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souveraineté - Page 12

  • La société au risque de la souveraineté... Une réflexion autour de la pensée de Carl Schmitt

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré à la question de la souveraineté...

     

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    La société au risque de la souveraineté

    L’une des erreurs les plus fréquemment commises est de penser qu’il pourrait y avoir une « société de marché » dérivant d’une « économie de marché ». En réalité, ces deux termes – société et marché – sont antinomiques. Le marché est l’espace des contrats, et les contrats ne sauraient fonder une société, quoi qu’en disent certains.

     

    La société ne se réduit pas au marché

     

    Deux raisons, qui se situent à des niveaux différents, s’opposent en effet à la réduction de la société à cet ensemble de contrats entre des « individus » réputés pleinement indépendants. La première renvoie à un paradoxe informationnel. Pour que des contrats puissent fonder une société, ils devraient se suffire à eux-mêmes, autrement dit être « complets » (inclure toutes les possibilités) et « parfaits » (prévoir tous les déroulements possibles). Or, ceci exige soit l’hypothèse d’un monde stationnaire, soit celle de capacités d’omniscience divine pour qui écrit le contrat[1].

     

    Si des contrats ne peuvent être ni « complets » ni « parfaits », ils doivent pouvoir être examinés par une règle de niveau supérieur. Qu’à cela ne tienne rétorquent les partisans de la société-contrat ; c’est cette règle qui est en réalité « le » contrat. Mais, les mêmes problèmes se reproduisent alors. On ne peut imaginer de règle complète ou parfaite avec des acteurs imparfaits et aux compétences cognitives limitées. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de règles, de loi, de règlement, mais qu’il faut une instance autre pour dire le droit quand les problèmes liés à l’incertitude se manifestent. Il faut donc pouvoir dire le juste et non seulement le légal. Et c’est donc ici qu’émerge le problème de la légitimité.

     

    Ici, cependant, se manifeste la seconde raison qui empêche de considérer la société comme une somme de contrats autosuffisants. Qu’est-ce qui incite les contractants à respecter leur parole ? Il faut bien une instance de force qui rende la rupture de la parole donnée, ou de la parole écrite, coûteuse[2], que ce coût soit monétaire, matériel ou symbolique. On voit donc la nécessité d’une autorité, c’est-à-dire la combinaison d’un pouvoir d’agir, de punir, de sanctionner, et d’une légitimité à le faire.

     

    C’est donc le principe de la décision et de la coercition qui est ici en cause. Nous somme donc confrontés à la combinaison de la Potestas c’est à dire du pouvoir d’agir et de faire et de l’Auctoritas soit du droit moral et politique (au sens où la morale est partagée par une communauté politique) de le faire. C’est donc la question de la légalité et de la légitimité de la personne qui décide. Autrement dit nous sommes en plein dans la nature politique de la société et cette dernière, on le constate bien, ne saurait alors être réduite à une somme de contrats.

     

    Importance de la légitimité

     

    On mesure donc l’importance de la notion de légitimité ou d’Auctoritas qui définit ce qui est considéré comme juste. Pourtant, la notion de légitimité est aujourd’hui mal-aimée des politistes, et en particulier de ceux qui sont sensibles aux modes venues du monde anglo-saxon. Outre que l’on y trouve une critique possible de la notion de légalité, et cette notion est essentielle au fonctionnement des marchés financiers, la légitimité peut être entachée de ce qu’elle fut défendue par l’un des grands penseurs du droit, mais qui fut aussi un grand penseur d’extrême droite, il s’agit de Carl Schmitt, et il le fit dans son ouvrage Légalité, Légitimité[3].

     

    L’importance pour notre propos de Carl Schmitt vient de la manière dont il défend l’impérieuse nécessitée de distinguer le juste du légal. Dans la critique de la démocratie libérale qui construit, dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire et le pouvoir de la majorité permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation doit conduire selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition.

     

    Dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale.

     

    Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[4].

     

    Le légalisme est ainsi présenté comme un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan[5]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions[6]. En effet, seuls des fous, des « terroristes » et n’oublions pas que ce mot fut utilisé par les Nazis et leurs séides français pour désigner les résistants, peuvent s’opposer à une politique qui est l’image même de la Raison.

     

    Ce qui est remarquable, c’est que ceci est repris par des auteurs que l’on pourrait penser à l’opposé de Carl Schmitt. Il suffit pour cela de regarder le fonctionnement des lois et des règles à l’intérieur de l’Union européenne. Pourtant, Schmitt ne figure pas parmi les inspirateurs des institutions européennes. C’est un autre grand théoricien du droit, Hans Kelsen[7], qui peut passer pour l’inspirateur de ces institutions. Pour ce dernier la validité d’une norme juridique ne peut se juger par rapport à son contexte d’application. La seule manière d’apprécier une norme ne peut être qu’une autre norme. Ainsi la décision d’envoyer quelqu’un en prison, qui repose sur un Code pénal dans toute société de droit, renvoie elle-même au fait que ce Code a été adopté de manière conforme à la Constitution. Le droit apparaît alors une hiérarchie de normes[8]. La science juridique, à écouter Kelsen, doit s’en tenir là. Savoir pourquoi le droit s’applique n’est pas de son ressort et n’est pas une question à laquelle elle peut apporter une réponse. A cela, Schmitt rétorque que le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit nécessité d’interprétation dit alors nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi.

     

    La critique de Carl Schmitt porte, car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique. Schmitt s’élève contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[9]. Quand il invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain ». C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté.

