Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

russie - Page 7

  • L’Europe, l’Occident et ses menaces...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'un entretien accordé par David Engels au site Rage dans lequel il livre sa vision de la situation de l'Occident et de l'Europe...

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

    David-Engels.png

     

    L’Europe, l’Occident et ses menaces

    Edgar Bug : Bonjour David Engels et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Votre travail est très inspiré de celui d’Oswald Spengler, quels sont les éléments que vous partagez avec lui ? Quels sont vos points de divergences ?

    David Engels : Très généralement, je partage avec Spengler le constat selon lequel toutes les grandes civilisations traversent des stades morphologiques parallèles et sont mortelles, permettant de prédire au moins les lignes générales de l’évolution future des civilisations non encore pétrifiées. Et tout comme Spengler, je crois que la civilisation occidentale sera bientôt arrivée au bout de son parcours. En revanche, je ne partage pas la philosophie vitaliste de Spengler, dont le dualisme et le réductionnisme esthétique me semblent assez problématiques, ce pourquoi je préfère sous-tendre mon approche morphologique personnelle d’une structure plutôt dialectique. Il y a aussi certaines dissensions techniques entre Spengler et moi : j’ajouterais une demi-douzaine de civilisations in- ou méconnus par Spengler à sa liste, et procéderais à quelques datations différentes. Et finalement, je ne peux partager son enthousiasme pour la perspective d’une Europe dominée, selon lui, par l’Allemagne comme la « nouvelle Rome », même si l’évolution de l’Union européenne actuelle comme système hégémonique germanique semble lui donner raison…

    La civilisation occidentale est au cœur de vos travaux, comment la définiriez-vous ?

    Je procéderais par deux étapes. D’abord, celle historique, bien connue de tous : la civilisation occidentale ou européenne dont l’évolution morphologique proprement dite débute, selon moi, avec les Carolingiens et les Ottoniens, puise ses inspirations dans la loi de l’Ancien Testament, la philosophie gréco-romaine, la transcendance chrétienne et les traditions multiples des peuples européens autochtones. Puis, il y a l’étape psychologique : la civilisation occidentale est animée par un esprit unique souvent décrit comme élan « faustien », et qui distingue la vision du monde de l’homme occidental de celles des autres grandes civilisations, comme l’importance de la corporalité des Grecs, du patriarcat des Levantins, de la vision karmique des Indiens ou de l’immanence des Chinois. Cet élan faustien nous pousse à décliner les différentes phases dialectiques de notre civilisation dans un esprit de dépassement de soi, de quête de l’impossible, de démesure – en bien comme en mal, dans la transcendance comme dans le matérialisme, dans la contemplation comme dans la technologie. Pour visualiser cette particularité, il suffit de penser à l’opposition (et en même temps la continuité) entre la cathédrale gothique et le gratte-ciel new-yorkais…

    Quels sont les dangers qui la menacent ?

    L’occident actuel est menacé par deux dangers. L’un vient du dehors : il s’agit de la situation globale extrêmement dangereuse, où notre faiblesse a rendu possible la montée en puissance de la Chine, le danger de la migration de masse depuis l’Afrique, la radicalisation de l’Islam, l’agression de la Russie, etc. L’autre, plus importante, vient de l’intérieur : c’est l’autodestruction de l’occident qui suit à peu près les mêmes lignes que celle de toutes les autres grandes civilisations en fin de parcours : effondrement de la démographie, déclin de la religion, migration de masse, déconstruction de la famille, mondialisation, haine de soi, polarisation sociale, hédonisme, règne des milliardaires, pollution environnementale, une culture du pain et des jeux, et j’en passe.

    Qu’est ce que « l’Hespérialisme » ? En quoi peut-il constituer la solution aux problèmes de notre civilisation ?

