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crise - Page 6

  • A quoi bon penser à l'heure du grand collapse ?...

    Les éditions fayard viennent de publier un livre d'entretien avec Paul Jorion intitulé A quoi bon penser à l'heure du grand collapse. Anthropologue et sociologue, critique de l'économisme, Paul Jorion est l'auteur de nombreux essais éclairants comme Le capitalisme à l'agonie (Fayard, 2011) ou Misère de la pensée économique (Flammarion, 2015).

     

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    " Responsable des crises économiques et environnementales catastrophiques qui l’affligent et menacent aujourd’hui de l’emporter, le genre humain est paradoxalement aussi un génie technologique. Les fruits de son inventivité sont entrés dans une phase explosive, faisant miroiter à la fois la promesse de l’immortalité individuelle et la déresponsabilisation par le transfert de la gestion des affaires à des machines.
    À quoi bon penser à l’heure où se profile à l’horizon la menace du remplacement de l’homme apprenti-sorcier par le robot, son héritier  ?
    Paul Jorion a acquis sa réputation internationale en prévoyant la crise financière de 2008 et en étant conforté par les faits. Sa formation d’anthropologue et de sociologue, combinée à son goût pour les mathématiques et l’informatique, l’a conduit à jouer un rôle pionnier en anthropologie économique, en intelligence artificielle et en finance. Ses mises en garde sur le danger d’un effondrement mettent en accusation les choix politiques inconséquents débouchant sur un risque de collapse généralisé.
    Esprit libre et érudit, ignorant les approches disciplinaires «  en silo  », Paul Jorion enrichit les outils de la pensée. Avec Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert, il revient sur son parcours et sa démarche pour démontrer que seule une anthropologie radicale mobilisant la totalité du savoir que le genre humain a acquis sur son identité profonde est à même de prévenir est à même de prévenir son  extinction."

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  • Vers le krach ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Marc Rousset, économiste et ancien dirigeant d'entreprise, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la menace grandissante d'un krach boursier de grande ampleur... Marc Rousset a notamment publié La nouvelle Europe - Paris-Berlin-Moscou (Godefroy de Bouillon, 2009) et Adieu l'Argent-roi ! (Godefroy de Bouillon, 2016).

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    L’année 2018 sent plus l’apocalypse à venir qu’un simple krach

    Le centriste Macron ne fait rien en matière régalienne (immigration, sécurité) et rêve en matière économique, ne pensant qu’Europe et jeunes pousses. Alors que certains s’effraient d’un cataclysme économique à venir, Macron, comme sœur Anne, ne voit absolument rien venir.

    Et pourtant, les faits sont là. Nous aurons au minimum un krach style 1929. Les Bourses et le bitcoin montent dans le monde entier mais vont bientôt s’effondrer. L’indice de Shiller, qui indique la surchauffe des marchés, est actuellement à plus de 31, alors qu’il était pourtant inférieur à 30 en 1929 et qu’il ne doit jamais dépasser ce chiffre. Cet indice, mis en place par le professeur à Yale et prix Nobel d’économie Robert Shiller, consiste tout simplement à diviser le cours de Bourse par le bénéfice par action, mais en ajustant techniquement les données.

    Cette fois-ci, ce sera plus grave qu’en 1929 et qu’en 2008, où l’on a soigné un patient drogué perclus de dettes en augmentant sa dose. Parler de la Grèce, de la dette publique américaine de 20.000 milliards de dollars, de la dette française de 2.000 milliards d’euros est d’un classicisme ringard dépassé. Il faut, en réalité, parler de la dette mondiale totale publique et privée, qui a doublé depuis 2006 pour atteindre 230.000 milliards de dollars. Mais à ce chiffre, il convient d’ajouter les engagements hors bilan des gouvernements et des agents économiques, soit 250.000 milliards de dollars. Et il faut enfin ajouter le volume des produits bancaires et boursiers dérivés, soit 1.500.000 milliards de dollars. La somme totale astronomique de la dette mondiale est donc de deux millions de milliards de dollars, soit ce que les Anglo-Saxons appellent deux quadrillions de dollars !