     

    L’état d’exception et la souveraineté

     

    Mais, parler de l’état d’exception a immédiatement d’autres implication. Giorgio Agamben, qui y a consacré un ouvrage, considère qu’il y a une similitude entre le droit et le langage[10]. Le langage, lui aussi, doit s’interpréter, et cette interprétation se fait toujours dans un contexte donné. Les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans différentes situations en fonction du contexte. Cette réalité est d’ailleurs au cœur des problèmes de la traduction. Ce que dit Schmitt, et sur ce point on lui donne raison, c’est qu’il en est de même pour le droit. Mais, ce besoin d’une interprétation de la règle de droit, cette incapacité à aboutir en tout temps et en tout lieu à une lecture simple et automatique, suppose alors que l’on définisse qui doit posséder ce pouvoir d’interprétation, et au nom de quoi doit se faire ce dite interprétation. Le juge, en tant que représentant la règle de droit ne peut constituer cette instance. Il peut, et c’est le rôle des cours spécialisées, porter un jugement sur les possibles contradictions au sein de la règle de droit. Il peut vérifier qu’un jugement a bien été pris « dans les règles » ; tel est le rôle des cours de cassation. Il peut vérifier qu’une loi est constitutionnelle. Mais, il ne peut fixer cette constitutionnalité, et il ne peut décider à jamais qu’il n’y aura qu’une et une seule interprétation de la règle de droit. Cela signifie que la légalité ne suffit pas. C’est qui institue l’importance de la notion de légitimité. Schmitt, ici, précise que c’est dans l’action d’exception, cette action qui se libère des règles légales, que s’affirme le souverain. On le voit, poser la question de la légalité et de la légitimité revient à poser celle de la souveraineté qui se situe en fait en amont.

     

    Pour appuyer son argumentation, Schmitt récuse alors rapidement les anciennes distinctions, qui proviennent des modèles traditionnels tels qu’ils ont été développés par Platon et Aristote. Il le fait parce qu’ils sont des États sans administrations. Ce sont des Etats où la division technique du travail était encore à un stade très embryonnaire. Et il est vrai que l’émergence d’une administration professionnelle, autrement dit d’un corps intermédiaire entre le souverain et le peuple, corps chargé de la gestion des dimensions techniques du pouvoir, a changé radicalement la donne. La naissance des administrations va de pair avec la complexification croissante des sociétés mais aussi des taches de gouvernement.

     

     

    Légitimité et Etat moderne

     

    Schmitt considère alors que les formes traditionnelles ne sont pas des États, et que, par voie de conséquence, les modèles anciens sont inaptes à penser le monde moderne[11]. Il saisit le pivotement du monde moderne, pivotement qui est lié à la généralisation de l’économie décentralisée. Il y a bien une rupture importante, liée aux formes économiques de la production et de l’échange, et que l’on peut dater de la fin du XIIIème siècle à la première moitié du XIXème. C’est l’émergence du capitalisme, depuis ses premiers balbutiements dans les cités italiennes et dans les grandes foires de la fin du Moyen-Âge jusqu’à son triomphe sous la forme d’un Prométhée déchaîné[12], qui a provoqué cette rupture essentielle dans les formes de l’Etat.

     

    Il propose alors à leur place un système de quatre idéaux-types, lui-même développé comme une suite de couples opposés. En fait, on peut considérer que dans tout Etat moderne on trouve des éléments de chacun de ces idéaux-types. Leur définition est ainsi formelle, mais elle permet d’éclairer des dynamiques différentes de la structuration et de l’exercice du pouvoir.

     

    Nous avons donc tout d’abord le couple définit par l’État Législateur (le modèle de la démocratie légaliste) sui s’oppose à l’État gouvernemental (celui du Souverain tout puissant). Puis, nous avons un autre couple, celui constitué par l’État Juridictionnel (le pouvoir du juge), qui s’oppose à l’État Administratif (celui de la bureaucratie). L’Etat législateur s’est développé à la suite de la révolution française, mais aussi de la transformation progressive du système politique britannique en une démocratie. L’Etat administratif, quant à lui, est héritier en quelque sorte des Etats de l’économie de guerre du premier conflit mondial ; il tend à devenir un État totalitaire en cela que ses attributions sont totales.

     

    La critique du légalisme et les bornes de la critiques de Schmitt

     

    Schmitt construit ainsi une critique du légalisme formel, mais il ne la construit pas hors de tout contexte. On peut d’ailleurs argumenter que tous les textes qu’il a écrits furent des textes de combats[13]. Certains de ceux-ci furent incontestablement des combats douteux. Mais, au travers de ces différents combats, il construit une pensée qui se révèle profondément originale. A cet égard il faut penser avec Carl Schmitt pour pouvoir penser contre Carl Schmitt, et que ceux que cela effraient passent leur chemin.

     

    Il considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[14]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

     

    Pourtant, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[15]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas l’hypothèse implicite de stationnarité que l’on a détectée dans l’Etat Législateur. Il remarque que si un tel État est démocratique, alors la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi, il cesse d’appartenir au modèle de l’État Législateur. Ceci provient du fait que, dans la théorie libérale, une loi est légale si elle a été élaborée et mise en œuvre dans les procédures fixées par la loi. Cette situation autoréférentielle va concentrer, à juste titre, les critiques de Schmitt. Mais il faut comprendre que ce n’est que l’une des critiques que l’on peut porter à l’encontre de l’Etat Législateur.

     

    Il se dégage de cette critique de la nature autoréférentielle de l’Etat Législateur une nette préférence pour l’État Juridictionnel, car intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[16], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[17]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[18] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations. Et ceci nous renvoie au problème de la décision et de l’action exceptionnelle.

     

    Schmitt et la critique de la démocratie

     

     

    Néanmoins, la critique de Schmitt met parfaitement en évidence et le danger d’une définition autoréférentielle de la légalité, et la tendance inhérente dans ce genre de système à dériver vers une forme d’État non-démocratique. C’est ce qui se passe sous nos yeux au sein de l’Union européenne et, bien entendu, les réactions des populations sont de plus en plus violentes. Le raisonnement de C. Schmitt permet de montrer en quoi et pourquoi la notion de légitimité est absolument centrale à un fonctionnement réellement démocratique. Toute tentative pour se débarrasser de la légitimité aboutit en réalité à se défaire de la démocratie. La critique que Schmitt argumente contre la démocratie est en réalité double. Elle est à la fois une critique en immoralité (on ne peut plus distinguer le juste du légal) et en impossibilité (les conditions de mise en œuvre sont contradictoires avec les principes fondateurs). En fait, et contrairement à l’ordre de présentation des arguments dans Légalité et Légitimité, cette seconde critique fonde en réalité la première. C’est parce que la démocratie parlementaire ne peut fonctionner dans le monde réel comme dans le modèle idéal, que surgit le problème de la distinction entre légalité et légitimité. Alors surgit  l’immoralité d’un système qui prétend être à lui-même sa seule justification, et a rompu avec les bases du Droit.

