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france - Page 44

  • Opérations extérieures et opérations d'influence...

    "Nous autres idéalistes, enfants des lumières et de la civilisation, pensons régulièrement que la guerre est morte. Las, cet espoir est aussi consubstantiel à l'homme que la guerre elle-même. Depuis que l'homme est homme, la guerre et lui forment un couple indissociable parce que les hommes sont volontés – volonté de vie et volonté de domination – et que la confrontation est dans la nature même de leurs rencontres." Général Vincent Desportes, La guerre probable (Economica, 2008)


    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par le général Vincent Desportes à Bruno Racouchot pour l'excellente revue Communication & Influence, éditée par le cabinet COMES. Le général Desportes est l'auteur de nombreux essais consacrés à la stratégie comme Comprendre la guerre (Economica, 2000) ou La guerre probable (Economica, 2008). 

     

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    Opérations extérieures et opérations d'influence: le décryptage du Général Vincent Desportes

    Somalie, Centrafrique, Mali… à des titres divers, l'armée française intervient sur bien des fronts. Il ne s'agit plus seulement de frapper l'ennemi, il faut aussi gérer les conflits informationnels et anticiper les réactions, le tout en intégrant de multiples paramètres. Comment percevez-vous cette imbrication des hard et soft powers ?

    Nous assistons indéniablement à un affrontement des perceptions du monde. Les terroristes cherchent à faire parler d'eux, à faire émerger leur perception du monde à travers des actions militaires frappant l'opinion, actions dont la finalité est d'abord d'ordre idéologique. Ils inscrivent leurs actions de terrain dans le champ de la guerre informationnelle. Ils font du hard power pour le transformer en soft power. Les opérations militaires qu'ils conduisent le sont en vue de buts d'ordre idéologique. Ils ne recherchent pas l'effet militaire immédiat. Ils agissent plutôt en termes d'influence, à mesurer ultérieurement. Dans cette configuration, il y a une interaction permanente entre le militaire stricto sensu et le jeu des idées qui va exercer une influence sur les opinions publiques. La guerre est alors vue comme un moyen de communication, qui a pour but de faire changer la perception que le monde extérieur peut avoir de celui qui intervient.

    Notons que cela ne joue pas que pour les terroristes. La France intervient au Mali et elle a raison de le faire. En agissant ainsi, de manière claire et efficace, elle modifie la perception que le monde pouvait avoir d'elle, à savoir l'image d'une nation plutôt suiveuse des États-Unis, comme ce fut le cas en Afghanistan. En intervenant dans des délais très brefs et avec succès loin de ses bases, en bloquant les colonnes terroristes, en regagnant le terrain perdu par les soldats maliens, et surtout en ayant agi seule, elle ressurgit d'un coup sur la scène médiatico-politique comme un leader du monde occidental. Était-ce voulu au départ ? Je ne sais pas. Mais le résultat est là. La France retrouve sa place dans le jeu complexe des relations internationales à partir d'une action militaire somme toute assez limitée. En conséquence, si l'on veut avoir une influence sérieuse dans le monde, nous devons conserver suffisamment de forces militaires classiques relevant du hard power, pour pouvoir engager des actions de soft power. L'un ne va pas sans l'autre. Le pouvoir politique doit bien en prendre conscience.

     

    Justement, à l'heure où s'achève la réflexion sur le futur Livre blanc, quid des armes du soft power dans le cadre de la Défense ? La France n'est-elle pas en retard dans ce domaine ? N'est-il pas grand temps, comme vous le suggériez dans La guerre probable, de commencer enfin à "penser autrement" ?

    "Toute victoire, disait le général Beaufre, est d'abord d'ordre psychologique." Il ne faut jamais perdre de vue que la guerre, c'est avant tout l'opposition de deux volontés. En ce sens, l'influence s'impose bel et bien comme une arme. Une arme soft en apparence, mais redoutablement efficace, qui vise à modifier non seulement la perception, mais encore le paradigme de pensée de l'adversaire ou du moins de celui que l'on veut convaincre ou dissuader. Dans la palette qui lui est offerte, l'homme politique va ainsi utiliser des moyens plus ou moins durs (relevant donc de la sphère du hard power) ou au contraire plus ou moins "doux" (sphère du soft power) en fonction de la configuration au sein de laquelle il évolue et des défis auxquels il se trouve confronté.

    Le problème de la pensée stratégique française est justement qu'elle éprouve des difficultés à être authentiquement stratégique et donc à avoir une vision globale des choses. Notre pays a du mal à construire son action en employant et en combinant différentes lignes d'opérations. L'une des failles de la pensée stratégique française est de n'être pas en continuité comme le percevait Clausewitz, mais une pensée en rupture. C'est-à-dire qu'au lieu de combiner simultanément les différents moyens qui s'offrent à nous, nous allons les employer successivement dans le temps, au cours de phases en rupture les unes avec les autres. On fait de la diplomatie, puis on a recours aux armes du hard power, puis on revient à nouveau au soft power. Cette succession de phases qui répondent chacune à des logiques propres n'est pas forcément le moyen idoine de répondre aux problèmes qui se posent à nous. Utiliser en même temps ces armes, en les combinant intelligemment, me paraîtrait souhaitable et plus efficace. Notre pays a malheureusement tendance à utiliser plus facilement la puissance matérielle que la volonté d'agir en douceur pour modifier ou faire évoluer la pensée – et donc le positionnement – de celui qui lui fait face.

    Notre tradition historique explique sans doute pour une bonne part cette réticence à utiliser ces armes du soft power. Pour le dire plus crûment, nous nous méfions des manœuvres qui ne sont pas parfaitement visibles. L'héritage de l'esprit chevaleresque nous incite plutôt à vouloir aller droit au but. Nous sommes des praticiens de l'art direct et avons beaucoup de mal à nous retrouver à agir dans l'indirect, le transverse. À rebours par exemple des Britanniques, lesquels pratiquent à merveille ces stratégies indirectes, préférant commencer par influencer avant d'agir eux-mêmes. Prenons l'exemple de leur attitude face à Napoléon. Le plus souvent, au lieu de chercher l'affrontement direct, ils ont joué de toutes les gammes des ressources du soft power et engagé des stratégies indirectes. Ils ont cherché à fomenter des alliances, à faire en sorte que leurs alliés du moment, les Russes, les Prussiens, les Autrichiens, s'engagent directement contre les armées françaises. Ils ont su susciter des révoltes et des révolutions parmi les populations qui étaient confrontées à la présence ou à la menace française, comme ce fut le cas en Espagne. Le but étant à chaque fois de ne pas s'engager directement mais de faire intervenir les autres par de subtils jeux d'influence.

     

    Cette logique demeure toujours d'actualité ?