    Les banquiers prétendent benoîtement qu’il ne faut pas raisonner en valeur absolue du montant des contrats passés pour les produits dérivés et qu’il faut seulement s’intéresser au montant net des transactions, mais encore faut-il que les contreparties puissent répondre à leurs obligations contractuelles. Kerviel, à lui tout seul, a bien failli faire sauter la Société générale !

    Avec Trump, la dette publique américaine va continuer à croître sur la lancée d’Obama. Le Bureau central du budget américain estime la dette publique américaine à environ 40.000 milliards de dollars en 2024, soit le double de la dette actuelle. Il n’est pas possible que les choses restent en l’état et que les taux actuels d’environ 1,25 %, compte tenu des risques démentiels encourus, ne retrouvent pas bientôt les sommets de 19 % des années 1981.

    Lorsqu’on prend conscience, enfin, à quelle vitesse et d’une façon subite s’est détériorée la situation en Allemagne à partir de janvier 1922, il faut se méfier de l’eau qui dort ! Une once d’or coûtait 3.976 marks en janvier 1922 et 87.000 milliards de marks le 30 novembre 1923.

    Un autre facteur géopolitique, bien plus préoccupant que la Corée du Nord, est le coup d’État réalisé par le prince héritier Mohammed ben Salmane en Arabie saoudite. Les États-Unis, suite à leur défaite en Syrie, sont en train de perdre la main au Moyen-Orient et lorsqu’on a beaucoup d’ennemis des princes du sang, un assassinat est toujours possible dans ces pays. Il suffirait également que l’Arabie saoudite passe au « pétro-yuan » pour que le dollar, dont la domination repose sur le pétrodollar, s’écroule !

    De plus, toutes ces émissions de crypto-monnaies (bitcoin, ethereum), avec l’augmentation vertigineuse des cours, sentent le soufre et l’écroulement d’un système à la Ponzi qui pourrait déclencher le début de l’apocalypse ! Joseph Kennedy, le père du président John Fitgerald Kennedy, fit sa fortune en vendant en 1929 avant tout le monde car, disait-il, « quand votre cireur de chaussures vous parle d’actions, il est temps de vendre ».

    Marc Rousset (Boulevard Voltaire, 14 décembre 2017)

     

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  • En marche vers l'échec...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de l'économiste Jacques Sapir cueilli sur RussEurope et consacré aux erreurs de la stratégie suivie par Emmanuel Macron et à l'échec auquel sa politique est vouée...

     

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    L’échec d’une politique

    Alors que le G-20 de Hambourg se termine, et après les deux discours d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe, le premier au Congrès et le second devant l’Assemblée Nationale, l’ampleur de l’échec à venir de la Présidence Macron se dessine. Ce n’est pas un point anecdotique, et il ne peut s’agir d’un constat réjouissant, mais c’est un fait : ce Président, élu sur un malentendu et appuyé sur une majorité elle-même probablement la plus mal élue de la République, va plonger la France dans une crise profonde.

    Une diplomatie ingénieuse mais perdante

    Reprenons la chronologie. A Hambourg, Emmanuel Macron, et avec lui la France, a été inaudible. Bien entendu, la première rencontre personnelle entre Donald Trump et Vladimir Poutine a concentré l’attention. Mais, au-delà, la France n’a pu faire entendre sa voix. Cela confirme un constat que l’on pouvait déjà tirer après l’échec personnel pour Emmanuel Macron qu’avait représenté le sommet européen des 22 et 23 juin. Il y avait été incapable de faire prendre en compte des revendications, que l’on peut trouver restreintes et qui constituaient le socle minimal des demandes françaises, à ses collègues de l’Union européenne.

