulle « loi naturelle » mais de l’expression d’une volonté collective. Dès lors, le futur ne semble nous promettre qu’un choix entre un retour à un ordre archaïque fondé sur des fantasmes d’homogénéité de la société ou un ordre despotique fondé sur lois « immorales ». 

    A nouveau sur le lien entre souveraineté et démocratie

    La remise en cause de la souveraineté et de la démocratie porte atteinte au plus profond de la nature de la société française. Certes, il peut y avoir des Etats souverains qui ne sont pas démocratiques ; mais on n’a jamais vus d’Etat démocratique qui ne soit pas souverain. Ce sont donc les fruits amers, mais sommes tout logiques, du processus de mondialisation et de construction de l’Union européenne.

    Prétendre que l’Union européenne aurait été conçue, peu ou prou, pour protéger les peuples contres les influences de la mondialisation comme le font ses thuriféraires est un mensonge éhonté. L’Union européenne a été en réalité à l’avant garde du mouvement qui défait les Etats au profit des grandes firmes multinationales. Elle n’est que l’héritière du projet américain qui fut conçu dans la guerre froide[1]. Elle se construit sur ce que Stathis Kouvelakis va, en se référant à un ouvrage relativement récent de Perry Anderson[2], décrire comme « …une mise à distance de toute forme de contrôle démocratique et de responsabilité devant les peuples est un principe constitutif du réseau complexe d’agences technocratiques et autres collèges d’experts qui forme la colonne vertébrale des institutions de l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le « déficit de démocratie » est en fait un déni de démocratie »[3].

    L’union européenne est en réalité un espace bien trop hétérogène pour que l’on puisse penser, comme l’évoque Arnaud Montebourg ou d’autres, à un protectionnisme « européen ». Il ne peut y avoir de Souveraineté, et donc de démocratie, à l’échelle européenne car il n’y a pas de peuple européen. De ce constat découle le fait que ce qui peut exister, et fonctionner, à l’échelle européenne ce sont des coopérations multilatérales. Elles sont absolument nécessaires pour pouvoir traiter de nombreux problèmes mais elles ne seront jamais suffisantes. 

    Reconstruire l’ordre démocratique

    Il nous faut donc nous atteler à la reconstruction de cet ordre démocratique et nous devons le faire en regardant les causes de sa crise et non point seulement ses conséquences. Pour ce faire, il faudra nécessairement une profonde recomposition des forces politiques. Il y a certes de nombreuses personnalités dans les partis qui sont ou qui ont été au pouvoir qui sont convaincues de la nécessité de formes de protection de l’économie française ainsi que d’une dépréciation forte de la monnaie. On sait que cela n’est en réalité possible que dans le cadre d’une sortie de l’Euro et d’un retour au Franc. Mais, ces partis sont constitués de telle manière que la « direction » de ces derniers, un groupe réduit d’hommes et de femmes, opèrent de manière quasi indépendante de ce que pense et la base et les cadres intermédiaires de ces partis mais en profonde et parfois directe connivence avec des intérêts privés et leur expression dans les grands médias. C’est ce que l’on a appelé l’Etat collusif qui n’est qu’un étape dans la marche vers l’Etat réactionnaire.

    Ces « directions » ne s’appuient pas seulement sur les institutions internes propres à leurs organisations, mais aussi sur des réseaux de clientélisme et des phénomènes importants de corruption, pour construire leur indépendance par rapport à leurs mandants. Ajoutons à cela une politique de pressions et de dénigrement systématique de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Au total, le niveau de démocratie dans ces partis se révèle très inférieur à ce qu’il est dans le système politique en général. Il faudra donc en passer par un éclatement et une recomposition de ces partis, en espérant que les partisans du recouvrement de la souveraineté nationale sauront s’unir ou à tout le moins travailler ensemble. Le processus d’éclatement est, semble-t-il, en marche dans ces partis du pouvoir.

    Celui de recomposition risque de se faire attendre. Le plus vite il se concrétisera, le mieux cela sera pour le pays. 

    Eviter la guerre civile

    La refondation de l’ordre démocratique est aujourd’hui, ici et maintenant, la seule démarche qui soit porteuse d’avenir et de paix civile. C’est la perspective qui apporte le plus de garanties au maintien d’une société qui soit relativement pacifiée et en conséquences, stabilisée. C’est pourquoi, aujourd’hui, la défense de l’ordre démocratique et de ses fondements, la souveraineté et la laïcité, prend la dimension d’un impératif catégorique. C’est pourquoi aussi une telle tache implique que l’on accepte de mettre temporairement de côté certaines divisions, qui sont tout à fait légitimes par ailleurs. L’ampleur de la tache implique que l’on pense les formes politiques d’une coordination dans le combat commun. C’est cela la logique des « fronts » que, par ignorance de l’Histoire, par sectarisme politique ou plus simplement par stupidité, certains s’emploient à refuser.

