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droite - Page 8

  • "Nous allons devoir redécouvrir la communauté"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Julien Rochedy à une revue culturelle suisse, dédiée au débat d'idées, Le Regard Libre, pour y évoquer son combat métapolitique.

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire. Il vient de publier un essai intitulé Nietzsche l'actuel.

     

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    Julien Rochedy: «Je reproche au conservatisme traditionnel son manque de courage»

    Le Regard Libre: En 2014, vous avez quitté le Front national pour vous lancer exclusivement dans le combat métapolitique. Pourquoi ce choix?

    Julien Rochedy: J’étais entré en politique assez jeune et je ne voulais pas devenir exclusivement politicien. La politique est un monde dont il est difficile de sortir une fois à l’intérieur: on y entre avec des idéaux et de la passion, et on les perd en général au bout de quelques années. On ne peut cependant plus quitter ce monde parce qu’on y gagne de l’argent. Aujourd’hui, je pense même que la majorité des hommes politiques n’aiment pas particulièrement ce qu’ils font, mais y sont obligés, aspirés par leur milieu. Je pense que le monde de demain ne sera pas nécessairement structuré par la politique. Celle-ci n’est qu’une caisse enregistreuse des grands mouvements culturels et sociaux qui se jouent en Europe et en Occident. C’est désormais la société qui prévaut. Par conséquent, pour avoir un pouvoir sur ce qui va arriver demain, il s’agit d’acquérir ce qu’on appelle «l’influence». Influence sur la jeunesse, sur les intellectuels, sur les classes dirigeantes. Influence qu’on acquiert davantage par le truchement du combat des idées que par la pure «politique politicienne».

    Vous avez été un membre influent du Front national, mais vous ne vous reconnaissez plus dans la ligne politique souverainiste adoptée par Marine Le Pen. Il existe néanmoins au sein du parti une ligne plutôt libéral-conservatrice, dans le sillage de Marion Maréchal. Vous reconnaissez-vous dans cette droite-là?

    Oui, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté le Front national. Marine Le Pen s’est choisi un positionnement strictement souveraino-populiste, tandis que – s’il fallait absolument me mettre une étiquette, nécessairement réductrice – je suis effectivement plus proche des libéraux-conservateurs.

    Qu’est-ce qu’une droite libérale-conservatrice?

    Disons qu’en ce qui concerne la France, c’est une droite qui prend conscience avant tout des problèmes identitaires – les plus graves que nous ayons à affronter. C’est une droite qui se concentre sur nos racines civilisationnelles, tout en considérant la réduction nécessaire des impôts et des charges sociales qui pèsent terriblement sur les acteurs économiques français – notamment sur nos petites entreprises, nos travailleurs et nos artisans. Je me sens proche de ces idées-là. Je pense que c’est ce que nous pouvons faire de mieux en ce moment. Avant de promettre que la société française se portera bien mieux quand on aura changé le monde et l’Europe, il faut régler les problèmes franco-français, liés à notre Etat omnipotent et à notre culture très gauchiste. Evidemment, nous pouvons dans le même temps tenter d’insuffler quelque chose de neuf en Europe, mais nous ne pouvons pas nous défausser de tous nos problèmes sur l’Union européenne – ce que les souverainiste ont tendance à faire en permanence. Une façon de faire assez fausse en plus d’être démagogique.

    Vous parlez beaucoup d’identité. Est-ce cela qui complète l’étiquette de libéral-conservateur, que vous jugez simplificatrice?

    Oui. Le cadre intellectuel du libéral-conservatisme tel que je m’y retrouve est un cadre plutôt national, qui nécessite un contexte civilisationnel homogène. La libre entreprise fonctionne dans la mesure où les gens sont capables de s’autoréguler moralement, sans être dépendants des lois et des règlements émanant d’un Etat, car ils tirent ces règles d’eux-mêmes et de l’organisation communautaire. Un des modèles de ce libéral-conservatisme est l’Amérique, du moins dans certaines de ses parties, où les gens sont libres mais où «l’église est au milieu du village» – c’est-à-dire qu’il y existe une régulation communautaire effective. Sans cette dernière, le libéralisme perd tous ses freins moraux et entre dans un processus négatif. On parle alors de «libéralisme libertaire» ou de «libéralisme progressiste». Par conséquent, parce que le libéralisme doit être construit sur une base cohérente pour fonctionner, le libéral-conservatisme se doit nécessairement d’intégrer une certaine dose d’«identitarisme».

    A propos de conservatisme, vous critiquez souvent la droite conservatrice traditionnelle – la droite du Figaro par exemple – qui draine une part non négligeable de l’opinion publique. Pourquoi cette critique? Après tout, les thèmes identitaires y sont très présents depuis plusieurs années déjà.

    Je reproche au conservatisme traditionnel sa pusillanimité, son manque de courage. C’est une droite qui n’ose pas tirer toutes les conséquences de ses réflexions. Elle est souvent en retard sur ses raisonnements et tient tellement à être bien vue par les élites progressistes qu’elle a finalement peur de son nom. Dès lors qu’elle avance une idée légèrement radicale, elle fait aussitôt marche arrière, pour ne pas être traitée d’extrémiste. Or, cette crainte précisément donne tout pouvoir à la gauche, qui se régale de jeter des anathèmes sur la droite, la rendant inefficiente. Ce que je reproche le plus au conservatisme, c’est de ne pas oser affronter la gauche en face, n’assumant pas ce qu’il est: une droite qui peut tirer des enseignements de la contre-révolution, de l’antimodernisme, de la tradition anglaise «burkienne». Par peur, cette droite-là n’ose pas aller sur le champ de bataille idéologique avec toutes les munitions qu’elle possède.

    Sur le plan idéologique précisément, vous dites combattre le nihilisme – reprenant évidemment le vocabulaire de Nietzsche sur lequel vous avez écrit un livre: Nietzsche l’actuel. Qu’entendez-vous par là?

    On parle souvent de «racisme systémique» pour décrire la société occidentale; je parle quant à moi de «nihilisme systémique». Ce nihilisme s’incarne dans la volonté de l’Occident, consciente ou inconsciente, de s’auto-supprimer. Le nihilisme, c’est le désir du néant, du néant en soi-même – du suicide en quelque sorte. L’Occident et l’Europe occidentale semblent souvent tout faire pour se supprimer eux-mêmes, pour supprimer ce qu’ils sont dans leur chair, dans leur matérialité.

    Quelle est la place de Nietzsche dans cette analyse?

    L’Occident s’est jeté au XIXe siècle dans une toute nouvelle aventure: celle de la «mort de Dieu» – comme l’a appelée Nietzsche. Dans ce contexte, Nietzsche est l’un des premiers à avoir analysé l’avènement du nihilisme occidental. C’est le philosophe qui a réfléchi aux conséquences d’une civilisation qui se passe de Dieu à tous les niveaux, alors que toutes les civilisations dans le monde et dans l’histoire ont toujours cru en une divinité ou en une religion – importantes pour fédérer les individus et tenir en bride le nihilisme qu’ils peuvent avoir en eux. Nietzsche a analysé ce que cela pouvait produire sur nos consciences, en psychologie. Il a vu que le nihilisme menaçait et qu’il pouvait conduire à la ruine totale de la civilisation européenne, à son autodestruction. Nietzsche disait lui-même qu’il faudrait le lire un siècle après sa mort ; nous y sommes. C’est en cela qu’il est intéressant: nous vivons exactement ce qu’il avait prédit et ce contre quoi il nous avait mis en garde. Mais s’il avait prévu ces choses-là dans sa philosophie, on peut aussi y trouver des éléments qui nous permettent de nous sauver.

    Justement, au-delà du constat passif, de l’analyse et de la critique de la société, quels sont les combats qu’il faut mener «activement» selon vous? Qu’y a-t-il à construire?

    C’est une large question. C’est un travail que je mène en réfléchissant à ce qui pourrait être un nouvel idéal pour la société européenne, un nouveau souffle. On constate bien aujourd’hui que l’Occident ne sait plus que faire, sinon se supprimer. La crise profonde qu’il traverse résulte de cette absence de but et d’idéal. C’est aussi pour cela que la civilisation occidentale a trouvé des succédanés à la religion pour essayer de continuer de rêver et ainsi ne pas sombrer dans le nihilisme. Ce furent par exemple les idéaux totalitaires du XXe siècle, qu’ils fussent communistes ou nationaux-socialistes. Ces idéaux permettaient de croire en quelque chose. Mais depuis que la société «libérale-progressiste» a gagné et que le communisme est mort, les gens n’ont plus rien pour se projeter dans le futur. On le constate avec des phénomènes comme l’écologie, ou plutôt «l’écologie progressiste», qui conduit les gens à ne plus vouloir faire d’enfants – symptôme typique du nihilisme. C’est l’idéologie punk: no future, parce que nous pensons être détestables et avoir rendu le monde détestable. Dans ce contexte suicidaire, c’est à nous, intellectuels, de chercher ce qui pourrait nous donner un nouvel idéal, nous redonner l’envie de vivre, de faire des enfants, afin de poursuivre le destin de notre civilisation.

    Au cœur de l’Occident décadent, vous parlez souvent de « l’individu postmoderne » en le comparant au dernier homme décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Qu’est-ce que cet «individu postmoderne»?