    La stratégie d’Emmanuel Macron se déploie en deux temps. Dans le temps diplomatique, il entend jouer les intermédiaires, les « go between » pour reprendre le titre d’un grand film de Joseph Losey, entre Donald Trump et Angela Merkel, afin de bâtir un rapport de force vis-à-vis de l’Allemagne. C’est le sens de l’invitation qu’il a adressée au Président des Etats-Unis, invitation que ce dernier a acceptée, à venir assister avec lui au défilé du 14 juillet. Ce n’est pas une mauvaise idée, n’en déplaise à Jean-Luc Mélenchon sur ce point mal inspiré, mais il est clair que cela n’aura que peu d’effets. Donald Trump, dont on dit souvent que le comportement est erratique, poursuit en réalité une politique claire de défense des intérêts de son pays. Et cette politique est aujourd’hui contradictoire avec celle de l’Allemagne. Ce n’est pas une place dans la tribune d’honneur qui y changera quelque chose, quoi qu’en dise certains journalistes. Angela Merkel, qui affronte avec sérénité des élections au mois de septembre prochain, n’a nullement l’intention, ni la volonté, de faire la moindre concession que ce soit à Donald Trump ou, indirectement, à Emmanuel Macron. En effet, aujourd’hui le cadre de l’UE de la zone Euro fonctionne à plein pour les intérêts des entreprises allemandes. Elle n’acceptera des changements que contrainte et forcée.

    Quand Macron imite la « force des forts »

    Sans doute inquiet de la tournure prise par le volet diplomatique de sa stratégie, Emmanuel Macron a décidé de mettre en œuvre un volet interne. C’est le sens du discours d’Edouard Philippe,mardi 4 juillet, devant l’Assemblée Nationale. Prenant prétexte de la « découverte » par la Cour des Comptes d’un trou de 9 milliards dans les estimations budgétaires, il a décrété un tournant austéritaire, un de plus, pour l’économie française. On peut certes s’étonner de la « découverte », quand on se rappelle qu’Emmanuel Macron fut le Ministre de l’économie jusqu’à l’été 2016. Il s’agit bien évidemment d’un prétexte.

    En annonçant des coupes importantes dans les dépenses publiques (80 milliards sur 5 ans), le gel du point d’indice des fonctionnaires qui ont pourtant perdu largement en pouvoir d’achat depuis dix ans, et diverses autres mesures dont bien entendu la fameuse réforme du Code du Travail dont les conséquences en matière de pouvoir d’achat serons considérables, Edouard Philippe assume ce tournant austéritaire. Mais, il n’en dit pas la véritable raison.

    En fait, ce tournant n’est nullement lié au problème relevé par la Cour des Comptes. Emmanuel Macron est persuadé, et sur ce point on peut lui faire crédit de sa sincérité, que c’est en appliquant cette politique, et en remettant la France dans une orthodoxie comptable (avec le respect strict de la règle des 3% du déficit), qu’il va construire sa crédibilité face à l’Allemagne et à Mme Angela Merkel. Cela revient à croire que c’est en s’imposant une purge amère que l’on peut être pris au sérieux. C’est un raisonnement d’enfant de 10 ans qui se dit, devant cette purge : « les adultes la prennent bien, si j’en suis capable, ils me prendront au sérieux ». Cette logique fut magnifiquement décrite il y a 100 ans par Jack London dans un de ses nouvelles, La Force des Forts [1]. Sauf que la politique internationale n’obéit nullement à ces règles enfantines. Elle implique des logiques d’alliances, avec des pays connaissant les mêmes problèmes que nous, et surtout elle implique que l’on nous croit capable de « casser la vaisselle ».