    Mais, cette refondation peut imposer ou impliquer des éléments de populisme. Pour combattre la tendance spontanée des bureaucraties à produire des lois sans se soucier de leurs légitimités, le recours à des éléments de légitimité charismatique s’impose. C’est le sens de la réintroduction, sur des questions essentielles, des procédures référendaires qui relèvent en partie de cette forme de légitimité. Surtout, il convient de se rappeler que les pouvoirs dictatoriaux, dans leur sens initial et non dans le sens vulgaire qu’a pris le mot de « dictature », font partie de l’ordre démocratique. Il ne faudra donc pas que notre main tremble, que l’action de tous soit interrompue, quand se posera la question de l’abrogation de lois prises dans des conditions certes légales mais entièrement illégitimes.

    La boussole en ces temps incertains devra être comme toujours la défense de la souveraineté de la Nation, et le rassemblement autour de son souverain, c’est à dire le peuple. La nature de ce dernier est en effet claire. Elle est toute entière dans cette magnifique formule héritée de la Révolution Française qui dit que la démocratie est le gouvernement « du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Mais il convient d’affirmer que le peuple est conçu comme un ensemble politique soudé autour du bien commun, soit de la Res Publica. C’est cela, et cela seul, qui sera notre viatique pour affronter les tempêtes à venir.

    Jacques Sapir (RussEurope, 4 octobre 2015)

    Notes :

    [1] Ce qui fut déjà analysé par J-P. Chevènement La faute de M. Monnet, Paris, Fayard, 2006.

    [2] Anderson P. Le nouveau vieux monde, Marseille, Agone, 2011 (en anglais The New Old World (2009) Londres, Verso).

    [3] Kouvelakis S., in C. Durand (sous la direction de), En Finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, mai 2013, p. 51

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • La société au risque de la souveraineté... Une réflexion autour de la pensée de Carl Schmitt

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré à la question de la souveraineté...

     

    Jacques Sapir.jpg

     

    La société au risque de la souveraineté

    L’une des erreurs les plus fréquemment commises est de penser qu’il pourrait y avoir une « société de marché » dérivant d’une « économie de marché ». En réalité, ces deux termes – société et marché – sont antinomiques. Le marché est l’espace des contrats, et les contrats ne sauraient fonder une société, quoi qu’en disent certains.

     

    La société ne se réduit pas au marché

     

    Deux raisons, qui se situent à des niveaux différents, s’opposent en effet à la réduction de la société à cet ensemble de contrats entre des « individus » réputés pleinement indépendants. La première renvoie à un paradoxe informationnel. Pour que des contrats puissent fonder une société, ils devraient se suffire à eux-mêmes, autrement dit être « complets » (inclure toutes les possibilités) et « parfaits » (prévoir tous les déroulements possibles). Or, ceci exige soit l’hypothèse d’un monde stationnaire, soit celle de capacités d’omniscience divine pour qui écrit le contrat[1].

     

    Si des contrats ne peuvent être ni « complets » ni « parfaits », ils doivent pouvoir être examinés par une règle de niveau supérieur. Qu’à cela ne tienne rétorquent les partisans de la société-contrat ; c’est cette règle qui est en réalité « le » contrat. Mais, les mêmes problèmes se reproduisent alors. On ne peut imaginer de règle complète ou parfaite avec des acteurs imparfaits et aux compétences cognitives limitées. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de règles, de loi, de règlement, mais qu’il faut une instance autre pour dire le droit quand les problèmes liés à l’incertitude se manifestent. Il faut donc pouvoir dire le juste et non seulement le légal. Et c’est donc ici qu’émerge le problème de la légitimité.

     

    Ici, cependant, se manifeste la seconde raison qui empêche de considérer la société comme une somme de contrats autosuffisants. Qu’est-ce qui incite les contractants à respecter leur parole ? Il faut bien une instance de force qui rende la rupture de la parole donnée, ou de la parole écrite, coûteuse[2], que ce coût soit monétaire, matériel ou symbolique. On voit donc la nécessité d’une autorité, c’est-à-dire la combinaison d’un pouvoir d’agir, de punir, de sanctionner, et d’une légitimité à le faire.

     

    C’est donc le principe de la décision et de la coercition qui est ici en cause. Nous somme donc confrontés à la combinaison de la Potestas c’est à dire du pouvoir d’agir et de faire et de l’Auctoritas soit du droit moral et politique (au sens où la morale est partagée par une communauté politique) de le faire. C’est donc la question de la légalité et de la légitimité de la personne qui décide. Autrement dit nous sommes en plein dans la nature politique de la société et cette dernière, on le constate bien, ne saurait alors être réduite à une somme de contrats.

     

    Importance de la légitimité

     

    On mesure donc l’importance de la notion de légitimité ou d’Auctoritas qui définit ce qui est considéré comme juste. Pourtant, la notion de légitimité est aujourd’hui mal-aimée des politistes, et en particulier de ceux qui sont sensibles aux modes venues du monde anglo-saxon. Outre que l’on y trouve une critique possible de la notion de légalité, et cette notion est essentielle au fonctionnement des marchés financiers, la légitimité peut être entachée de ce qu’elle fut défendue par l’un des grands penseurs du droit, mais qui fut aussi un grand penseur d’extrême droite, il s’agit de Carl Schmitt, et il le fit dans son ouvrage Légalité, Légitimité[3].