    L’individu postmoderne est un individu réduit à son seul individualisme. Il est d’une naïveté à faire peur et croit que nous sommes sortis de l’Histoire, que l’Histoire n’est plus tragique. Il se concentre exclusivement sur sa petite santé et n’est plus mû par une vraie philosophie jouisseuse, mais se contente d’une médiocre jouissance du bien-être. Cet individu correspond au «bouddhisme européen» décrit par Nietzsche: non pas le grand bouddhisme beau et intelligent des civilisations asiatiques, mais un bouddhisme au sens d’une pensée médiocre qui se concentre sur les petites souffrances, les petites vertus et les petites douleurs. On ne fait plus rien de grand, on ne se projette plus, on ne parle plus que d’amour du prochain. L’individu post-moderne est finalement un chrétien devenu fou, pour reprendre la formule de Chesterton. C’est un tout petit individu qui ne rêve plus à grand-chose, ou, comme le disait Jacques Brel en répondant à la question «qu’est-ce qu’un imbécile?», c’est celui qui pense qu’il faut se contenter de vivre. Ce faisant, l’individu devient complètement fou.

    Pensez-vous qu’il s’agisse du type d’individu majoritaire en Europe?

    En Occident, en tous cas, c’est le type d’individu que l’on a fabriqué. Mais nous sommes en train de vivre la fin de cet individu post-moderne – en même temps que son apogée – parce que les temps redeviennent tragiques. Nous allons devoir redécouvrir la communauté et on peut espérer, dans notre malheur, retrouver un certain bon sens, un nouveau souffle pour l’Europe.

    On constate que vous basez une grande partie de votre analyse sur la pensée de Nietzsche. Cependant, vous êtes en profond désaccord avec la tradition française du «nietzschéisme de gauche» – dont Michel Onfray est une des figures actuelles. Que lui reprochez-vous?

    Michel Onfray, effectivement, était un nietzschéen de gauche, mais il est en train de changer, comme on peut le remarquer. Lui-même a déclaré à des amis il y a un ou deux ans qu’il commençait seulement à comprendre Nietzsche. C’est-à-dire qu’il était parti sur une base nietzschéenne relativement fausse, qu’il remet en question désormais. On le voit à son parcours : il se sépare de plus en plus de ses idées de gauche et progressistes qu’il pouvait avoir il y a encore dix ou vingt ans. Je reproche aux nietzschéens dits «de gauche» d’utiliser Nietzsche pour détruire les bases de la société classique occidentale – notamment le christianisme. Ces gens-là utilisent en fait la critique nietzschéenne pour se libérer d’un certain nombre de carcans qu’ils trouvent oppressifs, mais dont ils oublient que si Nietzsche les a critiqués, c’était précisément pour nous mettre dans des carcans encore plus durs, encore plus exigeants, et tout à fait antiprogressistes. C’est donc ne prendre de Nietzsche que ce qui les arrangent, sans aller au fond des choses.

    Mais n’est-ce pas le même piège qui se présente à vous qui souhaitez pratiquer une sorte de «nietzschéisme de droite»? Ne doit-on pas d’abord considérer Nietzsche comme un poète plutôt que d’en faire une «utilisation» militante?

    Nombreux sont ceux qui, pour ne pas tirer toutes les conséquences de sa pensée, réduisent Nietzsche à un poète, à quelqu’un qui n’est pas systématique, qui se contredit. Ces gens restent pour moi très à l’écart de ce que dit Nietzsche réellement, et je ne peux pas être d’accord avec eux. Je tiens Nietzsche pour un philosophe complet. Certes, il ne s’est pas attardé à la production d’un système tout à fait cohérent, mais il a produit une œuvre dans laquelle on trouve une vision du monde relativement globale sur tous les sujets. La philosophie nietzschéenne est aussi très utile pour comprendre le monde que nous avons à affronter. Comme je l’ai avancé précédemment, Nietzsche a vu toutes les conséquences de la nouvelle ère sans Dieu de la civilisation occidentale, dont nous arrivons au terme aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que je sois nietzschéen à cent pour cent. Je ne dis pas que Nietzsche aurait été à mes côtés dans tous mes combats politiques d’aujourd’hui – j’essaie du reste de dépasser sa pensée sur un certain nombre de choses. Je dis simplement qu’il y a dans sa philosophie des éléments par lesquels il est absolument nécessaire de passer si l’on veut tenter de comprendre totalement le monde actuel.

    Julien Rochedy, propos recueillis par Antoine Bernhard (Le Regard Libre, 4 février 2021)

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  • Thérapie de choc !...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier un court essai de Robert Ménard intitulé Thérapie de choc. Journaliste et homme politique, Robert Ménard est le cofondateur de Reporters sans frontières et de Boulevard Voltaire. Il est maire de Béziers depuis 2014.

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    " Un remède de cheval. C’est de cela dont la France a besoin. Parce que nous n’avons plus le temps. Le temps est notre adversaire. Les années qui s’écoulent voient le fantôme de notre France chérie s’éloigner. Je n’ai pas envie de cette fin. Je vois bien que tout nous y conduit. Ce programme annoncé me dégoûte. Je préfère le dire maintenant. Nous avons besoin d’un aventurier de droite qui a le devoir sacré d’être mal élevé. Je suis persuadé que tout commencera quand nous aurons retrouvé le courage de dire ce que l’on voit. Cela nécessite un cuir épais. Ce sera un saut vers l’autre rive. Le Destin décidera de cette épopée. À nous d’en écrire les premières et les plus belles pages ! "

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  • La droite et la réappropriation de son essence philosophique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Luc Coronel de Boissezon au laboratoire d'idées Droite de demain et consacré au conservatisme ainsi qu'à l'essence de la droite. Jean-Luc Coronel de Boissezon enseigne l’histoire de la pensée économique à l’ISSEP. Il est professeur agrégé d’histoire du droit et spécialiste de l’histoire intellectuelle du conservatisme. Il a été, à ce titre, un des contributeurs du Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017).

     

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    (Entretien) Jean-Luc Coronel de Boissezon, « La droite entrevoit (…) une réappropriation de son essence philosophique »

     

    Comment expliquer la réticence française vis-à-vis du terme « conservateur » ?

                Contrairement à une idée reçue, cette réticence n’a pas toujours existé, loin de là ! Le mot apparaît significativement sous le Directoire, au cours de la réaction thermidorienne, période d’intense freinage à l’encontre de la dynamique révolutionnaire : dès l’an IV, un rapport officiel réclame « un gouvernement tutélaire et conservateur ». L’opinion publique, lassée sinon écœurée par les excès de la Révolution, est alors favorable à un reflux vers la tradition et cette faveur touche, subséquemment, l’adjectif « conservateur », pour  près d’un siècle ! Après la franche appropriation du nom par la droite contre-révolutionnaire (ce qui est alors un pléonasme) lors de la fondation du journal Le Conservateur par Chateaubriand en 1818, le terme reste aussi répandu que positif jusqu’à la décennie 1880, où la Troisième République, d’abord paradoxalement dominée par des monarchistes qui préparaient la restauration du comte de Chambord, est reprise en main par les républicains. Après les élections de 1885 qui voient la défaite de l’Union conservatrice, le terme entame un rapide déclin, qui ira jusqu’à son ostracisation au seuil du XXe siècle.

                La raison de ce discrédit est alors double. D’un côté, évidemment, les différentes forces intellectuelles et politiques de gauche œuvrent à sa déconsidération, par la symétrique promotion du progressisme qui est leur dénominateur commun. De l’autre côté, la droite de conviction, celle qui n’était pas devenue « modérée » sous la pression des intérêts matériels ou l’usure du temps, a pris pleinement la mesure, un siècle après 1789, du paradoxe croissant d’une défense des « acquis de l’histoire » et de la continuité institutionnelle : demeurer alors « conservateur », n’était-ce pas conserver désormais la République, le libéralisme et le capitalisme d’affaires, héritages de la Révolution bourgeoise ? La naissance de la « droite révolutionnaire » s’explique ainsi. De l’Action française des origines (notamment son Cercle Proudhon) jusqu’aux « non-conformistes des années 30 », nul ne veut plus se dire « conservateur » : il s’agit désormais, comme l’écrirons Robert Aron et Alexandre Marc, d’être révolutionnaire contre « le désordre établi » (La Révolution nécessaire, 1933).

                La seconde moitié du XXe siècle, assez largement conditionnée sur le plan politique par l’exploitation, par le marxisme alors culturellement dominant, des suites de la Seconde guerre mondiale et de la décolonisation, avec pour acmé Mai-68, n’a pu que confirmer cette défaveur du qualificatif de « conservateur ». L’anti-marxisme qui entendit prendre sa revanche dans les années 1980, avec le « néo-libéralisme » de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ne fut qu’une demi-réaction. Bien que nombre de commentateurs aient employé à l’endroit de ces expériences britannique et américaine l’expression de « révolution conservatrice », chacun sait qu’un incontestable freinage en matière de mœurs, après la « contre-culture » des décennies précédentes, y fut concomitant de l’adoption d’un libéralisme économique résolu (« néo-classique »), assez éloigné des vues économiques traditionnelles du conservatisme, qui avaient relevé jusqu’alors d’un protectionnisme national, distinct tant du libéralisme que du socialisme. La « droite de gouvernement » française a suivi plutôt paresseusement cette tardive mode anglo-saxonne, tout en minimisant son caractère culturellement conservateur : après quelques velléités vite abandonnées (plateforme RPR-UDF de 1986, proposant notamment des réformes en matière d’immigration), il n’en est resté que la déréglementation économique.