    Indéniablement. Même sur le plan strictement opérationnel, cette même logique perdure sur le terrain. Les travaux de l'historien militaire Sir Basil Henry Liddle Hart dans l'entre-deux guerres mondiales en matière de promotion des stratégies indirectes sont particulièrement édifiants. Liddle Hart prône le harcèlement des réseaux logistiques de l'adversaire, des frappes sur ses réseaux de ravitaillement, et dans le même temps recommande de contourner ses bastions plutôt que de l'attaquer de front.

    En ce sens, nous avons un retard à combler. Comme les Américains, au plan militaire, nous préférons l'action directe. Nous avons la perpétuelle tentation de l'efficacité immédiate qui passe par le choc direct. Pour preuve nos combats héroïques mais difficiles d'août 1914. On fait fi du renseignement, on croit que l'on va créer la surprise, on préfère agir en fondant sur l'adversaire, en croyant benoîtement que la furia francese suffira à l'emporter. On sait ce qu'il advint… Le fait est que nous préférons le choc frontal aux jeux d'influence. Nous comprenons d'ailleurs mal les logiques et rouages des stratégies indirectes. Nous cherchons à attaquer la force plutôt que la faiblesse, ce qui est à l'exact opposé de ce que prône Sun Tzu. Comme on le sait, pour ce dernier, l'art de la guerre est de gagner en amenant l'ennemi à abandonner l'épreuve engagée, parfois même sans combat, en utilisant toutes les ressources du soft power, en jouant de la ruse, de l'influence, de l'espionnage, en étant agile, sur le terrain comme dans les têtes. En ce sens, on peut triompher en ayant recours subtilement aux armes de l'esprit, en optimisant les ressources liées à l'emploi du renseignement, en utilisant de façon pertinente les jeux d'influence sur les ressorts psychologiques de l'ennemi.

     

    Jusqu'à ces dernières années, on hésitait à parler d'influence au sein des armées, principalement à cause des séquelles du conflit algérien. Les blocages mentaux sont encore très forts. Cependant, les interventions conduites par les Anglosaxons en Irak et en Afghanistan ont contribué à tourner la page. Nos armées doivent-elles, selon vous, se réapproprier ce concept et les outils qui en découlent ?

    Dans les guerres de contre-insurrection que nous avons eues à conduire, nous avons compris que l'important était moins de détruire l'ennemi que de convaincre la population du bienfait de notre présence et de notre intervention. Ce sont effectivement les Américains, qui ont redécouvert la pensée française de la colonisation, de Lyautey et de Gallieni, qui privilégiaient la démarche d'influence à la démarche militaire stricto sensu. Notre problème dans les temps récents est effectivement lié aux douloureuses séquelles du conflit algérien, où nous avions cependant bien compris qu'il fallait retourner la majorité de la population pour stabiliser le pays et faire accepter la force française. Ce qui, dans les faits, fut réussi. Le discrédit jeté sur les armées et certaines méthodes ayant donné lieu à des excès, ont eu pour conséquence l'effacement des enjeux de la guerre psychologique et des démarches d'influence.

    Avec l'Afghanistan, les choses ont évolué. Au début, nous considérions que l'aide aux populations civiles avait d'abord pour but de faire accepter la force. Ce fut peut-être un positionnement biaisé. Nous n'avions sans doute pas suffisamment intégré le fait que les opérations d'aide aux populations étaient primordiales, puisqu'il s'agissait d'opérations destinées à inciter les populations à adhérer à notre projet. Les Américains ont compris avant nous que les opérations d'influence étaient faites pour faire évoluer positivement la perception de leur action, en gagnant comme ils aimaient à le dire, les cœurs et les esprits de ces populations.

     

    Dans Le piège américain, vous vous interrogez sur les raisons qui peuvent amener les États-Unis à perdre des guerres. Accorde-t-on une juste place aux opérations d'influence ? Comment voyez-vous chez nous l'évolution du smart power ?

    Premier constat, la force est un argument de moins en moins utilisable, car de moins en moins recevable dans les opinions publiques. Si nous voulons faire triompher notre point de vue et imposer notre volonté, il faut s'y prendre différemment et utiliser d'autres moyens. Et d'abord s'efforcer de trouver le meilleur équilibre entre les outils qu'offre le soft power, avec une juste articulation entre les moyens diplomatiques ou d'influence, et les outils militaires. Ces derniers ne peuvent plus être employés comme ils l'étaient avant, l'avantage comparatif initial des armées relevant de l'ordre de la destruction.

    Ce bouleversement amène naturellement les appareils d'État à explorer les voies plus douces présentées par les opérations d'influence, lesquelles sont bien sûr davantage recevables par les opinions publiques. Or, pour en revenir à votre question, la puissance militaire déployée par les Américains est par nature une puissance de destruction, donc de moins en moins utilisable dans le cadre évoqué ici. Sinon, comment expliquer que la première puissance mondiale, qui rassemble plus de la moitié des ressources militaires de la planète, n'ait pu venir à bout des Talibans ?

    C'est bien la preuve que le seul recours à la force brute ne fonctionne pas. Les États doivent donc chercher dans d'autres voies que celle de la pure destruction, les moyens d'assurer la poursuite de leurs objectifs politiques. Même si nous devons garder à l'esprit que ce moyen militaire stricto sensu reste essentiel dans certaines configurations bien définies. Il ne s'agit pas de se priver de l'outil militaire, qui peut demeurer déterminant sous certaines conditions, mais qui n'est plus à même cependant de résoudre à lui seul l'ensemble des cas auxquels les États se trouvent confrontés.

     

    Vous qui avez présidé aux destinées de l'École de guerre, quelle vision avez-vous de l'influence, des stratégies et des opérations d'influence ?

    L'enseignement à l'École de guerre évolue. Même si nous nous efforçons de penser avant tout sur un mode stratégique, néanmoins, nous travaillons toujours sur les opérations relevant prioritairement du hard power.

    Nous intégrons bien sûr les opérations relevant du soft power, mais elles ne sont pas prioritaires. L'élève à l'École de Guerre doit avant tout savoir planifier - ou du moins participer à des équipes de planification - dans le cadre de forces et d'opérations d'envergure. Il y a un certain nombre de savoir-faire techniques à acquérir, lesquels reposent davantage sur l'usage de la force que sur celui de l'influence. Pour les élèves, c'est là un métier nouveau à acquérir, complexe, très différent de ce qu'ils ont connu jusqu'alors, qui se trouve concentré sur l'emploi de la force militaire à l'état brut. Cependant, dans tous les exercices qui sont conduits, il y a une place pour les opérations d'influence. La difficulté est que l'on ne se situe pas là dans le concret, et que c'est délicat à représenter. Les résultats sont difficiles à évaluer, ils ne sont pas forcément quantifiables, ils peuvent aussi être subjectifs. Alors, peut-être d'ailleurs par facilité, on continue à faire ce que l'on sait bien faire, plutôt que de s'aventurer à faire ce qu'il faudrait réellement faire.