     

    Le refus des bases catholiques antidémocratiques qui fondent pour Schmitt la supériorité du Droit sur la décision majoritaire n’est pas un argument suffisant en soi pour prétendre à une réfutation de son argumentation. Il est certainement inacceptable de prétendre établir en raisonnement scientifique ce qui est acte de foi. Une croyance métaphysique ne peut être respectée que si elle se donne pour ce qu’elle est et non si elle veut faire croire en une analyse. Mais, derrière la métaphysique se profile aussi une analyse pertinente des contradictions de la démocratie et de la République. C’est elle qui nous intéresse.

     

     

    L’illusion des méta-valeurs

     

    On touche ici à un point absolument essentiel. Le saut dans la métaphysique montre le point de rupture qui est atteint par une certaine pensée libérale. Toute tentative pour faire jouer à une croyance religieuse le rôle d’un argument scientifique, que ce soit dans ce contexte précis avec la notion de Droit immanent ou dans celui de l’harmonisation des intérêts privés par la Main Invisible, refiguration de Dieu chez A. Smith, (pour ne pas parler des meta-valeurs kantiennes invoquées par Hayek), est parfaitement irrecevable. On ne peut introduire dans une discussion des éléments d’argumentation qui par définition ne peuvent être discutés. Or, il ne peut y avoir de discussion rationnelle sur ce qui concerne la foi. Ainsi, la dimension théologique de l’analyse constitutionnelle chez Schmitt doit être rejetée, comme d’ailleurs toute dimension théologique en sciences sociales.

     

    Pour autant, et ce point est important, cela ne signifie pas que tout le raisonnement soit ici réductible à cette dimension théologique. Il y a chez Carl Schmitt des éléments d’analyse réaliste qui nécessitent discussion et qui sont profitables pour tenter de mieux comprendre le rapport entre règles d’organisation et règles de fonctionnement. Son refus d’une naturalisation de la politique et sa démonstration de la nature subjective du droit constitue incontestablement un point fort de l’analyse. Ces éléments critiques sont positifs pour pouvoir penser l’organisation des sociétés, même s’il prétend les fonder, bien à tort, dans un fétichisme de la force. La nécessaire distinction entre légalité et légitimité est un point sur lequel Schmitt a touché juste. L’absence de distinction entre les deux notions dans le libéralisme moderne courant, et sa fétichisation de l’état de droit comme état de légalité, est certainement une des tendances les plus dangereuses pour la démocratie elle-même.

     

    La dénonciation du formalisme de la démocratie parlementaire par C. Schmitt interpelle, parce qu’il s’attaque à des conceptions qui, en un sens, sont tout autant idéalistes que les siennes, mais sans en avoir la cohérence. La question implicitement posée est alors de savoir s’il est possible d’aboutir à une formulation qui ne soit ni formaliste ni métaphysique du problème de la légitimité. Comment peut-on distinguer le juste du légal sans invoquer des principes qui ne peuvent être l’objet de discussion car ils relèvent de la croyance ?

     

     

    Organisation politique, règles symboliques

     

    Il faut alors considérer l’Etat dans sa complexité. La seigneurie n’est pas l’Etat, mais la « principauté » l’est. Tout espace soumis à un pouvoir ne constitue pas nécessairement un Etat. Encore faut-il que ce pouvoir se constitue en autorité, c’est à dire qu’il soit intériorisé par ceux qui vivent dans ce territoire. C’est la question, posée par Max Weber, du « monopole de la violence légale »[19].

     

    Mais, l’État n’est-il pas aujourd’hui contesté par la grande entreprise, ce que les anglo-saxons appellent la « corporation » ? Autrement dit, même si un accord pouvait se dégager au sujet de l’Etat ne serait-il pas remis en cause par le développement des compagnies multinationales et leur puissance matérielle et financière qui, bien souvent, est de la même taille que celle de nombre d’Etats ? Ainsi, William Dugger[20] reproche ainsi à la définition classique de l’État donnée par M. Weber, une communauté qui a le monopole légitime de la violence, d’être trop étroite[21]. Si les fonctions de l’État consistent à définir des droits, régler des conflits et contrôler des performances, ces fonctions sont aussi celles des grandes entreprises. Et l’on voit que dans nombre d’accords internationaux, qu’ils soient signés ou à venir, comme l’accord de partenariat transatlantique (le TIPP), le droit privé risque de l’emporter sur le droit public.

     

    La position de William Dugger est intéressante, mais elle constitue à la fois un progrès et une régression. Le progrès ici réside en ce que la définition des fonctions institutionnelles de l’État permet de comprendre comment le domaine d’action de ce dernier peut-être grignoté, soumis à la concurrence d’autres grandes organisations. Il y a là une dimension réaliste dans l’analyse de Dugger. En même temps, en évacuant la notion de monopole de la violence, Dugger évacue l’aspect de régulation de cette concurrence. Tant qu’une organisation détient ce monopole, et peut donc l’utiliser contre d’autres organisations, même si les taches que ces dernières remplissent dont de même nature, il est clair qu’une hiérarchie s’établit, et que des liens de subordination se mettent en place. Si le monopole est érodé, alors cette hiérarchie entre en crise. Il faut alors se demander si ce monopole est érodé sur la totalité du territoire que l’État prétend contrôler, ou seulement sur une partie de ce dernier.

     

    En fait, le raisonnement est limité parce qu’il est organisé autour d’une confrontation entre l’État et une entreprise. Si on admet maintenant que l’État est confronté à plusieurs grandes entreprises, chacune cherchant (intentionnellement ou non) à s’approprier des fonctions régaliennes, alors, la question des relations entre l’État et la grande corporation devient plus complexe. Néanmoins, l’argument a une valeur descriptive incontestable. On doit ajouter qu’il n’est pas nouveau et l’assimilation de l’État à une entreprise, même si c’est une entreprise dont la finalité est de maintenir son pouvoir[22]. Les conditions de faiblesse relative de l’État face à la corporation sont bien indiquées. Elles contiennent implicitement un argument pour un secteur étatique productif, même limité: celui d’offrir à l’État une alternative face aux demandes de la corporation en se situant sur son terrain.