                Aussi n’est-ce que dans la grande désillusion du début du XXIe siècle, lorsque se sont coagulées les conséquences de la crise économique de 2008, fille du capitalisme financier débridé par ladite déréglementation, les pertes de repères consécutives aux parallèles déréglementations « sociétales » issues de la même matrice individualiste libérale, avec ses « droits subjectifs », illustrés par l’adoption du « mariage pour tous » en 2013 et les débats subséquents sur la PMA et la GPA et, enfin, les conséquences du « laisser-faire, laisser-passer » dans la « crise des migrants » de 2015,  concomitante de l’explosion du terrorisme islamiste, que s’est libérée en France la revendication de l’idée conservatrice. Il devenait en effet difficile, à droite, d’entretenir l’enthousiasme pour un libéralisme placé au point de convergence des maux du temps. Une boucle de plus d’un siècle s’est close : la droite française entrevoit, depuis la candidature présidentielle pourtant si équivoque de François Fillon (un thatchéro-reaganisme retardataire, la nouveauté ne consistant qu’à en assumer la dimension de conservatisme « sociétal »), une réappropriation de son essence philosophique. La place qu’y a pris le philosophe François-Xavier Bellamy, choisi pour mener la liste LR aux dernières européennes, les invitations fréquentes par ce même parti du Québecquois Mathieu Bock-Côté, en sont de remarquables attestations.


    Beaucoup critiquent les libéraux-conservateurs en disant que le libéralisme entraîne des dérives progressistes, pourtant le conservatisme est né des libéraux britanniques, qu’en pensez-vous ?

                Il est exact que le conservatisme ait pour premier théoricien Edmund Burke, qui appartenait bien au parti whig, rassemblant les libéraux anglais. Mais ses Reflections on the Revolution in France de 1790 l’avaient incontestablement placé en minorité au sein de son parti : son cas n’est nullement représentatif du libéralisme britannique. En prenant davantage de hauteur, il faudrait remarquer combien l’antagonisme entre Whigs et Tories est complexe et ne saurait être entièrement ramené à l’opposition de progressistes et de conservateurs. Nombre de Whigs se sont originellement opposé aux Tories, au XVIIe s., parce qu’ils considéraient que ces derniers, alors partisans du roi Jacques II Stuart, importaient en Angleterre un absolutisme monarchique et un catholicisme tous deux caractéristiques de la France et contraires à la tradition britannique issue de la Magna Carta (1215) : les novateurs délétères étaient à leurs yeux les Tories. Burke se considère à cet égard comme un « old Whig » bien distinct des progressistes que sont peu à peu devenu ses confrères. Toute son habileté dialectique consiste à présenter la Glorious Revolution de 1688 comme un évènement de restauration des « droits historiques » des Anglais, aux antipodes d’une Révolution française qui efface ceux des Français, faisant de leur patrie une « carte blanche ». Philosophiquement, la pensée de Burke s’oppose point par point à l’individualisme méthodologique et juridique qui est au cœur du libéralisme, y compris en réalité chez les théoriciens de la révolution anglaise de 1688, à commencer par John Locke. L’interprétation conservatrice que fait Burke de l’évènement est tactique ; elle est facilitée, il est vrai, par le fait qu’au Royaume-Uni les Lumières, en particulier écossaises, font une plus grande place à l’empirisme et aux usages – dans la filiation du Common Law. Ces réalités ne sont pas transposables hors du contexte anglais – tout l’effort de Burke, penseur du particularisme historique, est de l’affirmer. Du reste, en dépit de ses efforts pour « traditionnaliser » les Whigs, la pensée de Burke n’a essaimé que chez leurs adversaires les Tories, qui les premiers en Europe prirent en 1834 le nom de Conservative party.

                Plus généralement, la question des rapports entre libéralisme et conservatisme souffre d’une équivoque fondamentale. L’un et l’autre ont bel et bien, en effet, un point commun, une aire d’intersection : l’hostilité à l’emprise de l’État, conçu comme puissance de centralisation administrative et normative, conformément à la doctrine de la souveraineté absolue, qui trouve son origine dans le contexte dramatique des guerres de religion du XVIe s. Mais ce point de rencontre n’est qu’à la croisée d’itinéraires aux directions opposées. Le libéralisme vise à réduire l’emprise de l’État pour émanciper davantage les individus : du point de vue économique, en libérant la poursuite des intérêts privés et l’initiative individuelle, contre les réglementations publiques ; du point de vue juridique, en garantissant des « droits subjectifs » de l’individu, contre les droits objectifs découlant de la communauté et assurant la primauté du tout sur les parties. À l’inverse, le conservatisme vise lui aussi à réduire l’emprise de l’État, mais pour rendre leur place aux communautés naturelles : famille traditionnelle, solidarité intergénérationnelle appuyée sur des propriétés lignagères, communes et régions historiques, écoles libres et universités indépendantes, groupements professionnels, églises. En d’autres termes, la lutte des libéraux contre l’État vise à aller plus loin dans la modernité et son processus de fluidification des structures sociales, là où celle des conservateurs entend refluer dans la direction inverse, au profit de la réactivation des enracinements et de la valorisation des héritages.

                Cela rappelle deux réalités historiques. La première est que l’État conçu comme puissance exclusive (plenitudo potestatis), et non plus comme faîte coordonnateur d’un ensemble de pouvoirs antérieurs selon le principe de subsidiarité (summa potestas), est une étape du processus moderne, qui a un amont « holiste » et un aval individualiste. La seconde est que le libéralisme est la première gauche, seulement déportée progressivement vers une droite de circonstance par deux siècles de « mouvement sinistrogyre », dont il a précisément donné le signal de départ avec les trois « révolutions atlantiques » (anglaise, américaine, française). Cette « droite circonstancielle » n’a pour autant jamais cessé d’être, du point de vue de ses valeurs fondatrices, antagoniste de la « droite essentielle » qu’est le conservatisme et, dans cette lumière, le syntagme « libéral-conservateur » est un oxymore.

                Toutefois, les nécessités de la pratique politique étant ce qu’elles sont, en particulier quant aux inévitables alliances, l’équivoque du « libéral-conservatisme » a été cultivée abondamment dans l’histoire politique occidentale au XXe siècle, dès lors que les libéraux comme les conservateurs se sont retrouvés assignés au camp des ennemis du progrès par leurs communs adversaires, socialistes et communistes. Cette alliance, seulement objective, a néanmoins donné lieu à quelques tentatives de conciliation des deux traditions intellectuelles, chez certains auteurs anglais ou américains pour lesquels cette pente est naturelle eu égard à leur héritage culturel, mais aussi chez de plus rares autres ressortissants de la sphère linguistique germanique en Europe centrale cette fois, en particulier Friedrich von Hayek et Wilhelm Röpke, tous deux figures éminentes de la célèbre Société du Mont-Pèlerin, significativement fondée en 1947, au début d’une Guerre froide qui allait opposer au bloc communiste un monde indéfectiblement attaché à la propriété privée. Cependant, Hayek a tenu à clarifier sa position, dans sa postface à La Constitution de la liberté (1960), explicitement intitulée « Why I’m not a conservative ». Seul Röpke est parvenu à rester sur une ligne de crête qui a fourni l’épine dorsale, sur le plan théorique, de l’ordoliberalismus, école demeurée assez spécifiquement allemande, inspiratrice de l’« économie sociale de marché » des chanceliers Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, et créditée à ce titre du « miracle économique allemand » de l’après-guerre.

    De même les néoconservateurs américains ont apporté de nouvelles visions du conservatisme, est-ce une ligne réellement conservatrice ou sont-ils loin des valeurs du conservatisme ?

                La chose intéressante est qu’en Amérique du Nord le conservatisme ne peut qu’être « néo », car les États-Unis se sont fondés sur le rejet de la tutelle des institutions de la monarchie anglaise et, plus largement, de la civilisation traditionnelle de l’Europe – et ce dès l’exil des Pilgrim Fathers du XVIIe s., avant que la rupture ne soit entérinée par les Founding Fathers de l’indépendance au XVIIIe. C’est pourquoi, sur le sol de cette vaste République nativement progressiste, le « conservatisme américain » paraît une contradiction dans les termes. De fait, les forces politiques majoritaires aux États-Unis jusqu’à la moitié du XXe s. n’ont guère été que différentes strates de libéralisme. Cela ne rend que plus digne d’attention le tour de force qu’a représenté, à partir des années 1950, l’apparition d’un mouvement intellectuel se réclamant d’un authentique conservatisme, à l’initiative de Russel Kirk (The Conservative Mind, 1953). Celui-ci a réveillé un héritage presque disparu, celui de l’Angleterre maternelle : le politologue Jay A. Sigler a pu dire, à cet égard, que Kirk et ses proches avaient réintroduit un conservatisme de type européen qui avait quitté l’Amérique depuis le départ des loyalistes fidèles à la Couronne britannique ! Il est significatif que, compte tenu de cette disparition des conditions initiales de la doctrine, le mouvement ait pris le nom de New Conservatism. L’apparition de ce courant, fort protéiforme au demeurant, me semble le signe d’un tournant historique majeur, peut-être insuffisamment perçu : il témoignait de la prise de conscience, dans une partie de l’intelligentsia américaine, de l’impossibilité d’assurer la subsistance durable de leur État, si se poursuivait l’éradication des éléments pré-libéraux qui en avaient permis en fait, de façon officieuse et même déniée, la prospérité. La crise culturelle et identitaire où est désormais plongée, en raison de l’évolution de l’idéologie progressiste et du capitalisme mondialisé qui s’appuie sur elle, une population américaine d’origine européenne qui se sait majoritaire pour seulement quelques décennies encore, atteste la lucidité de cette prise de conscience, précisément manifestée par un effort de rattachement aux principales racines civilisationnelles européennes.