    Le vieillissement et la fossilisation de notre civilisation me semblent inévitables. En revanche, deux questions restent ouvertes. Premièrement : qui décidera de la forme finale que prendra notre civilisation avant de se pétrifier pour les siècles à venir ? A Rome, ce fut la restauration augustéenne qui permit de mettre fin aux horreurs de la guerre civile et de donner un cadre politique définitif à la méditerranée gréco-romaine sous forme de l’Empire romain. Deuxièmement : comment transmettre notre héritage culturel ainsi finalisé et canonisé aux générations futures et même aux civilisations qui succéderont, un jour, quelque part, à la nôtre ? L’hespérialisme tente de donner des éléments de réponse aux deux questions en mettant en avance l’urgence du développement d’un sentiment de patriotisme occidental, évitant à la fois la myopie du souverainisme nationaliste, totalement inapte à protéger nos intérêts dans un monde dominé par des États-civilisation, et l’erreur mondialiste visant le brassage indistinct des cultures et l’établissement chimérique d’un État mondial.

    Quel regard portez-vous sur la guerre en Ukraine ? Cette guerre est-elle celle de Poutine ou assistons-nous à un conflit de civilisations ?

    L’un n’exclut pas l’autre. Il est évident que cette guerre est liée à l’ambition de Poutine d’effacer du moins en partie la « honte » de la dissolution de l’Union soviétique en rendant à la Russie une partie essentielle de son ancien espace impérial. Mais au-delà de l’aspect individuel, cette guerre est en effet une guerre des civilisations. D’un côté, nous avons la logique civilisationnelle occidentale à laquelle une majorité des Ukrainiens souhaitent adhérer, et qui est marquée par l’État-nation (bien que son indépendance actuelle se trouve de plus en plus réduite par des structures fédérales telles que l’OTAN et l’UE), une société civile forte (bien que largement kidnappée par la gauche), des structures démocratiques participatives (bien que de plus en plus sous la domination idéologique du wokisme), une économie libérale (bien que dominée désormais par le « socialisme des milliardaires) et une certaine exaltation de la liberté individuelle (bien qu’aboutissant dans l’hédonisme, le matérialisme et le consumérisme). De l’autre côté, nous voyons, dans la civilisation russe, une approche bien distincte de la nôtre, et marquée par l’approche impériale du « mir » russe où la fragmentation volontaire des identités nationales non-russes se mêle à une exaltation métaphysique de l’identité russe, le messianisme historique de la Troisième Rome, une idéalisation de l’autoritarisme comme seule forme de gouvernement adéquate à l’esprit russe, une manipulation massive de la religion (non seulement orthodoxe, mais aussi musulmane) à des fins politiques, etc. Spengler prévoyait déjà, en accord avec la plupart des penseurs russes du XIXe siècle, que la Russie, nonobstant une certaine occidentalisation « pétrinienne » superficielle, était une civilisation bien distincte de la nôtre, bien que nettement plus jeune, et la guerre actuelle me semble confirmer ce diagnostic.

    Comment expliquez-vous qu’en dépit de cette agression directe et brutale envers l’Occident, Poutine et la Russie ne soient toujours pas identifiés comme ennemis par de nombreux mouvements se réclamant du patriotisme en Europe et aux Etats-Unis ?

    D’un côté, le rejet de ce que notre civilisation est en train de devenir explique assez bien qu’aux yeux de bon nombre de conservateurs, quiconque s’oppose ouvertement aux dérives actuelles – immigrationnisme, culte LGBTQ, folie écologiste, multiculturalisme, hédonisme, instrumentalisation des droits de l’homme, américanisation, bienpensance, haine de soi etc. – semble être un allié naturel ; et Poutine sait jouer très bien la carte du défenseur des valeurs conservatrices, relayée depuis des années par des médias et des influenceurs pro-russes. Qui, en France ou en Allemagne, sait que la Russie actuelle est loin d’être la « Sainte Russie » des images d’Épinal et est caractérisée par une oligarchie mafieuse, un déclin prononcé de l’orthodoxie, un essor spectaculaire de l’islam, un taux d’avortement unique en Europe, une politique vaccinale nettement plus répressive qu’en Europe, et que les opposants au régime ne voient pas seulement, comme en occident, leur comptes dans les réseaux sociaux bloqués, mais aussi leur propre personne enfermée dans des camps de concentration ? Puis, d’un autre côté, n’oublions pas le budget considérable versé depuis la Russie afin de se constituer, parmi la droite, une Cinquième Colonne fidèle : pour beaucoup de conservateurs, mis aux ban de la société et exclu des fortunes versées par la gauche sur ces fidèles, c’est la seule véritable source de revenu…

    La droite refusant d’ouvrir les yeux face à la Russie comme la gauche face à l’Islam, comment l’Occident peut-il sortir de ce double aveuglement ?