     

    Qui contrôle qui ?

     

    La question des contrôles procéduraux (les contrôles de légalité ou de conformité du règlement à la loi), de contrôle des décisions d’application (sont-elles conformes aux règles de fonctionnement) est, bien entendu, tout aussi importante. Pour que des vérifications de ce type soient possibles, et que la règle puisse être améliorée dans le futur, il importe de vérifier comment elle a été mise en œuvre. Il n’en reste pas moins que ces deux dimensions ne couvrent pas le problème central, qui est celui de l’acceptabilité de la contrainte.

     

    L’acceptabilité d’une décision ne peut se déduire ni de l’efficacité de la règle, ni de sa régularité procédurale[23]. L’efficacité ne pourrait fonder l’acceptabilité que si le critère retenu était lui-même indiscutable. Ceci impliquerait soit que l’on se trouve dans un univers unidimensionnel (un univers technique par exemple), soit que l’on puisse démontrer une parfaite stabilité du contexte et l’inexistence d’effets de dotation entre les personnes composant la population concernée par la règle. Faute de satisfaire ces conditions, le résultat deviendrait discutable, et par là un jugement d’efficacité ne pourrait plus être naturellement partagé. Or, dans le domaine économique, il est extrêmement rare que ces conditions soient remplies. La régularité des procédures, c’est-à-dire la légalité de la règle, ne saurait fonder l’acceptabilité que si la description préalable des procédures avait été exhaustive quant aux états du monde auxquels les agents peuvent être confrontés. Autrement dit, la régularité des procédures n’est un critère décisif qu’à la condition d’être en information parfaite ou à l’état stationnaire. Nous voici revenu au paradoxe des contrats. Mais, si tel était le cas, comme nous l’avons vu, les règles seraient superflues. Il faut donc admettre que l’acceptabilité de la contrainte inclue dans toute règle renvoie à la légitimité de cette dernière et de ceux qui la mettent en œuvre ; nous voici à nouveau renvoyé au couple Auctoritas et Potestas. Ceci implique de penser un système commun de valeurs au groupe qui sera concerné par la règle.

     

    Nous voici revenu à notre point de départ, c’est à dire à la question de la souveraineté et de ce qui la fonde. Sans souveraineté, on ne peut penser la question de la légitimité et de la décision « juste ». Mais, peut-on penser la souveraineté sans être réduit à formuler une profession de foi ? C’est ici qu’entre en scène le penseur principal de la souveraineté dans la culture politique et juridique française, Jean Bodin. Or, il s’avère être aussi un précurseur dans le domaine de la laïcité. Ce n’est pas un hasard. Il y a des liens nombreux et étroits entre la question de la souveraineté et celle de la laïcité.

     

    Le principe de souveraineté dans l’Etat moderne

     

    Pour comprendre l’État moderne, il faut comprendre le principe de dépersonnalisation de l’État, qui lie désormais la souveraineté non plus à une personne donnée mais à un principe politique. L’affirmation du peuple, lui même représenté symboliquement, comme Prince à la place d’un prince donné, a constitué un élément important dans le constitution de l’État moderne. Ceci peut prendre des formes concrètes différentes par ailleurs. Dire que le peuple est souverain n’implique pas de dire qu’il doit exercer ce pouvoir. Mais, quel que soit la personne ou l’institution qui l’exerce, elle doit par contre admettre qu’elle tire son pouvoir du peuple et elle est donc soumise, à des intervalles réguliers, à des procédures de vérification.

     

    Cependant, l’État a existé bien avant l’évolution qui a conduit à l’Etat moderne. Ce dernier n’est qu’un sous-ensemble dans la catégorie « État ». L’émergence de ce dernier, la distinction entre la principauté comme principe et la principauté comme propriété du Prince, se déroule depuis le Moyen Age. En France, c’est avec le règne de Philippe le Bel (1285-1314) que l’on commence à voir s’autonomiser un appareil d’État, les « légistes royaux »[24], dont le champ des attributions dépasse largement celui de la propriété royale. C’est aussi sous son règne que le double mouvement de lutte contre les seigneuries locales (lutte commencée un siècle plus tôt) et contre un pouvoir à vocation internationale (celui du pape[25]) a pris toute son ampleur[26]. La dissociation entre la « propriété du Prince » et l’État où le Prince est souverain s’affirme par étape. Commencée avec Philippe-Auguste[27], magnifiée par les conquêtes militaires du roi[28], consolidée par la naissance d’une « idéologie royale », elle est à peu de choses complète sous Philippe le Bel. Cette dissociation entre la propriété privée du Prince et son pouvoir public sort renforcée de l’épreuve de la guerre de 100 ans.

     

    La Nation, désormais, a remplacé le lien religieux comme lien principal. La majorité des contemporains se définissent dès lors comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse. Quels que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, il y a un acquis fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, a été théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République[29]. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane.

     

    La puissance profane

     

    Bodin se retrouve alors dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres[30]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée. De ce point de vue, Bodin anticipe Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La distinction entre le monde symbolique et le monde réel est désormais acquise. Le sacré, le religieux, est appelé à la rescousse pour configurer l’imaginaire des contemporains, mais il est mis au profit d’une situation qui tire ses racines du monde réel. Bodin affirme entre autres que le sacrement à Reims n’est pas de l’essence de la souveraineté. Le monarque n’a pas lieu d’être chrétien. Il peut l’être, mais c’est son choix personnel.

     

    Il y a là une leçon importante, et même fondamentale pour le monde moderne.

    Jacques Sapir (RussEurope, 3 septembre 2015)

     

     

     

    Notes

     

    [1] Sapir J., Les trous noirs de la pensée économique, Pais, Albin Michel, 2000.

     

    [2] Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7.

     

    [3] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

     

    [4] Idem, p. 40.

     

    [5] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge,

     

    [6] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010

     

    [7] Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996,

     

    [8] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.

     

    [9] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.

     

    [10] Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, Paris, 2003.

     

    [11] Schmitt C., Légalité, Légitimité, p. 47.

     

    [12] Landes D.S., The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge-New Yorck, Cambridge University Press, 1969.