                Pour répondre plus précisément à votre question, c’est vingt ans après le New Conservatism fondé par Kirk et popularisé par William F. Buckley Jr. et sa National Review qu’est apparu un nouveau courant qui s’est baptisé Neoconservatism, au début des années 1970. Dominée par la figure d’Irving Kristol, il a singulièrement rassemblé des intellectuels de gauche de la côte Est, souvent issu du judaïsme new-yorkais, effrayés par l’évolution imprimée par la New Left avec sa « contre-culture » (dont Mai-68 fut en France l’une des répliques sismiques), origine directe de l’actuel politically correct. C’est donc d’une autre prise de conscience de l’importance des éléments traditionnels de la culture, chez une vieille gauche réalisant soudain que ses valeurs elles-mêmes en dépendaient et, en particulier, que la classe moyenne dont elle provenait serait laminée par les conséquences du radicalism, qu’est né la seconde branche majeure du conservatisme américain. L’écho que peut avoir dans l’Europe d’aujourd’hui une telle conversion est évident, dans les évolutions d’intellectuels de gauche comme Michel Onfray en France ou David Goodhart en Angleterre, de même que dans les œuvres de Jean-Claude Michéa ou Christophe Guilluy.

                La différence avec ces derniers auteurs reste toutefois profonde sur le plan économique, puisque c’est dans la périphérie du Neoconservatism que s’est développé le « néo-libéralisme » des supply-siders, en rupture complète avec l’interventionnisme étatique d’inspiration keynésienne. Il convient de préciser cependant que, d’une part, cette orientation prolongeait (avec la fameuse « courbe de Laffer ») l’anti-fiscalisme caractéristique du conservatisme et, d’autre part, qu’il s’agissait largement de combattre une politique de redistribution idéologique, spécialement la « discrimination positive ». D’une façon plus générale, à partir d’une défense de la sphère privée nettement exacerbée dans la culture anglo-saxonne, l’ensemble du conservatisme américain a développé des correspondances théoriques entre sa promotion politique des corps intermédiaires sis dans la « société civile » et un libéralisme économique laissant la plus grande autonomie à ces mêmes forces non-étatiques, la conviction de la majorité des auteurs étant que dans ce libre jeu se révèlent des qualités morales – héritage WASP évident. Leur discours se tient donc loin des libertariens et, prônant un capitalisme « familial », reste défavorable au capitalisme financiarisé et mondialisé. On peut voir là un intéressant parallèle avec ce que représentent, en Europe centrale, l’ordolibéralisme allemand déjà évoqué et le modèle du « capitalisme rhénan » étudié par Michel Albert.

                Une place particulière, enfin, me semble devoir être faite au sociologue Robert Nisbet, disciple du Français Le Play, qui s’est placé à l’intersection des deux principaux courants du conservatisme américain, et a remis en exergue les notions de communauté, d’autorité, de tradition et de sacré (voir, en français, La Tradition sociologique, 1984), préfigurant les travaux de certains communautariens américains.

    Les verts portent un écologisme doctrinal, les progressistes un progrès sans limites, la droite par l’intermédiaire du conservatisme peut-elle s’adapter aux enjeux écologistes ?

                Ce devrait être, si l’on ose dire, la plus naturelle des choses. Si l’on met de côté les récriminations naturalistes de l’abbé Mably ou de Jean-Jacques Rousseau, dont les discours restent marginaux au sein du progressisme des Lumières, on constate que les premières critiques des atteintes à la nature, à ses rythmes lents et organiques, aux paysages et à l’osmose entre l’homme et la terre, proviennent presque exclusivement de la pensée conservatrice. Celle d’abord des contre-révolutionnaires, qui voient nettement le lien entre la révolution politique et la révolution industrielle, cette dernière fournissant à la fois les premiers moyens financiers et les appétits de long terme de la bourgeoisie libérale. Bonald, dans ses Réflexions sur la révolution de 1830, esquisse une critique précoce de cet industrialisme et de ses effets destructeurs du lien entre l’homme et la nature. Le romantisme politique, en Allemagne principalement (Adam Muller, Franz von Baader, Joseph Görres, etc.), mais aussi en Angleterre (Samuel Taylor Coleridge, Thomas Carlyle), a entrepris une véritable croisade intellectuelle contre la profanation de la nature, porteuse de sacralité, et du paysage, écrin de l’âme populaire, ainsi que contre la laideur de la société industrielle émergente. La génération conservatrice ultérieure, dans la seconde moitié du XIXe s., a lié cette critique à la lutte contre le paupérisme, dans sa défense d’une classe ouvrière désarmée par la législation individualiste et anti-corporative du nouveau droit du travail. Précédé par Benjamin Disraeli, le grand réformateur du parti conservateur britannique, qui a réorienté la politique tory en faveur des ouvriers, le courant du « catholicisme social » continental, en particulier français (Alban de Villeneuve-Bargemont, Armand de Melun, Le Play, René de La Tour du Pin, Albert de Mun), allemand (Mgr Wilhelm von Ketteler) et autrichien (Karl von Vogelsang), a mené la critique du déracinement provoqué par l’exode rural, de la grande ville ruineuse de l’hygiène et de la santé, tandis qu’il promouvait les jardins ouvriers, la relocalisation des manufactures dans les campagnes, et plus généralement le retour à la terre.

                Il faut garder à l’esprit que les partis conservateurs ont tout au long du XIXe s. une sociologie où dominent nettement les ruraux, en particulier les propriétaires terriens, là où le libéralisme a clairement la faveur de la bourgeoisie urbaine et des milieux de la fortune mobilière. La défense de la ruralité était à cet égard également conçu, depuis Disraeli jusqu’à La Tour du Pin, comme moyen de rééquilibrer le poids politique des différentes classes sociales, en minorant celui de la bourgeoisie urbaine – dont Disraeli fustigeait l’esprit de calcul, l’utilitarisme et le rationalisme desséché.

                Ce dernier trait, anti-rationaliste, de la critique des atteintes à l’environnement, a été particulièrement développé par le conservatisme du XXe s. Au seuil de celui-ci, le courant du Kulturpessimismus, outre-Rhin (Paul de Lagarde, Julius Langbehn, plus tard Oswald Spengler), a mis l’accent sur l’altération culturelle produite par l’industrialisation et la perte des repères naturels, en mettant en exergue le rapport entre rationalisme et exploitation productiviste de la nature. Dans cette filiation, Ludwig Klages, pionnier de la Konservative Revolution qui devait s’épanouir sous la République de Weimar, fut l’auteur d’un des premiers manifestes écologistes, L’Homme et la Terre (1913).Klages eut une influence majeure sur le « philosophe paysan » Gustave Thibon, figure de la philosophie conservatrice française, qui lui a consacré son tout premier livre. On décèle là les racines conservatrices du courant de « l’écologie profonde ».

                Au mitan du XXe s., l’écologie constituait donc un affluent central du conservatisme en Europe. Il a fallu tout le phénomène de culpabilisation stratégiquement entretenu par les forces politiques de gauche à l’issue des évènements tragiques de la Seconde guerre mondiale, et spécialement en France la mise en cause du discours de retour à la terre du gouvernement de Vichy, pour que l’écologie s’éclipse durablement du corpus idéologique de droite. C’est ainsi qu’elle a connu une annexion à peu près complète par la gauche, jusqu’à devenir comme on sait, dans la dernière décennie du XXe s., l’un des principaux courants électoraux de son aile radicale, en particulier en Allemagne et en France. Pour autant, des scissions au sein des Verts, des deux côtés du Rhin, ont révélé que cette captation d’héritage ne faisait pas l’unanimité : si le Mouvement écologiste indépendant (MEI) d’Antoine Waechter refuse seulement de se situer sur l’échiquier politique, l’Ökologisch-Demokratische Partei (ÖDP) fondé par Herbert Grühl assume quant à lui un positionnement conservateur.

                Aujourd’hui, au moment même où semble triompher l’écologisme de gauche, de la promotion médiatique de Greta Thunberg aux succès électoraux d’EELV en France, l’équivoque d’une écologie progressiste se dissipe en réalité, dans le domaine des idées dont les évolutions précèdent toujours celle des urnes. Il sera de moins en moins possible, en effet, de reconnaître de légitimes défenseurs de la nature chez ceux qui en nient avec acharnement les manifestations chez l’homme, qu’il s’agisse de l’identité sexuelle, de l’hétérosexualité de la famille, de l’impératif de défense d’un territoire, ou de l’irréductibilité des identités ethniques. Les représentants de l’écologie politique actuellement majoritaires, par leur engagement en faveur de la « théorie du genre » et des revendications des minorités sexuelles, leur promotion du mariage homosexuel comme leur animosité à l’endroit de la famille traditionnelle et du « patriarcat », leur hostilité aux frontières, leur réclamation d’une société multiculturelle et d’un accueil inconditionnel des « migrants », leur dénonciation du « racisme systémique » et leur négation du droit à l’identité des autochtones, font la singulière démonstration d’une négation de l’écologie humaine. C’est là plus qu’une schizophrénie qui défendrait « la nature » environnementale ou animale tout en la pourfendant chez l’homme : même le souci du seul « environnement » est, à l’évidence, mis à mal par des positions favorables à des mouvements migratoires massifs et, de la sorte, aux déstabilisations réciproques d’écosystèmes locaux.