    L'Armée de Terre n'a pas à définir une stratégie d'ensemble. Elle doit simplement donner une capacité opérationnelle, maximale à ses forces. Une Armée se situe au niveau technique et opérationnel. Le niveau stratégique se situe au niveau interarmées. Et c'est là que doit s'engager la réflexion à conduire en matière de soft power. Ces précisions étant apportées, il n'en demeure pas moins que – tout particulièrement au sein de l'Armée de Terre – il est nécessaire d'avoir recours à la doctrine qui porte sur les actions à conduire en direction des populations, puisque l'on veut influer sur la perception qu'elles ont de notre action. Reconnaissons pourtant que nous sommes moins avancés que les Américains en ce domaine. Un exemple: un général américain qui commandait la première division de cavalerie en Irak, m'a raconté comment, avant de partir, il avait envoyé tous ses officiers d'état-major à la mairie de Houston pour voir comment fonctionnait une ville. Car il savait bien qu'il allait acquérir le soutien de la population irakienne non pas en détruisant les infrastructures, mais au contraire en rétablissant au plus vite les circuits permettant d'assurer les besoins vitaux, comme les réseaux d'eau ou d'électricité. Il a donc travaillé en amont sur une opération d'influence, qu'il a su parfaitement intégrer à sa manœuvre globale. De la sorte, la manœuvre d'ordre strictement militaire ne venait qu'en appui de la démarche d'influence.

     

    A-t-on agi de même en Afghanistan?

    En Afghanistan, on a travaillé sur trois lignes d'opérations: sécurité, gouvernance, développement. On a compris que l'on ne pouvait pas travailler de manière séquentielle, (d'abord sécurité, puis gouvernance, puis développement), mais que l'on devait travailler en parallèle sur les trois registres, avec une interaction permanente permettant d'aboutir harmonieusement au résultat final. Si les lignes gouvernance et développement relèvent peu ou prou de la sphère de l'influence, il faut cependant reconnaître que le poids budgétaire de la ligne sécurité est de loin le plus important.

     

    Pourquoi ?

    Au niveau des exécutifs gouvernementaux, on considère que les opérations militaires sont du ressort du hard power. Or, l'action sur les autres lignes d'opération est au moins aussi importante que sur la ligne d'opération sécurité. De fait, au moins dans un premier temps, les militaires sont d'autant plus à même de conduire les opérations d'influence qu'ils sont les seuls à pouvoir agir dans le cadre extrêmement dangereux où ils sont projetés. Mais ils ont effectivement une propension à penser prioritairement les choses selon des critères sécuritaires. Autre point à prendre en considération, les États ont des budgets limités pour leurs opérations. Les opérations militaires coûtent cher. La tendance naturelle va donc être de rogner sur les autres lignes qui n'apparaissent pas – à tort sans doute – comme prioritaires. Concrètement, influence, développement, gouvernance se retrouvent ainsi être les parents pauvres des opérations extérieures.

     

    N'y-a-t-il pas également un problème de formation?

    Dans les armées, on est formé comme lieutenant, capitaine, commandant pour parvenir d'abord à l'efficacité technique immédiate. On est ainsi littéralement obsédé par cet aspect des choses et son corollaire, à savoir le très rapide retour sur investissement. On concentre ainsi nos ressources intellectuelles sur le meilleur rendement opérationnel des forces, en privilégiant le budget que l'on consent à une opération. N'oublions pas que nous évoluons aujourd'hui au sein de sociétés marchandes qui veulent des retours sur investissement quasiment immédiats. Nous sommes ainsi immergés dans le temps court, à la différence par exemple des sociétés asiatiques qui, elles, ont une perception radicalement différente du facteur temps. Elles savent qu'à long terme, il est infiniment moins onéreux de laisser le temps au temps, de laisser les transformations se faire progressivement, d'accompagner par l'influence ces transformations. La Chine se vit et se pense sur des millénaires, elle connaît la force des transformations silencieuses qui atteignent leur objectif par le biais de savantes et patientes manœuvres d'influence. Nous cherchons le rendement immédiat à coût fort. Ils visent le rendement à long terme et à faible coût.

     

    En guise de conclusion, peut-il y avoir une communication d'influence militaire ?

    C'est un peu la vocation du Centre interarmées des actions sur l'environnement, créé en juillet dernier de la fusion du Groupement interarmées actions civilo-militaires (GIACM) et du Groupement interarmées des opérations militaires d’influence (GI-OMI). Sur les théâtres où nous opérons, nous mettons naturellement en place des vecteurs destinés aux populations locales, visant à mieux faire comprendre notre action, à faire percevoir en douceur les raisons pour lesquelles nous agissons. En un mot, nous nous efforçons de jouer sur les perceptions et sur l'image. Mais ce jeu assez fin sur l'influence reste le parent pauvre de l'action militaire.

    L'influence est tout en subtilité. On ne la perçoit pas comme on peut percevoir un tir d'artillerie ou une frappe aérienne. Même si nous sommes persuadés du bienfondé des opérations d'influence, nous ne parvenons pas à faire d'elles des priorités, donc à dégager suffisamment de budgets et de personnels à leur profit. En outre, les configurations actuelles privilégient plutôt les projections de puissance pour faire plier l'adversaire. Or, dans l'histoire et en prenant les choses sur le long terme, on constate que l'utilisation de la seule force pure ne marche pas dès lors qu'on examine les choses dans la durée. La projection de puissance ou l'action brutale sont capables de faire plier momentanément l'adversaire. Mais tant que l'on n'a pas changé les esprits, l'adversaire va revenir à la charge, quitte à contourner les obstacles. D'où l'importance capitale des opérations d'influence quand on embrasse une question dans son ensemble. Sur ces questions, je renvoie volontiers au remarquable ouvrage du général Sir Rupert Smith, L'utilité de la force, l'art de la guerre aujourd'hui (Economica, 2007). Pour lui, désormais, les opérations militaires doivent être considérées moins pour ce qu'elles produisent comme effets techniques que pour ce qu'elles produisent sur l'esprit de l'autre. C'est là une préoccupation relativement récente. Ainsi, les dommages collatéraux se révèlent contre-productifs et viennent miner le résultat militaire que l'on vise. Il nous faut bien plutôt réfléchir en termes d'effets à obtenir sur l'esprit de l'autre. C'est là que l'influence s'impose comme une démarche capitale, qu'il nous faut apprendre à maîtriser. Si l'on fait l'effort de mettre les choses en perspective, sur le long terme, on voit bien que toute action militaire, au fond, doit intégrer pleinement la dimension influence, jusqu'à être elle-même une action d'influence.     

    Général Vincent Desportes, propos recueillis par Bruno Racouchot (Communication & Influence, janvier 2013)

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  • La criminalité, une conséquence de la pauvreté ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Laurent Obertone, cueilli sur Atlantico et consacré à l'absence de lien automatique entre criminalité et pauvreté. Laurent Obertone vient de publier La France orange mécanique, aux éditions Ring, une description hallucinante de l'insécurité et de la violence qui règne dans notre pays...