    Tout d’abord, par une grande honnêteté intellectuelle. Les États-Unis ne sont pas l’antidote universel au danger russe, car dans sa critique des dérives idéologiques de la gauche occidentale, Poutine marque sans doute des points, et il serait naïf et dangereux de le nier : il nous faut, en effet, un retour à un patriotisme culturel basé sur la valorisation de nos structures de solidarité traditionnelles, non pas sur leur déconstruction. En revanche, la Russie ne m’en semble pas le meilleur garant d’un tel projet « hespérialiste » : d’abord, parce qu’en dépit de quelques ressemblances superficielles, les valeurs « conservatrices » russes sont assez divergentes culturellement de celles des conservateurs européens à cause de la vision très différente du monde et de l’homme ; puis, parce que la Russie veut, avant tout, protéger son propre espace impérial. Si, par chance, les conservateurs européens arrivaient à construire un véritable empire européen, les Russes s’en sentiraient autant menacés que par l’OTAN – et se mettraient à financer immédiatement une opposition de gauche… En même temps, il ne faut pas non plus se leurrer sur l’agenda des États-Unis : même si je ne partage par leur diabolisation si courante en France – après tout, il s’agit probablement du pays occidental où le conservatisme est encore le plus présent au sein de la société et des structures de pouvoir, nonobstant l’immense influence qu’exerce le wokisme par le biais du deep state sur le gouvernement actuel et, par lui et la culture hollywoodienne, sur le monde entier –, l’Europe ne peut éternellement se confiner au rôle de parent pauvre de l’empire américain. Et bien que les États-Unis réclament depuis des années un investissement militaire plus conséquent de la part des États européens au sein de l’OTAN, je ne suis pas sûr qu’ils verraient l’établissement d’une véritable force militaire et politique autonome sur notre continent d’un très bon œil… Ni les Russes, ni les Américains ne peuvent nous « sauver » : comme l’Italie au XIXe siècle , l’Europe doit « se faire elle-même ».

    Quelles leçons l’Occident doit-il tirer de cette guerre ? Ce drame ne démontre-t-il pas l’urgence de délivrer l’Occident des errances idéologiques dans lesquelles il s’est enfermé ?

    En effet, il est grand temps d’abandonner le suicide identitaire et spirituel dont souffre l’occident et de nous « réarmer », tant dans le sens littéraire que littéral du mot. Malheureusement, une grande partie des Occidentaux est déjà entrée dans la « posthistoire » à un tel point que je doute de la possibilité d’en « refaire un peuple » : un tel revirement pourra, au mieux, concerner une petite élite qui, une fois aux manettes d’un appareil médiatique, institutionnel et éducatif adéquat, pourra mener une part majoritaire des citoyens vers une acceptation superficielle de positions « conservatrices », bien que plutôt par opportunisme que par véritable conviction. Après tout, je ne crois pas que l’adhésion aux positions de gauche soit fondamentalement plus enthousiaste : les hommes de la posthistoire veulent surtout jouir de leur vie et être débarrassés du poids du passé…

    Depuis le début du conflit, le couple franco-allemand se trouve discrédité, alors que la Pologne s’est montrée exemplaire dans tous les domaines : l’accueil des réfugiés, la livraison d’armes à l’Ukraine, etc… Pensez-vous que la Pologne puisse devenir une puissance majeure de l’Europe dans les années à venir ?