     

    L’importance pour notre propos de Carl Schmitt vient de la manière dont il défend l’impérieuse nécessitée de distinguer le juste du légal. Dans la critique de la démocratie libérale qui construit, dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire et le pouvoir de la majorité permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation doit conduire selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition.

     

    Dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale.

     

    Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[4].

     

    Le légalisme est ainsi présenté comme un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan[5]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions[6]. En effet, seuls des fous, des « terroristes » et n’oublions pas que ce mot fut utilisé par les Nazis et leurs séides français pour désigner les résistants, peuvent s’opposer à une politique qui est l’image même de la Raison.

     

    Ce qui est remarquable, c’est que ceci est repris par des auteurs que l’on pourrait penser à l’opposé de Carl Schmitt. Il suffit pour cela de regarder le fonctionnement des lois et des règles à l’intérieur de l’Union européenne. Pourtant, Schmitt ne figure pas parmi les inspirateurs des institutions européennes. C’est un autre grand théoricien du droit, Hans Kelsen[7], qui peut passer pour l’inspirateur de ces institutions. Pour ce dernier la validité d’une norme juridique ne peut se juger par rapport à son contexte d’application. La seule manière d’apprécier une norme ne peut être qu’une autre norme. Ainsi la décision d’envoyer quelqu’un en prison, qui repose sur un Code pénal dans toute société de droit, renvoie elle-même au fait que ce Code a été adopté de manière conforme à la Constitution. Le droit apparaît alors une hiérarchie de normes[8]. La science juridique, à écouter Kelsen, doit s’en tenir là. Savoir pourquoi le droit s’applique n’est pas de son ressort et n’est pas une question à laquelle elle peut apporter une réponse. A cela, Schmitt rétorque que le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit nécessité d’interprétation dit alors nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi.

     

    La critique de Carl Schmitt porte, car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique. Schmitt s’élève contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[9]. Quand il invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain ». C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté.

     

    L’état d’exception et la souveraineté

     

    Mais, parler de l’état d’exception a immédiatement d’autres implication. Giorgio Agamben, qui y a consacré un ouvrage, considère qu’il y a une similitude entre le droit et le langage[10]. Le langage, lui aussi, doit s’interpréter, et cette interprétation se fait toujours dans un contexte donné. Les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans différentes situations en fonction du contexte. Cette réalité est d’ailleurs au cœur des problèmes de la traduction. Ce que dit Schmitt, et sur ce point on lui donne raison, c’est qu’il en est de même pour le droit. Mais, ce besoin d’une interprétation de la règle de droit, cette incapacité à aboutir en tout temps et en tout lieu à une lecture simple et automatique, suppose alors que l’on définisse qui doit posséder ce pouvoir d’interprétation, et au nom de quoi doit se faire ce dite interprétation. Le juge, en tant que représentant la règle de droit ne peut constituer cette instance. Il peut, et c’est le rôle des cours spécialisées, porter un jugement sur les possibles contradictions au sein de la règle de droit. Il peut vérifier qu’un jugement a bien été pris « dans les règles » ; tel est le rôle des cours de cassation. Il peut vérifier qu’une loi est constitutionnelle. Mais, il ne peut fixer cette constitutionnalité, et il ne peut décider à jamais qu’il n’y aura qu’une et une seule interprétation de la règle de droit. Cela signifie que la légalité ne suffit pas. C’est qui institue l’importance de la notion de légitimité. Schmitt, ici, précise que c’est dans l’action d’exception, cette action qui se libère des règles légales, que s’affirme le souverain. On le voit, poser la question de la légalité et de la légitimité revient à poser celle de la souveraineté qui se situe en fait en amont.

     

    Pour appuyer son argumentation, Schmitt récuse alors rapidement les anciennes distinctions, qui proviennent des modèles traditionnels tels qu’ils ont été développés par Platon et Aristote. Il le fait parce qu’ils sont des États sans administrations. Ce sont des Etats où la division technique du travail était encore à un stade très embryonnaire. Et il est vrai que l’émergence d’une administration professionnelle, autrement dit d’un corps intermédiaire entre le souverain et le peuple, corps chargé de la gestion des dimensions techniques du pouvoir, a changé radicalement la donne. La naissance des administrations va de pair avec la complexification croissante des sociétés mais aussi des taches de gouvernement.

     

     

    Légitimité et Etat moderne

     

    Schmitt considère alors que les formes traditionnelles ne sont pas des États, et que, par voie de conséquence, les modèles anciens sont inaptes à penser le monde moderne[11]. Il saisit le pivotement du monde moderne, pivotement qui est lié à la généralisation de l’économie décentralisée. Il y a bien une rupture importante, liée aux formes économiques de la production et de l’échange, et que l’on peut dater de la fin du XIIIème siècle à la première moitié du XIXème. C’est l’émergence du capitalisme, depuis ses premiers balbutiements dans les cités italiennes et dans les grandes foires de la fin du Moyen-Âge jusqu’à son triomphe sous la forme d’un Prométhée déchaîné[12], qui a provoqué cette rupture essentielle dans les formes de l’Etat.