    L’impact d’une purge austéritaire

    Cette purge austéritaire va plonger la France dans un nouvel épisode de récession. Il suffit pour le comprendre de lire attentivement les statistiques économiques. Nous vivons aujourd’hui sur un « plateau », lié à l’amélioration du pouvoir d’achat qui s’est manifestée depuis l’hiver 2016. Mais, et les statistiques de l’INSEE l’indiquent clairement, la contraction relative des revenus nominaux associée à une (très petite) poussée d’inflation, va provoquer une détérioration du pouvoir d’achat à partir de la fin de l’année 2017. Si, en 2018, viennent se combiner à cette détérioration les effets des mesures d’austérité décidées par Edouard Philippe et les effets des mesures structurelles, dont celles concernant le Code du Travail, alors la consommation et le revenu disponible des ménages se verront amputés. Cela conduira à une nouvelle période de baisse de l’activité, tout comme la politique de François Fillon, ou le choc fiscal de François Hollande avaient eux-aussi conduit à des baisses d’activités, autrement dit à des hausses, plus ou moins importantes du chômage.

    On comprend que les français, dans leur grande majorité, soient plus que circonspects quand aux mesures promises et annoncées par Emmanuel Macron et Edouard Philippe. Mais, cette circonspection peut très vite se tourner en mécontentement de fond. Or, il faut toujours le rappeler, le Président Macron a été élu sur un malentendu, par défaut, et sa majorité a réuni la plus faible proportion des inscrits par rapport à son nombre effectif de députés. Dans ces conditions, le contexte d’une crise politique grave, d’une crise politique qui pourrait déboucher sur une crise de régime, est d’ores et déjà en place.

    L’accumulation de poudre dans la Sainte-Barbe du navire France n’implique pas, évidemment, que tout va sauter. Mais, danser dans cette Sainte-Barbe avec une torche à la main, ce qui est métaphoriquement ce que font tant Emmanuel Macron qu’Edouard Philippe, et La République en Marche, dont l’attitude à l’Assemblée nationale par son refus du pluralisme mais aussi de par l’inexpérience de nombreux de ses députés, pose un véritable problème à la démocratie, est une attitude profondément malsaine et irresponsable.

    Le problème posé aux pays de la Zone Euro et de l’Union européenne par la politique allemande est une réalité. Plutôt que d’imaginer que ce soit par l’imitation, voire par l’apaisement – oh mânes de Daladier et Chamberlain à Munich – que l’on pourra faire modifier le cadre politique qui étrangle tant la France que l’Italie et de nombreux pays d’Europe, il faudrait comprendre que c’est par l’affrontement et le démantèlement volontaire d’une bonne partie de ce cadre que l’on pourra faire changer les choses. C’est là que se situe la cohérence des politiques. Si l’on veut éviter que cela se fasse dans le chaos, il faut mettre en place de manière délibérée et réfléchie ce démantèlement avant que la crise n’éclate. Et l’on sent bien qu’elle couve, que ce soit en France ou en Italie.

    Mais, il faut aussi que les oppositions à la politique d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe comprennent que, au-delà de divergences et d’oppositions qui peuvent être légitimes, elles ont aussi une responsabilité dans la situation actuelle. Car, la force du pouvoir d’Emmanuel Macron tient bien plus à la faiblesse et à l’impuissance politique de ses opposants qu’à une quelconque adhésion de la part des Français.

    Jacques Sapir (RussEurope, 8 juillet 2017)

     

    Note :

    [1] London J. : Les Temps Maudits, publié en français par 10-18 / UGE, Paris ; la nouvelle La Force des Forts ouvre ce recueil.

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  • La boucle est bouclée...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Slobodan Despot publié dans le n°80 d'Antipresse, lettre d'information gratuite, disponible par abonnement et financée par les dons de ses lecteurs. Editeur et écrivain, Slobodan Despot vient de publier, après Le miel (Gallimard, 2014), un deuxième roman intitulé Le rayon bleu (Gallimard, 2017).

     

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    La boucle est bouclée

    Ce que j’ai cru comprendre du temps où nous sommes

    Bref retour aux origines

    Je suis né dans un pays sans liberté. L’économie y était contrôlée par l’État, à l’exception des toutes petites entreprises. L’éducation y était affaire d’État, sans exception. L’information y était affaire d’État. Tout, en somme, y était affaire d’État, et l’État était socialiste. Il œuvrait en théorie au bonheur futur de tous et en pratique à la satisfaction immédiate de quelques-uns. Les autres devaient se taire et faire semblant de ne pas voir ce qui crevait les yeux: qu’ils subissaient au nom de l’égalité et du progrès un système de castes dramatiquement sclérosé.