    Non, je ne le crois pas – malheureusement. D’abord pour des raisons de taille, non seulement démographique, mais aussi économique : bien que l’économie polonaise actuelle s’accroisse, profitant à la fois de la non-saturation du marché national et de la délocalisation d’entreprises et de capitaux venant de l’occident, cette expansion connaîtra, tôt ou tard, un déclin analogue à celui qu’on constate en France ou en Allemagne. À défaut d’investir massivement dans le développement de technologies futuristes, la Pologne subira, à la longue, le même sort que ses voisins. Certes, elle pourra profiter un moment de son statut d’îlot préservé de la migration de masse si l’occident s’embrase dans le « clash des civilisations » – mais si la France et l’Allemagne sombrent, la Pologne sombrera aussi. Puis, pour des raisons d’idéologie : tant que Berlin, Paris, Bruxelles et surtout Washington continueront à être dominés par la gauche woke, celle-ci fera tout pour faire chavirer le conservatisme polonais… Ce serait uniquement grâce à un partenariat étroitissime avec les autres États Visegrad et Trimarium que la Pologne pourrait tenter de devenir un troisième pôle de pouvoir en Europe. Mais j’avoue ne pas avoir observé beaucoup de progrès à ce niveau ces dernières années ; au contraire : tous les projets de ce genre piétinent sur place. De même, l’espoir de voir l’Ukraine, une fois la guerre terminée, se transformer en un allié inconditionnel de la Pologne me semble assez naïf : Kiev s’alignera sur celui qui financera sa reconstruction. Et dans l’état actuel des choses, cet argent viendra de Berlin, non pas de Varsovie.

    Cette guerre a fait sauter un tabou, l’Allemagne et le Japon ont annoncé un réarmement sans précédent depuis la fin du dernier conflit mondial, c’est une page de l’histoire qui se tourne. Pensez-vous possible que ce mouvement puisse également emporter la mauvaise conscience de l’Occident héritée de cette période, et qui constitue la principale arme de guerre psychologique de nos ennemis ?

    Je ne crois pas. D’abord, ce « réarmement » allemand est un grand leurre : jusqu’à présent, rien de concret n’a encore été fait, et l’état de la Bundeswehr est plus mauvais que jamais ; et il y a fort à parier que les sommes faramineuses annoncées depuis mars 2022 aboutiront dans des programmes de formation à la diversité, au financement de la parité homme-femme au sein des troupes, à l’extension du programme de construction de chars adaptés au besoin de femmes enceintes (ce n’est pas une blague) ou au recrutement systématique de minorités musulmanes. Le seul point sur lequel je vois, en effet, un durcissement du langage martial en Allemagne, c’est dans le renforcement de la « lutte contre la droite » : depuis la guerre en Ukraine, la persécution du conservatisme a connu un nouveau sommet en Allemagne, et une bonne partie de la justification de cette lutte est la mise en avant de la similitude (apparente) entre les « valeurs » de l’ennemi russe et les valeurs conservatrices occidentales. Celui qui défend, aujourd’hui, la famille ou s’oppose à l’avortement se voit critiqué pour délit d’imitation de Vladimir Poutine… 

    David Engels (Rage, 21 juillet 2023)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Sur la situation géopolitique dans le monde...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une intervention d'Hervé Juvin au Cercle National des Armées dans laquelle il brosse un tableau de la situation géopolitique mondiale.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

                                              

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Multimédia, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Ukraine : l'été s'annonce tragique...

    Pour sa nouvelle émission sur TV Libertés, Chocs  du monde, Edouard Chanot reçoit la journaliste Anne-Laure Bonnel pour évoquer avec elle la guerre russo-ukrainienne .

    Grand reporter, Anne-Laure Bonnel a réalisé depuis 2015 de nombreux reportages de terrain pour couvrir le conflit du Donbass.

     

                                              

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Ukraine et Russie : naissance de nations...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré à une des conséquences de la guerre à l'est : la naissance  de deux nations définitivement séparées, l'Ukraine et la Russie. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

    Ukraine_Russie_Nations.jpg

    Ukraine et Russie : naissance de nations

    Les événements d’Ukraine mettent en évidence une fois de plus une conséquence inattendue ou peu soulignée des conflits majeurs à l’époque moderne : la redéfinition ou même la définition d’un fait national.