     

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    Non, la criminalité n'est pas forcément liée à la pauvreté

    La criminalité est-elle liée à la pauvreté, à l’environnement ou au chômage ? La Creuse (96e), le Cantal (89e), et le Lot (71e), présentent les PIB les plus bas de France. Ce sont aussi les trois départements les moins criminels et délinquants. On peut les comparer avec trois départements parmi les plus criminels et délinquants, c’est à dire la Seine-Saint-Denis (15e), les Bouches-du-Rhône (11e) et le Rhône (3e).

    Les départements à forte criminalité que sont le Rhône, l’Essonne, le Val-de-Marne, la Seine-et-Marne, ont des taux de chômage beaucoup plus bas que la Creuse, le Cantal, ou le Lot. Selon l’Apce, 8 000 entreprises se créent par an dans le « 9-3 », qui dispose de pôles économiques gigantesques, et où les investissements de rénovation urbaine sont fréquents et sans équivalent (Anru). Le revenu moyen des ménages y est de 2 186 euros par mois, légèrement supérieur à la moyenne nationale. Saisissante est la comparaison avec la Creuse (1 777 euros par mois). Quant aux bénéficiaires du RSA, ils représentent la même proportion en Seine-Saint-Denis que dans l’Aude, les Ardennes ou encore les Pyrénées-Orientales (Insee, 2010). Au niveau régional, l’Île-de-France, région la plus touchée par la criminalité, présente le troisième taux de chômage le plus bas de France.
    « L’exclusion », ce fut d’abord celle des habitants historiques des grands ensembles. Immigrés portugais, polonais, italiens ou manœuvres français, ce sont eux qui ont fui massivement le nouveau communautarisme qui s’installait dans les banlieues dès les années 60. Contrairement à ce qu’affirment certains sociologues, « l’exclusion » est endogame. Tous les plans de mixité sociale, de logements sociaux, de rénovation urbaine et d’aménagement de la ville n’empêcheront jamais les communautés de se regrouper. C’est humain, et on observe ces phénomènes dans tous les pays du monde, quelles que soient les communautés. L’individu n’existe pas sans son groupe. Il ne s’en éloignera que par la contrainte. Les gens ne sont pas figés ou « parqués » dans un environnement soi-disant responsable de leurs déprédations. Un observateur attentif remarquera qu’autour des banlieues il n’y a pas de miradors et de factionnaires prêts à tirer dans le dos des fuyards.
    Qu’est-ce qui empêche ces habitants de partir, comme l’ont fait des milliers de Français, d’Italiens ou de Portugais tout aussi modestes ? Des barrages de police ? Le coût de l’immobilier ? À Bobigny, le mètre carré est à 3 200 euros. Il est en moyenne de 6 000 euros à Paris, mais à 1 700 euros à Brest, ou encore à 2 300 euros dans une ville dynamique comme Dijon. Un studio en Seine-Saint-Denis est beaucoup plus cher qu’en province. Les aides sociales permettent largement de s’y établir, d’autant que les logements sociaux provinciaux et ruraux sont plus accessibles. L’Insee, dans son enquête nationale logement 2006, nous apprend qu’après Paris, « c’est en Seine-Saint-Denis que les ménages consacrent la part la plus importante de leur revenu (13 %) à se loger », y compris en secteur HLM (12 %). Des chiffres comparables à ceux de la France métropolitaine pour la location classique et pour les hlm (12,8 % dans les deux cas). On ne peutdonc pas dire qu’un loyer excessivement avantageux les retientdans le « 9-3 ». Comment nos sociologues expliquent-ils que les parfois très modestes gens du voyage se déplacent et se sédentarisent où bon leur semble ?
    Peut-être n’est-il pas question pour les communautés concernées de se disperser sur le territoire. Peut-être ne veulent-elles pas partir. La Cour des comptes a montré en 2012 que la fameuse mixité sociale n’existait pas, malgré dix années de dispositifs censés la favoriser. « Il ne suffit pas de modifier le visage des quartiers pour modifier les visages des quartiers, qui restent colorés », expliquait le sociologue Renaud Epstein (Le Point, 18/07/12). L’homme n’est pas mû seulement par l’argent ou l’amour de l’Autre. L’attachement de certaines communautés aux grands ensembles est réel. Les barres d’immeuble sont parfois considérées comme un territoire, le substitut d’une identité perdue, qui n’a jamais su se reconstruire.
    Mais le discours médiatique ne veut pas de cette réalité. Lui n’évoque que l’exclusion pour expliquer, justifier, exorciser le communautarisme, et à travers lui les cahots d’une société devenue hétérogène. Comme les problèmes demeurent, s’aggravent, alors que les discours et les analyses restent les mêmes, les gens commencent à se poser des questions. Et si les experts se trompaient ? Et s’ils avaient renoncé à la vérité ? Et s’ils incitaient tout le monde à y renoncer, sous peine de poursuites ? Pourquoi le feraient-ils ? Peut-être bien pour l’égalité républicaine, « âme de la France » selon François Hollande. Tout le monde est égal. Entendez, tout être humain a les mêmes capacités physiques et intellectuelles, tout un chacun peut s’adapter à tout environnement, devenir champion d’échecs, éboueur ou haltérophile, faire la même chose que n’importe qui, ressembler à n’importe quoi, donc se constituer le même patrimoine, éprouver les mêmes satisfactions, vivre les mêmes aventures que celui que l’on choisira de jalouser. 
    Comme de tels décrets ont la fâcheuse tendance à ne pas se réaliser, les égalitaristes ont décidé de favoriser ceux qui n’y arrivaient pas, par l’éducation, l’accès à la culture, les aides sociales, l’invention de droits spécifiques. Et comme ça ne fonctionnait toujours pas, ils ont eu la brillante idée d’accuser ceux pour qui ça fonctionnait d’être de vils spoliateurs. Bien entendu, toute ressemblance avec des situations ayant existé est purement fortuite. 
    De favoriser les faibles on en vient tout naturellement à pénaliser les forts. Lorsque l’on prétend lutter « contre les inégalités », on lutte contre la réussite, c’est-à-dire contre la propriété, le pouvoir, le possédant, le méritant, le riche, l’héritier. Celui qui n’a pas été exclu ou volé, celui qui a été favorisé par sa roublardise, son état-civil, et sûrement ses atteintes aux droits de l’Homme. En clair, le Français qui rapporte de l’argent à la société, qui peut se targuer de sa réussite, de son patrimoine, de son histoire, de sa civilisation occidentale. Pour rééquilibrer les choses, on a décidé de le grever d’un lourd handicap. On a fait en sorte qu’il devienne, par la magie des médias, un salaud de colonialiste, esclavagiste, un pillard trop riche, trop beauf, trop raciste, machiste, homophobe, exploiteur, stigmatisant, même pas de gauche, voilà la conséquence première de la logique de fraternité appliquée au droit. Ces dernières années, l’égalitarisme, un véritable culte de l’envie, a inondé tous les compartiments de la société. Jamais autant de Français ne se sont haïs eux-mêmes. Jamais autant d’esprits a priori normalement constitués ne se sont persuadés que « tout le monde était bon » à part eux, que c’était incroyable qu’il y ait « encore des guerres et des pauvres au xxie siècle », qu’il était urgent de « faire payer les riches », que la criminalité c’est « l’exclusion parce que l’immigration est une chance pour la France”.
    Laurent Obertone (Atlantico, 20 janvier 2013)



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  • Le glas de l'Europe de la défense ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Martin Winter, journaliste allemand du Süddeutsche Zeitung, cueilli sur Presseurop et consacré à la faillite de l'Europe dans l'affaire malienne...