     

    Il propose alors à leur place un système de quatre idéaux-types, lui-même développé comme une suite de couples opposés. En fait, on peut considérer que dans tout Etat moderne on trouve des éléments de chacun de ces idéaux-types. Leur définition est ainsi formelle, mais elle permet d’éclairer des dynamiques différentes de la structuration et de l’exercice du pouvoir.

     

    Nous avons donc tout d’abord le couple définit par l’État Législateur (le modèle de la démocratie légaliste) sui s’oppose à l’État gouvernemental (celui du Souverain tout puissant). Puis, nous avons un autre couple, celui constitué par l’État Juridictionnel (le pouvoir du juge), qui s’oppose à l’État Administratif (celui de la bureaucratie). L’Etat législateur s’est développé à la suite de la révolution française, mais aussi de la transformation progressive du système politique britannique en une démocratie. L’Etat administratif, quant à lui, est héritier en quelque sorte des Etats de l’économie de guerre du premier conflit mondial ; il tend à devenir un État totalitaire en cela que ses attributions sont totales.

     

    La critique du légalisme et les bornes de la critiques de Schmitt

     

    Schmitt construit ainsi une critique du légalisme formel, mais il ne la construit pas hors de tout contexte. On peut d’ailleurs argumenter que tous les textes qu’il a écrits furent des textes de combats[13]. Certains de ceux-ci furent incontestablement des combats douteux. Mais, au travers de ces différents combats, il construit une pensée qui se révèle profondément originale. A cet égard il faut penser avec Carl Schmitt pour pouvoir penser contre Carl Schmitt, et que ceux que cela effraient passent leur chemin.

     

    Il considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[14]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

     

    Pourtant, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[15]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas l’hypothèse implicite de stationnarité que l’on a détectée dans l’Etat Législateur. Il remarque que si un tel État est démocratique, alors la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi, il cesse d’appartenir au modèle de l’État Législateur. Ceci provient du fait que, dans la théorie libérale, une loi est légale si elle a été élaborée et mise en œuvre dans les procédures fixées par la loi. Cette situation autoréférentielle va concentrer, à juste titre, les critiques de Schmitt. Mais il faut comprendre que ce n’est que l’une des critiques que l’on peut porter à l’encontre de l’Etat Législateur.

     

    Il se dégage de cette critique de la nature autoréférentielle de l’Etat Législateur une nette préférence pour l’État Juridictionnel, car intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[16], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[17]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[18] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations. Et ceci nous renvoie au problème de la décision et de l’action exceptionnelle.

     

    Schmitt et la critique de la démocratie

     

     

    Néanmoins, la critique de Schmitt met parfaitement en évidence et le danger d’une définition autoréférentielle de la légalité, et la tendance inhérente dans ce genre de système à dériver vers une forme d’État non-démocratique. C’est ce qui se passe sous nos yeux au sein de l’Union européenne et, bien entendu, les réactions des populations sont de plus en plus violentes. Le raisonnement de C. Schmitt permet de montrer en quoi et pourquoi la notion de légitimité est absolument centrale à un fonctionnement réellement démocratique. Toute tentative pour se débarrasser de la légitimité aboutit en réalité à se défaire de la démocratie. La critique que Schmitt argumente contre la démocratie est en réalité double. Elle est à la fois une critique en immoralité (on ne peut plus distinguer le juste du légal) et en impossibilité (les conditions de mise en œuvre sont contradictoires avec les principes fondateurs). En fait, et contrairement à l’ordre de présentation des arguments dans Légalité et Légitimité, cette seconde critique fonde en réalité la première. C’est parce que la démocratie parlementaire ne peut fonctionner dans le monde réel comme dans le modèle idéal, que surgit le problème de la distinction entre légalité et légitimité. Alors surgit  l’immoralité d’un système qui prétend être à lui-même sa seule justification, et a rompu avec les bases du Droit.

     

    Le refus des bases catholiques antidémocratiques qui fondent pour Schmitt la supériorité du Droit sur la décision majoritaire n’est pas un argument suffisant en soi pour prétendre à une réfutation de son argumentation. Il est certainement inacceptable de prétendre établir en raisonnement scientifique ce qui est acte de foi. Une croyance métaphysique ne peut être respectée que si elle se donne pour ce qu’elle est et non si elle veut faire croire en une analyse. Mais, derrière la métaphysique se profile aussi une analyse pertinente des contradictions de la démocratie et de la République. C’est elle qui nous intéresse.