                Pour tous ces motifs, la réappropriation de l’écologie par les courants conservateurs en Europe a  commencé avec le nouveau siècle et ne pourra que se poursuivre. En France, la Nouvelle Droite en a donné le signal précoce avec Laurent Ozon et sa revue Le Recours au forêts (1994), avant qu’Alain de Benoist ne fasse connaître son évolution vers une position écologiste radicale, avec son ouvrage Demain, la décroissance ! Penser l’écologie jusqu’au bout (2007). Dans la filiation de la Manif pour Tous, la revue Limite (2015) a entrepris la défense d’une « écologie intégrale », sous les plumes d’une nouvelle génération (Gautier Bès de Berc, Eugénie Bastié, Falk van Gaver). En Angleterre, après les efforts décisifs d’Edward « Teddy » Goldsmith pour dégager l’écologie de l’emprise des courants socialistes dans les deux dernières décennies de sa revue The Ecologist, le philosophe Roger Scruton a donné à l’écologie conservatrice son texte de référence : Green Philosophy. How to Think Seriously About the Planet (2012). Il convient d’ajouter que, sur le plan religieux, l’enseignement des derniers papes a prolongé avec logique la « doctrine sociale de l’Église », issue des catholiques sociaux, par une « écologie chrétienne » élaborée par Benoît XVI, avec Spes Salvi et Sacramentum caritatis (2007), et poursuivie par le pape François avec Laudato Si (2015), appelant à accueillir le « don de la Création » et à le protéger en tant que « collaborateurs du Créateur ».


    Peut-on réellement s’opposer au progrès, le limiter, alors qu’on sait que nous prendrions du retard sur les autres États, notamment au niveau défense (avec le cyberespace) ?

       
                De longue date, la famille de pensée conservatrice a nié au progrès son caractère linéaire d’une part, d’autre part son caractère monolithique : pour ses auteurs, non seulement progrès et décadence alternent dans l’histoire, mais le progrès matériel ou technique doit être distingué du progrès physique, moral ou encore intellectuel. Le Play, par exemple, qui était polytechnicien et ingénieur des Mines, n’en pensait pas moins qu’ordre matériel et ordre moral étaient rigoureusement distincts, constatant même que le progrès dans le premier avait fréquemment entraîné un déclin dans le second. Les conservateurs d’aujourd’hui peuvent reprendre cette distinction, pour envisager des politiques totalement différenciées en matière technologique et en matière culturelle.

                Allons plus loin : c’est seulement à partir d’un « retour à la culture » que pourrait être maîtrisé le processus d’innovation technologique, dans le sens de l’intérêt national et civilisationnel. Ce n’est qu’une politique de restauration des murs porteurs et des arcs-boutants de l’architecture culturelle des peuples – après un demi-siècle d’intense déconstruction, d’abord « contre-culturelle », puis « multiculturelle » – qui pourrait permettre de replacer, au sommet, des valeurs anagogiques et de remettre à leur place subordonnée les techniques nouvelles. Loin de débiliter le processus de création technologique, une telle verticalité fonctionnerait de façon « aspirante », stimulant le dynamisme créateur en direction d’un « grand dessein », d’une reprise du « roman national » ou de l’épopée civilisationnelle. On ne que peut faire le constat, notamment en France, qu’au contraire la perte des repères culturels a provoqué la dépression de la créativité, tant artistique que techno-scientifique, ainsi qu’un profond déclin du système éducatif aux effets dévastateurs sur le développement des intelligences, enfin un abandon du patriotisme économique sous la pression du déni d’identité nationale, aboutissant aux délocalisations et à la désindustrialisation qui affligent notre pays comme la plupart de ses voisins d’Europe occidentale depuis quarante ans, c’est-à-dire dans la période d’exact contrecoup de la crise culturelle. Ce constat indique que les conservateurs, s’ils s’opposent à la chimère du « Progrès » à majuscule, non seulement n’ont pas à freiner les progrès – au pluriel – technologiques, mais semblent mêmes aujourd’hui les seuls à pouvoir en favoriser la reprise autochtone, locale et souveraine.

                Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette orientation n’entre pas en contradiction avec la réponse à votre précédente question. C’est la principale figure du néo-conservatisme allemand de l’après-guerre, Arnold Gehlen, qui a établi que « l’homme est par nature un être de culture », reprenant dans son anthropologie philosophique une tradition de pensée qui remonte à Aristote. Ce propos aux riches implications rappelle que l’homme est contraint par sa nature de prolonger ses capacités organiques, insuffisantes à assurer sa survie dans le monde, par des créations culturelles : outils, armes, habitations, mais aussi cités et institutions, normes et valeurs. La technè n’est pas extérieure à l’homme, elle est au contraire un effet spécifique de sa condition : elle est une part de la culture. Comme elle, la technique est particulière, produit d’un peuple, dans sa localité, au cours de son développement historique. L’occidentalisation du monde, conséquence des colonisations européennes puis de la colonisation culturelle américaine, a entraîné l’oubli de cette réalité. Seule la résistance opposée par la pensée conservatrice au discours universaliste pourrait permettre, aujourd’hui, l’audace du constat que le monde vit de techniques issues, précisément, de cet Occident qui est l’objet d’une culpabilisation médiatique et d’un procès idéologique constants. Se réapproprier avec une légitime fierté cet aspect de la culture des peuples européens, reprendre en main le développement de la technique grâce à la cohérence d’une unité culturelle retrouvée, mettre fin aux délocalisations, réindustrialiser nos pays, assurer le développement du localisme et des circuits courts si favorables à l’environnement, bâtir des espaces économiques auto-centrés, contester le libre-échangisme et assumer un néo-protectionnisme continental, être en mesure par un « protectionnisme éducateur » (Friedrich List) de développer enfin les industries de pointe que nous avons abandonnées, tout spécialement dans le domaine numérique monopolisé par les GAFAM : autant de chantiers dont ni les libéraux individualistes et libre-échangistes, ni la gauche multiculturaliste et focalisée sur un État-Providence dispensateur de prestations sociales, ne se chargeront. Les conservateurs ont à ce titre la responsabilité historique, en matière économique, de faire advenir cet État-stratège. 

    Comment adapter le conservatisme au XXIe siècle ? Quel conservatisme pour la droite de demain ?

                C’est moins le conservatisme qui a à « s’adapter au XXIe siècle » que ledit siècle qui est d’ores et déjà venu à lui : rarement, depuis ses origines, cette famille de pensée était apparue avec autant de clarté comme la grande alternative. La poursuite de l’évolution du progressisme y est pour beaucoup, qui a vu sa première strate, libérale, abandonner ce qu’il lui restait de défense du patrimoine culturel au profit de la mondialisation, et sa seconde strate, socialiste, délaisser la défense des couches sociales modestes au profit des luttes pour « la diversité » : les deux strates ont aujourd’hui fusionné idéologiquement, voire politiquement comme dans le cas français du parti d’Emmanuel Macron. Le durable malentendu d’une « droite libérale » est dissipé : dans l’électorat plus encore que dans les partis, les libéraux ont rejoint les libertaires ; le libéralisme a fait retour à son origine. Il ne reste de droite que la conservatrice.

                De même, c’est spontanément que s’est dégagée la voie de ce « conservatisme pour la droite de demain » sur lequel vous m’interrogez : le face-à-face politique déterminant a été reconnu par les pouvoirs progressistes en place, comme en France où le président Macron a dramatiquement présenté les dernières élections européennes comme un affrontement des « progressistes » et des « populistes », également qualifiés de « lèpre [montant] un peu partout en Europe ». Tous les éléments pertinents pour le conservatisme d’aujourd’hui sont là, en creux, dans la peur attisée par ce discours : la « droite de demain » n’est autre que celle qui aura l’audace de le retourner. Certes, il entre principalement dans cette scénarisation le vœu du président Macron d’assurer sa réélection en n’ayant face à lui qu’une Marine Le Pen pour l’heure dépourvue d’alliés. Mais le pari tout conjoncturel de cette bipolarisation pourrait être risqué, car une fois l’échéance passée, les espoirs que placent en elle les électeurs de Mme Le Pen seront quant à eux toujours structurellement présents, tandis que la crédibilité du camp progressiste qu’entend incarner M. Macron aura encore beaucoup décru : aucun des problèmes qui ont jeté dans la rue les Gilets jaunes, puis les opposants à la réforme des retraites, ne trouveront de solutions durables dans une économie d’alignement sur le capitalisme financier mondialisé, pas plus que la multiplication des attentats islamistes, ni les risques sanitaires, ne pourront prendre fin dans une politique de la « société ouverte » répugnant au contrôle des frontières. Tandis que la France n’évolue plus désormais que d’une crise sociale à une crise sécuritaire, en lisière constante d’évènements dramatiques, dans une perte de contrôle que la réduction croissante de la liberté d’expression (projet de loi Avia, etc.) tente de conjurer en ne la rendant que plus odieuse, un certain nombre de nos voisins européens, en particulier la Hongrie et la Pologne, de même dans une large mesure que leurs alliés tchèques et slovaques, mais aussi avec plus de réserve l’Autriche et l’Angleterre, prennent une autre voie : celle d’un conservatisme qu’ils assument de concert, au-delà de leurs différences importantes. Du groupe de Visegrad au Brexit, ces gouvernements montrent, chacun à leur manière, que vouloir conserver l’héritage civilisationnel européen, désormais, c’est résister à une Union européenne qui ne se conçoit que comme une zone économique de libre-échange et un espace juridique de défense des droits de l’homme, c’est-à-dire un double universalisme et, dès lors, une double vacuité culturelle. Déni de l’identité, déni de l’histoire, déni des frontières, déni même d’une élémentaire préférence européenne. Les conservateurs auront à rompre avec cette construction suicidaire, précisément parce qu’ils sont européens : c’est une spécificité du  conservatisme que d’être une doctrine civilisationnelle, originellement constituée dans la conscience de l’œcumène formé par l’ancienne Europe, fille de l’Empire romain et de la Chrétienté médiévale. Conscients de la nécessité géopolitique de penser en termes de grands espaces cohérents, à l’heure de l’extraterritorialité du droit américain, du plein retour du géant chinois dans le jeu de l’hégémonie mondiale, et de la guerre de civilisation menée par l’internationale islamiste, les conservateurs de demain seront alter-européens ou ne seront pas. L’historien et essayiste David Engels a proposé une formulation pour cela : « l’hespérialisme ». Son récent manifeste en montre la voie (Renovatio Europae. Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l’Europe, 2020).