     

    [13] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, op.cit.,

     

    [14] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.

     

    [15] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17

     

    [16] Hayek F.A., The Political Order of a Free People, Law, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..

     

    [17] Voir la très pertinente critique de R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

     

    [18] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.

     

    [19] Weber, M., Le savant et le Politique, trad. J. Freund, Plon, Paris, 1959.

     

    [20] Dugger, W.M., “An evolutionary theory of the state and the market”, in W.M. Dugger et W.T. Waller Jr., (eds), The Stratified state , M.E. Sharpe, New York, 1992

     

    [21] Dugger W.M., “Transaction cost Economics and the State”, in C. Pitelis, (ed.), Transaction Costs, Markets and Hierarchies, Basil Blackwell, Oxford, 1993, pp. 188-216. Voir aussi, W.M. Dugger, “An evolutionary theory of the state and the market”, op.cit..

     

    [22] Voir à ce sujet Hintze, O., Féodalité, Capitalisme et État moderne, éd. H. Bruhns, trad. F. Laroche, Paris, MSH, 1991 et surtout Weber, M., Économie et société, 2 vol., Paris, Pocket (1992 pour l’édition française, 1922 pour l’édition originelle).

     

    [23] J. Sapir, Les économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.

     

    [24] Favier J., Les légistes et le gouvernement de Philippe le Bel », in Journal des savants, no 2, 1969, p. 92-108. Idem, Un Conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, Presses universitaires de France, (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes), 1963.

     

    [25] C’est le fameux « incident d’Anagni ».

     

    [26] Voir Carré de Malberg R., Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76.

     

    [27] Flori J., Philippe Auguste – La naissance de l’État monarchique, éditions Taillandier, Paris, 2002 ; Baldwin J.W., (trad. Béatrice Bonne, préf. Jacques Le Goff), Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard,‎ Paris,1991.

     

    [28] Qui, après la bataille de Bouvines fut le premier roi à être dit « empereur en son royaume ». Duby G., Le Dimanche de Bouvines, Gallimard,‎ Paris,1973.

     

    [29] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

     

    [30] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591,

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  • Droit d’asile, Etat de droit et souveraineté...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue tranchant et essentiel d'Eric Delcroix, juriste et ancien avocat, cueilli sur le site de Polémia. A lire et à faire circuler...

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    Droit d’asile, Etat de droit et souveraineté

    Le spectacle de masses issues du tiers-monde et se lançant à l’assaut d’une Europe moralement pantelante illustre le roman prophétique de Jean Raspail, Le Camp des saints (1973). Rien n’y manque : ni l’arrogance des envahisseurs (V de la victoire, etc.), ni la trahison des militants humanitaires ainsi que des élites politiques et religieuses.
    C’est que les envahisseurs disposent d’une arme absolue contre l’Occident, à savoir notre dégradante pitié.

    De la licence souveraine à l’Etat de droit

    Dans les temps modernes, le droit d’asile n’en était pas un à proprement parler. Il ne s’agissait que d’une licence à la discrétion du gouvernement, en principe soucieux de sa souveraineté.

    La Deuxième Guerre mondiale et ses suites (1944-1947) ont provoqué une catastrophe humanitaire sans précédent en Europe, avec le gigantesque nettoyage ethnique dont ont été victimes les populations allemandes des territoires de l’Est et la fermeture du Rideau de fer.

    Un véritable droit a alors été créé au profit de ces seules populations et au regard de ces seuls événements : ce fut la Convention de Genève de 1951. Ce droit s’est généralisé ensuite avec le Protocole de New-York de 1967 et l’élargissement de la Convention en 1971, au nom de la morale et de l’humanité.

    Les législations nationales se sont adaptées en conséquence, quittes à en rajouter à l’envi. Les prétendus réfugiés ont gagné des droits subjectifs qu’ils peuvent opposer devant les juridictions nationales ou internationales à l’Etat qui a ainsi abdiqué son pouvoir souverain. N’importe quel déserteur de n’importe quelle guerre exotique peut réclamer, exiger, tout en étant pensionné, soigné et sans dire merci. Le mythe de l’Etat de droit, transcendant l’Etat national souverain petit à petit depuis 1945, et le nouvel ordre moral subséquent ont abouti à notre impuissance publique et à une dangereuse propension à la culture de la pleurnicherie.

    Les personnes qui pourraient véritablement aspirer à l’asile politique, dans la tradition antérieure et souveraine, tels Edward Snowden (notre bienfaiteur) ou Julian Assange sont évidemment hors jeu. Terminé. On fait dans l’humanitaire et la bien-pensance…

    Volonté politique et héroïsme de l’immoralité

    Les propos reprochés à Jean-Marie Le Pen, en avril, pour la « réconciliation des Français », y compris pétainistes, et la nécessité de « sauver l’Europe boréale et le monde blanc », ne relèvent que d’un nationalisme benoît, par rapport au discours que les opposants à l’invasion humanitaire devraient assumer.

    Et de fait, aucun parti, aucun personnage politique en vue, n’ose promouvoir tout simplement la dénonciation, par la France et les pays européens, de la Convention de Genève de 1951 et de la Convention européenne des droits de l’homme. Subsidiairement, aucun responsable politique français n’ose proposer au moins la suspension de tout asile politique pour les personnes issues du tiers-monde, par exemple pour un moratoire de un à cinq ans.

    Nos nations, nos ethnies, nos natures propres sont menacées de dissolution et on n’entend qu’un discours sirupeux de chaisières et bonnes sœurs, puissamment relayé par les médias et les juges caporalisés.

    Le pape François est allé nous faire la leçon en se rendant à Lampedusa, avec l’approbation quasi générale. Mais le Vatican, aussi vaste que Lampedusa, n’a pas signé la Convention (pas folle la guêpe !). Au lieu de repousser les embarcations des immigrants indésirables, toutes les flottes européennes vont au secours de l’envahisseur. Nos Mistral perdants, s’ils sont repris au rabais par l’OTAN, ne devraient-ils pas être baptisés Mère Theresa et Sœur Emmanuelle ?