     

     

    L’illusion des méta-valeurs

     

    On touche ici à un point absolument essentiel. Le saut dans la métaphysique montre le point de rupture qui est atteint par une certaine pensée libérale. Toute tentative pour faire jouer à une croyance religieuse le rôle d’un argument scientifique, que ce soit dans ce contexte précis avec la notion de Droit immanent ou dans celui de l’harmonisation des intérêts privés par la Main Invisible, refiguration de Dieu chez A. Smith, (pour ne pas parler des meta-valeurs kantiennes invoquées par Hayek), est parfaitement irrecevable. On ne peut introduire dans une discussion des éléments d’argumentation qui par définition ne peuvent être discutés. Or, il ne peut y avoir de discussion rationnelle sur ce qui concerne la foi. Ainsi, la dimension théologique de l’analyse constitutionnelle chez Schmitt doit être rejetée, comme d’ailleurs toute dimension théologique en sciences sociales.

     

    Pour autant, et ce point est important, cela ne signifie pas que tout le raisonnement soit ici réductible à cette dimension théologique. Il y a chez Carl Schmitt des éléments d’analyse réaliste qui nécessitent discussion et qui sont profitables pour tenter de mieux comprendre le rapport entre règles d’organisation et règles de fonctionnement. Son refus d’une naturalisation de la politique et sa démonstration de la nature subjective du droit constitue incontestablement un point fort de l’analyse. Ces éléments critiques sont positifs pour pouvoir penser l’organisation des sociétés, même s’il prétend les fonder, bien à tort, dans un fétichisme de la force. La nécessaire distinction entre légalité et légitimité est un point sur lequel Schmitt a touché juste. L’absence de distinction entre les deux notions dans le libéralisme moderne courant, et sa fétichisation de l’état de droit comme état de légalité, est certainement une des tendances les plus dangereuses pour la démocratie elle-même.

     

    La dénonciation du formalisme de la démocratie parlementaire par C. Schmitt interpelle, parce qu’il s’attaque à des conceptions qui, en un sens, sont tout autant idéalistes que les siennes, mais sans en avoir la cohérence. La question implicitement posée est alors de savoir s’il est possible d’aboutir à une formulation qui ne soit ni formaliste ni métaphysique du problème de la légitimité. Comment peut-on distinguer le juste du légal sans invoquer des principes qui ne peuvent être l’objet de discussion car ils relèvent de la croyance ?

     

     

    Organisation politique, règles symboliques

     

    Il faut alors considérer l’Etat dans sa complexité. La seigneurie n’est pas l’Etat, mais la « principauté » l’est. Tout espace soumis à un pouvoir ne constitue pas nécessairement un Etat. Encore faut-il que ce pouvoir se constitue en autorité, c’est à dire qu’il soit intériorisé par ceux qui vivent dans ce territoire. C’est la question, posée par Max Weber, du « monopole de la violence légale »[19].

     

    Mais, l’État n’est-il pas aujourd’hui contesté par la grande entreprise, ce que les anglo-saxons appellent la « corporation » ? Autrement dit, même si un accord pouvait se dégager au sujet de l’Etat ne serait-il pas remis en cause par le développement des compagnies multinationales et leur puissance matérielle et financière qui, bien souvent, est de la même taille que celle de nombre d’Etats ? Ainsi, William Dugger[20] reproche ainsi à la définition classique de l’État donnée par M. Weber, une communauté qui a le monopole légitime de la violence, d’être trop étroite[21]. Si les fonctions de l’État consistent à définir des droits, régler des conflits et contrôler des performances, ces fonctions sont aussi celles des grandes entreprises. Et l’on voit que dans nombre d’accords internationaux, qu’ils soient signés ou à venir, comme l’accord de partenariat transatlantique (le TIPP), le droit privé risque de l’emporter sur le droit public.

     

    La position de William Dugger est intéressante, mais elle constitue à la fois un progrès et une régression. Le progrès ici réside en ce que la définition des fonctions institutionnelles de l’État permet de comprendre comment le domaine d’action de ce dernier peut-être grignoté, soumis à la concurrence d’autres grandes organisations. Il y a là une dimension réaliste dans l’analyse de Dugger. En même temps, en évacuant la notion de monopole de la violence, Dugger évacue l’aspect de régulation de cette concurrence. Tant qu’une organisation détient ce monopole, et peut donc l’utiliser contre d’autres organisations, même si les taches que ces dernières remplissent dont de même nature, il est clair qu’une hiérarchie s’établit, et que des liens de subordination se mettent en place. Si le monopole est érodé, alors cette hiérarchie entre en crise. Il faut alors se demander si ce monopole est érodé sur la totalité du territoire que l’État prétend contrôler, ou seulement sur une partie de ce dernier.

     

    En fait, le raisonnement est limité parce qu’il est organisé autour d’une confrontation entre l’État et une entreprise. Si on admet maintenant que l’État est confronté à plusieurs grandes entreprises, chacune cherchant (intentionnellement ou non) à s’approprier des fonctions régaliennes, alors, la question des relations entre l’État et la grande corporation devient plus complexe. Néanmoins, l’argument a une valeur descriptive incontestable. On doit ajouter qu’il n’est pas nouveau et l’assimilation de l’État à une entreprise, même si c’est une entreprise dont la finalité est de maintenir son pouvoir[22]. Les conditions de faiblesse relative de l’État face à la corporation sont bien indiquées. Elles contiennent implicitement un argument pour un secteur étatique productif, même limité: celui d’offrir à l’État une alternative face aux demandes de la corporation en se situant sur son terrain.