    Cela dit, ne tombons pas dans le pathos. Ce n’était pas si grave que ça. On était dans la Yougoslavie de Tito. Comme me l’a résumé une amie roumaine: «Pour nous, sous Ceausescu, la Yougoslavie, c’était l’Amérique!» Le dictateur socialiste était habile et jouisseur. Pourquoi se priver? On construisait l’avenir radieux avec le sale pognon du capitalisme. On se faisait photographier en costume blanc, cigare au bec, une Sophia Loren pendue au bras. Les vedettes de la jet-set croisaient à bord du Galeb, le yacht du nabab rouge, à quelques encablures de Goli Otok, l’«Ile nue» de l’Adriatique où ce bon vivant avait organisé l’enfer sur terre pour ses opposants qui s’y surveillaient et s’y torturaient entre eux, presque sans l’aide de personne. Admirable économie de moyens!

    Mais même cela n’était pas grave. La part de répression brute était négligeable. Tout le monde profitait un peu de la poussière d’étoiles semée dans le sillage du beau bateau blanc. Il suffisait de connaître la ligne rouge — ne jamais parler politique —, et l’absence de liberté se trouvait compensée par un agréable éventail de libertés.

    Or, c’est cela qui compte. Si la liberté est un sujet pour les philosophes, les libertés sont l’affaire de M. Tout-le-monde. En même temps qu’il s’endettait pour des siècles auprès des Américains, le dictateur avait ouvert les frontières, s’assurant ainsi un flux de cash venu du travail des gastarbeiter, cette première vague d’immigrés yougos qui convertissaient leur sueur dépensée sur les chantiers d’Allemagne en maisons prétentieuses et bagnoles kitschdu côté de Belgrade et de Sarajevo.

    Cette alliance déjantée entre l’utopie et le carpe diem a façonné une époque folle, indescriptible et passionnante à vivre. Le cinéma yougoslave se permettait des audaces qui le rendent aujourd’hui improjetable sur une chaîne de grand public. Le rock s’était développé en une contreculture de masse à l’époque où les Polonais et les Russes écoutaient Brassens sous leur couette. Le succès mondial d’un Goran Bregović ne repose que sur le resuçage, à la sauce world-music, de son propre patrimoine rock and roll des années 1970. Et ne parlons pas du paysage halluciné des films d’Emir Kusturica, dont les plans les plus surréalistes, les plus sardoniques, ne sont que des tranches de vie puisées dans ce happening permanent qu’était la Yougoslavie des dernières années. Comme l’a observé quelque part un connaisseur, Patrick Besson, les jeunes Yougoslaves étaient trop occupés à faire l’amour pour penser à l’avenir du pays.

    De toute façon, on y pensait pour eux. Au-dessus des stades bondés, des concerts en plein air, des plages interminables de l’Adriatique où l’on copulait à toute heure, veillaient des hommes mornes en manteaux noirs dont le seul souci était que personne ne lève la tête ni n’ouvre les yeux. L’économie stagnait ou s’effondrait par pans entiers. D’Argentine ou d’Allemagne, les oustachis croates injectaient dans le pays des terroristes fanatisés tandis que leur branche «sortable» restée au pays préparait l’insurrection nationaliste en commençant par ergoter sur l’appellation de la langue serbo-croate. Au Kosovo, le programme de conquête des Albanais s’étalait au grand jour dans des manifestations violentes. Mais dans une société gouvernée par le plaisir et le rêve, rien n’apparaît plus irréel que la blessante rugosité des faits.