     

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    Guerre au Mali : c'est aussi l'Europe de la défense qui est en jeu

    S’il n’était question au Mali que du Mali, les militaires français n’auraient sans doute pas été engagés dans la guerre contre les milices islamistes. Et les intérêts de l’ancienne puissance coloniale sur le continent africain ne permettent pas d’expliquer une intervention aussi risquée.

    Si la France intervient, c’est parce que l’Etat sahélien menace de devenir un danger pour l’Europe. Et si elle s’est engagée seule, c’est parce que les autres pays européens se sont défilés. Cela en dit long sur l’état de la politique de sécurité et de défense commune. Et cela ne dit rien de bon.

    Le fait que Paris ne reçoive pour toute aide de ses partenaires européens que des félicitations cordiales et une poignée d’avions de transport montre que quelque chose ne tourne pas rond dans l’Union européenne. Barrer la route aux islamistes et aux terroristes dans leur conquête du Mali est véritablement dans l’intérêt de l’Union européenne. L’UE connaît l’existence de cette menace depuis plus d’un an. Entre les mains d’Al-Qaïda et de ses sympathisants, le Mali se transformerait en un Afghanistan bis aux portes de l’Europe, servant à la fois de point de départ, de zone d’entraînement et de base arrière au terrorisme international.

    L'UE dépassée par la situation

    Si elle a pleinement reconnu ce danger, l’UE n’est jamais parvenue à y apporter une réponse commune. Tout ce sur quoi elle a été capable de s’entendre est l’envoi d’une petite mission de formation pour aider l’armée malienne. La volonté commune européenne trouvait là sa limite et l’UE n’a pas été capable d’élaborer un plan d’action préventif en vue de réagir à une urgence militaire comme celle à laquelle réagit aujourd’hui la France.

    Le fait que l’on veuille aujourd’hui accélérer le calendrier de la mission de formation confine au ridicule. D’abord, parce que cette mission ne change rien au fait que les autres pays européens restent les bras croisés à regarder les Français se mouiller pour défendre les intérêts européens. Ensuite, parce que les soldats maliens n’auront sans doute guère de temps à consacrer à leurs formateurs européens tant qu’ils seront empêtrés dans les combats contre les milices dans le centre et le nord du pays. La situation a fini par dépasser l’Union européenne.

    A l’heure qu’il est, l’UE doit plutôt se demander si elle compte sérieusement se doter d’une politique de sécurité commune. Laquelle impliquerait de ne pas laisser la France se débrouiller seule militairement au Mali. L’ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine a récemment prononcé un jugement lapidaire sur la politique de sécurité et de défense commune, à laquelle œuvre laborieusement l’UE depuis vingt ans.

    La guerre est une option

    Si les responsables politiques des pays membres de l’UE ne sont pas capables de trouver rapidement un terrain d’entente sur les fondements de leur coopération, l’aspiration européenne à devenir une puissance mondiale n’aura aucune chance d’aboutir. Hubert Védrine n’avait sans doute pas imaginé que l’Europe serait mise à l’épreuve aussi rapidement et que le test décisif se jouerait dans la région du Sahel.

    Tout porte à croire que l’Europe va mordre la poussière dans cette affaire. Car, en matière de politique étrangère et de sécurité, les intérêts des pays membres de l’UE sont encore trop éloignés les uns des autres. Le Mali en est la preuve : les Européens sont d’accord pour reconnaître la menace, mais ne sont pas d’accord sur les moyens de la combattre. Ni sur le fait que, dans ce cas de figure, il faut se préparer à tout, y compris à la guerre. La politique sécuritaire de l’UE souffre d’un manque d’unité, d’aptitude et de volonté. Des carences qui ne disparaîtront pas de sitôt.

    Pourtant, il faut que les autres Européens épaulent aujourd’hui militairement la France. C’est une question de solidarité, mais aussi de bon sens à long terme : si l’on veut laisser la porte ouverte à une politique de sécurité européenne digne de ce nom, il faut éviter que Paris se retrouve contraint de faire appel à l’OTAN en cas de blocage de la situation militaire. Ce serait en effet la preuve ultime que les Européens ne sont tout simplement pas à la hauteur.

    Martin Winter (Presseurop, 16 janvier 2013)

    traduction Jean-Baptiste Bor

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  • La chute d'un président...

    Nous vous signalons la parution de La Chute du président Caillaux, un récit historique de Dominique Jamet publié aux éditions Pygmalion. Dans ce livre Dominique Jamet revient sur la figure de Joseph Caillaux, l'homme d'état qui, en 1914, voulait éviter à la France un nouveau conflit avec l'Allemagne, qu'il pressentait catastrophique, et qu'un complot politique a réussi à abattre...

     

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    "Joseph Caillaux… Ce nom est aujourd’hui largement et injustement oublié. Oublié le grand ministre des Finances et le combat opiniâtre qu’il poursuivit de 1899 à 1914 pour doter la France d’une fiscalité moderne, techniquement efficace, socialement équitable, par la création de l’impôt sur le revenu. Oublié le « coup d’Agadir » de 1911 : confronté en tant que chef du gouvernement français à une crise majeure provoquée par l’empereur d’Allemagne, Caillaux sut éviter la guerre programmée par les boutefeux des deux côtés de la frontière. En revanche, on se souvient encore de l’assassinat, le 16 mars 1914, de Gaston Calmette, directeur du Figaro, par Mme Caillaux. Le quotidien menait depuis trois mois une campagne d’une violence inouïe contre son mari. Grand favori des élections législatives d’avril 1914, Caillaux était pour la droite et pour les partisans de la « revanche » l’homme à abattre. Derrière la campagne de Calmette, il y avait Raymond Poincaré, Louis Barthou, Aristide Briand et, selon toute apparence, la Russie tsariste. La preuve n’a jamais été apportée de la machination ourdie par ce clan contre Caillaux. Aussi bien ce récit, scrupuleusement respectueux des faits historiques avérés, ne présente leur complot que comme la plus crédible des hypothèses, sur la base de présomptions à vrai dire accablantes. Les conséquences du geste irraisonné d’une femme qui croyait rendre service à son mari furent désastreuses. Sa première victime était Calmette ; la deuxième Caillaux lui-même, dont la carrière et les ambitions furent brisées net. La troisième… la paix !"