     

    Qui contrôle qui ?

     

    La question des contrôles procéduraux (les contrôles de légalité ou de conformité du règlement à la loi), de contrôle des décisions d’application (sont-elles conformes aux règles de fonctionnement) est, bien entendu, tout aussi importante. Pour que des vérifications de ce type soient possibles, et que la règle puisse être améliorée dans le futur, il importe de vérifier comment elle a été mise en œuvre. Il n’en reste pas moins que ces deux dimensions ne couvrent pas le problème central, qui est celui de l’acceptabilité de la contrainte.

     

    L’acceptabilité d’une décision ne peut se déduire ni de l’efficacité de la règle, ni de sa régularité procédurale[23]. L’efficacité ne pourrait fonder l’acceptabilité que si le critère retenu était lui-même indiscutable. Ceci impliquerait soit que l’on se trouve dans un univers unidimensionnel (un univers technique par exemple), soit que l’on puisse démontrer une parfaite stabilité du contexte et l’inexistence d’effets de dotation entre les personnes composant la population concernée par la règle. Faute de satisfaire ces conditions, le résultat deviendrait discutable, et par là un jugement d’efficacité ne pourrait plus être naturellement partagé. Or, dans le domaine économique, il est extrêmement rare que ces conditions soient remplies. La régularité des procédures, c’est-à-dire la légalité de la règle, ne saurait fonder l’acceptabilité que si la description préalable des procédures avait été exhaustive quant aux états du monde auxquels les agents peuvent être confrontés. Autrement dit, la régularité des procédures n’est un critère décisif qu’à la condition d’être en information parfaite ou à l’état stationnaire. Nous voici revenu au paradoxe des contrats. Mais, si tel était le cas, comme nous l’avons vu, les règles seraient superflues. Il faut donc admettre que l’acceptabilité de la contrainte inclue dans toute règle renvoie à la légitimité de cette dernière et de ceux qui la mettent en œuvre ; nous voici à nouveau renvoyé au couple Auctoritas et Potestas. Ceci implique de penser un système commun de valeurs au groupe qui sera concerné par la règle.

     

    Nous voici revenu à notre point de départ, c’est à dire à la question de la souveraineté et de ce qui la fonde. Sans souveraineté, on ne peut penser la question de la légitimité et de la décision « juste ». Mais, peut-on penser la souveraineté sans être réduit à formuler une profession de foi ? C’est ici qu’entre en scène le penseur principal de la souveraineté dans la culture politique et juridique française, Jean Bodin. Or, il s’avère être aussi un précurseur dans le domaine de la laïcité. Ce n’est pas un hasard. Il y a des liens nombreux et étroits entre la question de la souveraineté et celle de la laïcité.

     

    Le principe de souveraineté dans l’Etat moderne

     

    Pour comprendre l’État moderne, il faut comprendre le principe de dépersonnalisation de l’État, qui lie désormais la souveraineté non plus à une personne donnée mais à un principe politique. L’affirmation du peuple, lui même représenté symboliquement, comme Prince à la place d’un prince donné, a constitué un élément important dans le constitution de l’État moderne. Ceci peut prendre des formes concrètes différentes par ailleurs. Dire que le peuple est souverain n’implique pas de dire qu’il doit exercer ce pouvoir. Mais, quel que soit la personne ou l’institution qui l’exerce, elle doit par contre admettre qu’elle tire son pouvoir du peuple et elle est donc soumise, à des intervalles réguliers, à des procédures de vérification.

     

    Cependant, l’État a existé bien avant l’évolution qui a conduit à l’Etat moderne. Ce dernier n’est qu’un sous-ensemble dans la catégorie « État ». L’émergence de ce dernier, la distinction entre la principauté comme principe et la principauté comme propriété du Prince, se déroule depuis le Moyen Age. En France, c’est avec le règne de Philippe le Bel (1285-1314) que l’on commence à voir s’autonomiser un appareil d’État, les « légistes royaux »[24], dont le champ des attributions dépasse largement celui de la propriété royale. C’est aussi sous son règne que le double mouvement de lutte contre les seigneuries locales (lutte commencée un siècle plus tôt) et contre un pouvoir à vocation internationale (celui du pape[25]) a pris toute son ampleur[26]. La dissociation entre la « propriété du Prince » et l’État où le Prince est souverain s’affirme par étape. Commencée avec Philippe-Auguste[27], magnifiée par les conquêtes militaires du roi[28], consolidée par la naissance d’une « idéologie royale », elle est à peu de choses complète sous Philippe le Bel. Cette dissociation entre la propriété privée du Prince et son pouvoir public sort renforcée de l’épreuve de la guerre de 100 ans.

     

    La Nation, désormais, a remplacé le lien religieux comme lien principal. La majorité des contemporains se définissent dès lors comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse. Quels que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, il y a un acquis fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, a été théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République[29]. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane.