    L’illusion dura jusqu’à la mort de Tito dont on différa l’aveu de plusieurs mois, tout le système étant fondé sur son immortalité. Il y eut quelques années de flottement. Puis, du jour au lendemain, les grandes claques dans le dos qu’on s’administrait d’une communauté à l’autre devinrent des coups de poignard ou de kalachnikov. Les mass media qui jusqu’alors n’avaient servi qu’à bercer les foules se transformèrent en dresseurs de chiens de combat. Les doux anesthésistes d’hier — les mêmes journalistes et bateleurs! — se mirent à haranguer les meutes enragées et à leur pointer les prochaines cibles.

    Les paradis brouillés

    On l’aura deviné, je ne déterre ce passé que pour parler du présent. Je ne fais que combattre l’amnésie. L’oubli instantané, le ravalement de la mémoire aux capacités de stockage du reptilien, est un outil clef de la manipulation des masses. Ironie de l’histoire: le souvenir de cette culture de l’oubli est le meilleur vaccin contre les illusions du temps présent.

    Quand on a vécu l’expérience du totalitarisme, ce ne sont pas les théories et les concepts qui remontent à la conscience, mais bien plutôt des ambiances et des comportements. La bienveillance obligatoire, l’irénisme — le «personne-ne-nous-en-veut-et-tout-ira-bien» —, et la réticence à appeler le mal par son vrai nom font partie des éléments inamovibles de ce décor. D’instinct, l’on sait quels sont les «sujets qui fâchent» — voire qui tuent — et comment les éviter. La censure n’a pas grand-chose à voir là-dedans. L’autocensure est infiniment plus efficace, parce que spontanée. Rien de tel que le principe de confort égoïste contre les lancées de fièvre idéaliste.

    L’obligation de concilier le réel avec le souhaitable ressemble à la conduite d’une bicyclette. Tant qu’il y a de l’allure, on roule sans effort. Les régimes idéologiques forts n’ont pas trop de mal avec cela. La chape de plomb marxiste de l’URSS n’a pas empêché les savants de penser ni les artistes de créer. Pas autant, du moins, qu’on aurait pu le croire. On adopte un certain (double) langage, on sacrifie quelques chèvres sur l’autel de la doctrine officielle et l’on poursuit son travail dans son coin. Leurs fatwas officielles stipulant que la Terre est plate n’empêchent pas les principautés obscurantistes arabes d’avoir des compagnies aériennes tout à fait concurrentielles. La vie réelle est faite d’accommodements.

    La situation est plus complexe dans les régimes en perte de vitesse. Quand l’allure faiblit, on finit par investir toute son énergie dans le maintien de l’équilibre. Plus il devient évident que le roi est nu, et plus il devient vital d’empêcher ses sujets de voir ce qu’ils voient. A la longue, l’illusionnisme et la manipulation deviennent les occupations prédominantes du pouvoir.

    A force de s’accommoder, les peuples vivant sous le communisme avaient développé une résilience particulière, faite d’humour noir, de lucidité et de débrouillardise. On avait un masque public et un discours assorti, et puis, rentré chez soi, l’on se démaquillait et l’on se racontait des horreurs sur le régime. Personne n’était dupe. Personne n’aurait parié un sou sur la «réforme» d’un tel système. Le mieux qui pouvait lui arriver, c’était l’effondrement. C’est du reste ce qui est arrivé, et plus tôt que prévu.

    Le régime sous lequel nous vivons en Europe de l’Ouest aujourd’hui ressemble beaucoup à celui de la Yougoslavie déclinante. Il a su ménager, autour des centres inaccessibles du pouvoir, de vastes parcs de détente et de bien-être où les sujets peuvent évacuer leurs frustrations. Il les fait même voter. Mais il est en perte de vitesse et donc il se raidit. Là-bas, l’absence de liberté théorique était compensée par la multiplication des libertés. Ici, la Liberté est constitutionnellement garantie, mais ce sont les libertés qui fondent au jour le jour. A force de restreindre ses champs d’application, elles rendent la Liberté (avec L majuscule) vide de tout sens.