                Ainsi les conservateurs ont-ils vocation à s’investir dans « ce qui monte un peu partout en Europe », selon la formulation présidentielle. Si M. Macron en joue, espérant ne susciter face à lui qu’un « populisme » aisé à vaincre, c’est parce que ce populisme a échoué à se rendre suffisamment crédible. Il consiste avant tout en un style, qui trouve ses limites dans l’exercice de la fonction tribunitienne, bien distincte de la vocation gouvernementale. Privilégiant l’addition des mécontentements populaires et la promesse d’une maintien inconditionnel du niveau de vie des classes moyennes menacées, sans production d’expertises pointues ni de propositions novatrices, sans proposition surtout d’un grand dessein alternatif, appuyé sur une perspective civilisationnelle, le populisme reste une forme qui manque de fond – au point d’avoir pu se situer à droite comme, plus sporadiquement, à gauche. Il manque à un populisme sincère, c’est-à-dire poursuivant effectivement la défense d’un peuple, le caractère substantiel du conservatisme. Et, à l’inverse, il a longtemps manqué au conservatisme, spontanément élitiste, un accès suffisant à l’électorat populaire. C’est assez dire que l’un a besoin de l’autre et quelle formule renferme la réponse à votre dernière question : la « droite de demain » sera nécessairement de fond conservateur et de forme populiste. Le point auquel est parvenu « l’état de droit » en Europe, privant les peuples de leur souveraineté et donc du contrôle de leur destin, par la censure juridictionnelle de leur volonté exprimée par leurs représentants, ne peut plus trouver d’autre issue que la réclamation de cette souveraineté sous la forme référendaire, dernière chance de trancher les différents nœuds gordiens qui sont noués autour de leur cou. Cette mue institutionnelle n’aura lieu que si des majorités populaires retrouvent l’accès à la décision, contre la coalition des pouvoirs non-élus, médiatique et judiciaire, qui en découragent, délégitiment et censurent l’expression. Mais simultanément, ces choix populaires ne pourront être respectés fidèlement, et mis en œuvre avec compétence, que par un personnel politique conservateur, formé selon les canons élitaires de cette école, capable de reprendre le tissage de l’histoire nationale, sur la base de traditions éprouvées et de colonnes portantes culturelles, avec la légitimité que donne le courage d’avoir bravé l’oppression médiatique et le respect qu’apporte le service de valeurs transcendant la fugacité de l’instant postmoderne.

    Jean-Luc Coronel de Boissezon (Droite de demain, 10 décembre 2020)

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  • Le général de Villiers, l’eau tiède réinventée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Maxime Jacob, cueilli sur Polémia et consacré au général de Villiers, nouvelle diversion politique créée de toutes pièces par les médias, qui s'agite maintenant depuis plusieurs mois dans le paysage.

     

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    Le général de Villiers, l’eau tiède réinventée

    Le dernier livre du général Pierre de Villiers (L’Équilibre est un courage), ancien chef d’état-major des armées, commence par un retour sur le 5 décembre 2018. Une femme inquiète vient le voir. Nous sommes en plein mouvement des Gilets jaunes, son mari et son fils seront à Paris le samedi 8 décembre. L’un parmi les manifestants, l’autre parmi les CRS. Villiers souhaite la « réconciliation nationale » (p. 12) pour ne pas voir s’opposer pères et fils. Ce samedi 8 décembre, j’étais aussi, comme ce père de famille, sur les Champs-Élysées, peut-être face à son fils. J’avais, à mon bras, ma fiancée, Fiorina Lignier, qui le soir ne rentrera pas avec moi de Paris. Elle y restera seize jours, à l’hôpital, après avoir été éborgnée par un policier alors qu’elle manifestait pacifiquement. Contrairement à Pierre de Villiers qui souhaite la « réconciliation nationale », moi non. Il n’y aura pas de pardon pour ce gouvernement de l’anti-France qui a jeté ses forces de police sur les Français leur arrachant des yeux et des mains. L’ouvrage de Villiers, c’est, tout le long de ses 332 pages, de la mollesse, un vieux fond de morale chrétienne avec du pardon (qui se transforme en à-plat-ventrisme), sans oublier des propositions éculées depuis 40 ans.

    Le général de Villiers fait illusion à droite

    Certains voient en lui le nouveau général de Gaulle. Ceux qui pensent qu’il faudrait un militaire, un homme à poigne, pour redresser le pays, l’imaginent en sauveur de la patrie. Et il faut bien le reconnaître, ses constats peuvent être les bons sur de nombreux sujets. Il fait une démonstration juste, me semble-t-il, de ce qui oppose les Français des campagnes à ceux des villes, et à ceux des banlieues. Il annonce la révolution numérique et les grands chamboulements qui vont suivre en ce qui concerne l’emploi. Se plaint de la disparition des petits commerces et du tout Amazon. Pointe le niveau scolaire qui fléchit, la culture de la repentance, la baisse de la valeur des diplômes scolaires. Mais aussi les problèmes de délinquance, des dépenses publiques trop importantes, de l’insécurité, du chômage… Oui, Villiers soulève de vraies questions. Cependant, rien de nouveau, la chute du niveau scolaire ne date pas d’aujourd’hui, tout comme l’insupportable pression fiscale. Son inventaire à la Prévert des problèmes français, nous l’avons déjà tous lu. Mais il n’y a pas lieu de lui reprocher ces constats (même si on n’achète pas un livre pour relire ce qu’on a déjà lu dix fois) car, avant de proposer une solution, il faut d’abord décrire les problèmes.

    Le vide

    Il y a maintenant trois ans, quand Villiers avait sorti son premier livre intitulé Servir, je l’avais lu et même apprécié, je crois bien. J’avais parlé de cette lecture à un ami ; ce dernier, à la fin de la discussion, me dit : « Mais qu’est-ce qu’il propose ? » Eh bien, je dois dire que j’étais resté la bouche ouverte sans pouvoir lui répondre. Rien ne m’était resté à l’esprit. Trois ans ont passé, Villiers a sorti deux autres livres entre-temps et, maintenant que je lis son troisième ouvrage, le constat reste le même. Il n’y a pas de solution proposée aux problèmes qu’il décrit ou alors elles sont éculées depuis des décennies. Et c’est là ce qu’on doit reprocher au général de Villiers : il ne propose rien. Des phrases creuses à profusion. Sur l’école, par exemple : il faut « réformer notre système scolaire en lui donnant plus de flexibilité et de souplesse ». Vous y mettrez ce que vous voulez derrière. Sur le commerce et l’arrivée du géant Amazon, la digitalisation de l’économie : « il faut penser l’économie autrement ». Il propose aussi de « transformer la pensée complexe en ligne claire », et « face à la crise globale il faut se reconcentrer sur nos valeurs ». De la langue de bois en somme.

    Villiers : un intégriste républicain

    Finalement, ce brave général aurait pu se fondre parfaitement dans la gauche de la IIIe République. À plusieurs reprises, il vante la République et son universalisme. Pour lui, « l’armée est au service de la République » (p. 105) et non pas de la France. Face au problème des jeunes musulmans de banlieues sortis du système scolaire, tel un républicain du xixe siècle, il affirme que c’est à « la République » d’aller les chercher pour les intégrer dans le SNU (dispositif voulu par Macron d’un service militaire allégé) et en faire des Français. Toujours selon lui, les problèmes liés à l’immigration se résoudront par l’école et avec de l’autorité.

    Il faut « plonger aux racines des problèmes », écrit-il (P. 13), nous nous attendons donc à des solutions radicales, mais lui propose de l’eau tiède. Voyez en ce qui concerne les banlieues de l’immigration. À la page 204 on peut lire : « pacifier les banlieues nécessite des investissements », il faut « réinsérer les jeunes en difficulté » ; et il se désole que le président Macron ait abandonné le plan Borloo qui consistait à déverser 40 milliards d’euros pour sauver les banlieues de l’immigration. Il ajoute un peu plus loin : « la réconciliation entre les cités et la République » passe « par la destruction des tours » (p. 254). Le problème, ce ne serait donc pas les habitants de ces quartiers mais l’habitat. Il ose aussi parler de « reconquête républicaine de certains quartiers » (p. 247), avec des « cours de langue française et des activités culturelles », ou en y envoyant des diplômés des grandes écoles… Pour Villiers, la délinquance en banlieue est due à la pauvreté, au manque d’autorité et aux immeubles. Il faudrait donc, selon lui, encore plus de moyens financiers (et policiers) pour arriver à faire des habitants de Seine-Saint-Denis des Français. Qui peut encore croire à un tel discours ?