    Des crétins, par anticommunisme, se sont réjouis quand, symboliquement, l’Allemagne réunifiée a condamné quelques gardes-frontières de la défunte RDA – au nom du mythe l’Etat de droit, bien sûr (car ils étaient en règle avec leur législation), et de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes » (cf. Nuremberg). On ne peut plus tirer sur un adversaire qui viole une frontière, pourvu qu’il ait pris la précaution, paradoxalement belliqueuse en ces temps de décadence, de ne pas s’être armé… Et alors ? A mains nues contre des fusils d’assaut ? En Europe c’est peinard !

    Quel responsable héroïque aura le courage de l’immoralité salvatrice en demandant que l’on tire et « qu’un sang impur abreuve nos sillons » frontaliers ? Hubert Védrine tout de même (Le Monde, 13 mai) a eu le courage de déclarer : « Un recours à la force sera à un moment ou à un autre inévitable ».

    Comme dans l’épilogue du Camp des saints, ce sera sur lui que l’on tirera et les baïonnettes de l’adage sauront être serves.

    Eric Delcroix (Polémia, 29 août 2015)

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  • Être ou ne pas être gaullien ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Bertrand Renouvin, cueillie sur son blog et consacrée aux principes qui ont fondé la politique de De Gaulle et qui conservent toute leur actualité.

     

    De Gaulle.jpg

    Être ou ne pas être gaullien

     

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

     

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

     

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain, il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

    Bertrand Renouvin (Blog de Bertrand Renouvin, 1er août 2015)

     

    Notes :

    (1)    Régis Debray, A demain de Gaulle, Gallimard, 1990.

    (2)    Mémoires d’Espoir, I, Le Renouveau. Cette citation comme la précédente est tirée de l’excellent ouvrage de Jean-Luc Barré, Devenir de Gaulle, 1939-1943, Perrin, 2003. Cf. mon article sur ce blog : http://www.bertrand-renouvin.fr/devenir-de-gaulle/

    (3)    Le 15 juin 1943, le Général, qui est à Alger, en pleine affaire Giraud, écrit à sa femme : « Tu ne peux pas te faire une idée de l’atmosphère de mensonges, fausses nouvelles, etc. dans laquelle nos bons alliés et leurs bons amis d’ici – les mêmes qui leur tiraient naguère dessus – auront essayé de me noyer. Il faut avoir le cœur bien accroché et la France devant les yeux pour ne pas tout envoyer promener… ». Cité par Jean-Luc Barré, op. cit. page 344.

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain,il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

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  • Le livre noir des ONG...

    Les éditions Kontre Kulture viennent de publier une enquête de Julien Teil intitulée Le livre noir des ONG.  Journaliste indépendant, Julien Teil est notamment l'auteur de Rwanda, l'histoire truquée, un documentaire sur la désinformation autour des massacres de 1994 au Rwanda.

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    " Action contre la faim, défense des droits de l’homme, promotion de la démocratie, lutte contre la pollution, contre la torture et pour l’accès aux soins : qui ne voudrait pas donner pour de si nobles causes ? Les Organisations non gouvernementales, qui étaient au nombre de cinquante en 1948 sont près de quatre mille aujourd’hui. Elles ont envahi la société civile et se réclament d’elle. En réalité, beaucoup d’entre elles, souvent parmi les plus grosses dont la taille rivalise avec celle des multinationales avec qui elles ont un commun la volonté d’effacement des frontières, n’ont de « non gouvernementales » que le nom. Car derrière ces logos et acronymes bien choisis pour donner le sentiment que leur seule raison d’existence est la promotion d’un monde meilleur, on trouve des agences gouvernementales ou des personnalités dont la carrière et les prises de position laissent peu de doute sur les intentions et les collusions.

    Que ce soit à l’ONU où certaines ont réussi à entrer, ou dans les consciences que la puissance médiatique dont elles jouissent leur permet de pénétrer avec aisance, les ONG ont acquis en quelques décennies un statut de partenaire, voire d’autorité morale, qui les place au-dessus de la souveraineté des nations. Cette place, qui ne doit sa légitimité à aucun processus démocratique, justifie, en toute bonne foi pour ceux qui les écoutent, des ingérences dont la finalité réelle est parfois bien éloignée de celle pour laquelle les généreux donateurs ont mis la main à la poche.

    Julien Teil a travaillé plusieurs années au sein d’une société spécialisée dans la collecte de fonds pour de grandes ONG. Depuis 2008, il a évolué vers la recherche et le journalisme d'investigation dans le domaine de la géopolitique et des relations internationales, publiant dans des revues et participant à différents ouvrages (Lobby Planet, avec l'AITEC ; The NATO Illegal War on Libya avec Cynthia McKinney). Son travail accompli dans le cadre d'une commission d'enquête internationale menée en Libye pendant l'opération Unified Protector de l'OTAN en 2011 a permis de révéler des crimes de guerre et de révéler des dysfonctionnements au sein des Nations Unies et de la Cour Pénale Internationale. En 2012, il a participé à la création du Centre for the Study of Interventionism, un institut indépendant basé au Royaume-Uni et disposant d’associés à Paris, Washington et Rome. "

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  • Naufrage transatlantique...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent article cueilli sur le site Idiocratie et consacré au Traité transatlantique et à ses conséquences dévastatrices...

     

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    Naufrage transatlantique

    Novembre 2015 : Le Tafta (Partenariat Transatlantique entre les Etats-Unis et l’Union Européenne) et son petit frère le CETA (Traité de libre-échange Canada-UE) sont ratifiés à une large majorité par l’Assemblée Nationale, malgré l’opposition acharnée des communistes, des frondeurs du PS, des deux élus FN et d’une trentaine de députés UMP à sensibilité gaulliste débauchés par Nicolas Dupont-Aignan. Ce dernier, particulièrement remonté au cours des débats s’est vu finalement privé d'un quart de son indemnité parlementaire mensuelle en vertu de l’article 71 du règlement intérieur de l’Assemblée, lequel sanctionne tout député « qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces.»

    Pour ses promoteurs, ce gigantesque chantier économique, commercial et juridique est la conséquence logique de la mondialisation des affaires. Au nom de quoi en fusionnant l’ALENA (Accord commercial USA-Canada-Mexique) et l'Union Européenne, on bâtira une immense zone de libre-échange de part et d'autre de l'océan atlantique, rassemblant plus de 800 millions de consommateurs et représentant plus de 45% du PIB mondial. Pour ses détracteurs, ces mêmes 800 millions d’humains seront livrées pieds et poings liés aux multinationales.