     

    La puissance profane

     

    Bodin se retrouve alors dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres[30]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée. De ce point de vue, Bodin anticipe Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La distinction entre le monde symbolique et le monde réel est désormais acquise. Le sacré, le religieux, est appelé à la rescousse pour configurer l’imaginaire des contemporains, mais il est mis au profit d’une situation qui tire ses racines du monde réel. Bodin affirme entre autres que le sacrement à Reims n’est pas de l’essence de la souveraineté. Le monarque n’a pas lieu d’être chrétien. Il peut l’être, mais c’est son choix personnel.

     

    Il y a là une leçon importante, et même fondamentale pour le monde moderne.

    Jacques Sapir (RussEurope, 3 septembre 2015)

     

     

     

    Notes

     

    [1] Sapir J., Les trous noirs de la pensée économique, Pais, Albin Michel, 2000.

     

    [2] Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7.

     

    [3] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

     

    [4] Idem, p. 40.

     

    [5] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge,

     

    [6] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010

     

    [7] Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996,

     

    [8] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.

     

    [9] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.

     

    [10] Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, Paris, 2003.

     

    [11] Schmitt C., Légalité, Légitimité, p. 47.

     

    [12] Landes D.S., The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge-New Yorck, Cambridge University Press, 1969.

     

    [13] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, op.cit.,

     

    [14] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.

     

    [15] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17

     

    [16] Hayek F.A., The Political Order of a Free People, Law, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..

     

    [17] Voir la très pertinente critique de R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

     

    [18] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.

     

    [19] Weber, M., Le savant et le Politique, trad. J. Freund, Plon, Paris, 1959.

     

    [20] Dugger, W.M., “An evolutionary theory of the state and the market”, in W.M. Dugger et W.T. Waller Jr., (eds), The Stratified state , M.E. Sharpe, New York, 1992

     

    [21] Dugger W.M., “Transaction cost Economics and the State”, in C. Pitelis, (ed.), Transaction Costs, Markets and Hierarchies, Basil Blackwell, Oxford, 1993, pp. 188-216. Voir aussi, W.M. Dugger, “An evolutionary theory of the state and the market”, op.cit..

     

    [22] Voir à ce sujet Hintze, O., Féodalité, Capitalisme et État moderne, éd. H. Bruhns, trad. F. Laroche, Paris, MSH, 1991 et surtout Weber, M., Économie et société, 2 vol., Paris, Pocket (1992 pour l’édition française, 1922 pour l’édition originelle).

     

    [23] J. Sapir, Les économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.

     

    [24] Favier J., Les légistes et le gouvernement de Philippe le Bel », in Journal des savants, no 2, 1969, p. 92-108. Idem, Un Conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, Presses universitaires de France, (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes), 1963.

     

    [25] C’est le fameux « incident d’Anagni ».

     

    [26] Voir Carré de Malberg R., Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76.

     

    [27] Flori J., Philippe Auguste – La naissance de l’État monarchique, éditions Taillandier, Paris, 2002 ; Baldwin J.W., (trad. Béatrice Bonne, préf. Jacques Le Goff), Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard,‎ Paris,1991.

     

    [28] Qui, après la bataille de Bouvines fut le premier roi à être dit « empereur en son royaume ». Duby G., Le Dimanche de Bouvines, Gallimard,‎ Paris,1973.

     

    [29] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

     

    [30] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591,

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!
  • Droit d’asile, Etat de droit et souveraineté...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue tranchant et essentiel d'Eric Delcroix, juriste et ancien avocat, cueilli sur le site de Polémia. A lire et à faire circuler...

    Droit d'asile.jpg

    Droit d’asile, Etat de droit et souveraineté

    Le spectacle de masses issues du tiers-monde et se lançant à l’assaut d’une Europe moralement pantelante illustre le roman prophétique de Jean Raspail, Le Camp des saints (1973). Rien n’y manque : ni l’arrogance des envahisseurs (V de la victoire, etc.), ni la trahison des militants humanitaires ainsi que des élites politiques et religieuses.
    C’est que les envahisseurs disposent d’une arme absolue contre l’Occident, à savoir notre dégradante pitié.

    De la licence souveraine à l’Etat de droit

    Dans les temps modernes, le droit d’asile n’en était pas un à proprement parler. Il ne s’agissait que d’une licence à la discrétion du gouvernement, en principe soucieux de sa souveraineté.

    La Deuxième Guerre mondiale et ses suites (1944-1947) ont provoqué une catastrophe humanitaire sans précédent en Europe, avec le gigantesque nettoyage ethnique dont ont été victimes les populations allemandes des territoires de l’Est et la fermeture du Rideau de fer.

    Un véritable droit a alors été créé au profit de ces seules populations et au regard de ces seuls événements : ce fut la Convention de Genève de 1951. Ce droit s’est généralisé ensuite avec le Protocole de New-York de 1967 et l’élargissement de la Convention en 1971, au nom de la morale et de l’humanité.