    Un universalisme dépassé

    Villiers décrit au début de son livre ce qu’est notre France divisée entre campagnes, villes et banlieues de l’immigration. Son diagnostic est le suivant : « La France manque de cohésion parce qu’elle manque de stratégie dans le temps long » (p. 66). Son universalisme le rend fou. La cohésion manque à notre patrie car cohabitent sur une même terre des Européens présents depuis des millénaires et des populations nombreuses venues d’ailleurs. Nous savons que nous ne sommes pas les mêmes. Il ne peut y avoir de « cohésion » entre eux et nous. Nous ne faisons que partager un même territoire.

    Pour Villiers, tous les hommes sont les mêmes. Il est parfaitement conforme à la pensée universaliste de la République. Il croit pouvoir assimiler l’immigration d’où qu’elle vienne : « il est possible de réunir des jeunes Français de tous milieux, de toutes confessions, de toutes origines » (p. 18), il faut seulement, selon lui, de la discipline et un « horizon commun ». Mais il ne s’arrête pas là, il ajoute que « la France est riche de sa diversité » (p. 21), que « la diversité [est] source de richesse » (p. 49), que les cent nationalités qui cohabitent aux Mureaux sont « une richesse », même s’il pointe les problèmes de communautarisme qui en découlent ; il faut bien accepter ceci pour bénéficier de « l’enrichissement multiculturel » (p. 100). À la page 64, il dit regretter le service national qui permettait « de réaliser un brassage des populations les plus diverses, constituant le creuset national ». Il faudrait, selon lui, donner une instruction militaire aux extra-Européens des banlieues de l’immigration et les mélanger avec des petits Français pour les assimiler. Brillante idée, n’est-ce pas ?

    Un négationniste de la réalité

    Villiers est un homme mou, sans courage idéologique. Ses propositions n’ont rien de révolutionnaire. Il reste un homme du système, celui qui a dû éviter de faire des vagues tout au long de sa carrière pour gravir les échelons.

    Prenons un autre exemple : quand il aborde la question de l’école, il pointe notamment la baisse du niveau scolaire et les professeurs qui se font agresser. Juste constat. Mais il ne dit pas que la baisse du niveau scolaire pourrait s’expliquer par l’importation massive de jeunes immigrés dont les parents ne parlent pas le français et au QI moyen inférieur à celui des Européens. En ce qui concerne les professeurs agressés, il ne dit pas qui les agresse, ni où ils sont agressés. Il déplore seulement qu’on envoie les jeunes professeurs dans les « classes difficiles », sans expliquer quelles sont les caractéristiques des élèves de ces classes. Villiers nie que le problème principal de l’école est le fait de l’immigration extra-européenne. En refusant de faire ce constat, il s’empêche de sauver l’école.

    C’est la même chose en ce qui concerne les prisons. Dans les paragraphes abordant ce sujet, il se soucie de la surpopulation carcérale. Sa solution pour y remédier ? Ne plus envoyer les courtes peines en prison et privilégier les peines alternatives. Il n’ose même pas demander l’expulsion des détenus étrangers qui encombrent nos prisons (un quart des détenus, tout de même). Villiers ne s’aventure pas non plus à décrire la population carcérale (composée en grande majorité d’étrangers ou d’extra-Européens), il se contente de parler de « jeunes délinquants ». Surtout pas de vague !

    Le général de Villiers croit voir des « moments de communion nationale », lors de la victoire de la Coupe du monde de football en 2018, lors de la mort de Johnny Hallyday, lors de l’incendie de la cathédrale de Paris ou lors des attentats. Or, il n’y a pas de « communion nationale » dans ces moments. L’équipe de France de football n’a (presque) rien de français, pourquoi se réjouir de cette victoire ? L’enterrement de Johnny, c’était la France des Gilets jaunes, la France des campagnes abandonnées par le pouvoir qui pleurait le chanteur et pas les habitants des banlieues de l’immigration ou les bobos mondialisés des métropoles. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris ce n’était pas non plus la concorde nationale. Ce fut la concorde des Français des villes et des campagnes attristés par la perte de leur patrimoine alors que dans le même temps des musulmans inondaient les réseaux sociaux de réactions moqueuses (avec le soutien de l’extrême gauche, l’UNEF en tête). Il en est de même après chaque attentat. Quand les Français se recueillent et pleurent les leurs, des musulmans qui vivent parmi nous se félicitent de l’attaque des locaux de Charlie, de la décapitation de Samuel Paty… car ces Français avaient « blasphémé ». Tout ceci, le général de Villiers ne le dit pas, il l’occulte même volontairement, tentant de nous faire croire que de grands événements peuvent rassembler les Français et les « Français » issus de l’immigration.

    Le général Rantanplan

    Si j’ai choisi d’intituler ce papier « Le général de Villiers, l’eau tiède réinventée », c’est parce qu’il conclut son ouvrage en recommandant de prendre garde au « risque de réinventer l’eau tiède » et il ajoute que « c’est l’heure du déconfinement mental » (P. 324). Ce brave général est resté confiné mentalement dans les années 80 où l’on pouvait encore croire à l’assimilation. Aujourd’hui, soyons lucides, ceci est illusoire. Il termine pourtant son ouvrage par cette phrase : « Pour rassembler il faut d’abord ressembler » (p. 331). Pour rassembler les Français nous devons d’abord faire en sorte qu’ils se ressemblent, pour ceci arrêtons de croire au mythe républicain éculé de l’assimilation. Le dernier Forum de la dissidence de Polémia l’a montré : il n’est plus question aujourd’hui d’assimilation, place à la remigration. Mais Villiers est l’homme qui croit qu’« il n’y a pas de peuple européen » et que « l’âme européenne est à chercher ailleurs » (p. 229) (alors que le fait que nous soyons tous issus du même peuple, il y a environ 5 000 ans est justement ce qui nous relie). Et qui dans le même temps prétend, en universaliste convaincu, que « la France à une vocation mondiale » (p. 113) et se félicite de notre équipe de football qui est composée quasi entièrement de Noirs. Pour Villiers, il n’y a pas de doute, l’équipe de France de football composée de Noirs, c’est la France, car ils aiment la France et portent ses couleurs. Il tient le même discours pour les militaires qu’il commandait. L’important est que ses hommes aimaient le pays. Ce raisonnement est de famille, rappelez-vous son frère Philippe de Villiers qui soutenait mordicus la Jeanne d’Arc noire en 2018.

    Le général de Villiers nous rappelle la phrase du ministre socialiste de l’Intérieur, Gérard Collomb, qui annonçait la guerre civile en France. Conscient de ce risque, lui croit en la réconciliation nationale. En faisant jouer au foot les jeunes de banlieue, avec un peu plus d’autorité et en « dialoguant » avec l’islam, nous nous épargnons ce risque. Eh bien, moi, je crois que cet homme est fou. Il a fait la guerre (enfin commandé) en Afrique, continent où des ethnies différentes doivent cohabiter au sein d’un même territoire. Il a vu qu’il n’y avait pas de paix possible, l’ethnie la plus nombreuse ou la plus puissante domine l’autre (sans oublier quelques massacres de temps à autre). Les rancœurs entre ces ethnies sont vieilles de plusieurs siècles, et pourtant le temps ne les a pas effacées. Après avoir vu tout cela, il se félicite qu’on mélange cent nationalités aux Mureaux en croyant que la paix est possible en France. En réalité, il choisit la soumission. Je suis de ceux qui pensent que, pour nous éviter la guerre en France, il faudra la séparation, sans cela nous courons à la catastrophe.

    Pour conclure, je me souviens d’une discussion sur Twitter entre un internaute et Renaud Camus. Camus dépeignait la France occupée comme un salon de thé avec un alligator au milieu qui dévorait de temps à autre le bras ou la jambe d’un convive. Et le premier qui parlait de l’alligator avait perdu. L’internaute (Peter Columns) ajoutait : trois courants d’idées émergent parmi les convives pour remédier au problème de cet alligator qui les dévore. Le premier pense qu’il faut plus d’aides sociales pour calmer l’alligator. Le deuxième estime qu’il faut plus d’autorité pour que l’alligator se plie aux règles. Enfin le troisième est constitué de ceux qui pensent que l’alligator n’a rien à faire dans un salon de thé et qu’il doit être renvoyé dans la jungle.

    Villiers est du deuxième courant d’idées (quoique tenté par le premier aussi). Il n’a rien compris au problème.

    Maxime Jacob (Polémia, 1er décembre 2020)

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  • De qui la droite est-elle le nom ?...

    Le 6 novembre 2020, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Guillaume Tabard et Jean-Christophe Buisson pour évoquer Les grandes figures de la droite (Perrin, 2020), ouvrage collectif dont ils ont assuré la direction.

     

                                          

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  • Et si l’écologie était... de droite?

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau, cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'écologie de droite. Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est membre de la rédaction de la revue Limite et a publié récemment Le Nouveau procès de l’Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Et si l’écologie était... de droite ?

    Les dernières élections municipales ont rappelé la place prépondérante de l’écologie dans notre vie politique et renvoyé la droite à ses insuffisances. «Nous devons porter une politique environnementale compatible avec nos valeurs», affirma en guise d’appel au sursaut le Secrétaire général des Républicains (LR), Aurélien Pradier, au lendemain d’un second tour cataclysmique pour son parti dans les grandes villes. Mais alors quelles valeurs, et pour quel projet?