    Dans les systèmes politiques traditionnels ou dans les empires, le fait national n’est pas vital pour la définition du régime politique, même s’il y est plus ou moins latent. En revanche, lorsque ces systèmes évoluent dans un sens plus ‘démocratique’ il devient un enjeu important. On en a eu un exemple spectaculaire en Yougoslavie, où le système titiste, qui restait une autocratie communiste, reconnaissait certes la diversité des peuples composant le pays, mais ce n’était pas ce qui formait la base du régime. Quand il a éclaté, non seulement les différentes composantes ont pris leur indépendance, mais le rôle désormais stratégique du facteur national a conduit à des opérations souvent cruelles de séparation, les minorités ethniques qui cohabitaient auparavant avec la majorité locale étant sommées de partir ou de se soumettre : c’est ce qu’on a appelé non sans un certain cynisme le nettoyage ethnique. Il s’est d’ailleurs fait surtout au détriment des Serbes – dont les propres essais de « nettoyage » en Bosnie ont scandalisé à juste titre, mais plus que les mouvements en sens inverse, pourtant tout aussi réels.

    Dans d’autres cas, la situation était beaucoup plus floue et indéterminée. Les modalités de dissolution de l’ex-URSS ont été dans un premier temps non-violentes. Mais ce qui paraît sous cet angle a priori préférable a aussi pour conséquence de laisser l’indétermination durer plus longtemps. D’un côté, la Russie restait dans une position floue entre l’héritage de l’empire, soviétique et auparavant tsariste, et un avenir possible de nation comme les autres, à base ethnoculturelle sinon homogène, du moins à identité dominante claire. D’un autre côté, l’Ukraine restait dans un entre-deux, s’étalant d’un Ouest de tradition occidentale mais minoritaire et partisan d’une nationalisme purement ukrainien, à un Est s’identifiant comme ethniquement russe, et avec un grand centre entre les deux, plutôt ukrainien dans sa perception de soi, mais dont la culture était largement russe et qui utilisait plus le russe que l’ukrainien dans la plupart de ses manifestations publiques : c’était d’ailleurs le cas du Pdt Zelenski, russophone pour l’essentiel avant les événements récents, notamment dans sa carrière ‘artistique’.

    Certes, on avait eu auparavant des signes réguliers dans l’histoire de la présence d’éléments nationaux ukrainiens : la langue, la spécificité culturelle et sociologique, des révoltes, la réaction à des persécutions russes comme sous Staline, ou les événements ambigus de la seconde guerre mondiale. Mais d’une part, pendant le gros de l’histoire (hors extrême Ouest), le pays était inclus dans l’empire russe ou l’URSS ; et d’autre part la culture était très largement imprégnée de Russie. La littérature était bien plus russe qu’ukrainienne. De nombreux Ukrainiens ont fait tranquillement carrière dans l’empire, tsariste ou soviétique ; et nombreux sont les gens qui en Russie ont une ascendance ou une famille ukrainienne.

    Nous n’allons pas évoquer ici les causes et modalités du conflit en cours : mais souligner sa conséquence la plus directe : le précipité national en Ukraine, au sens chimique du terme. Quelle que soit l’issue militaire du conflit, du moins parmi les hypothèses plausibles, on aura au bout du compte l’équivalent du ‘nettoyage ethnique’ à la yougoslave : une partie restera à la Russie et sera russe ; et une autre partie, majoritaire, sera ukrainienne et seulement cela.

    D’où ce paradoxe apparent : l’action de V. Poutine aura été, très involontairement, une contribution majeure à la constitution d’une nation ukrainienne à identité tranchée, largement épurée de toute influence russe. Il est en effet d’ores et déjà pratiquement acquis que, quelles que soit les péripéties, on aura une nation ukrainienne qui non seulement ne parlera qu’ukrainien et ne se sentira que telle, percevant probablement sa personnalité comme occidentale, mais aura éradiqué autant que possible de sa mémoire les éléments russes. Concrètement, on n’étudiera plus le russe dans les écoles que comme langue étrangère et si on lit de la littérature, ce sera en ukrainien ou par des traductions d’œuvres occidentales. Un bouleversement profond, qui évoque par certains côtés la rupture organisée par Atatürk par rapport à la culture ottomane, dans la même volonté d’affirmation d’un nationalisme nouveau. Et donc ce qui se passe sous nos yeux est en un sens le processus d’émergence d’une nation en train de se constituer comme telle, du moins dans la présentation consciente qu’elle aura d’elle-même, y compris ce qu’on appelle par ailleurs son « roman national ».