    Pour le reste, l’analogie — à mes yeux — est frappante, du moins jusqu’à un certain point. Au-delà, nous sommes en terre inconnue. Mais commençons par ce qui nous est familier.

    Le grand voyageur et magnifique écrivain Sylvain Tesson a lancé l’autre jour sur France Inter un aphorisme qui a fait mouche: «La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer». Il le disait en considération de sa riche expérience du reste du monde, et il avait raison. Du moins pour l’instant présent: un pays magnifique, béni de Dieu, où la nourriture, l’eau et l’énergie abondent, où les terrasses restent pleines et les destinations de vacances surbookées. Des problèmes d’insécurité? Certes. Mais ne devait-on pas se munir de pistolets sur la route de Paris à Versailles, du temps de Chateaubriand? Des problèmes de cohabitation avec l’immigration islamique? Certes. Mais qu’on les compare, par exemple, avec la situation des joviaux Indiens avec leurs 150 millions de musulmans et leur extermination mutuelle il y a deux générations. Un déclin économique inexorable? Un chômage endémique? Certes. Mais on a trouvé le moyen de les évacuer des esprits. De leur enlever toute pesanteur!

    Comme des rats entraînés par un joueur de flûte

    Comment? Comme certains médecins préconisent de traiter les douleurs chroniques: par la diversion. En les masquant d’une douleur aiguë. Quelqu’un se rappelle-t-il de nos grands soucis d’il y a huit ans? De l’angoisse profonde que nous inspirait la récession économique de 2008? Vaguement. Irréellement. Car entretemps, nous avons eu droit à l’élixir d’oubli: l’irruption concomitante et proliférante du terrorisme, de la vague migratoire et du modèle de société islamique. Entre ces trois questions, nous avons pratiquement épuisé les sujets de préoccupation actuels des Français et des Européens de l’Ouest. Le reste du menu est meublé par des enjeux d’une haute importance morale mais d’un impact existentiel quasi nul: le sort des minorités sexuelles ou le réchauffement climatique contre lequel nous ne voulons (ni ne pouvons) rien entreprendre de concret.

    Ajoutez à cela une cascade inépuisable de décrets et de règlements de contrôle et de surveillance motivés par l’alignement idéologique, justifiés par le principe de précaution et rendus possibles par les avancées technologiques, et vous aboutissez à une société où l’Homme tel que défini par la charte des droits du même métal n’est plus qu’un souvenir baroque et encombrant remplacé dans la vie réelle par des unités calibrées et interchangeables, sans aspérités et sans volonté propre légitime.

    Comme dans le communisme, mais sans répression explicite et sans la lourde rhétorique d’un système de pensée, on a créé une humanité docile et hypocrite chez qui les sourires doucereux et la bienveillance obligatoire dissimulent l’annihilation des personnalités. L’humour qui protégeait l’homo sovieticus comme un sous-vêtement pare-balles n’existe pas en Occident. Il n’a pas eu le temps de s’installer. A sa place, règne un désespoir plus amer encore que derrière le Rideau de Fer, car on n’ose même pas souhaiter l’effondrement du système présent et encore moins lui envisager une alternative. L’ingéniérie sociale et la reprogrammation psychologique en milieu libéral-capitaliste ont atteint une profondeur de pénétration dans l’intimité des individus dont les «ingénieurs des âmes» marxistes pouvaient seulement rêver. La différence abyssale des réactions face à l’islam, au flux des migrants ou au terrorisme entre les «bons élèves» de la façade atlantique et les peuples de l’ex-bloc soviétique (ceux du «groupe de Višegrad», par exemple) est symptomatique de cette «réussite». On ne voit pas quel est ce stade de négation de soi, individuel ou collectif, que l’Européen occidental n’acceptera pas de franchir. Le voici déjà à se demander pour de bon — juste parce qu’on lui a ordonné de le faire — s’il est vraiment homme ou femme…

    Ainsi donc, si vous voulez encore cultiver vos traditions familiales, vanter les richesses de votre peuple et de votre littérature, fumer et pisser à l’aise dans votre jardin, voire balancer tous les gros mots qui vous viennent à l’esprit sans aussitôt vous retourner pour voir qui écoute, il ne vous reste plus qu’à émigrer vers l’Amérique du Sud ou, plus sûrement encore, vers l’Europe de l’Est, chez les vaccinés.