    À droite, l’écologie divise, ou plutôt embarrasse. C’est qu’on ne sait l’appréhender, comment s’approprier un discours, une idée née de la critique des effets du marché et du progrès technique sur l’homme et son environnement. Ainsi se contente-elle, bien souvent, de dénoncer une écologie «punitive», attentatoire aux libertés individuelles. Un angle d’approche tout à fait recevable, sauf que la droite est, historiquement, plutôt convaincue du contraire ; que de la contrainte ou de la règle peut naître un ordre plus juste, une sécurité («première des libertés») plus grande. Ce qui est vrai pour la préservation de la société, la sécurité des biens et des personnes ne le serait-il pas pour la terre et la biodiversité? Quid, dans ce cadre, du «principe de précaution», inscrit dans notre constitution sous la présidence de Jacques Chirac? Ne constitue-t-il pas une entrave insupportable aux libertés individuelles, à l’initiative personnelle et à l’innovation scientifique, carburants du dynamisme économique? Même de son bilan (on a omis d’évoquer l’organisation du Grenelle de l’environnement par Nicolas Sarkozy), la droite ne sait que faire…

    Elle a oublié qu’elle fut pionnière. Au début des années 1970, l’écologie fait son entrée en politique. Signe des temps: la présidentielle de 1974 voit le premier candidat étiqueté «écologiste», le sociologue René Dumont, se soumettre aux suffrages des Français. Mais le tournant a lieu plus tôt. On le doit au président gaulliste de l’époque, Georges Pompidou. Dans une France chamboulée par l’ «ardente nécessité» de poursuivre la «modernisation» du pays, Pompidou créa le premier ministère de l’environnement. Comme un contrepoids au tourbillon du changement, l’ancien Premier ministre du Général de Gaulle offrit au pays un ministère de la continuité, contre la course à l’innovation une politique de la préservation. Un choix somme toute logique pour cet agrégé de lettres classiques, ancien professeur de latin et de grec, qui n’ignorait rien des questions que le développement des sociétés industrielles posait à la condition humaine. En témoigne ce discours sur «la crise de la civilisation occidentale», prononcé en 1970 dans la tentaculaire ville de Chicago: «La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l’homme.»

    L’écologie ne remet pas en cause le changement ou la possibilité d’un «progrès» (la capacité des hommes à mettre leur créativité au service d’une amélioration de leurs conditions d’existence). Elle questionne le «Progrès» (avec un grand «P») ; la croyance en un vaste mouvement qui ferait mécaniquement coïncider avenir et prospérité, transformation et amélioration. «Dans l’entassement des grandes agglomérations, poursuit Pompidou, l’homme se voit accablé de servitudes et de contraintes de tous ordres qui vont bien au-delà des avantages que lui apportent l’élévation du niveau de vie et les moyens individuels ou collectifs mis à sa disposition. Il est paradoxal de constater que le développement de l’automobile par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, soit traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation.» Un passage d’une étonnante actualité et qui révèle un des grands ressorts du vote écologiste à Lyon, Paris ou Bordeaux: non pas le désir de «revenir à la terre» (ce désir, nombre d’urbains le réalisent chaque année), mais un malaise plus profond, lié à la sensation d’étouffement éprouvée dans des transports bondés ; à la concentration, à la densité de population que la tertiarisation de l’économie et une politique d’aménagement du territoire centrée sur le développement des grandes métropoles ont accéléré dans des proportions jamais atteintes.

    Plaidant pour la sauvegarde de «la maison des hommes», Pompidou fit voter en 1973 une loi sur «les espaces boisés à conserver», déclinée sous la forme d’une fameuse lettre adressée aux arbres du bord de la route. «La vie moderne dans son cadre de béton, de bitume et de néon créera de plus en plus chez tous un besoin d’évasion, de nature et de beauté. L’autoroute sera utilisée pour les transports qui n’ont d’autre objet que la rapidité. La route, elle, doit redevenir pour l’automobiliste de la fin du XXe siècle ce qu’était le chemin pour le piéton ou le cavalier: un itinéraire que l’on emprunte sans se hâter, en en profitant pour voir la France. Que l’on se garde donc de détruire systématiquement ce qui en fait la beauté!»

    «Fragile», «précieux», «beauté», «nature»… le champ lexical de l’écologie pompidolienne ne remit pas pour autant en cause le colbertisme triomphant des débuts de la Vème République, qui devait donner à la France les industries stratégiques nécessaires à la préservation de son rang et à la consolidation de son indépendance. C’est sans doute ici, dans la conciliation - que d’aucuns jugeront «contre-nature» - de l’écologie et d’une certaine industrie, de l’impératif de sauvegarde de la beauté du monde et de souveraineté, de décarbonation (de l’économie) et de réindustrialisation (du pays), qu’une ligne de crête se dessine pour la droite. Et se livre sous le nom de «transition énergétique».

    Pensons à l’hydrogène. À terme, cette énergie doit contribuer à la décarbonation d’industries fortement consommatrices d’énergies (aciéries, raffineries…) et de nombreux transports, ferroviaires notamment, comme en région Grand Est ou en Occitanie, où la SNCF, Alstom Transport et l’agence environnementale d’Etat (l’Ademe) oeuvrent à la construction de trains à hydrogène pour revitaliser les petites lignes de la France périphérique. Sur l’ensemble de la chaîne de valeurs, la filière hydrogène française dispose de fleurons de premier plan (Air Liquide, Engie, EDF, Alstom, Michelin…). Mais une chose déterminante manque au déploiement des potentialités de cet ensemble: un investissement public massif. Car le marché, seul, ne suffit pas. Pour décoller, une filière industrielle a besoin de propulseurs publics. Vieux réflexe français? C’est peu connaître l’histoire de l’industrie et les pratiques contemporaines de nos voisins et concurrents internationaux.

    Soucieux d’inscrire ses pas dans ceux de son prédécesseur, Valéry Giscard d’Estaing entreprit une action réformatrice importante dans le domaine de l’environnement. Citons, à titre d’exemple, la loi sur la protection de la nature, qui instaura une liste nationale d’espèces protégées, un statut pour l’animal domestique et la création d’études d’impact avant la construction d’infrastructures. Ou celle de 1975 portant création du Conservatoire de l’Espace Littoral, en vue de sanctuariser les côtes françaises face aux menaces d’urbanisation. Interrogé par un journaliste jugeant cette politique ancrée «à gauche», le président Giscard d’Estaing eut cette réponse: «L’écologie, c’est avoir peur pour ce qui existe… c’est aussi ça, être de droite.» Une réponse qui mérite qu’on s’y attarde. Car elle résume à elle seule la disposition d’âme au fondement de la pensée conservatrice.

    Le conservatisme, explique le regretté Roger Scruton, auteur de Green philosophy en 2012, c’est «ce sentiment que toutes les personnes d’âge mûr partagent sans mal: le sentiment que les choses bonnes peuvent être aisément détruites, mais non aisément créées». La «peur» dont parle Giscard d’Estaing n’est donc pas cet épouvantail qui paralyse et pousse à céder aux sirènes du repli. Elle est ce sentiment que l’essentiel (la faune, la flore, tel paysage, tel art de vivre, telle langue, tel patrimoine… tout ce qui donne sens et substance à notre présence sur Terre) est sujet à caution, vulnérable, car dépendant de notre capacité à l’entourer d’une attention sans cesse renouvelée. Elle rappelle que l’écologie est une éthique de la responsabilité, alliant souci des conséquences et conscience des permanences sans lesquelles l’avenir aurait le goût insipide de la fatalité. Une éthique qui entrave une conception dévoyée de la liberté, synonyme d’adaptation effrénée à un sens de l’Histoire que l’absence de résistance intérieure de l’homme moderne pousse à épouser sans précaution. Cette éthique, il ne tient qu’à nous de l’ériger, comme nous y enjoignait Hans Jonas: «Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique, qui par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui.»

    Les «entraves» évoquées par le grand penseur de l’écologie doivent être - notons-le - «librement consenties». Elles ne sauraient donc être imposées du dehors, par un pouvoir tutélaire s’affirmant au mépris des aspirations populaires. Elles ne sauraient non plus être érigées sans souveraineté. Car ce n’est que dans le cadre d’une nation souveraine, maîtresse de ses destinés, qu’un peuple peut consentir à de telles entraves ; édifier des parcs naturels et des zones protégées du tourisme de masse, limiter l’exploitation de ses forêts, soutenir une agriculture raisonnée, taxer les importations de produits ne respectant pas les normes environnementales qu’il s’est à lui-même fixées…

    On ne saurait enfin être complet sans évoquer l’écologie humaine, qui n’est pas un gros mot, surtout à l’heure où le Parlement s’apprête à détricoter notre code bioéthique. Contrairement à ce qu’affirme le Premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, cette écologie ne met pas «la nature au-dessus de l’homme» mais l’humain au-dessus de la technique. L’homme n’est pas un matériau malléable, le cobaye des expérimentations sociétales du progressisme. Il réclame lui aussi une éthique, qui ne saurait simplement correspondre «aux évolutions de la science et de la société», comme le préconise le professeur Jean-François Delfraissy. La bioéthique est une boussole, un point d’ancrage. Elle existe pour fixer des «repères» aux citoyens, face aux «avancées parfois vertigineuses des sciences», et répondre aux demandes «des chercheurs et des praticiens qui se sentent souvent trop seuls face aux conséquences gigantesques de leurs réflexions et de leurs travaux», expliquait non pas La Manif pour Tous mais François Mitterrand, lors de la création du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en 1983. Mais sans doute parce que lui aussi était, au fond, un homme de droite…

    Max-Erwann Gastineau (Figaro Vox, 8 juillet 2020)

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