    Preuve que Cassandre a toujours raison, une semaine après la publication des décrets d’application au JO, un géant américain des hydrocarbures non conventionnels, Anadarko Petroleum  envoie du papier bleu à l’Etat français. Motif de la requête : le moratoire sur les gaz de schiste adopté par Paris en 2013 est une entrave manifeste à la libre entreprise et au droit légitime de ces sociétés à se développer sur le marché mondial. Six mois auparavant, une telle demande aurait été archivée direct à la poubelle. Mais depuis que Tafta a force de loi, la plainte américaine crée une panique générale dans les ministères concernés. Ségolène tempête, Valls s’indigne et Taubira crie sa haine anti-impérialiste sur  Twitter. En pure perte, car le Traité que nous venons de signer autorise les entreprises privées à attaquer n’importe quelle collectivité publique, si elle estime qu’une de ses mesures nuit directement ou indirectement à sa rentabilité. Cela dit on pourrait penser que les Américains n’ont guère de chance d’obtenir qu’un juge français valide leurs délires procéduraux et que l’affaire sera prestement enterrée au tribunal. Sauf qu’avec Tafta, il n’y a pas plus de juge ou de tribunal dans la procédure que de Nuits-Saint-Georges au menu d’un McDo. La clé de ce miracle s’appelle l’ISDS, l’Investor-state dispute settlement,  qu’on peut traduire par « Mécanisme de règlement des contentieux entre investisseurs et États » . L’ISDS est la clé de voute du traité. Il est fondé sur l’idée que les juridictions nationales ne sont pas neutres, en vertu de quoi tous les litiges concernant les sociétés étrangères ne se régleront pas au tribunal, mais en commission d’arbitrage, comme ce fut le cas dans la dernière affaire Tapie.

    Janvier 2016 : Après un dépôt de plainte contre la France, une commission d’arbitrage tripartite a été constituée, composée d’avocats mandatés par la compagnie, par l’Union Européenne et par la Banque Mondiale. C’est la cerise sur le cupcake : la France sera absente des débats ! Selon les nouveaux traités et les règles de fonctionnement de l’Union Européenne, seule la Commission Européenne a la légitimité nécessaire pour régler ces différents commerciaux. Non seulement la plainte d’Anadarko ne peut tomber sous le coup du droit français mais le gouvernement n’a pas l’autorité pour désigner les avocats censés le défendre. L’affaire se présente mal…

     

    Mars 2016 : la France est condamnée par la commission d’arbitrage à verser un milliard d’euros de dommages et intérêts à Anadarko pour le préjudice commercial subi. Dans le même temps, un bonheur n’arrivant jamais seul, un trust canadien de l’amiante porte plainte contre l’interdiction totale décrétée par la France. Les dommages et intérêts réclamés sont faramineux : on parle de près de trois milliards d’euros. Certes Tafta prévoit que les mesures « conçues et appliquées pour protéger des objectifs légitimes d'intérêt public, tels que la santé, la sécurité ou l'environnement » sont exclues de l’accord mais ces restrictions sont annihilées quelques lignes plus loin par la mention par la mention « sauf dans les rares circonstances où l’impact de la mesure  apparaît manifestement excessif ». Un régal pour les cabinets d’avocats.

    Mai 2016 : c’est le printemps, les procès bourgeonnent et les ZAD fleurissent un peu partout dans le sud de la France. On annonce que General Electrics a bien l’intention de faire revenir de gré ou de force le gouvernement français sur les mesures prises par Arnaud Montebourg pour exclure les activités sensibles et nucléaires de la fusion Thomson-GE. L’amende s’annonce salée et la France est toujours vertement tancée par Bruxelles et Berlin pour son entêtement à ne pas rentrer dans les cadres du pacte de stabilité… A un an de la présidentielle, Marine Le Pen, qui a fait de l’abrogation de Tafta son nouveau cheval de bataille, vient de passer la barre des 40% d’intentions de vote…

    Politique fiction ? Oui pour les détails, les noms de personnes ou de sociétés, ou les dates exactes. Tout le reste deviendra cruellement réel, si les discussions sur la ratification du Tafta finissaient par aboutir. Et pour cause : nous n’avons pas inventé les procédures décrites plus haut,  nous avons seulement transposé ici des épisodes bien réels survenus dans le cadre de l'ALENA , l’accord de libre échange nord-américain ratifié en 1992.

    Ainsi, en ce moment même, la société américaine Eli Lilly réclame  500 millions de dollars aux autorités canadiennes. Celles-ci sont accusées d’avoir autorisé la mise sur le marché sous forme de générique de l’Olanzapine, un traitement destiné aux schizophrènes, commercialisé en 1996 par Eli Lilly. Le gouvernement canadien a mis vainement en avant une question de santé publique : ce cas a d’ores et déjà été jugé comme relevant de la stricte compétence des commissions désignées par le chapitre 11 de l’ALENA. ([1]) L’affaire est toujours en cours, entre les mains d’une commission d’arbitrage.

    Le TAFTA ne fait en effet rien d’autre, rappelle l’universitaire québécois Marc Chevrier, que retranscrire le chapitre 11 du traité, qui prévoyait déjà en 1992 la création d'une procédure d'arbitrage internationale pouvant être saisie contre une collectivité par n'importe quel investisseur privé. « Le chapitre 11 de l'ALENA contient un ensemble de mesures de protection des investissements et des investisseurs privés très attentatoires à la souveraineté des Etats », souligne Marc Chevrier. Le directeur de L’Humanité, Patrick Le Hyaric, est plus radical : « Ce serait une dictature sans chars dans les rues, sans généraux casqués et bottés au pouvoir. Il existe déjà de tels exemples à partir d’accords de libre-échange existants. Ainsi, la firme Philip Morris porte plainte contre l’Australie, parce que ce pays restreint le commerce du tabac. Le groupe multinational Novartis poursuit l’Inde pour la contraindre à cesser la production de médicaments génériques. »([2]) 

    Potion amère pour les Canadiens, ce fameux chapitre 11 de l’ALENA était censément destiné à circonvenir le Mexique, les entreprises américaines et canadiennes craignant de devoir se soumettre aux juridictions d'un Etat considéré comme folklorique. Dans les faits, c'est le Canada qui a fait l'objet du plus grand nombre d'actions en justice intentées par des entreprises multinationales à l'encontre de tel ou tel point législatif jugé contraire à leurs intérêts.