    Après tout, dans un autre contexte, le geste d’Hitler annexant une Autriche dont l’identité nationale était rien moins qu’assurée, a abouti lui aussi en dernière analyse à cristalliser une identité nationale autrichienne distincte de l’allemande, qui n’était nullement évidente avant 1918. Seule différence, importante : l’Autriche reste germanophone et sa culture reste largement commune avec l’allemande.

    Bien sûr, ce résultat ne sera pas uniquement le fait des décisions de V. Poutine, tant s’en faut : le rôle du côté ukrainien aura évidemment été décisif aussi, notamment avec Maidan et depuis. Mais sans les gestes radicaux du dirigeant russe, le précipité national ukrainien serait sans doute resté plus limité et plus ambigu. Si donc la Russie pourra peut-être récupérer des tranches appréciables de territoires sur la base de ceux actuellement occupés et les assimiler, d’une part cela restera quelque peu en deçà de la zone antérieurement plutôt russophone (Odessa en est un bon exemple), et d’autre part elle perdra ce faisant l’âme de tout le reste, qui lui sera devenu étranger et orienté vers l’Ouest. Indépendamment donc de toute considération morale ou normative ainsi que de la dimension internationale, on peut donc s’interroger sur le résultat local du point de vue russe : il n’est pas évident qu’au final tout cela ait été une très bonne opération pour la Russie, dans la perspective qui était la sienne.

    Cela dit, du point de vue du fait national, on peut prendre une autre approche : contrairement à ce que pensent une majorité d’observateurs, non seulement ce sera à terme une étape dans l’émergence d’une nation ukrainienne aux contours tranchés, mais cela peut éventuellement conduire à un fait analogue pour la Russie elle-même, devenant plus nettement nationale russe, et moins impériale au sens propre du terme. D’autant plus que l’empire dépasse manifestement ses moyens. Ce qui ne veut pas dire un pays sans ambition de puissance, ou devenant secondaire sur la scène internationale ; mais ce sera alors d’une façon différente du passé. Américains et Chinois par exemple ont sous différentes formes une volonté de puissance claire, mais les deux pays sont fondés sur une nation relativement homogène, du moins dans sa grande majorité, et ne visent pas la construction d’un véritable empire pluriethnique au-delà de leurs frontières. L’empire russe puis l’URSS étaient eux clairement et massivement pluriethniques et assumés comme tels, même s’ils était construits autour du peuple russe. On peut imaginer qu’une fois intégrée la déchirure en cours, ce sera beaucoup moins le cas à l’avenir de la Russie, quel que soit son régime.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 5 juin 2023)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Notre Russie, une histoire incorrecte...

    Le 2 juin 2023, Pierre Bergerault recevait sur TV libertés Pascal Esseyric et François Bousquet pour évoquer avec eux le deuxième numéro hors-série de la revue Éléments consacrée à la Russie, qui reprend des textes de fond publiés par la Nouvelle droite depuis plus de 40 ans...

     

                                               

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Non à la guerre !

    Nous vous signalons la parution récente du numéro 95 (équinoxe de printemps) de la revue Terre & Peuple, dirigée par Pierre Vial, dont le dossier est consacré à cette guerre contre la Russie qu'une certaine oligarchie occidentale aimerait voir se déclencher...

    Vous pouvez commander cette revue sur le site de Terre & Peuple.

    Terre & Peuple 95.jpeg

    Au sommaire du dossier :

    non à la guerre ! , par Robert Dragan

    Demain, la troisième guerre mondiale ? , par Alain Cagnat

    La guerre, côté ukrainien, par Alain Cagnat

    La guerre, côté russe , par Alain Cagnat

    Russie : défense territoriale ou "vue du monde", par Robert Dragan

    Homo sovieticus en guerre, par Georges Feltin-Tracol
    La guerre hybride contre les peuples, par Robert Dragan
    Russie : défense territoriale ou "vue du monde", par Jean-Patrick Arteault
    Réflexions sur la politique, l'état, la guerre, par Jean-Patrick Arteault
    Vers la "dédollarisation" ? , par Robert Dragan
    Une guerre contre l'Europe, par Roberto Fiorini
    Lien permanent Catégories : Revues et journaux 0 commentaire Pin it!