     

     

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  • France - Allemagne : notre histoire...

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    Le numéro de janvier 2013 de la revue Le spectacle du monde est en kiosque. 

    Le dossier est consacré au couple franco-allemand, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la signature du traité d'amitié et de coopération entre les deux pays. On pourra y lire, notamment, des articles d'Alain de Benoist ("Français et Allemands" ), d'Eric Branca ("De Gaulle et l'Allemagne, histoire d'une ambition contrariée"), de Marie-France Garaud ("Le paradoxe allemand"), d'Alain-Xavier Wurst ("Quel modèle allemand"), et d'Alain Kimmel ("Langues sacrifiées" ; "Regards croisés").

    Hors dossier, on pourra aussi lire un entretien avec Jean Soler ("La mentalité biblique fonctionne sur le modèle du tout ou rien") et des articles de  François-Laurent Balssa ("Costanzo Preve, éloge de la communauté"), de Frédéric Valloire ("Marc-Aurèle ou la fin d'un monde") ou d'Yves Christen ("Zoologie. Lire n'est plus le propre de l'homme"). Et on retrouvera aussi  les chroniques de Patrice de Plunkett et d'Eric Zemmour.

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  • Autopsie d'un deuil...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la France invisible, laminée par la crise et l'américanisation des moeurs...

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    Autopsie d'un deuil

    Dans quelle partie la vérité de la société française contemporaine se manifeste-elle le plus ? Il faudrait un échantillon qui échappât aux contaminations de l’idéologie, aux miasmes du journalisme, et à la myopie de l’actualité. Les tribulations de la « racaille » de banlieue, ou celles de tel acteur populaire, entrent dans cette catégorie peu ragoûtante, avec les orgies et farces tristes de la France d’en haut, dont l’on conviendra qu’elles ne sont, ni les unes, ni les autres, représentatives du pays réel, bien qu’elles en constituent une partie significative. La belle étude du sociologue Christophe Guilluy, Fractures françaises (François Bourin Editeur) a mis récemment en évidence le déséquilibre en partie voulu entre certains secteurs médiatisés à outrance, et exhibés avec tout le pathos possible pour en faire un centre d’intérêt susceptible de promouvoir un certain type de société, et d’autres secteurs, occultés, ignorés ou méprisés, bien qu’ils secrètent des problèmes, notamment de pauvreté et d’abandon, autrement plus aigus que les premiers, lesquels bénéficient de toute la sollicitude des pouvoirs publics.

    La France obscure, banalement quotidienne, et souvent paisiblement, passivement, tragiquement installée dans sa pauvreté, son désespoir ou son amertume, paraît représenter ce que nous cherchons, un échantillon significatif de ce que nous sommes devenus. Un endroit isolé, oublié, sera, à coup sûr, un exemple a fortiori de notre société, et d’autant plus symbolique qu’il n’est apparemment pas touché par certains maux emblématiques qui bouleversent notre nation, comme l’immigration massive, les délocalisations, l’urbanisation sauvage etc. Et néanmoins, nous verrons que ce coin écarté, semble-t-il, de l’histoire en train de se faire, reçoit violemment, bien que sans protestation, les forces destructrices de la modernité.

    Appelons donc ce village Sainte Hermine les Sylves, et la région qui l’environne le Duboisais. Cela fera bucolique. Et, en effet, le pays est superbement tapissé de forêts, que rongent des prés parfois dévalant en pente douce. Car c’est aussi une terre de collines, de rochers. Voilà le décor planté. Notons que le terme « pays » a ici une résonance bien précise, puisqu’il désigne un territoire un peu supérieur au canton, en gros ce que peut parcourir un homme à pied en une journée. C’est d’ailleurs ce qui correspondait à la vie pratique des éleveurs, qui se rendaient pour deux ou trois jours à des comices, avec bétail et produits fermiers. Il n’était pas question, il y a cinquante ou cent ans, de bétaillères. L’on n’avait pas peur de marcher. Du reste, les déplacements étaient rares, et uniquement mus par des raisons majeures. Certains vieillards, encore, avouent ne s’être rendus à un village éloigné de dix kilomètres qu’une seule fois dans leur vie, et ignorer complètement les villes voisines. Pour une part, l’univers paysan est encore borné par l’horizon, bien que nombre d’éleveurs n’hésitent pas à se rendre au Salon de l’agriculture. Et même il leur arrive de prendre des vacances, et de se rendre à la mer.

    C’est un point sur lequel il faut donc appuyer : l’attachement, forcé ou libre, au terroir local, est encore une valeur vivace dans la France d’aujourd’hui, du moins pour peu qu’il y reste des habitants, car la société s’urbanise et les jeunes sont bien contraints d’aller chercher du travail ailleurs. Du reste, qui voudrait, même parmi les bobos écolos, ces rats des villes, passer l’année dans une campagne qui n’a pas toujours l’aspect souriant et ensoleillé de vacances estivales ? Il existe donc, même chez les « exilés » des villes, chez ceux qui sont contraints de partir, et qui reviennent régulièrement, une forte identité, qui leur donne un sentiment d’appartenance culturelle. On est breton, comme on est limousin. C’est pourquoi, dans un monde que l’on prétend « nomade », une grande partie de la population échappe au bougisme forcé, à l’anglais obligatoire, et aux délices du mélangisme. Ce qui, il faut bien le dire, aboutit parfois à une méfiance instinctive pour tout ce qui est étranger. Les « éducateurs », en ce domaine, ont parfois bien de la peine à faire entrer les préceptes de bien pensance dans le crâne de jeunes, qu’ils ne connaissent d’ailleurs souvent que de fort loin. Songeons que, contrairement à ce qui existait jadis, où les instituteurs et les professeurs de collège étaient bien des fois issus du cru, la plupart des enseignants résident à des dizaines de kilomètres de leur lieu de travail, dans la grande ville, et méprisent ces « ploucs » qu’ils ne sont pas éloignés de considérer comme des sauvages à évangéliser. On pourrait procéder aux mêmes remarques en ce qui concerne les valeurs sacrées de la bobotude triomphante, comme l’art contemporain ou l’homosexualité.