    Les législations nationales se sont adaptées en conséquence, quittes à en rajouter à l’envi. Les prétendus réfugiés ont gagné des droits subjectifs qu’ils peuvent opposer devant les juridictions nationales ou internationales à l’Etat qui a ainsi abdiqué son pouvoir souverain. N’importe quel déserteur de n’importe quelle guerre exotique peut réclamer, exiger, tout en étant pensionné, soigné et sans dire merci. Le mythe de l’Etat de droit, transcendant l’Etat national souverain petit à petit depuis 1945, et le nouvel ordre moral subséquent ont abouti à notre impuissance publique et à une dangereuse propension à la culture de la pleurnicherie.

    Les personnes qui pourraient véritablement aspirer à l’asile politique, dans la tradition antérieure et souveraine, tels Edward Snowden (notre bienfaiteur) ou Julian Assange sont évidemment hors jeu. Terminé. On fait dans l’humanitaire et la bien-pensance…

    Volonté politique et héroïsme de l’immoralité

    Les propos reprochés à Jean-Marie Le Pen, en avril, pour la « réconciliation des Français », y compris pétainistes, et la nécessité de « sauver l’Europe boréale et le monde blanc », ne relèvent que d’un nationalisme benoît, par rapport au discours que les opposants à l’invasion humanitaire devraient assumer.

    Et de fait, aucun parti, aucun personnage politique en vue, n’ose promouvoir tout simplement la dénonciation, par la France et les pays européens, de la Convention de Genève de 1951 et de la Convention européenne des droits de l’homme. Subsidiairement, aucun responsable politique français n’ose proposer au moins la suspension de tout asile politique pour les personnes issues du tiers-monde, par exemple pour un moratoire de un à cinq ans.

    Nos nations, nos ethnies, nos natures propres sont menacées de dissolution et on n’entend qu’un discours sirupeux de chaisières et bonnes sœurs, puissamment relayé par les médias et les juges caporalisés.

    Le pape François est allé nous faire la leçon en se rendant à Lampedusa, avec l’approbation quasi générale. Mais le Vatican, aussi vaste que Lampedusa, n’a pas signé la Convention (pas folle la guêpe !). Au lieu de repousser les embarcations des immigrants indésirables, toutes les flottes européennes vont au secours de l’envahisseur. Nos Mistral perdants, s’ils sont repris au rabais par l’OTAN, ne devraient-ils pas être baptisés Mère Theresa et Sœur Emmanuelle ?

    Des crétins, par anticommunisme, se sont réjouis quand, symboliquement, l’Allemagne réunifiée a condamné quelques gardes-frontières de la défunte RDA – au nom du mythe l’Etat de droit, bien sûr (car ils étaient en règle avec leur législation), et de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes » (cf. Nuremberg). On ne peut plus tirer sur un adversaire qui viole une frontière, pourvu qu’il ait pris la précaution, paradoxalement belliqueuse en ces temps de décadence, de ne pas s’être armé… Et alors ? A mains nues contre des fusils d’assaut ? En Europe c’est peinard !

    Quel responsable héroïque aura le courage de l’immoralité salvatrice en demandant que l’on tire et « qu’un sang impur abreuve nos sillons » frontaliers ? Hubert Védrine tout de même (Le Monde, 13 mai) a eu le courage de déclarer : « Un recours à la force sera à un moment ou à un autre inévitable ».

    Comme dans l’épilogue du Camp des saints, ce sera sur lui que l’on tirera et les baïonnettes de l’adage sauront être serves.

    Eric Delcroix (Polémia, 29 août 2015)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Être ou ne pas être gaullien ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Bertrand Renouvin, cueillie sur son blog et consacrée aux principes qui ont fondé la politique de De Gaulle et qui conservent toute leur actualité.

     

    De Gaulle.jpg

    Être ou ne pas être gaullien

     

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

     

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

     

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain, il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

    Bertrand Renouvin (Blog de Bertrand Renouvin, 1er août 2015)

     

    Notes :

    (1)    Régis Debray, A demain de Gaulle, Gallimard, 1990.

    (2)    Mémoires d’Espoir, I, Le Renouveau. Cette citation comme la précédente est tirée de l’excellent ouvrage de Jean-Luc Barré, Devenir de Gaulle, 1939-1943, Perrin, 2003. Cf. mon article sur ce blog : http://www.bertrand-renouvin.fr/devenir-de-gaulle/

    (3)    Le 15 juin 1943, le Général, qui est à Alger, en pleine affaire Giraud, écrit à sa femme : « Tu ne peux pas te faire une idée de l’atmosphère de mensonges, fausses nouvelles, etc. dans laquelle nos bons alliés et leurs bons amis d’ici – les mêmes qui leur tiraient naguère dessus – auront essayé de me noyer. Il faut avoir le cœur bien accroché et la France devant les yeux pour ne pas tout envoyer promener… ». Cité par Jean-Luc Barré, op. cit. page 344.

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain,il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

    - See more at: http://www.bertrand-renouvin.fr/#sthash.hAtWLN9i.dpuf
    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!