    Ainsi, le 14 avril 1997, le gouvernement canadien était attaqué par une société américaine protestant contre l’interdiction d’un additif au carburant décidée après que des constructeurs automobiles canadiens se sont plaints que cet additif déréglait l’électronique des véhicules. Après un jugement préliminaire, le gouvernement canadien accepta de revenir sur l’interdiction pour éviter de payer 250 millions de dollars de dommages et intérêts. Au prix de la sécurité des automobilistes ? En juillet 1998, la firme S.D. Myers, basée aux Etats-Unis, récuse le moratoire imposé par Ottawa sur les déchets chimiques dangereux. Pour ne pas avoir à payer une somme astronomique, le Canada a dû revenir sur sa décision et payer 6 millions de frais de procédure. Le 19 janvier 2000, le transporteur US UPS a dénoncé le monopole partiel de la poste canadienne et exigé 160 millions de dollars de compensation.([3] )

    Ces différents exemples peuvent suffire à justifier l'inquiétude vis-à-vis de la transcription du Chapitre 11 dans le CETA et le TAFTA. De l’autre côté de la « flaque » ([4]), en Europe, c’est l’Allemagne qui émet les plus sévères réserves vis-à-vis de l’ISDS. Et on la comprend : en 2011 l’entreprise d’électricité suédoise Vattenfall a engagé une procédure contre Berlin, réclamant 3,7 milliards d’euros en dédommagement de l’abandon partiel par l’Allemagne du nucléaire civil. Vatenfall refuse de se soumettre au droit commun allemand et réclame la possibilité d’avoir recours à un mécanisme d’arbitrage privé. On imagine quelle désagréable sensation ont dû ressentir les dirigeants allemands en découvrant l’étendue des possibilités laissée en matière d’arbitrage par l’ISDS. D’où la mise en garde de l’essayiste Alain de Benoist, qui a publié très récemment Le Traité Transatlantique et autres menaces (3bis):  « Le montant des dommages et intérêts serait potentiellement illimité et le jugement rendu ne serait susceptible d'aucun appel ». Une vision des choses partagée par Marc Chevrier : « Cela revient à créer une justice d'exception. Si le traité transatlantique ou le traité de libre-échange UE-Canada sont définitivement adoptés, estime-t-il, Allemagne ou Québec devront se soumettre à « une véritable constitution économique invisible qui se juxtaposera aux constitutions nationales ou provinciales et sera appliquée de manière universelle par des juridictions strictement privées. »

    Mais au fait, tout ça pour quoi ? On n’a aucun mal à comprendre l’empressement des Américains à emballer ce panier garni. Face au réveil russe et à l'expansion chinoise et au dynamisme des émergents, les Etats-Unis tentent d'élargir tous azimuts leurs partenariats économiques pour damer le pion à la concurrence. Mais nous autres, Européens qu’avons nous à y gagner? D'autant qu'il faut rappeler que si l'Etat et les collectivités américaines ont gagné jusqu'à présent tous les procès qui leur ont été intenté dans le cadre du chapitre 11 de l'ALENA et de l'ISDS, ce n'est pas en raison d'un obscur complot mondial mais tout simplement parce que les Etats-Unis cultive une culture du lobbying intensive, à laquelle les institutions fédérales et publiques sont aussi rompues que les investisseurs privés. En la matière, nous sommes Européens, encore dans l'enfance. Cela laisse-t-il présager pour le vieux continent un sort comparable à celui du Mexique dont le gouvernement ou les collectivités publiques ne sont jamais sortis gagnants d'un différent réglé par le biais de l'ISDS ? Ce qui est clair, c'est qu'en la matière, le bouleversement juridique s'avérerait là encore largement favorable à l'American Way of Business. 

    Dans les milieux souverainistes, altermondialistes ou écologistes on prédit en chœur un scénario catastrophe d’Etats voyant leur politique économique, sociale, sanitaire, agricole ou environnementale mise au rencart. Reste encore cependant à passer la barrière des représentations nationales. Comme le souligne le site officiel du Parti Socialiste, les sénateurs socialistes ont voté en faveur d’une proposition de résolution européenne, appelant à garantir « qu'en aucun cas, une mesure protégeant un objectif légitime d'intérêt public ne puisse donner lieu à compensation au nom de son impact économique sur l'investisseur, sans quoi il serait préférable de renoncer au volet consacré à la protection des investissements dans l'accord global négocié avec le Canada» En clair, le PS affirme dire non à l’ISDS et d’ en faire un casus belli dans les négociations en cours. Sauf que  le double langage n’est pas fait pour les chiens. Le collectif stoptafta.org rappelle en effet que, lors d’une réunion au sommet à Madrid, tous les sociaux-démocrates européens se sont accordés pour sanctuariser l’ISDS.  Une décision qui fait écho aux déclarations de François Hollande qui déclarait en 2014 lors d’une conférence de presse commune avec Barack Obama : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. »

    Il faut rappeler ici que le traité que François Hollande se montre si pressé de signer risque non seulement de faire de la souveraineté nationale un souvenir lointain mais qu’il range également l’idée de préférence communautaire européenne au chapitre des causes perdues. Finalement, nos dirigeants ont peut-être trouvé le meilleur moyen de résoudre le problème insoluble de l’Europe politique : c’est de faire disparaître pour de bon le politique.

    Des idiots (Idiocratie, 22 juin 2015)

     

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  • « Reprenons notre destin en main ! »...

    Vous pouvez ci-dessous découvrir le remarquable entretien avec Hervé Juvin réalisé le 18 juin 2015 par Élise Blaise pour TV Libertés à l'occasion de la sortie du nouvel essai de cet auteur, Le Mur de l'Ouest n'est pas tombé (Pierre-Guillaume de Roux, 2015).

     

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