    Cette France des terroirs ne se conquiert pas. Elle s’apprivoise, ou plutôt, c’est elle qui vous domestique, au sens littéral, qui vous accepte, vous accueille comme dans un foyer, une maison. Et c’est à vous d’être assez humble et large d’esprit pour vous plier au genre de vie local, qui est pétri de petits gestes, d’une façon bien spéciale de parler, de saluer, de demander son pain. Ici, tout le monde se connaît. A tel point que le seul événement qui ait encore du succès est l’enterrement, qui draine, comme une occasion de ressouder chaleureusement la communauté, tous les proches et les moins proches du défunt. C’est un rituel, un cérémonial, un geste de respect et de fraternité qu’il est difficile de récuser. Le village est une famille.

    Les funérailles sont du reste là, pour beaucoup, la seule occasion de se rendre à l’église. Depuis une vingtaine d’années, les liens se sont relâchés entre la religion et les gens. Les anciens meurent, les jeunes ne se rendent plus à la messe. Phénomène commun partout, y compris dans les campagnes. Certes, les petits enfants sont sans doute plus nombreux qu’en ville à se rendre au catéchisme ou à faire leur communion, mais cela ne va pas plus loin, et ils se laissent happer, comme les adultes, par la nonchalance et l’irresponsabilité, l’indifférentisme et la paresse de cette vie moderne, qui ne rend un culte, finalement, qu’au travail productif.

    Les prêtres sont rares, souvent très vieux, et sont dépassés par un labeur surhumain. Par la force des choses, ils ne peuvent plus donner une entière attention aux personnes. Ils paraissent quelque peu comme des fonctionnaires de tâches religieuses.

    A y regarder de plus près, c’est peut-être là qu’est l’un des changements cruciaux des rapports humains, depuis quelques lustres. Lorsque je suis arrivé à Sainte Hermine des Sylves, j’avais l’impression d’une communauté, d’une complicité, même si les haines existaient, ou éclataient. Pour gagner son élection, le candidat à la magistrature communale tapait sur l’épaule en offrant l’apéro, avait toujours un mot gentil, et promettait une place pour le petit jeune. En général, il tenait parole. Il faut un chef, voilà la philosophie politique du lieu. Après l’élection, il peut faire ce qu’il veut, du moment qu’on reçoit l’essentiel, une certaine sécurité. Le lien possédait de la substance. Maintenant, tout semble plus ou moins froidement fonctionnel, le maire gère, la gendarmerie surveille, le maître d’école enseigne, le facteur distribue les lettres, mais dans l’air que l’on respire n’existe plus ce rayonnement chaud et pressant qui instituait l’impression forte de contribuer à une existence commune. Les trajectoires se sont individualisées, les comités des fêtes se sont évaporés, les grands projets fédérateurs ont disparu, et avec eux le plaisir des fêtes, des spectacles, des réjouissances, même si la nature de ces événements n’étaient pas d’un goût très sûr. Qu’importe ! on fabriquait des chars fleuris, on faisait venir des chanteurs populaires, on invitait des forains, on organisait des expositions de camions peints… C’étaient toujours des occasions de se revoir, et de rassembler les habitants du pays. On dirait que l’énergie et l’enthousiasme se sont dilués dans les plaisirs éparpillés, dans l’atomisation des volontés individuelles, en même temps que les jouissances se sont artificialisées, que les appareils modernes de transmission, internet, le portable, les jeux vidéo etc. ont vampirisé la libido et le temps. Il existe encore de grands banquets, à l’occasion de fêtes, de vide-greniers, de foires, mais le Mac do de la ville connaît un succès fou, on rêve d’Eurodisney, on joue frénétiquement au loto, et les jeunes, filles ou garçons, encore qu’ils savourent avec délectation la tradition culinaire locale, cochon, fromage, veau etc., ne savent plus très bien comment on fait cuire un œuf.

    On trouve encore cette contradiction, entre attachement fort et désintérêt, dans le rapport avec la nature. Une part significative des gamins participent aux chasses paternelles, ou s’adonnent volontiers à la pêche. C’est même un enchantement de les faire parler. Beaucoup sont intarissables quand il s’agit de conversations relatives à ces loisirs, mais aussi quand il est question d’élevage de bovins ou de chevaux, d’agriculture, plus généralement d’existence campagnarde. On découvre chez eux un vocabulaire riche et précis. Mais Hors de là, c’est presque le néant. Il ne serait pas tragique si les nécessités de l’économie contemporaine n’imposaient d’autres horizons. Et c’est une source de malentendus, voire de mépris chez les bobos qui ne voient de salut que dans la transhumance vers la ville et ses intoxications. Une partie des jeunes gens, ici, font du Rousseau sans le savoir. Ils contredisent les clichés qu’on veut bien véhiculer au sujet des générations montantes, supposées vibrer pour l’agitation du monde moderne. Instinctivement, ils verraient leur bonheur dans les travaux agricoles, la vie dans la ferme ou la petite vallée, et ne souhaitent pas partager les enchantements du prétendu bonheur urbain. Il ne faut pas, bien sûr, généraliser des cas qui sont néanmoins en nombre conséquent, mais cela explique, pour une part, le peu d’appétence pour les carrières « intellectuelles », les ambitions professionnelles, et, plus généralement, pour les questions culturelles.

    Cette contradiction se situe, du reste, à tous les niveaux, dans toutes les générations. Elle se traduit par un ancrage pragmatique dans la tradition qui persiste dans les modes de vie campagnards, la nourriture régionale perçue comme normale, les attitudes héritées des parents, et le conditionnement inévitable apporté par l’american way of life. Par exemple, on mangera jambon, pâté, saucisson en buvant du coca cola ; ou bien on se rassemblera près de la cheminée, on accueillera les amis, tout en omettant de fermer la télévision, qui fonctionne sans intermittence ; ou bien on organisera une grande fête, où sera invitée la grande fratrie des cousins, oncles, tantes, anciens etc., mais, au lieu de louer les services d’un groupe de musique traditionnelle, on paiera un pianoteur de synthétiseur ; ou bien on ne manquera aucun rassemblement champêtre, où se côtoient hommes et bêtes, mais on écoutera en battant la mesure cette soupe américaine qu’on a l’habitude de nous déverser maintenant dans les boutiques, les cafés, les rues et les espaces publics. La France profonde est pour ainsi dire schizophrénique, mais elle ne le sait pas ; du moins la contradiction qui met aux prises deux univers antithétiques n’est-elle pas perçue comme telle. Mais elle existe, contrairement à beaucoup de lieux urbains, où ne subsiste que la domination de la sous culture mondialisée.