    Le Rideau de Fer a renversé ses barbelés et la boucle du communisme est ainsi bouclée. Un grand éclat de rire diabolique résonne de l’Atlantique à l’est de Vienne…

    Slobodan Despot (Antipresse, 11 juin 2017)

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  • La Grâce de l'Histoire - le Deuxième Cercle...

    Les éditons Mols poursuivent la publication de l'essai de Philippe GrassetLa Grâce de l'Histoire, avec  Le Deuxième Cercle, qui fait suite au Troisième Cercle. Animateur du remarquable site d'analyse De Defensa, véritable observatoire de la crise du bloc occidental centré sur les États-Unis, Philippe Grasset est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Le Monde malade de l'Amérique (Chronique sociale - EVO, 1999) et Chroniques de l'ébranlement (Mols, 2003), préfacé par Régis Debray. Comme il y a eu des "kremlinologues", Philippe Grasset est un "américanologue" dont les analyses profondes et visionnaires méritent d'être lues avec attention.

     

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    " La crise qui gronde aujourd’hui et embrase le monde a son origine dans la nuit des temps de notre civilisation. Dans le premier volume de La Grâce de l’Histoire, Philippe Grasset s’est intéressé à ses causes immédiates en en traçant le cercle le plus visible. Ici, il propose d'élargir le cercle de la réflexion sur l’Histoire et son sens pour explorer effectivement les sources les plus puissantes de la catastrophe.

    Ainsi Philippe Grasset voit-il le point central du tournant de la modernité qu’est la Renaissance ; la grande diagonale de notre civilisation qu’est le Christianisme, de son origine à son tournant du XVIIe siècle, lorsqu’il se convertit à la modernité qu’il a inspirée et aidé à enfanter ; le XVIIIe siècle, qui est à ses yeux le siècle de l’épuisement de la psychologie humaine conduisant aux catastrophes de la fin de ce siècle, marquant la chute décisive dans la modernité ; la situation actuelle, où notre histoire se débat dans le vain espoir de se reconstituer une métaphysique. Enfin, sa dernière démarche embrassera cette profonde déchirure métahistorique qu’est notre civilisation : la malédiction du feu et de la technologie confrontée au monde des Anciens.
    En conclusion, l’auteur ouvre une nouvelle perspective en posant les questions essentielles qui ont déserté notre pensée soumise désormais à la modernité, et que notre crise ressuscite : nous nous retrouvons placés devant la transmutation de notre crise en une interrogation sur l’éternité. "

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  • Le parfum du temps...

    Les éditions Circée viennent de publier un essai de Byung-Chul Han intitulé Le Parfum du temps - Essai philosophique sur l'art de s'attarder sur les choses. Originaire de Corée, admirateur de l’œuvre de Heidegger, Byung-Chul Han enseigne la philosophie à Berlin. Plusieurs de ses ouvrages ont déjà été traduits en français dont Dans la nuée - Réflexions sur le numérique (Acte sud, 2015).

     

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    " La crise de notre époque est notamment due à l’absolutisation de la vita activa. Celle-ci nous conduit à un impératif de travail qui dégrade l’être humain au rang d’animal laborans. L’hyperkinésie de notre vie quotidienne retire à la vie humaine toute faculté de contemplation, toute aptitude à demeurer, à s’attarder sur les choses. Elle conduit à la perte du monde et du temps. Les prétendues stratégies déployées pour ralentir le temps ne dissipent pas la crise. Elles cachent même le vrai problème. Il est nécessaire de revitaliser la vita contemplativa. On ne sortira de cette crise que lorsque la vita activa aura intégré dans sa krisis la vita contemplativa. "

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