    Cela n’empêche nullement cette dernière de faire des ravages, et de contribuer à déraciner toujours davantage les habitants des campagnes. Il y a un peu plus de vingt ans, on découvrait avec malaise l’emprise phénoménale qu’exerçait la musique dite « techno » sur les enfants, qui en connaissaient à ce sujet plus que les adultes. Leur capacité d’absorption de la bouillie médiatique n’est explicable que par le temps consacré à toutes les sources qui la diffusent, mais aussi, il faut l’avouer, par la séduction toute particulière qu’elle offre aux pulsions infrahumaines. Nous ne comprendrons jamais le succès mondial du libéralisme si nous ne nous demandons pas s’il ne touche pas des zones réceptives à des stimuli aptes à désinhiber l’individu, et donc à le mettre en porte à faux avec les impératifs sociétaux et éthiques, désormais traduits comme des contraintes insupportables. L‘éducation est, pour cette raison, aussi négligée que dans les villes. Et d’ailleurs les parents ressemblent, par leurs goûts et leur consommation « culturelle », à leur progéniture, et semblent aussi américanisée qu’elle.

    On remarque du reste que les dérèglements qui sapent la société se manifestent autant qu’ailleurs. L’une des causes du pourrissement des mentalités et des comportements a été, il y a quelque trente années, l’établissement d’une boîte de nuit, qui attira jusqu’aux gamins de quatorze ans, lesquels ne cessaient d’y faire allusion, bien plus souvent qu’à l’école. C’était là, somme toute, leur conception d’une certaine « éducation ». Non seulement on y apprenait à boire, mais on s’y initiait à toutes formes de drogues. Le trafic s’organisa, parfois avec des villes très éloignées, et de nombreux problèmes de santé, d’attitude, en résultèrent. Il était possible de croiser des jeunes gens dont l’accoutrement n’était guère différent que ceux qui font flores dans les banlieues. Au demeurant, pour peu que l’on converse avec des enfants, on est obligé de corriger invariablement un langage calqué sur les émissions de show business de la télévision. Ces gamins portent volontiers des T-shirts frappés du drapeau américain, anglais, du signe NY, ou de quelque inscription anglo-saxonne.

    Pour ne pas demeurer tout à fait sur un signe négatif, il serait erroné de penser que personne ne réagit. J’ai eu la chance de rencontrer de nombreux adultes, d’un certain âge, autour de la quarantaine ou de la cinquantaine, souffrant de cet état désastreux de fait. L’intelligence, la lucidité, la clarté d’expression, la finesse d’analyse de ces personnes étaient merveilleuses, et pour tout dire, surprenantes pour un pessimiste comme moi. Il était évident que l’abattement devant ce qui ressemble à un tsunami de vulgarité et de destruction prend sa source dans l’impression que les êtres de bonne volonté sont ultra-minoritaires. Or, il n’est pas rare d’en croiser. Le problème est bien sûr que la partie saine de la société est atomisée. Parfois, des projets collectifs donnent corps à un état d’esprit partagé. Tel village s’organise pour restaurer une croix de chemin, par exemple.

    J’ai discuté avec un acteur de cette restauration. Sa famille était établie dans le hameau depuis sept générations. Il m’a décrit par le menu les différentes étapes de transmission de son patrimoine, qui consistait une très belle ferme en grosses pierres, pourvue de plusieurs annexes. Sa fille et son gendre travaillaient à Lyon. Il ne pensait pas qu’ils allaient garder la propriété car son entretien s’avère très onéreux. Je sentais bien qu’il en était désespéré.

    Nous ne saisirons pas la nature de notre sombre époque si nous n’avons pas conscience qu’elle représente l’un des deux ou trois grands retournements qui ont eu lieu depuis deux mille ans. Le premier a été la conversion de l’empire romain au christianisme, en 312. Puis, le deuxième date de la Renaissance. Le troisième se déroule sous nos yeux, et c’est la disparition de la paysannerie et de la culture paysanne, désormais presque achevée. Ce double génocide s’est produit sans révolte parce que sa durée relative, durant un siècle, voire un peu plus, s’est étalée dans le temps, sur plusieurs générations, et que l’exode n’a pas été perçu comme un mal, puisque de nombreux campagnards recherchaient une amélioration de leur confort de vie. Néanmoins, c’est toute une civilisation qui a été engloutie. Civilisation qui subsistait plus ou moins enracinée il y a quelques dizaines d’années.

    En effet, il est courant, lorsqu’on écoute des gens de plus de cinquante ans, de percevoir dans leurs propos un accent de nostalgie. Les années cinquante ou soixante prennent les apparences d’un paradis. On travaillait encore beaucoup manuellement, mais il y avait plus de travailleurs, les moutons traversaient le village, d’innombrables boutiques, cafés et ateliers n’avaient pas été coulés par les supermarchés et les révolutions dans le mode de travail, peu de gens possédaient une voiture ou un téléphone, ce qui obligeait de se rendre service. Aller rendre visite, une ou deux semaines, durant l’été, aux grands parents résidant au fin fond de la campagne, était considéré comme le loisir suprême. Les jeunes flirtaient, dansaient, s’amusaient, mais tout cela avait un air bon enfant, nullement l’aspect crispé et mortifère des lieux de distraction actuels. Il existait des riches, des pauvres, des minables, des gens intéressants, brillants, mais on appartenait à la même famille, les bourgeois locaux, catholiques, « protégeaient » leur « clientèle », et surtout l’humour prenait souvent le dessus. On retire l’impression qu’avant on riait et on s’amusait beaucoup, malgré des conditions de vie assez dures, qui rendaient d’ailleurs tout bienfait inestimable, bien davantage que dans notre époque d’abondance, où l’on se lasse de tout.

    La vie n’est pas pour autant facile de nos jours. Des paysans se sont pendus, d’autres sont partis, des familles entières ont migré pour d’autres cieux, seuls les gros exploitants subsistent, les prés sont passés dans quelques mains, les « stabus » énormes ont proliféré, les jeunes paysans ont appris à standardiser leur production, à rendre plus efficace leur travail, au détriment d’un certain rapport avec la nature, la terre et les bêtes. La plupart des métiers anciens ont disparu. Ne subsistent que des emplois de service, d’aide à la personne, de domestiques, de « paysagistes » (jardiniers), de commerciaux… Phénomène social qui ne manque pas d’aligner les mentalités sur la norme. Les « assistés » se multiplient, les « cas sos », comme on dit. Les familles éclatent, se décomposent, se recomposent, se surcomposent (comme on parle de surendettement) autant que dans les villes, et parfois seulement après une ou deux années de cohabitation, souvent avec des enfants en bas âge. C’est une véritable épidémie, qui provoque des meurtres, des suicides, et des enfants « à problèmes », mais aussi, parfois, des situations burlesques.

    Il faut faire le deuil d’une France, et d’une Europe, disparues. Elles ne reviendront jamais comme elles étaient. Cependant, si l’on fait la part de l’aliénation provoquée par l’américanisation des esprits et des mœurs, il faut reconnaître qu’il existe dans le peuple d’en bas encore une partie, sinon intacte, du moins susceptible de réaction. La difficulté est de lui parler avec un langage qu’elle entende, et de lui donner l’envie et le courage de réagir, de combattre contre les forces destructrices.

    Claude Bourrinet (Voxnr, 1er janvier 2012)

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